Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre troisième/Section 8

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Vous voyez que j’avois beau jeu ; et d’autant plus que je pouvois presque être d’un sentiment contraire, sans me brouiller en quelque façon avec tous les autres amis que j’avois dans le corps de la noblesse. Je ne balançai pas un moment, parce que je résolus de me sacrifier à mon devoir, et de ne pas corrompre la satisfaction que je trouvois en moi-même à avoir contribué, autant que j’avois fait, et à l’éloignement du cardinal et à la liberté de messieurs les princes : deux ouvrages extrêmement agréables au public ; de ne la pas corrompre, dis-je, par des intrigues nouvelles, et par des subdivisions de parti, qui d’un côté m’éloignoient toujours du gros de l’arbre, et qui de l’autre eussent toujours passé dans le monde pour des effets de la colère que je pouvois avoir contre le parlement. Je dis que je pouvois avoir : car dans la vérité je ne l’avois pas ; et parce que le gros du corps qui étoit toujours très-bien intentionné pour moi songeoit beaucoup plus à donner des atteintes au Mazarin qu’à me faire du mal ; et parce que je n’ai jamais compris que l’on se puisse émouvoir de ce que fait un corps. Je n’eus pas de mérite à ne me pas échauffer mais je crois en avoir eu un peu à ne me pas laisser ébranler aux avantages que ceux qui ne m’aimoient point prirent de ma froideur. Leurs vanteries me tentèrent ; je n’y succombai pas, et je demeurai ferme à soutenir à Monsieur qu’il devoit dissiper l’assemblée de la noblesse ; qu’il ne devoit point s’opposer à la déclaration qui portoit l’exclusion des conseils des cardinaux français ; et que son unique vue devoit être dorénavant d’assoupir toutes les partialités. Je n’ai jamais rien fait qui m’ait donné tant de satisfaction intérieure que cette action. Ce que je fis à la paix de Paris étoit mêlé de l’intérêt que je trouvois à ne pas devenir le subalterne de Fuensaldagne : mais je ne fus porté à cette action-ci que par le pur principe de mon devoir. Je me résolus de m’y attacher uniquement. J’étois satisfait de mon ouvrage ; et s’il eût plu à la cour et à M. le prince d’ajouter quelque foi à ce que je leur disois, je rentrois moi-même, dans la meilleure foi du monde, dans les exercices purs et simples de ma profession. Je passois dans le monde pour avoir chassé le Mazarin, qui étoit l’horreur du public ; et pour avoir délivré les princes, qui en étoient devenus les délices. C’étoit un grand contentement, et je le sentois au point d’être très-fâché que l’on m’eût engagé à avoir prétendu au cardinalat. Je voulois marquer le détachement que j’en avois par l’indifférence que je témoignois pour l’exclusion des conseils qu’on lui donnoit. Je m’opposai à la résolution que Monsieur avoit prise de se déclarer ouvertement dans le parlement pour l’empêcher ; je fis qu’il se contenta d’avertir la compagnie qu’elle alloit trop loin, et que la première chose que le Roi feroit à sa majorité (comme il arriva) seroit de révoquer cette déclaration. Je n’entrai en rien à l’opposition que le clergé de France y fit par la bouche de M. l’archevêque d’Embrun[1] ; et non-seulement je n’opinai pas sur ce sujet dans le parlement comme les autres, mais j’obligeai même tous mes amis d’opiner comme moi. Et comme le président de Bellièvre, qui vouloit à toutes forces rompre, en visière au premier président sur cette matière, qui, dans la vérité, pouvait se tourner très-facilement en ridicule contre un homme qui avoit fait tous ses efforts pour soutenir cette même dignité en la personne du Mazarin ; comme, dis-je, le président de Bellièvre m’eut reproché, devant le feu de la grand’chambre, que je manquois aux intérêts de l’Église en la traitant ainsi je lui répondis tout haut « On n’a fait qu’un mal imaginaire à l’Église ; et j’en ferois un solide à l’État, si je ne faisois tous mes efforts pour y assoupir les divisions. » Cette parole plut à beaucoup de gens. Le peu d’action que j’eus dans le même temps, touchant les États-généraux, ne fut pas si approuvé. L’on voulut s’imaginer qu’ils rétabliroient l’État, et je n’en fus pas persuadé. Je savois que la cour ne les avoit proposés que pour obliger le parlement, qui les appréhende toujours, à se brouiller avec la noblesse. M. le prince m’avoit dit vingt fois, avant sa prison, qu’un roi ni des princes du sang n’en devoient jamais souffrir. Je connoissois la foiblesse de Monsieur, incapable de régir une machine de cette étendue. Voilà les raisons que j’eus pour ne me pas donner sur cet article le mouvement que beaucoup de gens eussent souhaité de moi. Je crois encore que j’avois raison. Toutes ces considérations firent qu’au lieu de m’éveiller sur les États-généraux sur l’assemblée de la noblesse, et sur la déclaration contre les cardinaux, je me confirmai dans la pensée de me reposer, pour ainsi dire, dans mes dernières actions ; et je cherchai même les voies de le pouvoir faire avec honneur. Ce que M. de Châlons m’avoit dit de M. le prince, joint à ce qui me paroissoit des démarches de beaucoup de ses serviteurs, commença à me donner ombrage : et cet ombrage me fit beaucoup de peine, parce que je prévoyois que si la Fronde se brouilloit avec M. le prince, nous retomberions dans des confusions étranges. Je pris le parti, dans cette vue, d’aller au devant de tout ce qui pourroit y donner lieu. J’allai trouver mademoiselle de Chevreuse, je lui dis mes doutes ; et après que je l’eus assurée que je ferois pour ses intérêts, sans exception, tout ce qu’elle voudroit, je la priai de me permettre de lui représenter qu’elle devoit toujours parler du mariage de M. le prince de Conti comme d’un honneur qu’elle recevroit, mais comme d’un honneur qui n’étoit pourtant pas au dessus d’elle ; que par cette raison elle ne devoit pas le courir, mais l’attendre ; que toute la dignité y étoit conservée jusque là, parce qu’elle avoit été recherchée et poursuivie même avec de grandes instances ; qu’il s’agissoit de ne rien perdre ; que je ne croyois pas qu’on voulût manquer à ce qui avoit été non-seulement promis dans la prison, mais à ce qui avoit été confirmé depuis par tous les engagemens les plus solennels (vous remarquerez, s’il vous plaît, que M. le prince de Conti soupoit presque tous les soirs à l’hôtel de Chevreuse) : mais qu’ayant des lueurs que les dispositions de M. le prince pour la Fronde n’étoient pas si favorables que nous avions eu sujet de l’espérer, j’étois persuadé qu’il étoit de la bonne conduite de ne pas s’exposer à une aventure aussi fâcheuse que seroit celle d’un refus d’une personne de sa qualité ; qu’il m’étoit venu dans l’esprit un moyen qui me paroissoit haut et digne de sa naissance, pour nous éclaircir de l’intention de M. le prince, et propre à en accélérer l’effet si elle étoit bonne, ou à en rectifier ou colorer la suite si elle étoit mauvaise que ce moyen étoit que je disse à M. le prince que madame sa mère et elle m’avoient ordonné de l’assurer qu’elles ne prétendoient en façon du monde se servir des engagemens qui avoient été pris par les traités ; qu’elles n’y avoient consenti que pour avoir la satisfaction de lui remettre sa parole ; et que je le suppliois, en leur nom, de croire que s’ils lui faisoient la moindre peine ou le moindre préjudice aux mesures qu’il pouvoit avoir en vue de prendre à la cour, elles s’en désistoient de tout leur cour et qu’elles ne laisseroient pas de demeurer, elles et tous leurs amis, très-attachés à son service.

Mademoiselle de Chevreuse donna dans mon sens, parce qu’elle n’en avoit jamais d’autre que celui de l’homme qu’elle aimoit. Madame sa mère y tomba, parce que ses lumières naturelles lui faisoient toujours prendre avec avidité ce qui étoit bon. Laigues s’y opposa, parce qu’il étoit lourd, et que les gens de ce caractère ont toutes les peines du monde à comprendre ce qui est double. Bellièvre, Caumartin, Montrésor l’emportèrent à la fin en lui expliquant ce double, et en lui faisant voir que si M. le prince avoit bonne intention, ce procédé l’obligeroit ; que s’il l’avoit mauvaise, il le retiendroit, et l’empêcheroit au moins de nous accabler dans un moment où nous en usions si respectueusement, si franchement et si honnêtement avec lui. Ce moment étoit ce que nous avions justement et uniquement à craindre, parce que la constitution des choses nous faisoit déjà voir plus que suffisamment que si nous l’échappions d’abord, nous ne serions pas long-temps sans en rencontrer de plus défavorables. Jugez, je vous prie, de la délicatesse de celui qui pouvoit unir contre nous l’autorité royale purgée du mazarinisme, et le parti de M. le prince purgé de la faction. Sur le tout, quelle sûreté en M. le duc d’Orléans ? Vous voyez que j’avois raison de songer à prévenir l’orage, et à nous faire un mérite de ce qui pouvoit nous l’attirer. Je fis mon ambassade à M. le prince. Je mis entre ses mains la prétention de mon chapeau ; je lui remis le mariage de mademoiselle de Chevreuse. Il s’emporta contre moi, il jura ; il me demanda pour qui je le prenois. Je sortis persuadé (et je le suis encore) qu’il avoit toute l’intention de l’exécuter.

Tout ce que je viens de vous dire de l’assemblée de la noblesse, des États-généraux, et de la déclaration contre les cardinaux tant français qu’étrangers fut ce qui remplit la scène depuis le 17 février 1651 jusqu’au 3 avril. Je n’en ai pas daté les jours, parce que je vous aurois trop ennuyée par la répétition. Elle fut continuée sans interruption dans le parlement sur ces matières. La cour chicana toutes choses, à son ordinaire elle se relâcha aussi de toutes choses, à son ordinaire. Elle fit tant par ses journées, que le parlement de Paris écrivit à tous les parlemens du royaume pour les exciter à donner arrêt contre le cardinal Mazarin, et ils le donnèrent ; qu’elle fut aussi obligée de donner une déclaration d’innocence à messieurs les princes, qui fut un panégyrique ; qu’elle fut forcée de donner une déclaration par laquelle tous les cardinaux, tant français qu’étrangers, seroient exclus des conseils du Roi ; et le parlement n’eut pas de repos que le cardinal n’eût quitté Sedan et ne fût allé à Brulh, maison de l’électeur de Cologne. Le parlement faisoit tous ces mouvemens le plus naturellement du monde, s’imaginoit-il ; les ressorts étoient sous le théâtre : vous les allez voir.

M. le prince, qui étoit incessamment sollicité par la cour de s’accommoder, égayoit de jour en jour le parlement pour se rendre plus nécessaire à la Reine et à Monsieur. Et comme j’avois intérêt à tenir en haleine et en honneur la vieille Fronde, je ne m’endormois pas de mon côté. La Reine, dont l’animosité la plus fraîche étoit contre le prince, me faisoit parler dans le même temps qu’elle n’oublioit rien pour l’obliger à négocier. Le vicomte d’Autel, capitaine des gardes de Monsieur, et mon ami particulier, étoit frère du maréchal Du Plessis-Praslin ; et il me pressa sept ou huit jours durant d’avoir une conférence secrète avec lui, pour affaire, me disoit-il, où il y alloit de ma vie et de mon honneur. J’en fis beaucoup de difficulté, parce que je connoissois le maréchal Du Plessis pour un grand mazarin, et le vicomte d’Aulel pour un bon homme très-capable d’être trompé. Monsieur, à qui je rendis compte de l’instance que l’on me faisoit, me commanda d’écouter le maréchal, en prenant de toutes manières mes précautions : et ce qui l’obligea à me donner cet ordre fut que le maréchal lui fit dire par son frère qu’il se soumettoit à tout ce qu’il lui plairoit, si ce qu’il me devoit dire n’étoit pas de la dernière importance à Son Altesse Royale. Je le vis donc la nuit chez le vicomte d’Autel, qui avoit sa chambre au Luxembourg, mais qui avoit aussi son logis dans la rue d’Enfer. Il me parla sans façonner de la part de la Reine ; il me dit qu’elle avoit toujours de la bonté pour moi ; qu’elle ne me vouloit point perdre ; qu’elle m’en donnoit une marque, en m’avertissant que j’étois sur le bord du précipice ; que M. le prince traitoit avec elle ; qu’elle ne pouvoit s’ouvrir davantage, n’étant pas assurée de moi ; mais que si je voulois m’engager à son service, elle me feroit toucher le détail au doigt et à l’œil. Cela étoit, comme vous voyez, un peu trop général. Je répondis qu’en mon particulier je ne douterois jamais de quoi que ce soit qu’il plût à la Reine de me faire dire ; qu’elle jugeoit bien que Monsieur étant aussi engagé qu’il l’étoit à M. le prince, il ne romproit pas avec lui, à moins non-seulement qu’on lui fit voir des faits, mais qu’il pût lui-même les faire voir au public. Cette parole, qui étoit pourtant très-raisonnable, aigrit beaucoup la Reine contre moi. Elle dit au maréchal : « Il veut périr : il périra. » Je l’ai su de lui-même plus de dix ans après. Voici ce qu’elle vouloit dire : Servien et Lyonne traitoient avec M. le prince, et ils lui promettoient pour lui le gouvernement de Guienne, celui de Provence pour son frère, la lieutenance de roi de Guienne, et le gouvernement de Blaye pour La Rochefoucauld, qui étoit du secret de la négociation, et qui y étoit même présent. M. le prince devoit avoir par ce traité ses troupes entretenues dans ses provinces, à la réserve de celles qui seroient en garnison dans les places qu’on lui avoit déjà rendues. Il avoit mis Meillant dans Clermont, Marsin dans Stenay, Boutteville dans Bellegarde, Arnauld dans le château de Dijon, Persan dans Montrond. Jugez quel établissement ! Lyonne m’a assuré plusieurs fois depuis que lui et Servien avoient fait de très-bonne foi à M. le prince la proposition touchant la Guienne et la Provence, parce qu’ils étoient persuadés qu’il n’y avoit rien que la cour ne dût faire pour le gagner. Les gens qui veulent croire du mystère à toutes ces choses ont dit qu’ils ne pensèrent qu’à l’amuser. Ce qui a donné de la couleur à cette opinion est que la chose leur réussit justement comme s’ils en eussent eu ce dessein car M. le prince, qui ne douta pas que deux hommes aussi dépendans du cardinal n’auroient pas eu la hardiesse de lui faire des propositions de cette importance sans son ordre, et qui d’ailleurs trouva d’abord toute la facilité imaginable pour le gouvernement de Guienne, dont il fut effectivement pourvu, en laissant celui de Bourgogne à M. d’Epernon ; M. le prince, dis-je, ne douta point de l’aveu du cardinal pour le gouvernement de Provence ; et avant que de l’avoir reçu, ou il consentit, où il fit entendre qu’il consentiroit (on en parle diversement), au changement du conseil qui arriva le 3 avril, en la manière que je vais vous le raconter, après que je vous aurai priée de remarquer que cette faute de M. le prince est, mori opinion, la plus grande qu’il ait jamais faite contre la politique.

Le 3 avril, Monsieur et M. le prince étant allés au Palais-Royal, Monsieur y apprit que Chavigny, l’intime de M. le prince, y avoit été mandé par la Reine, de Touraine où il étoit. Monsieur, qui le haïssoit mortellement, se plaignit à la Reine de ce qu’elle l’avoit fait revenir sans lui en parler ; et d’autant plus qu’elle lui alloit (au moins selon le bruit commun) faire prendre la place de ministre au conseil. La Reine lui répondit fièrement qu’il avoit bien fait d’autres choses sans elle. Monsieur sortit du Palais-Royal, M. le prince le suivit. Après le conseil, la Reine envoya M. de La Vrillière demander les sceaux à M. de Châteauneuf. Elle les donna sur les dix heures du soir à M. le premier président, et elle envoya M. de Sully chercher son beau-père[2] pour venir au conseil tenir la place de chancelier. La Tivollière, lieutenant de ses gardes, vint donner part à Monsieur entre dix et onze heures de ce changement. Madame et mademoiselle de Chevreuse n’oublièrent rien pour lui en faire connoître la conséquence, qui ne devoit pas être bien difficile à prouver à un lieutenant général de l’État, aussi vivement et aussi hautement offensé qu’il l’étoit. Vous n’aurez pas de peine à croire que je ne conservai pas en cette occasion la modération sur laquelle je vous ai tantôt fait mon éloge. Monsieur nous parut très-animé, et il nous assembla tous ; c’est-à-dire M. le prince, M. le prince de Conti, M. de Beaufort, M. de Nemours, messieurs de Brissac, de La Rochefoucauld, de Chaulnes, frère aîné de celui que vous connoissez ; de Vitry, de La Mothe, d’Etampes, de Fièsque, et Montrésor. Il exposa le fait, et il en demanda avis. Montrésor ouvrit celui d’aller demander les sceaux au premier président, de la part de Son Altesse Royale. Messieurs de Chaulnes, de Brissac, de Vitry, de Fiesque furent du même sentiment. Le mien fut que celui qui venoit d’être proposé étoit mémoires juste, et fondé sur le pouvoir légitime de Monsieur ; qu’il étoit même nécessaire : mais que comme il étoit de sa bonté d’obvier à tout ce qui pouvoit arriver de plus violent dans une action de cette nature, ma pensée n’étoit pas qu’il se fallût servir du peuple, comme M. de Chaulnes venoit de dire ; mais qu’il seroit, à ce qu’il me sembloit, plus à propos que Monsieur fît exécuter la chose par son capitaine des gardes ; que M. de Beaufort et moi nous nous pourrions tenir sur les quais qui sont des deux côtés du Palais, pour retenir le peuple, qui n’avoit besoin que de bride partout où le nom de Monsieur paroissoit. M. de Beaufort m’interrompit à ce mot, et il me dit : « Je parlerai pour moi, monsieur, quand j’opinerai ; pourquoi m’alléguer ? » Je faillis à tomber de mon haut, il n’y avoit pas eu entre nous la moindre ombre, je ne dis pas de division, mais de mécontentement. M. de Beaufort continua, en disant qu’il ne répondroit pas que nous pussions contenir le peuple, et l’empêcher de jeter peut-être le premier président dans la rivière. Quelqu’un du parti des princes (je ne me souviens pas précisément si ce fut M. de Nemours ou M. de La Rochefoucauld) releva et orna ce discours de tout ce qui pouvoit donner au mien figure ou couleur d’une exhortation au carnage. M. le prince ajouta qu’il confessoit qu’il n’entendoit rien à la guerre des pots de chambre ; qu’il se sentoit même poltron pour toutes les occasions de tumulte populaire et de sédition ; mais que si Monsieur croyoit être assez outragé pour commencer la guerre civile, il étoit tout prêt à monter à cheval, à se retirer en Bourgogne, et à faire des levées pour son service. M. de Beaufort se remit encore sur le même ton : et ce fut précisément ce qui abattit Monsieur, parce que voyant M. de Beaufort dans les sentimens de M. le prince, il crut que le peuple se partageroit entre lui et moi. Vous avez sans doute la curiosité de savoir le sujet qui obligea M. de Beaufort à cette conduite : vous serez bien étonnée quand vous le saurez. Ganseville, lieutenant de ses gardes, m’a dit depuis que madame de Nemours sa sœur, qu’il aimoit fort, l’avoit obligé par ses larmes plutôt que par ses raisons. ; dans une conversation qu’il eut l’après-dînée, à ne se point séparer de M. de Nemours, qui étoit inséparable de M. le prince et que ses efforts se firent de concert avec madame de Montbazon, qu’il prétendoit avoir été persuadée d’un côté par Vigneuil, et de l’autre par le maréchal d’Albret, qui tous deux s’accordoient en ce temps-là pour le désunir de la Fronde. Madame de Montbazon a toujours soutenu au président de Bellièvre qu’elle n’avoit jamais été de ce complot, et qu’elle fut plus surprise que personne quand M. de Beaufort lui dit le lendemain au matin ce qui s’étoit passé. Le président de Bellièvre ne faisoit aucun fonds sur tout ce qu’elle disoit, et particulièrement sur cette matière, où M. de Beaufort prit si mal son parti qu’il tomba tout d’un coup à rien. Vous le verrez par la suite, et que par conséquent madame de Montbazon avoit raison de ne pas prendre sur elle sa conduite. Gonzeville m’a souvent dit depuis que M. de Beaufort en fut au désespoir dès le lendemain. Je sais que Brillet, qui étoit son écuyer, a dit le contraire. Tout cela est incertain ; mais ce qui m’a paru de plus sur est qu’il me crut perdu, voyant la cour et M. le prince réunis, et croyant que Monsieur n’auroit pas la force de se soutenir contre eux. Il ne jugea pas bien : car je suis persuadé que si lui-même ne se fût pas détaché, Monsieur eût fait tout ce que nous eussions désiré, et qu’il l’eût fait à jeu sûr. Il ne tint pas à moi de lui faire connoître qu’il le pouvoit même sans lui, comme il étoit vrai car comme il fut entré après cette conférence dans la chambre de Madame, où madame et mademoiselle de Chevreuse l’attendoient, je lui proposai en leur présence d’amuser messieurs les princes, sous prétexte de les consulter encore sur le même sujet ; et je ne lui demandai que deux heures de temps pour faire prendre les armes aux colonels, et pour leur faire voir qu’il étoit absolument maître du peuple. Madame, qui pleuroit de colère, et qui vouloit à toutes forces qu’on prît ce parti, l’ébranla, et il dit : « Mais si nous prenions cette résolution, il faut les arrêter tout-à-l’heure, et eux et mon neveu de Beaufort. — Ils sont allés dans le cabinet des livres, répondit mademoiselle« de Chevreuse, attendre Votre Altesse Royale. Il n’y a qu’à donner un tour de clef pour les y enfermer. J’envie cet honneur au vicomte d’Autel : ce sera une belle chose qu’une fille arrête un gagneur de batailles ! » Elle fit un saut, en disant cela, pour y aller. La grandeur de la proposition étonna Monsieur ; et comme je connoissois parfaitement son naturel, je ne la lui avois pas faite d’abord, et je ne lui avois parlé que de les amuser. Comme il avoit de l’esprit, il jugea bien que dès qu’il y auroit du bruit dans la ville, il seroit absolument nécessaire de les arrêter, et son imagination lui en arracha la proposition. Si mademoiselle de Chevreuse n’eût rien dit, je ne l’eusse pas relevée, et Monsieur m’eût peut-être laissé faire : ce qui lui eût imposé la nécessité d’exécuter ce qu’il avoit imaginé. L’impétuosité de mademoiselle de Chevreuse lui approcha d’abord toute l’action : il n’y a rien qui effraie tant une ame foible. Il se mit à siffler : ce qui n’étoit jamais un bon signe, quoique ce signe ne fût pas rare ; il s’en alla rêver dans une croisée il nous remit au lendemain ; il passa dans le cabinet des livres, où il donna congé à la compagnie et messieurs les princes sortirent du Palais-Royal, en se moquant publiquement, sur les degrés, de la guerre des pots de chambre.

Comme j’étois le lendemain au matin dans la chambre de madame de Chevreuse, le président Viole y entra fort embarrassé à ce qui nous parut. Il se démêla de l’ambassade qu’il avoit à porter, comme un homme qui en étoit fort honteux. Il mangea la moitié de ce qu’il avoit à dire, et nous comprîmes par l’autre qu’il venoit de déclarer la rupture du mariage. Madame de Chevreuse lui répondit galamment. Mademoiselle de Chevreuse, qui s’habilloit auprès du feu, se prit à rire. Vous jugez bien que nous ne fûmes pas surpris de la chose ; mais je vous avoue que je le suis encore de la manière. Je n’ai jamais pu la concevoir ; mais, qui plus est, je n’ai jamais pu me la faire expliquer. J’en ai parlé mille fois à M. le prince ; j’en ai parlé à madame de Longueville ; j’en ai parlé à M. de La Rochefoucauld aucun d’eux ne m’a pu alléguer aucune raison de ce procédé si peu ordinaire en de pareilles occasions, où l’on cherche au moins toujours des prétextes. On dit après que la Reine avoit défendu cette alliance, et je n’en doute point ; mais je sais bien que Viole n’en dit pas un mot dans son compliment. Ce qui est encore de plus étonnant est que madame de Longueville m’a dit vingt fois, depuis sa dévotion, qu’elle n’avoit point rompu ce mariage que M. de La Rochefoucauld me l’a confirmé et que M. le prince, qui est l’homme du monde le moins menteur, m’a juré d’autre part qu’il n’y avoit contribué ni directement ni indirectement. Comme je disois un jour à Guitaut que cette variété m’étonnoit, il me répondit qu’il n’en étoit point surpris parce qu’il avoit remarqué sur beaucoup d’articles que M. le prince et madame sa sœur avoient oublié la plupart des circonstances de ce qui s’étoit passé dans ce temps-là. Faites réflexion, je, vous prie, sur l’inutilité des recherches qui se font tous les jours par les gens d’études, à l’égard des siècles qui sont plus éloignés.

Aussitôt que Viole fut sorti de l’hôtel de Chevreuse, je reçus un billet de Jouy, qui étoit à Monsieur. Ce billet portoit que Son Altesse Royale s’étoit levée de fort bon matin ; qu’elle paroissoit consternée que le maréchal de Gramont l’avoit entretenue fort longtemps, et que Goulas avoit eu une conférence particulière avec lui que le maréchal de La Ferté-Imbault[3], qui étoit une manière de girasol, commençoit à fuir ceux qui étoient remarqués dans la maison pour être de mes amis. Le marquis de Sablonière qui commandoit le régiment de Valois, et qui étoit mon ami, entra aussi un moment après, pour m’avertir que Goulas étoit allé chez Chavigny avec un visage fort gai, au sortir de la conversation qu’il avoit eue avec Monsieur. Mademoiselle de Chevreuse reçut en même temps un billet de Madame, qui la chargeoit de me dire que je me tinsse sur mes gardes, et qu’elle mouroit de peur que les menaces qu’on faisoit à Monsieur ne l’obligeassent à m’abandonner. Ces avis me portèrent à me faire un mérite auprès de Monsieur du sujet que j’avois de craindre sa foiblesse, et de ce que je croyois nécessaire pour ma sûreté. Je déclarai ma pensée à l’hôtel de Chevreuse, en présence des gens les plus affidés du parti. Ils l’approuvèrent, et je l’exécutai. La voici : J’allai trouver Monsieur : je lui dis qu’ayant eu l’honneur et la satisfaction de le servir dans les deux choses qu’il avoit eues le plus à cœur, qui étoit l’éloignement du Mazarin et la liberté de messieurs ses cousins, je me sentirois obligé de rentrer purement dans les exercices de ma profession, quand je n’aurois point d’autres raisons que celle de prendre un temps aussi propre que celui-là pour m’y remettre ; que je serois le plus imprudent de tous les hommes si je le manquois dans une occasion où non-seulement mon service ne lui étoit plus utile, mais où ma présence même lui seroit d’un grand embarras ; que je n’ignorois pas qu’il étoit accablé d’instances et d’importunités sur mon sujet, et que je le conjurois de les faire finir, en me permettant de me retirer dans mon cloître. Il seroit inutile que je vous achevasse ce discours : vous en jugez assez la suite. Je ne puis vous exprimer le transport de joie qui parut dans les yeux et sur le visage de Monsieur, quoiqu’il soit l’homme du monde le plus dissimulé, et qu’il fît en paroles tous ses efforts pour me retenir. Il me promit qu’il ne m’abandonneroit jamais ; il m’avoua que la Reine l’en pressoit ; et il m’assura que bien que la réunion de la Reine et des princes l’obligeât à faire bonne mine il n’oublieroit jamais le cruel outrage qu’il venoit de recevoir ; qu’il auroit fait des merveilles, si M. de Beaufort ne lui avoit pas manqué ; que sa désertion étoit cause qu’il avoit molli, parce qu’il avoit cru qu’il pouvoit partager le peuple ; que je me donnasse un peu de patience, et que je verrois qu’il sauroit bien prendre son temps pour remettre les gens à leur devoir. Je ne me rendis pas ; il se rendit, mais avec de grandes promesses de me conserver toute sa vie dans son cœur, et d’entretenir par Jouy un commerce secret. Il voulut savoir mon sentiment sur la conduite qu’il avoit à tenir : il me mena chez Madame qui étoit au lit, pour me le faire dire devant elle. Je lui conseillai de s’accommoder avec la cour, et de mettre pour unique condition que l’on ôtât les sceaux à M. le premier président ce que je fis sans aucune animosité contre sa personne ; car il est vrai que, bien que nous fussions toujours de parti contraire, je l’aimois naturellement. Mais j’agissois ainsi, parce que j’eusse cru trahir ce que je devois à Monsieur, si je ne lui eusse représenté la honte qu’il y auroit pour lui de souffrir que les sceaux demeurassent à un homme qui les avoit eus sans la participation du lieutenant général de l’État. Madame reprit tout d’un coup « Et de Chavigny, vous n’en dites rien ? — Non, madame lui répondis-je parce qu’il est bon qu’il demeure. La Reine le hait mortellement, il hait mortellement le Mazarin : on ne l’a remis au conseil que parce qu’il plaît à M. le prince. Voilà deux ou trois grains qui altéreroient la composition du monde la plus naturelle. Laissez-le madame ; il y est admirable pour Monsieur, dont l’intérêt n’est pas qu’une confédération dans laquelle il n’entre que par force dure long-temps. » Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ce M. de Chavigny dont il est question avoit été favori et même fils, à ce qu’on a cru du cardinal de Richelieu qu’il avoit été fait par lui chancelier de Monsieur ; et que ce chancelier traitoit si familièrement Monsieur, son maître, qu’un jour il lui fit tomber un bouton de son pourpoint, en lui disant « Je veux bien que vous sachiez que M. le cardinal vous fera sauter quand il voudra, comme je fais sauter ce bouton. » Je tiens ce que je vous dis de la bouche même de Monsieur. Vous voyez que Madame n’avoit pas tout-à-fait tort de se ressouvenir de Chavigny. Monsieur eut de la peine à le souffrir dans le conseil il se rendit pourtant à ma raison. Il ne s’opiniâtra que sur le garde des sceaux : on le destitua[4]. On crut à la cour que l’on en étoit quitte à bon marché, et on avoit raison.

Au sortir de chez Monsieur, j’allai prendre congé de messieurs les princes. Ils étoient avec madame de Longueville et madame la palatine à l’hôtel de Condé. Le prince de Conti reçut mon compliment en riant, et en me traitant de bon père ermite. Madame de Longueville ne me parut pas y faire beaucoup de réflexion ; mais M. le prince en conçut la conséquence, et je vis clairement que ce pas de ballet l’avoit surpris. Madame la palatine l’observa mieux que personne, et vous le verrez dans la suite. Je me retirai dans mon cloître de Notre-Dame, où je ne m’abandonnai pas si fort à la Providence, que je ne me servisse aussi des moyens humains pour me défendre de l’insulte de mes ennemis.

Annery avec la noblesse du Vexin me rejoignit ; Chateaubriand, Château-Renaud, le vicomte de Lamet, Argenteuil, le chevalier d’Humières, se logèrent dans le cloître ; Balantin et le comte de Craffort, avec cinquante officiers écossais qui avoient été des troupes de Montross, furent distribués dans les maisons de la rue Neuve qui m’étoient les plus affectionnées. Les colonels et les capitaines du quartier qui étoient dans mes intérêts eurent chacun leur signal et leur mot de ralliement. Enfin je me résolus d’attendre ce que le chapitre des accidens produiroit, en remplissant exactement les devoirs de ma profession, et en ne donnant plus aucune apparence d’intrigues du monde. Jouy ne me voyoit qu’en cachette ; je n’allois plus que la nuit à l’hôtel de Chevreuse avec Malclerc ; je ne voyois plus que des chanoines et des curés. La raillerie en étoit forte au Palais-Royal et à l’hôtel de Condé. Je fis faire en ce temps-là une volière dans une croisée, et Nogent en fit le proverbe : Le coadjuteur siffle les linotes. La disposition de Paris me consoloit fort du ridicule du Palais-Royal ; j’y étois très-bien, et d’autant mieux que tout le monde y étoit fort mal. Les curés, les habitués, les mendians avoient été informés avec soin des négociations de M. le prince. Je donnois des bottes à M. de Beaufort, qu’il ne paroit pas avec toute l’adresse nécessaire. M. de Châteauneuf, qui s’étoit retiré à Montrouge après qu’on lui eut ôté les sceaux, me donnoit tous les avis, qui lui venoient d’ordinaire très-bons, du maréchal de Villeroy et du commandeur de Jarzé. Monsieur, qui dans le fond du cœur étoit enragé contre la cour, entretenoit très-soigneusement le commerce que j’avois avec lui. Voici qui donna la forme à ces préalables :

Le vicomte d’Autel vint chez moi entre minuit et une heure, et il me dit que le maréchal Du Plessis son frère étoit dans le fond de son carrosse à la porte. Comme il fut entré, il m’embrassa, en me disant « Je vous salue comme notre ministre. » Comme il vit que je souriois à ce mot, il y ajouta « Non, je ne raille pas, il ne tiendra qu’à vous que vous ne le soyez. La Reine vient de me commander de vous dire qu’elle remet entre vos mains la personne du Roi et sa couronne. Écoutez-moi. » Il me conta ensuite tout le prétendu traité de M. le prince avec Servien et Lyonne, dont je vous ai déjà parlé. Il me dit que le cardinal avoit mandé à la Reine que si elle ajoutoit le gouvernement de Provence à celui de Guienne, sur lequel elle venoit de se relâcher, elle étoit déshonorée à jamais ; et que le Roi son fils, quand il seroit en âge la considéreroit comme celle qui auroit perdu son État ; qu’elle voyoit son zèle pour son service dans un avis aussi contraire à ses propres intérêts ; que ce traité portant son établissement comme il le portoit, il y pouvoit trouver son compte ; parce que le ministre du roi affoibli trouvoit quelquefois plus d’avantage pour son particulier dans la diminution de l’autorité que dans son agrandissement (il eût eu peine à prouver cette thèse) ; mais qu’il aimoit mieux être toute sa vie mendiant de porte en porte, que de consentir que la Reine contribuât elle-même à cette diminution, et particulièrement pour la considération de lui Mazarin. Le maréchal Du Plessis, à ce dernier mot, tira la lettre de sa poche écrite de la main du cardinal, que je connoissois très-bien. Je ne me souviens pas d’avoir vu en ma vie une si belle lettre. Voici ce qui me la fit croire offensive : ce n’est pas de ce qu’elle n’étoit point en chiffres, car elle étoit venue par une voie très-sûre ; elle finissoit ainsi : « Vous savez, madame que le plus capital ennemi que j’aie au monde est le coadjuteur : servez-vous-en, madame, plutôt que de traiter avec M. le prince aux conditions qu’il demande ; faites-le cardinal, donnez-lui ma place, mettez-le dans mon appartement ; il sera peut-être plus à Monsieur qu’à Votre Majesté ; mais Monsieur ne veut point la perte de l’État. Ses intentions dans le fond ne sont point mauvaises. Enfin tout, madame, plutôt que d’accorder à M. le prince ce qu’il demande. S’il l’obtenoit, il n’y auroit plus qu’à le mener à Reims. » Voilà la lettre du cardinal. Il ne me souvient peut-être pas des propres paroles, mais je suis assure que c’en étoit la substance. Je crois que vous ne condamnerez pas le jugement que je fis de cette lettre dans mon ame. Je témoignai au maréchal que je la croyois très-sincère, et qu’il ne se pouvoit pas par conséquent que je ne me sentisse très-obligé. Mais comme dans la vérité je n’en pris que la moitié pour bonne du côté de la cour, je résolus aussi sans balancer d’en user de même du mien, de ne point accepter le ministère, et d’en tirer, si je pouvois, le cardinalat. Je répondis au maréchal Du Plessis que j’étois sensiblement obligé à la Reine, et que, pour lui témoigner ma reconnoissance, je la suppliois de me permettre de la servir sans intérêts ; que j’étois très-incapable du ministère, par toutes sortes de raisons qu’il n’étoit pas même de la dignité de la Reine d’y élever un homme encore tout chaud et tout fumant, pour ainsi parler, de là faction ; que le titre même me rendroit inutile à son service du côté de Monsieur, et encore beaucoup davantage du côté du peuple. C’étoient les deux endroits qui, dans la conjoncture présente, lui étoient les plus considérables. « Mais, reprit tout d’un coup le maréchal Du Plessis, il faut quelqu’un pour remplir la niche tant qu’elle sera vide, M. le prince dira toujours que l’on y veut remettre le cardinal, et c’est ce qui lui donnera de la force. — Vous avez d’autres sujets, lui répondis-je, bien plus propres à cela que moi. » À quoi le maréchal répondit « Le premier président ne seroit pas agréable aux frondeurs ; la Reine ni Monsieur ne se fieront jamais à Chavigny. » Après bien des tours je lui nommai M. de Châteauneuf. Il se récria à ce mot. « Eh quoi ! me dit-il, vous ne savez pas que ce fut lui qui s’opposa à votre chapeau à Fontainebleau ? Vous ne savez pas que ce fut lui qui écrivit ce beau mémorial de sa main, qui fut envoyé à votre honneur et louange au parlement ? » Voilà précisément ou j’ai appris cette dernière circonstance : car je savois déjà la pièce de Fontainebleau. Je répondis au maréchal que je n’étois pas peut-être si ignorant qu’il se l’imaginait ; mais que les temps avoient apporté des raccommodemens qui, à l’égard du public, avoient couvert le passé ; que je craignois comme la mort la nécessité des apologies. « Mais, reprit le maréchal, si nous vous remettons en main le mémoire envoyé au parlement… — Si vous me le remettez en main, repartis-je, j’abandonnerai M. de Châteauneuf ; car en ce cas le mémoire qui a été écrit depuis notre raccommodement me servira d’apologie. » Le maréchal s’agita beaucoup sur cet article, sur lequel il prit occasion de me dire, plus délicatement qu’à lui n’appartenoit, que Monsieur m’avoit aussi abandonné : ce qu’il coula pour découvrir comment j’étois avec lui. Je voulus bien lui en donner le contentement, en lui répondant qu’il étoit vrai, mais que je ne le traiterois pas néanmoins comme M. de Châteauneuf. J’ajoutai à la réponse un petit souris, comme s’il m’eût échappé, pour lui faire voir que je n’étois peut-être pas si maltraité de Monsieur qu’on avoit cru. Comme il vit que je m’étois refermé après avoir jeté cette petite lueur, il me dit : « Il faudroit que vous vissiez vous-même la Reine. » Je ne fis pas semblant de l’avoir entendu, et il le répéta encore une fois ; et puis tout d’un coup il jeta un papier sur la table, en disant : « Tenez, lisez ; vous fierez-vous à cela ? » C’étoit un écrit signé de la Reine, qui me promettoit toute sorte de sûreté si je voulois aller au Palais-Royal. « Non, dis-je au maréchal, et vous l’allez voir. » Je baisai le papier avec un profond respect, et je le jetai dans le feu, en disant « Quand me voulez-vous mener chez la Reine ? » Je n’ai jamais vu un homme plus surpris que le maréchal. Nous convînmes que je me trouverois à minuit dans le cloître Saint-Honoré. Je n’y manquai pas ; il me mena au petit oratoire, par un degré dérobé. La Reine y entra un quart d’heure après le maréchal sortit, et je restai tout seul avec elle. Sa Majesté n’oublia rien, pour m’obliger à prendre le titre de ministre et l’appartement du cardinal au Palais-Royal, que ce qui étoit précisément et uniquement nécessaire pour m’y résoudre car je connus clairement qu’elle avoit plus que jamais le cardinal dans l’esprit et dans le cœur ; et quoiqu’elle affectât de me dire que bien qu’elle l’estimât beaucoup et qu’elle l’aimât fort, elle ne vouloit pas perdre l’État pour lui, j’eus tout lieu de croire qu’elle y étoit plus disposée que jamais. Je fus convaincu, avant même que je sortisse de l’oratoire, que je ne me trompois pas dans mon jugement ; car aussitôt qu’elle eut vu que je ne me rendois pas sur le ministère, elle me montra le cardinalat, mais comme le prix des efforts que je ferois pour l’amour d’elle me disoit-elle, pour le rétablissement du Mazarin. Je crus alors qu’il étoit nécessaire que je m’ouvrisse, quoique le pas fût fort délicat ; mais j’ai toute ma vie estimé que quand on se trouve obligé à faire un discours que l’on prévoit ne devoir pas agréer, l’on ne peut lui donner trop d’apparence de sincérité ; parce que c’est l’unique voie pour l’adoucir. Voici ce que, sur ce principe je dis à la Reine :

« Je suis au désespoir, madame, qu’il ait plu à Dieu de réduire les affaires dans un état qui ne permet pas seulement, mais qui ordonne même à un sujet de parler à sa souveraine comme je vais parler à Votre Majesté. Elle sait mieux que personne que l’un de mes crimes auprès du cardinal est d’avoir prédit cela ; et j’ai passé pour l’auteur de ce dont je n’ai jamais été que le prophète. L’on y est, madame ; Dieu sait mon cœur, et que personne en France, sans exception, n’en est plus affligé que moi. Votre Majesté souhaite, et avec beaucoup de justice, de s’en tirer ; et je la supplie très-humblement de me permettre de lui dire qu’elle ne le peut faire, à mon sens, tant qu’elle pensera au rétablissement du cardinal. Je ne dis pas cela, madame, dans la pensée que je le puisse persuader à Votre Majesté : ce n’est que pour m’acquitter de ce que je lui dois. Je coule le plus légèrement qu’il m’est possible sur ce point, que je sais n’être pas agréable à Votre Majesté, et je passe à ce qui me regarde. J’ai, madame, une passion si violente de pouvoir récompenser par mes services ce que mon malheur m’a forcé de faire dans les dernières occasions, que je ne reconnois plus de règles à mes actions, que celles que je me forme sur le plus ou sur le moins d’utilité dont elles vous peuvent être. Je ne puis proférer ce mot, sans revenir encore à supplier humblement Votre Majesté de me le pardonner. Dans les temps ordinaires cela seroit criminel, parce que l’on ne doit considérer que la volonté du maître. Dans les malheurs où l’État est tombé, l’on peut et l’on est même obligé, lorsque l’on se trouve dans de certains postes, à n’avoir égard qu’à le servir ; et c’est là une chose dont un homme de bien ne se doit jamais tenir dispensé. Je manquerois au respect que je dois à Votre Majesté, si je prétendois contrarier, par toute autre voie que par une très-humble et très-simple remontrance, les pensées qu’elle a pour M. le cardinal ; mais je crois que je n’en sors pas, vu les circonstances, en lui représentant avec une profonde soumission ce qui me peut rendre utile ou inutile à son service dans la conjoncture présente. Vous avez, madame, à vous défendre contre M. le prince, qui veut le rétablissement de M. cardinal, à condition que vous lui donnerez par avance de quoi le perdre quand il lui plaira. Vous avez besoin pour lui résister de Monsieur, qui ne veut point le rétablissement du cardinal, et qui, supposé son exclusion, veut tout ce qu’il vous plaira. Vous ne voulez point, madame, donner à M. le prince ce qu’il demande, ni à Monsieur ce qu’il souhaite. J’ai toute la passion du monde pour vous servir contre l’un, et pour vous servir auprès de l’autre ; et il est constant que je n’y puis réussir qu’en prenant les moyens qui sont propres à ces deux fins. M. le prince n’a de force contre Votre Majesté que celle qu’il tire de la haine qu’on a contre M. le cardinal ; et Monsieur n’a de considération (hors celle de sa naissance) capable de vous servir utilement contre M. le prince, que celle qu’il emprunte de ce qu’il a fait contre M. le cardinal. Vous voyez, madame, qu’il faudroit beaucoup d’art pour concilier ces contradictions, quand même l’esprit de Monsieur seroit gagné en sa faveur. Il ne l’est pas, et je vous proteste que je ne crois pas qu’il puisse l’être ; et que s’il entrevoyoit que je l’y voulusse porter, il se mettroit aujourd’hui plutôt que demain entre les mains de M. le prince. » La Reine sourit à ces dernières paroles, et elle me dit : « Si vous le vouliez, si vous le vouliez… — Non, madame, repris-je, je vous le jure sur ce qu’il y a en ce monde de plus sacré. — Revenez à moi, me dit-elle, et je me moquerai de votre Monsieur, qui est le dernier des hommes. » Je lui répondis « Je vous jure, madame, que si j’avois fait ce pas, et qu’il parût le moins du monde que je me fusse radouci pour le cardinal, je serois plus inutile à votre service auprès de Monsieur et du peuple, que le prélat, de Dôle, parce que je serois sans comparaison plus haï de l’un et de l’autre. » La Reine se mit alors en colère, et me dit que Dieu protégeroit le Roi son fils, puisque tout le monde l’abandonnoit. Elle fut plus d’un demi quart-d’heure dans de grands mouvemens, dont elle revint après assez bonnement. Je voulois prendre ce moment pour suivre le fil du discours que je lui avois commencé. Elle m’interrompit, en me disant : « Je ne vous blâme pas tant à l’égard de Monsieur que vous pensez. C’est un étrange seigneur reprit-elle tout d’un coup. Je fais tout pour vous je vous ai offert, place dans le conseil, je vous offre la nomination du cardinalat : que ferez-vous pour moi ? — Si Votre Majesté, lui répondis-je, m’avoit permis d’achever ce que j’avois commencé, elle auroit déjà vu que je n’étois pas venu ici pour recevoir des grâces, mais pour essayer de les mériter. » Le visage de la Reine s’épanouit à ce mot. « Hé ! que ferez-vous ? me dit-elle fort doucement. — Votre Majesté me permet-elle, ou plutôt me commande-t-elle, de lui dire une sottise ? parce que ce sera manquer au respect qu’on doit au sang royal. — Dites, dites, reprit la Reine avec impatience. — Madame ; lui repartis-je, j’obligerai M. le prince à sortir de Paris avant qu’il soit huit jours, et je lui enleverai Monsieur dès demain. » La Reine transportée de joie me tendit la main, en me disant « Touchez là, et vous êtes après demain cardinal, et de plus le second de mes amis. » Elle entra ensuite dans les moyens ; je les lui expliquai : ils lui plurent jusqu’à l’emportement ; elle eut la bonté de souffrir que je lui fisse un détail et une manière d’apologie du passé ; elle conçut ou fit semblant de concevoir une partie de mes raisons ; elle combattit les autres avec bonté et douceur. Elle revint ensuite à me parler du Mazarin, et à me dire qu’elle vouloit que nous fussions amis ; et je lui fis voir que je me rendrois absolument inutile à son service, pour peu que l’on touchât cette corde ; que je la conjurois donc de me laisser le caractère d’ennemi de Mazarin. « Mais vraiment, dit la Reine, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu une chose si étrange que celle-là. Il faut que, pour me servir, vous deveniez l’ennemi de celui qui a ma confiance ! — Oui, madame, il le faut ; et n’ai-je pas dit à Votre Majesté, en entrant ici, que l’on est tombé dans un temps où un homme de bien a quelquefois honte de parler comme il y est obligé ? » J’ajoutai « Mais, madame pour faire voir à Votre Majesté que je vais, même à l’égard de M. le cardinal, jusqu’où mon devoir et mon honneur me le permettent, je lui fais une proposition. Qu’il se serve de l’état où je suis avec M. le prince, comme je me sers de l’état où M. le prince est avec lui ; il y pourra peut-être trouver son compte comme j’y trouve le mien. » La Reine se prit rire, et de bon cœur ; puis elle me demanda si je dirois à Monsieur ce qui venoit de se passer. Je lui répondis que je savois certainement qu’il l’approuveroit ; et que pour le lui témoigner, le lendemain au cercle il lui parleroit d’un appartement qu’elle vouloit faire accommoder ou faire à Fontainebleau. Comme je la suppliai de garder le secret, elle me répondit qu’elle en avoit bien plus de sujet que je ne pensois. Elle me dit sur cela tout ce que la rage fait dire contre Servien et Lyonne, qu’elle appela vingt fois des perfides. Elle traita Chavigny de petit coquin, et finit par Le Tellier, en disant « Il n’est pas traître comme les autres, mais il est foible, et n’est pas assez reconnoissant. — Madame, repris-je, je supplie Votre Majesté de me permettre de lui dire que tant que la niche du premier ministre sera vide, M. le prince en prendra une grande force, parce qu’il la fera toujours paroître comme prête à recevoir le cardinal. — Il est vrai, me répondit la Reine ; et j’ai fait réflexion sur ce que vous en avez dit la nuit passée au maréchal Du Plessis. Le vieux Châteauneuf est bon pour cela ; mais le cardinal y aura bien de la peine, parce qu’il le hait mortellement ; et il en a sujet. Le Tellier croit qu’il n’y a que lui à mettre en cette place. Mais à propos de cela, ajouta-t-elle, j’admire votre folie. Vous vous faites un point d’honneur de rétablir cet homme, qui est le plus grand ennemi que vous ayez sur la terre. Attendez. » En disant cette parole, elle sortit du petit oratoire, et y rentra aussitôt, en jetant sur un petit autel le mémoire qui avoit été envoyé contre moi au parlement. Ce mémoire étoit brouillé et raturé, mais écrit de la main de M. de Châteauneuf. Je lui dis, après l’avoir lu « S’il vous plaît, madame, de me permettre de le faire voir, je me séparerai dès demain de M. de Châteauneuf ; mais Votre Majesté juge bien qu’à moins d’une justification de cette nature je me déshonererois. — Non, répondit la Reine, je ne veux pas que vous le montriez. Châteauneuf nous est bon ; et au contraire il faut que vous lui fassiez meilleur visage que jamais. » Elle me reprit des mains son papier. « Je le garde, dit-elle, pour le faire voir en temps et lieu à sa bonne amie madame de Chevreuse. Mais, à propos de bonne amie, ajouta la Reine, vous en avez une meilleure peut-être que vous ne pensez. Devinez-la. C’est la palatine, reprit-elle. » Je demeurai tout étonné, parce que je croyois la palatine encore dans les intérêts de M. le prince. « Vous êtes surpris, me dit la Reine ; elle est moins contente de M. le prince que vous ne l’êtes. Voyez-la : je suis convenue avec elle que vous régleriez ensemble ce qu’il faut mander sur tout ceci à M. le cardinal car vous croyez facilement que je n’exécuterai rien sans avoir de ses nouvelles. Ce n’est pas, ajouta-t-elle, que cela soit nécessaire à l’égard de votre cardinalat car il y est très-bien résolu, et il reconnoît de bonne foi que vous ne pouvez plus vous-même vous en défendre mais enfin il le faut persuader pour Châteauneuf : ce qui sera très-difficile. La palatine vous dira encore autre chose. Il faut que Bertet parte ; le temps presse. Vous voyez comme M. le prince me traite il me brave tous les jours depuis que j’ai désavoué mes deux traîtres, » C’est ainsi qu’elle appeloit Servien et Lyonne. Vous verrez qu’elle changera bientôt de sentiment à l’égard du dernier. Je pris ce moment où elle rougissoit de colère pour lui bien faire ma cour, en lui répondant : Avant qu’il soit deux jours, madame, M. le prince ne vous bravera plus. Votre Majesté veut attendre, des nouvelles de M. le cardinal, pour effectuer ce qu’elle me fait l’honneur de me promettre : je la supplie très-humblement de me permettre de n’attendre rien pour la servir. » La Reine fut touchée de cette parole, qui lui parut honnête. Le vrai est qu’elle m’étoit de plus nécessaire : car je voyois que M. le prince depuis cinq ou six jours gagnoit du terrain par les éclats qu’il faisoit contre Mazarin, et qu’il étoit temps que je parusse pour en prendre ma part. Je fis valoir sans affectation à la Reine la démarche que je méditois ; j’achevai de lui en expliquer la manière, que j’avois déjà touchée dans le discours. Elle en fut transportée de joie. La tendresse qu’elle avoit pour son cher cardinal fit qu’elle eut un peu de peine à agréer que je continuasse à ne le pas épargner dans le parlement, où l’on étoit obligé à tous les quarts-d’heure de le déchirer. Elle se rendit toutefois à la considération de la nécessité.

Comme j’étois déjà sorti de l’oratoire, elle me rappela pour me dire qu’au moins je me ressouvinsse bien que c’étoit M. le cardinal qui lui avoit fait cette instance de me donner la nomination. À quoi je lui répondis que je m’en sentois très-obligé, et que je lui en témoignerois toujours ma reconnoissance en tout ce qui ne seroit pas contre mon honneur ; qu’elle savoit ce que je lui avois dit d’abord, et que je la pouvois assurer que je la tromperois doublement si je lui disois que je la pusse servir pour le rétablissement de M. le cardinal dans le ministère. Je remarquai qu’elle rêva un peu ; et puis elle me dit, d’un air assez gai « Allez, vous êtes un vrai démon. Voyez la palatine ; bon soir. Que je sache la veille le jour que vous irez au Palais. » Elle me mit entre les mains de Gabouri (car elle avoit renvoyé le maréchal Du Plessis), qui me conduisit, par je ne sais combien de détours, presque à la porte de la cour des cuisines.

J’allai le lendemain, la nuit, chez Monsieur, qui eut une joie que je ne puis vous exprimer. Il me gronda toutefois beaucoup de ce que je n’avois pas accepté le ministère et l’appartement du Palais-Royal, en me disant que la Reine étoit une femme d’habitude, dans l’esprit de laquelle je me serois peut-être insinué. Je ne suis pas encore persuadé que j’aie eu tort en cette rencontre. On ne se doit jamais jouer avec la faveur ; on ne la peut trop embrasser quand elle est véritable : on ne la peut trop éloigner quand elle est fausse.

  1. Georges d’Aubusson de La Feuillade, archevêque d’Embrun, et ensuite évêque et prince de Metz, etc. ; mort en 1679, âge de quatre-vingt-huit ans. (A. E.)
  2. Son beau-père : Pierre Séguier.
  3. Jacques d’Etampes, marquis de La Ferté-Imbault, Il fut élevé à la dlignite de maréchal de France en 1651 et mourut en âge du soixante-dix-huit ans, (A. E.)
  4. On le destitua : La Reine, en redemandant les sceaux à Molé lui offrit successivement le chapeau, de cardinal une place de secrétaire d’État pour son fils, une somme de cent mille écus. Il refusa respectueusement et reprit les fonctions de premier président.