Mémoires (De Gaspé)/3

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G. E. Desbarats (p. 55-84).


CHAPITRE TROISIÈME


J’ai cent sujets d’aimer les récollets :
C’est un troupeau de bons garçons,
Qui vivent sans façons.

Chanson canadienne.


les récollets.


J’ai toujours aimé les récollets : j’avais dix ans, le 6 septembre de l’année 1796, lorsque leur communauté fut dissoute après l’incendie de leur couvent et de leur église. Le gouvernement prit aussitôt possession de l’emplacement et des masures ; et quelques jours après le désastre, des cabanes, dans lesquelles on vendait toutes espèces de liqueurs, étaient érigées dans leur beau verger.

Les récollets, étant universellement aimés, on ne manqua pas d’attribuer l’incendie de leurs propriétés à la malveillance du gouvernement britannique. Cette calomnie s’est propagée pendant longtemps, vu la distance du foyer de l’incendie à leur couvent. On ne pouvait expliquer pourquoi l’église des récollets, qui s’élevait du palais de justice actuel, brûla presque en même temps que le maison du juge Monk, située dans la rue Saint-Louis, où se trouve maintenant le quartier des officiers de la garnison. C’est là que le feu avait originé.

La grande conflagration du faubourg Saint-Roch m’a expliqué ce phénomène.

J’étais à l’école dans l’ancien évêché, situé près de la porte de la basse-ville, lorsqu’on entendit le tocsin au beffroi de la cathédrale, et un instant après les tambours qui battaient la générale. C’était alors la coutume, (soit dit en passant), de battre les caisses dans toutes les rues aussi longtemps que les tambours avaient la force de tenir leurs baguettes. Le feu était quelquefois éteint depuis longtemps que le drum ! dum dum ! se faisait encore entendre.

Je venais de recevoir autant de coups de férule que j’avais commis de fautes en conjuguant un verbe français de la première conjugaison sur un de la seconde : (je laisse aux grammairiens à en calculer le quantum), lorsque j’entendis tout à coup le bruit du bourdon. Au premier coup, je saisis mon chapeau et je pris ma course vers le lieu du sinistre. Nous étions au mois de septembre, et pas une goutte de pluie n’était tombée, disait-on, depuis six semaines. Les toits étaient secs comme du tondre, et celui de l’église des récollets avait en sus l’avantage d’être couvert de touffes de mousses vertes en plusieurs endroits.

J’entendis du bruit en passant près de cet édifice, je levai la tête et je vis d’abord un capuchon sortant d’une trappe pratiquée dans la couverture, et ensuite tout un récollet qui, un seau à la main, éteignait une flammèche que le vent avait portée sur le toit ; car il ventait très fort. Il est probable que ce moine fut le dernier qui habitât cet asile de paix : tous les autres travaillaient en ce moment avec ardeur à préserver le couvent des Ursulines, auquel le feu s’était déjà communiqué deux ou trois fois ! Le clergé, l’évêque en tête, était accouru au secours des bonnes religieuses, et ce fut son énergie qui préserva cette précieuse maison vouée à l’éducation du pauvre aussi bien que du riche.

Je demeurai un petit quart d’heure à contempler l’incendie de la maison du juge Monk. C’était le premier que je voyais. Je trouvai les hommes assez bêtes que de jeter par les fenêtres du premier et du second étage, les miroirs, les cabarets chargés de verreries et de précieuses porcelaines. Passe pour les chaises d’acajou et les sofas, pensais-je ; un meublier pourra les remettre sur leurs jambes.

J’étais alors très novice dans la vie ; mais dix ans après cette scène, j’aurais pu dire avec ce matelot, arrivant de l’Inde, quand il voyait quelque action stupide : « J’en ai vu d’autres à Macaï et Macao. »

Toujours avide de nouvelles émotions, je pris ma course vers le couvent des Ursulines, où j’entendais beaucoup de bruit ; mais je ne pus pénétrer dans la cour, dont la porte était obstruée par une bande de commères qui parlaient toutes à la fois. Je leur demandai des nouvelles, et elles me dirent que monseigneur, ayant donné sa bénédiction, le feu était éteint pour la seconde fois. Ça me parut assez drôle, tout de même, que l’évêque eût donné sa bénédiction au feu qui faisait déjà tant de ravages. Peu importe ; j’aime cette naïve confiance. Que nos bons Canadiens conservent toujours la foi vive de leurs ancêtres, source de tant de consolations dans cette vallée d’amertume !

J’étais encore à la même place occupé à écouter ce que disaient ces femmes, lorsque quelqu’un cria : L’église des récollets est en feu !

Je ne fis qu’un saut ; mais lorsque j’arrivai sur les lieux, le toit n’offrait plus déjà qu’une masse de flammes. Le couvent et les bâtisses adjacentes furent, aussi, bien vite réduits en cendre.

Pendant quelques jours, à la suite de ce désastre, on vit errer les pauvres moines près des ruines du monastère, dans lequel ils avaient trouvé un asile contre la tourmente de la vie. Ils se promenaient, tristes et pensifs, près des voûtes où ils avaient espéré que leurs cendres seraient mêlées avec celles de leurs devanciers qui avaient rendu tant de services à la Nouvelle-France.

Un mois après ce sinistre, on voyait à peine trois capuchons dans toute la ville de Québec : les fils de Saint-François, dispersés dans toute la colonie, gagnaient paisiblement leur vie comme les autres citoyens. Ceux des moines qui avaient fait des études, comme le frère Lyonnais, prirent la soutane et furent ordonnés prêtres ; ceux qui avaient une instruction suffisante, dirigèrent des écoles, et les autres s’occupèrent de travaux mécaniques ou d’agriculture. Chose assez extraordinaire ! la langue empoisonnée de la calomnie ne chercha jamais à ternir la réputation de ces hommes vertueux.

J’ai dit en commençant ce chapitre que j’ai toujours aimé les récollets : je me les rappelle d’aussi loin que mes souvenirs peuvent s’étendre ; mais ma mémoire tenace se souvient aussi des moindres objets, entre autres d’une cheminée solitaire, seul reste d’une maison brûlée, ou détruite autrement, qui existait alors dans la paroisse de l’Islet.

— Voilà le bonhomme qui joue du violon, pense le lecteur ; quelle analogie peut-il y avoir entre un récollet et une cheminée solitaire ?

— Doucement, bénévole lecteur, doucement, s’il vous plaît : rien ne presse encore. Je suis fou de la musique, et je n’ai pourtant jamais pu réussir à apprendre le violon, mon instrument favori : vous conviendrez alors, que je dois casser mon archet de désespoir, puisque j’ai atteint l’âge de soixante-et-dix-neuf ans.

Je reviens à mes récollets et à ma cheminée vierge de maison. Il n’importe d’établir lesquels j’ai premièrement connus. Le lecteur, qui, lui, ne joue pas du violon, pourra certainement résoudre ce problème.

Mon père allait dîner un jour au cap Saint-Ignace chez son vieil ami, le seigneur Vincelot ; il me tenait sur ses genoux, ou m’asseyait près de lui dans son cabriolet, une jambe en travers du siège de la voiture pour m’empêcher de tomber, car j’étais alors bien petit. Arrivé sur les coteaux de l’Islet, au sud-ouest de la grande anse, j’aperçus une cheminée semblable à celle que j’ai décrite. Elle me parut démesurément longue ; et elle avait l’air triste dans son isolement.

Accoutumé à voir les cheminées sur les maisons, je demandai à mon père ce que c’était que cette grande machine.

— C’est une cabane de récollet, fit-il.

Comme il faisait un temps magnifique, je pensai qu’un récollet ne devait pas être trop mal à l’aise, à l’abri du soleil dans sa cabane. Lorsque nous retournâmes sur la brune, par une pluie battante, je crus voir, en passant, un objet qui remuait dans la même cheminée, et je m’écriai : — « Ah, papa ! un pauvre récollet dans sa cabane, il va bien souffrir pendant la nuit ! »

— J’en suis fâché, dit mon père : je suppose qu’il n’aura pu trouver à couvert nulle part.

Était-ce une leçon de charité que mon père voulait me donner ? Voulait-il me faire comprendre que sans l’hospitalité des âmes charitables, les pauvres récollets n’auraient eu d’autre abri que les masures qu’ils rencontraient sur leur route ?

La pluie continua toute la nuit ; je fus longtemps sans m’endormir : j’avais le cœur gros en pensant au pauvre moine que j’avais cru voir, dans sa cabane, exposé aux fureurs de la tempête. C’est là l’origine de mon affection pour les fils de Saint-François.

Il est inutile, cher lecteur, de vous casser la tête à résoudre mon problème : je devais connaître les récollets avant leur cabane de l’invention de mon père.

En voilà un goût saugrenu, pense le lecteur, que cet amour pour une bande de grands fainéants qui vivaient des sueurs des colons du Canada ! Je pourrais répondre que les fous sont créés et mis au monde pour les menus plaisirs des sages, qu’une faible minorité d’hommes peu scrupuleux s’engraissent des labeurs de la majorité de leurs concitoyens ; et par d’autres aphorismes surannés ; mais je suis trop sérieux pour m’arrêter à de telles balivernes.

Les récollets étaient chéris et aimés de toute la population canadienne-française. Les abondantes aumônes qu’ils recueillaient, surtout dans les campagnes, en font foi. Les habitants du nord du Saint-Laurent ne se contentaient pas de leur donner à pleines mains, mais transportaient aussi d’une paroisse à l’autre, en se relayant, les produits de leurs quêtes jusqu’à leur couvent même ; et ceux de la rive sud en faisaient autant. Ils les déposaient à la Pointe-Lévis, d’où les canotiers les traversaient gratis jusqu’à la basse-ville de Québec.

Allons ! courage ! pense le lecteur : tout ce que vous dites me confirme dans ma première appréciation du mérite de ces fainéants de moines qui vivaient grassement après leur récolte, et disaient, sans doute, comme l’insensé dont parle l’Écriture-Sainte : « Buvons et mangeons, car nous mourrons demain ! »

Les récollets distribuaient des aumônes abondantes aux pauvres du produit des quêtes qu’ils recevaient des riches. Combien d’opulentes personnes, peuvent, la main sur la conscience, en dire autant du fruit de leurs richesses souvent amassées en pressurant de pauvres débiteurs ?

Les récollets rendaient hospitalité pour hospitalité, non seulement à ceux des riches habitants de la campagne où ils étaient le mieux accueillis, mais aussi à ceux pour lesquels il aurait été onéreux de payer leur gîte dans une auberge. Ils hébergeaient même les chevaux. Combien de citadins riches, après avoir reçu une généreuse hospitalité des campagnards, les évitent, ou leur tournent le dos, quand ils les rencontrent dans les villes !

Les récollets veillaient les malades, non seulement chez les riches où ils étaient certains d’un bon réveillon, mais aussi chez les pauvres auxquels ils apportaient eux-mêmes à souper.

Les récollets ensevelissaient les morts, veillaient et priaient auprès de leur corps et jetaient la dernière poignée de terre sur leur cercueil.

Les récollets faisaient le catéchisme aux petits enfants, et l’école aux enfants des pauvres.

Tout ce qui précède n’a rapport qu’aux frères récollets et non aux pères de cet ordre, dont je n’ai connu qu’un seul, le père de Bérey, leur supérieur, qui recevait du gouvernement anglais un traitement de cinq cents louis équivalant à quinze cents louis de nos jours. Aussi avait-il ses appartements séparés où il recevait ses amis, donnait des dîners aux gouverneurs, voire même au duc de Kent. Je l’ai souvent entendu dire, et l’anecdote suivante semble le confirmer.

Le duc de Kent avait reçu une invitation du révérend père pour midi, heure à laquelle finissait la parade qui avait lieu vis-à-vis le couvent des récollets, sur le terrain même où est maintenant notre petit square avec son jet d’eau. Le père de Bérey qui avait été aumônier d’un régiment, qui avait même été blessé en administrant les mourants sur un champ de bataille, avait des goûts et des allures tant soit peu soldatesques. Il ressemblait un peu à ce brave officier français, qui, dégoûté de l’armée après quelques années de service, avait échangé l’uniforme pour la soutane, et qui, lorsqu’il lui échappait un juron, ne manquait pas d’ajouter, en baissant les yeux : « Comme j’aurais dit lorsque j’étais colonel des dragons. » Je ne prétends pas dire que le père de Bérey en faisait autant, mais seulement qu’il avait des allures et des goûts tant soit peu soldatesques.

Or donc, au jour convenu, voulant recevoir dignement le fils de son souverain, il avait fait disposer un petit parc d’artillerie, vrai chef-d’œuvre de mécanique, qui devait faire feu à midi sonnant, au moment de l’arrivée du Prince et de ses aides de camp. Ces petits canons d’étain ou de plomb, montés sur de jolis affûts, étaient l’œuvre d’un des frères du couvent, et devaient tous tonner à la fois.

Soit que le Prince, qui était un grand martinet, comme disent les anglais, (car il allait souvent pendant l’été, suivant l’expression des soldats de son régiment, faire la bacchanale dans leurs casernes dès trois heures du matin, pour activer les paresseux à grands renforts de coups de cannes), soit que le duc de Kent, dis-je, eût assez discipliné son régiment ce jour-là, ou pour un autre motif, il termina la parade vingt minutes plus tôt que de coutume, et enfila dans le couvent avec ses aides de camp. Le père de Bérey, pris à l’improviste et au désespoir de n’avoir pu faire jouer ses pièces d’artillerie au moment où le Prince faisait son entrée par la grande porte du couvent, le père de Bérey, qui était prompt comme la poudre, s’écria d’un ton assez bourru :

— Monseigneur, on ne surprend que ses ennemis ; je pensais votre seigneurie trop stricte sur la discipline pour abréger une parade, afin de monter à l’improviste à l’assaut d’un paisible couvent ?

Le duc de Kent, après s’être fait expliquer la cause de la mauvaise humeur du fils de Saint-François, ne put s’empêcher d’en rire de bon cœur. Le père de Bérey, qui ne voulait pas s’être mis en frais de galanterie en pure perte, demanda au prince à la fin du dessert la permission de boire à sa santé. Et comme il prononçait ces mots : « Messieurs, à Monseigneur le duc de Kent », une détonation formidable du parc d’artillerie, rapprochée près de la porte du réfectoire, fit vibrer les vitres de l’appartement.

On reprochait au supérieur des récollets d’être par trop courtisan : on oubliait, qu’issu d’une famille noble de France, il se trouvait à sa place dans la société qu’il avait fréquentée depuis son enfance, et que si, dans les salons anglais, son habit de moine et son capuchon lui faisaient prêter le flanc de la raillerie, d’un autre côté ses manières, ses connaissances étendues, son esprit fin, délié et sarcastique, en faisaient un jouteur que personne n’attaquait impunément. Il dînait même aux mess des officiers de l’armée anglaise, où ses saillies, ses bons mots, ses reparties vives, étaient très appréciés.

Une petite anecdote d’un autre membre du clergé catholique, issue d’une famille noble française, peut être cité ici avec assez d’à-propos. L’abbé de Calonne, frère du ministre de l’infortuné Louis XVI, reçut vers l’année 1809 une invitation pour dîner chez le chevalier Craig, alors gouverneur du Canada. Quelqu’un lui fit observer que c’était en carême et qu’il n’y aurait probablement pas de poisson sur la table.

— Si votre gouverneur, dit-il, n’est pas assez bien élevé pour respecter les principes religieux d’un gentilhomme qu’il invite à sa table, je lui donnerai une leçon de savoir-vivre, d’abord en ne mangeant que du pain, et ensuite plus explicite, s’il me demande raison de mon abstinence.

Cette menace fut en pure perte, car tout le premier service de table consista en soupe maigre et en poissons apprêtés à différentes sauces par le cuisinier français du château, M. Petit. Les mets furent tellement appréciés des palais britanniques qu’il ne leur resta plus de place vacante dans l’estomac pour faire honneur au second service composé uniquement de viandes. Plusieurs mêmes déclarèrent qu’ils consentiraient volontiers à être catholique… une fois par semaine, si on servait un tel dîner sur leurs tables.

Je ne puis résister à la tentation de raconter deux des bons mots, entre mille, du père de Bérey, avant de prendre congé de lui. Il était très vieux lors de la captivité de Notre-Saint-Père le Pape Pie VII, et il était bruit que Napoléon voulait obtenir une dispense de sa sainteté pour marier les prêtres du clergé catholique, et même que la chose était déjà décidée. Un mauvais plaisant aborde le vieux père de Bérey dans un cercle nombreux, et lui dit : Bonne nouvelle ! réjouissez-vous, mon révérend père ! Napoléon a obtenu du Pape une dispense de mariage pour tous les prêtres du clergé catholique.

— Tu vois bien, gros sot, dit le vieux moine, que c’est de la moutarde après dîner.

Un prêtre des environs de Québec passait pour avare et peu hospitalier, préférant dîner à la table d’autrui que de recevoir des convives à la sienne. Il venait fréquemment à Québec où il recevait bon accueil partout où il se présentait, et principalement au séminaire, à la cure de Québec, aux Jésuites et au couvent des récollets. Quelqu’un aborde le père de Bérey dans la rue et lui demande s’il a vu M. le curé X. — Oui, dit le moine, il m’a rappelé le lion de l’Écriture : circuit quærens quem devoret.

On a depuis attribué cette réponse satirique à d’autres personnes ; mais pour moi, j’ai été élevé avec cette anecdote du père de Bérey.

Mais revenons à mes bons frères récollets auxquels un plat d’œufs à la tripe que j’ai mangé aujourd’hui me ramène assez naturellement.

Les œufs à la tripe

Ma famille demeurait à la campagne, où il y avait peu de société ; et l’arrivée des frères récollets au manoir de Saint-Jean Port-Joli (ils voyageaient toujours par couples), était considérée, comme une bonne fortune. Soit invitation de la part de mon père, soit que les fils de Saint-François fussent assurés d’un bon souper et d’un bon lit, ils arrivaient toujours vers le soir. Je ne parle du lit que pour mémoire, car ces moines, se couchant tout habillés, devaient avoir peu d’égards pour les draps blancs ; le lit de duvet pouvait seul avoir des attraits pour eux.

Il n’y avait pas de bureaux de poste alors dans nos paroisses d’en bas ; mon père ne recevait la gazette de Nelson, le seul journal qui fût alors publié dans le district de Québec, que quinze jours, trois semaines et quelquefois un mois après sa publication : ce n’était pas toujours des nouvelles fraîches. Ces moines étaient souvent des journaux vivants, plus véridiques que ceux de nos jours.

Le récollet bien accueilli de toute la population, le récollet ami de tout le monde, était une chronique vivante et ambulante de tout ce qui se passait dans la colonie ; aussi était-ce fête chez mon père à l’arrivée de ces moines. Une bouteille de vin vieux apparaissait au dessert, et les frères le déclaraient toujours être bien meilleur que celui qu’ils buvaient dans leur couvent.

Nous étions au mois d’octobre à la nuit tombante, heure à laquelle les enfants gâtés et les petits chats font le plus de vacarme. Je laisse aux naturalistes à en expliquer la raison ; mais fort de mon expérience, ayant élevé une famille de treize enfants, je puis garantir l’authenticité de ma remarque. Quant aux chats, gente carnassière, qui chassent plus la nuit que le jour, comme leurs grands frères les tigres, il est, je suppose, dans leur nature de se préparer d’avance à la lutte, en donnant autant d’élasticité que possible à leurs nerfs. Buffon a oublié de traiter ce sujet dans son chapitre de la race féline.

C’était donc sur la brune que, m’étant sauvé dehors pour éviter une correction maternelle probablement très méritée, je continuai mes maussaderies en faisant des grimaces, à travers les vitres à mon petit frère resté dans la maison. Après un échange, plus ou moins prolongé, de ces aménités fraternelles, je réussis à m’aplatir si bien le nez que mon front et mon menton pressaient fortement la vitre sur laquelle je poussais. C’était, d’ailleurs, un tour de force assez facile pour moi qui avais le nez très flexible ! Mon frère, stimulé par le noble exemple que lui donnait son suzerain, se mit aussitôt à pousser de son côté ; mais comme il avait malheureusement le nez aquilin et dur comme du bois, il ne faisait que peu de progrès dans cette noble joute, quand, faisant un effort furieux, la malheureuse vitre vola en éclat, non pas sans ensanglanter un peu les armes dont se servaient les deux jouteurs.

— Ah, les monstres ! dit ma mère, ils ont cassé une vitre à l’entrée de la nuit ; il n’y en a pas une seule dans la maison ; et nos marchands les plus près demeurent à une lieue et demie d’ici.

Ma mère disait toujours nos marchands, soit par habitude, ayant été élevée dans une ville, soit pour faire honneur à la paroisse de Saint-Jean Port-Joli, qui n’en possédait réellement alors qu’un seul. Ce marchand unique, qui approvisionnait alors largement la paroisse de Saint-Jean Port-Joli de tout ce qu’elle avait besoin, était le respectable M. Verrault, grand-père de M. l’abbé Verrault, principal de l’école normale Jacques-Cartier. Je ne puis m’empêcher de relater une petite anecdote de lui.

C’était un homme de beaucoup d’esprit et à la répartie vive. Un de ces gros saint-épais, comme il s’en trouve partout, soit dit par égard pour ma paroisse, se présente au magasin de M. Verrault, et lui dit : Auriez-vous, M. Verrault, de ces bons peignes fins, là, comme du temps du Français, qui abattaient cinquante, soixante, quatre-vingts, cent vermines d’un seul coup ?

— Oui, mon ami, dit M. Verrault, si elles s’y trouvent.

Je dois observer ici qu’il y a probablement peu de peuples aussi propres que le sont nos Canadiens maintenant : les plus pauvres femmes mêmes lavent leurs planchers tous les samedis, et toute leur famille met du linge blanc au moins une fois par semaine. Je connais des femmes pauvres qui font coucher leurs enfants de jour, le samedi, pour laver leur seule et unique chemise. Il n’en était pas ainsi dans les campagnes, pendant mon enfance ; les habitants, sans avoir besoin du peigne formidable dont je viens de parler, ne se piquaient guère de propreté tant sur leur personne que dans l’intérieur de leurs maisons. Les planchers ne se lavaient alors que deux fois par an, à Pâques et à la fête de la paroisse. Les femmes balayaient, à la vérité, tous les matins, après avoir humecté le plancher à l’aide d’un instrument de fer blanc appelé arrosoir, dont l’eau s’écoulait par un tube d’un quart de pouce de diamètre : ce qui était considéré une ablution suffisante pour six mois.

Mais revenons à notre méfait : mon frère se réfugia sous un canapé, où il soutint un siège glorieux de quelques minutes contre les attaques de ma mère : chose assez facile au délinquant, à l’abri d’une fortification longue de sept pieds. Ma mère, ayant succombé dans le combat, me cria par le carré de fenêtre vierge de sa vitre : — Tu rentreras, tu te coucheras sans souper, et je le dirai à ton père.

Après avoir riposté que ce n’était pas moi qui avais cassé la vitre, que j’avais le nez trop mou, que c’était mon frère, avec son nez aquilin, dont elle était si fière pour son second fils, tandis qu’elle m’appelait nez plat, moi, l’aîné de ses enfants, je commençai à faire de sérieuses réflexions, tout en me promenant dans la cour, sur les menaces de ma mère : 1o Tu rentreras ; c’était parfaitement clair : ça voulait dire tu recevras un tapin ; mais il était plus que probable qu’elle n’y penserait plus quand je rentrerais ; et, dans le cas contraire, n’avais-je pas la ressource de faire le plongeon ou de me réfugier sous le bienheureux canapé. Me voilà donc parfaitement rassuré de ce côté-là. 2o Tu te coucheras sans souper : punition très grave, je l’avoue, pour un enfant d’un appétit vorace, et que l’on appelait en conséquence le chancre, dans la famille. Mais j’étais souvent menacé de cette punition que je n’avais jamais reçue, et je regardais la menace comme peu sérieuse. Il est bien vrai qu’à la suite de quelques grands forfaits, ma mère me disait : va te coucher sans souper ; mais un instant après, ma tante ou une des servantes, portant un cabaret, entrait dans ma chambre en me disant de ne point faire de bruit, crainte que ma mère s’aperçût que je prenais mon repas du soir comme le reste de la famille. Je n’avais pas été longtemps la dupe de ce manège ; et un peu de réflexion m’avait aussi convaincu que ma mère, qui aimait tant à faire manger tout le monde, qui, dès que quelqu’un entrait dans la maison, soit riche ou pauvre, leur offrait de suite à manger, n’aurait jamais eu le cœur de faire coucher un de ses enfants sans souper. Me voilà donc aussi libéré de la seconde punition. Restait la troisième : Je le dirai à ton père. Ah, diable ! voilà ce que je redoutais le plus. Il est vrai que mon père ne m’avait jamais donné un tapin, ce qui ne m’empêchait pas de le craindre comme le feu, même lorsque j’étais homme fait. Comment soutenir, en effet, son regard quand il était courroucé ou qu’il affectait de l’être ? La vue de ces grands yeux noirs, qui lançaient alors des flammes, et que peu d’hommes pouvaient soutenir, m’effrayait tellement que je me serais alors réfugié dans un trou de souris.

Je me promenais de long en large, pensif et affligé, comme Napoléon sur le rocher de Sainte-Hélène, quand j’aperçus tout à coup deux grandes ombres noires qui se dessinaient dans la voie royale, et suivies aussitôt de deux récollets qui entraient dans la cour du manoir. J’étais sauvé ; d’un bond je fus dans la maison, en criant : Maman, les frères récollets ! — Ah ! tant mieux, dit ma mère, nous allons donc avoir la paix et la tranquillité ! Je reprends aussitôt ma course et une minute après, je faisais mon entrée triomphale dans les bras d’un des fils de Saint-François.

— Charmée de vous voir, mes frères, leur dit ma mère ; vous devez être bien fatigués, vous devez avoir froid ; asseyez-vous près du feu, en attendant un petit verre de liqueur aux framboises qu’on va vous apporter pour vous réchauffer. Mon mari va rentrer dans l’instant ; il est à son écurie, veillant lui-même à ce que ses animaux soient bien soignés par nos domestiques, assez négligents d’habitude. Il prétend, comme moi, qu’il ne lui est donné de jouir de la vie que lorsqu’il est certain que tout est confortable à l’entour de lui, bêtes et gens, qu’à l’encontre de beaucoup d’habitants, qui laissent leurs animaux dans les champs, pendant les nuits froides de l’automne, il ne pourrait souper de bon appétit, ni même dormir paisiblement, s’il savait que les siens souffrent du froid. Nous aimons que tout soit heureux autour de nous.

Après ce tribut d’éloges donné à elle-même et à son mari, ma mère disparut pour vaquer aux soins de son ménage, et les récollets s’installèrent aux deux coins de la cheminée où flambait une brassée d’éclats de cèdre odorant. Chacun d’eux prit un des monstres de ma mère sur ses genoux. Elle était maintenant certaine d’avoir la paix, comme elle l’avait prédit. Les deux ennemis hostiles à la tranquillité domestique, savouraient tranquillement les contes et les histoires que les deux moines leur faisaient.

Lorsque ma mère reparut au bout d’une demi-heure environ, elle tenait d’une main un bol et dans l’autre une cuiller d’argent avec laquelle elle battait avec énergie une substance liquide de la plus belle apparence. — Soyez sans inquiétude, mes frères, dit-elle ; quoique ce soit un jour maigre vous n’en aurez pas moins un bon souper. D’abord, ajouta-t-elle en contant sur ses doigts, une soupe blanche au ris, navets, carottes et fines herbes, un pâté de morue sèche à l’huile d’olive, un plat de notre délicieuse truite du lac de Trois-Saumons à la sauce-robert, et pour couronner le souper, devinez.......... un plat d’œufs à la tripe dont je prépare la sauce moi-même, car il n’y a que moi, frère Alexis, qui sache lui donner le degré de perfection que requiert cet excellent plat, ainsi, frère Marc, qu’à la sauce d’une fricassée de poulets.

Ma mère, comme beaucoup de personnes, avait le faible de croire qu’elle faisait tout mieux que les autres, oubliant que c’était à notre mulâtresse Lisette, parfaite cuisinière, qu’elle devait la science culinaire dont elle se piquait.

Une humble satisfaction se manifesta dans les yeux des récollets à l’énumération des trois premiers plats, mais leur visage se rembrunit quand ma mère cita les œufs à la tripe. Ma mère se méprenant sur cette action leur dit : Je vous comprends, mes frères ; vous trouvez que c’est beaucoup trop de mets pour un jour d’abstinence, mais vous faites assez de pénitence dans votre couvent pour vous permettre un bon souper de temps à autres ; et rappelez-vous, ajouta-t-elle en riant, que je suis moi la mère supérieure de ma maison et que vous me devez obéissance sous mon toit.

L’arrivée de mon père fit changer la conversation, et ce fut des questions de sa part à n’en plus finir, jusqu’au moment où on se mit à table pour souper. Les moines avaient fait honneur à la soupe, au pâté et au plat de truite, lorsque le fameux plat d’œufs à la tripe fit son apparition. Les deux récollets se regardèrent d’un air inquiet.

Ma mère, toute jubilante par anticipation des éloges qu’elle attendait de son chef-d’œuvre culinaire, dit au servant de changer les assiettes.

— Avec votre permission, madame, dit frère Marc ; je retournerai vos excellentes truites ; je ne mange pas d’œufs maintenant.

— C’est vrai, dit ma mère, un peu contrariée, il y a des estomacs auxquels les œufs font mal. Mais vous au moins, frère Alexis, vous n’avez pas la même excuse ?

— Bien des pardons, madame, fit celui-ci, je ne puis non plus en manger ; le médecin du couvent me les a interdits pendant un certain temps ainsi qu’à toute notre communauté.

— Mais c’est inouï, dit ma mère, interdire les œufs à toute une communauté de pauvre moines ! Quelle horreur !

— Ah ! madame, c’est toute une histoire bien lamentable, fit frère Alexis.

— Une histoire, dit mon père, ça sera pour le dessert ; et si elle est très-lamentable, nous l’égaierons en buvant un verre de vin de plus.

— Vous savez, sans doute, continua le frère Alexie, que nous faisons deux carêmes.

— Deux carêmes ! s’écria ma mère, vous irez bien en paradis tout droit : nous n’en faisons qu’un seul, et encore mon mari crie comme si on l’écorchait tout vif.

— Ce n’est pas mal s’en tirer, ma chère, fit le seigneur du lieu, en riant aux éclats, de vouloir me faire passer aux yeux des frères pour un catholique récalcitrant, moi qui ne me lasse jamais de manger du poisson, tandis que tu n’aimes que le saumon et le barre frais, qui nous manquent pendant le carême : je ne sais qui se plaint le plus de nous deux.

— Madame, fit le frère Marc, n’en a que plus de mérite, de faire le carême sans aimer le poisson.

Le frère Alexis, après avoir baissé la tête en signe d’approbation, continua : — Comme nous ne mangeons que du poisson salé pendant l’hiver, le poisson frais étant trop cher, il est de règle qu’on nous serve des œufs pendant les quinze derniers jours du carême. Or, pendant le dernier, étant très-fatiguées de nos vivres salés, nous attendions avec hâte les bienheureux œufs. On nous sert, le dimanche, des œufs à la tripe, le lundi une farce d’œufs à l’oseille, le mardi des œufs à la coque, mais aussi durs que ceux dont on se sert pour faire les deux premiers mets. Bref, pendant sept jours, nous ne vîmes sur notre table que des œufs durs comme des pierres. Plusieurs de nous, commençant à en ressentir les inconvénients, il fut convenu que je ferais des représentations au cuisinier à ce sujet. J’aborde donc le frère Ambroise, l’homme le moins accostable de tous les cuisiniers de l’ordre de Saint-François, et je lui représente que nous sommes tous incommodés de ce régime indigeste, le priant, très poliment, de ménager à l’avenir le feu dans la cuisson des œufs destinés à notre table.

— Vous êtes une bande de lâches, ennemis de la pénitence ! fit frère Ambroise. A-t-on jamais entendu, avant ce jour, un fils de Saint-François se plaindre de la nourriture de son couvent ?

— Mais, cher frère, lui dis-je, nous sommes tous si fiévreux, que nous commençons à perdre le sommeil.

— Vous n’en serez que plus éveillés pour chanter matines, dit le frère Ambroise, on ne sera pas obligé de vous secouer pour vous faire trouver les versets que les autres récitent et que vous avez perdus… Après tout, si vous êtes malades, faites miracle.

Je m’en retournai, continua le frère Alexis, avec ces paroles consolantes ; et pendant quatre autres jours les œufs durs à toutes les sauces, ou sans sauces, continuèrent à pleuvoir sur notre table. Nous étions fiévreux comme des pestiférés, nous avions le visage enluminé comme des hommes pris de vin, les yeux brillants comme des escarboucles et le ventre tendu comme des tambours de basques. Force nous fut de nous rendre en corps chez notre supérieur, le père de Bérey, dont nous redoutions beaucoup les sarcasmes, pour lui porter plainte.

— Eh ! bien ! fit le père de Bérey, en nous examinant de son air narquois, qu’y a-t-il ? que me voulez-vous ? vous marchez ployés en double comme si vous sortiez de recevoir la discipline dont vous n’usez pourtant guère, bande de lâches ! Vous vous tenez tous le ventre à deux mains, et vous faites des contorsions comme si vous aviez la colique.

— Il y a, mon révérend père, lui dis-je, parlant au nom de tous, que nous sommes malades, très malades ; le cuisinier ne nous sert sur la table que des œufs durs depuis onze jours, et malgré nos plaintes réitérées, nous n’avons reçu pour toute réponse que de faire miracle.

— En effet, dit le supérieur, vous paraissez tous dans un piteux état ; suivez-moi, et je vais laver la tête à ce grand flandrin d’empoisonneur, qui me sert souvent, à moi, son supérieur, des mets détestables.

— J’apprends de jolies choses, maître paresseux, dit le père de Bérey, en abordant frère Ambroise, on me dit que tu ne nourris les récollets qu’aux œufs durs comme des diamants, depuis onze jours : ça s’accommode très bien avec ta paresse ; tu n’as pas besoin de veiller à leur cuisson : une heure de plus ou de moins ne les gâte guère.

— Faites miracle, mon révérend père, répliqua le cuisinier ; quand les frères ne rapportent de leurs quêtes que des œufs durs, il m’est impossible de les rendre aussi liquides que s’ils sortaient du poulailler.

— Que veut dire cet insolent ? fit le père, avec son ton un peu soldatesque : oh ! oui, on t’en fera des miracles, double sot, des miracles pour un fainéant comme toi ! il en faudrait un fameux pour te donner de l’esprit !

— Mais quand je vous dis, mon révérend père, dit le pauvre Ambroise, que les deux frères qui font la quête aux œufs n’ont apporté que deux quarts d’œufs bouillis et durs comme du fer. Venez, plutôt, voir vous-même.

Après examen de ce qu’il restait des deux quarts d’œufs, nous fûmes convaincus, ajouta le narrateur, qu’ils avaient réellement été bouillis.

— Je m’y perds, dit le supérieur. Que quelques personnes, plutôt que de paraître manquer à la charité, eussent donné aux frères quêteurs quelques œufs bouillis qui leur restaient, cela ne me surprendrait pas, mais que tout le monde se soit donné la main pour en faire une aumône aux récollets, ce n’est certainement pas possible. C’est plutôt toi, paresseux, ajouta le père de Bérey, en s’adressant au frère Ambroise, qui les aura fait bouillir d’avance pour t’exempter de la besogne.

Le pauvre cuisinier protesta en vain de son innocence. Le plus pressé pour le supérieur était de faire soigner ses moines qui étouffaient dans leurs robes ; on fit venir le frater, qui purgeait le couvent, et je ne sais combien il nous fallut avaler de demiards de médecines royales avant de recouvrer la santé. Depuis ce temps-là, la vue des œufs nous donne des nausées.

Je me permettrai une petite digression sur la médecine royale, très en vogue pendant mon enfance ; car je crois que le cœur des fils de Saint-François devait plutôt leur soulever au souvenir de cet exécrable médicament, auquel on donnait le nom pompeux de médecine royale, qu’au souvenir des œufs durs qu’ils avaient mangés. C’était une décoction, autant que je me souviens, de julep, rhubarbe, manne, séné, sel de glauber, dont il fallait avaler un demiard chaud et d’un seul coup. Je n’en ai pris qu’une seule fois, et tout le corps me frisonne encore à ce souvenir après un laps de soixante ans et plus : il est pourtant vrai de dire que je ne la gardai pas longtemps sur l’estomac, car étouffant à la dernière gorgée, je renvoyai toute la médecine royale au visage du vieux frater, qui, assis près de mon lit, m’encourageait en disant d’un ton mielleux et en grassouillant : Prenez, prenez, mon jeune monsieur, c’est très-bénin, très-fortifiant, ne perdez pas une seule goutte de ce précieux breuvage, que j’ai préparé avec le plus grand soin.

Ni prières de ma mère, ni menaces du frater qui voulait m’en faire avaler une autre décoction, quand il eut vidé ses poches de veste et ses bottes du précieux breuvage dont je l’avais submergé, ne purent me décider à en avaler une seule goutte. Tout ce que je puis dire du précieux breuvage, c’est qu’il m’en resta encore assez dans l’estomac pour agir puissamment sur cet organe pendant le reste de la nuit. J’aurais, je crois, rendu l’âme, si j’eusse tout avalé.

Après avoir bien ri de l’avanie faite aux fils de Saint-François, mon père leur demanda le mot de cette énigme inexplicable.

— Nous croyons l’avoir devinée, fit frère Marc : vous savez que les habitants se font un plaisir de transporter dans leurs voitures le produit de nos quêtes d’une paroisse à une autre. Les deux quarts d’œufs furent déposés, le soir, chez un aubergiste de la paroisse de ***, chez lequel pensionnait un étranger qui ne craignait ni Dieu, ni diable : un vrai athée, qui raillait à tout propos les moines qu’il qualifiait de fainéants, s’engraissant des labeurs des pauvres ; et il est à supposer, qu’assisté de quelques mauvais sujets, il passa une partie de la nuit à faire bouillir nos œufs, sans égards pour l’estomac épuisé de ceux qui devaient s’en nourrir à la fin d’un carême rigide.

Le moine, après avoir parlé avec assez d’aigreur, fit chorus à l’hilarité de la famille, ainsi que son confrère.

— Soyez certains, mes pauvres frères, dit ma mère, après s’être levée deux à trois fois de table, pour rire plus à l’aise pendant le récit du récollet, que jamais œuf dur ne sera offert dans ma maison à un fils de Saint-François du couvent de Québec ; et que je vous pardonne, de grand cœur, d’avoir dédaigné un plat auquel ma vanité d’artiste attachait un grand prix.

J’ignore d’où vient le proverbe : « J’aimerais autant être chien de récollet. » S’il est, néanmoins, d’origine canadienne, je crois l’avoir trouvé. Ce n’était pas une sinécure que les fonctions du chien de cette communauté, à Québec. Ce n’est pas qu’il eût beaucoup à se plaindre de rôder jour et nuit dans le verger du couvent, pour effrayer les voleurs, d’aboyer aux espiègles gamins, qui sonnaient cent fois par jour la cloche du parloir, au grand désespoir du pauvre portier : oh ! non ; ce n’était que le devoir d’un chien fidèle et de bonne maison, et il le remplissait sans murmurer ; mais il cumulait avec ces deux fonctions celle de tourner la broche, dans la cuisine, deux fois par jour, souvent par une chaleur de 40 à 50 degrés de Réaumur.

— Comment ? dit le lecteur, en secouant la tête, de l’air de Diderot quand il lisait les Pères de l’Église, un chien tourner la broche ! en voilà une bonne, il fait bon d’avoir longtemps voyagé sur le chemin de la vie pour en conter à la génération actuelle.

Nous avons le poêle à vapeur, invention très moderne à la vérité ; mais n’avions-nous pas, depuis cinquante ans, la cuisinière en fer blanc, dans laquelle cuisaient paisiblement, sans trouble pour le marmiton même, les viandes les plus succulentes ?

J’ai connu dans mon enfance trois espèces de tourne-broches. Un enfant remplissait généralement cet office : assis confortablement près de la cheminée, armé d’un long bâton, percé par un bout, qui servait de manivelle pour faire tourner la longue broche chargée de viandes exposées à la chaleur ardente du feu de la cheminée ; il agitait sans cesse l’instrument qu’il tenait en main, soit en chantant ou en essuyant les sueurs de son front du revers de sa manche d’étoffe qui lui servait d’éponge.

L’instrument qui servait de tourne-broches, chez mon père, se montait comme une horloge. La cuisinière, après avoir exposé ses viandes près du feu, courait au grenier et faisait monter jusqu’au faîte de la maison, en se servant d’une clef faisant partie du mécanisme, un poids de vingt-cinq à trente livres. Lorsque la broche, ou les broches, car il y en avait souvent deux ou trois, arrêtaient, elle prenait de nouveau sa course au grenier pour recommencer la même opération.

Les fils de Saint-François avaient beaucoup simplifié la besogne en établissant tout le mécanisme nécessaire à la cuisson des viandes sur le foyer de la cheminée, et en substituant un chien à un tourne-broches marmiton.

— Mais, dit le lecteur, les chiens de votre temps étaient donc des prodiges d’intelligence ?

Ils n’en avaient pourtant guère plus que l’écureuil sortant de la vie peu civilisée des forêts et que l’on enferme dans une cage ronde de fil de fer, que le gentil animal se dépêche de faire tourner, tourner, pour en sortir au plus vite, quoiqu’il ne soit pas plus avancé à la fin de la journée que le matin, croyant, néanmoins, avoir fait beaucoup de chemin. Comprenez-vous maintenant ? On enfermait le chien dans un rouleau semblable : le chien n’avait pas comme l’écureuil un lieu de retraite pour se reposer, il lui fallait courir sans cesse stimulé par la chaleur, par l’odeur des viandes et par l’espoir de la liberté. La langue finissait par lui pendre de la longueur d’un demi-pied hors de la gueule ; n’importe, point de compassion pour la pauvre bête : — tourne, capuchon, (nom obligé d’un chien de Récollet) tourne, mon gars ; tu auras ton dîner quand tu l’auras gagné et de l’eau à discrétion.

Mais capuchon avait souvent la finesse de s’évader vers l’heure où sa présence aurait été la plus requise, soit en passant entre les jambes du portier, quand il ouvrait la porte du couvent, ou par la négligence du jardinier. Il s’agissait alors de lui trouver un substitut ; la chose n’était pas si difficile que l’on serait porté à le croire. Un chien de grosseur convenable passait-il dans la rue, on l’affriandait avec un morceau de viande, et une fois dans les limites du couvent, un bras nerveux l’empoignait par-dessus le cou, le poussait dans la cage et fermait le crochet. Le nouveau conscrit faisait des efforts désespérés pour respirer l’air pur de la liberté. Le frère Ambroise criait en se pâmant d’aise : « Hardiment, bourgeois ! tu fais des merveilles ! tu auras un bon morceau de rôti pour récompense ! » C’était aussi quelquefois un petit garçon, passant avec son chien, qui consentait à le prêter pendant une couple d’heures moyennant des fruits ou une beurrée de confitures.

Les récollets prisaient beaucoup les chiens d’autrui, mais ceux-ci ne les aimaient guère, si l’on en peut juger par les écarts, les longs détours, que la plupart faisaient en passant vis-à-vis du couvent qu’ils regardaient d’un air inquiet, ou en aboyant avec fureur, s’ils apercevaient un capuchon : à ces signes on pouvait dire, sans se tromper, qu’ils avaient tourné la broche des bons frères.

Avant de clore ce chapitre sur les récollets, je crois devoir rapporter une anecdote d’un de ces moines, mort il y a environ vingt ans. Quoique retournés à la vie des laïques après l’incendie de leur couvent, ils ne laissaient pas d’en suivre les règles autant que le permettait leur nouvelles position. Par une des règles de leur ordre, tout fils de Saint-François devait mourir dans son cercueil. Le récollet auquel nous faisons allusion, voyant approcher l’heure fatale, se fit déposer dans le sien pour y faire, sans doute, de sérieuses réflexions sur le néant de la vie. Laissons parler son infirmier, espèce d’original sans esprit en apparence, mais qui ne laissait pas d’amuser par le côté comique de ses histoires.

— Ça me fit de la peine, quand même, nous disait-il, de voir ce pauvre récollet si aimable, si gai encore la veille, étendu de tout son long dans cette triste boîte dont il ne devait plus sortir ; de le voir les mains jointes sur la poitrine comme s’il eut été déjà mort. Il me vint une bonne idée. Le saint frère, sans en faire mauvais usage, aimait un petit coup de temps en temps, il était vieux, et il nous disait que ça lui réchauffait le cœur. Essayons toujours, pensais-je, si mon remède le fera sortir de sa boîte. Je prends une bouteille d’esprit de rhum de jean-marie (Jamaïque), j’en verse à moitié d’un tumbler (gobelet), je le remplie d’eau bouillante, je sucre et muscade fortement la dose pour déguiser la force du rum et je le présente au pauvre moine en lui disant : avalez cette bonne médecine que le docteur m’a chargé de vous faire prendre. Cinq minutes étaient à peine écoulées que le pauvre récollet, sorti de son cercueil, dansait sur le plancher en disant qu’il était guéri. Je n’ai jamais vu récollet en si belle humeur ; mais, hélas ! il lui fallut le lendemain rentrer dans son cercueil, dans lequel il resta deux jours vivant, et dont il ne sortira qu’au jugement dernier.