Mémoires (De Gaspé)/4

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G. E. Desbarats (p. 85-107).


CHAPITRE QUATRIÈME


Nous entendions le sifflet du maître qui commandait la manœuvre, et les cris des matelotsqui criaient : « vive Le Roi ! » Car c’est le cri des Français dans les dangers extrêmes, ainsi que dans les grandes joies ; comme si dans les dangers ils appelaient leur prince à leur secours, où comme s’ils voulaient témoigner alors qu’ils sont prêts à périr pour lui.
Bernardin de Saint-Pierre


Les Canadiens conservèrent, longtemps après la conquête, un souvenir d’affection pour leurs anciens princes français. Lorsque mon père recevait son journal à la campagne, les vieux habitants lui demandaient des nouvelles du Roi de France, de la Reine et de leurs enfants. Pendant la révolution, la main du bourreau avait frappé cette malheureuse famille : mon père, et surtout ma mère, leur avaient souvent fait le récit de leur supplice, des souffrances du jeune Dauphin, sous la verge de fer de l’infâme Simon ; et, chaque fois, tous les habitants secouaient la tête en disant que tout cela était un conte inventé par l’Anglais.

C’est une chose assez remarquable que je n’aie jamais entendu un homme du peuple accuser Louis XV des désastres des Canadiens, par suite de l’abandon de la colonie à ses propres ressources. Si quelqu’un jetait le blâme sur le monarque : bah ! bah ! ripostait Jean-Baptiste, c’est la Pompadour qui a vendu le pays à l’Anglais ! Et ils se répandaient en reproches contre elle.

C’était en l’année 1793 : je n’avais que sept ans, mais une circonstance que je vais rapporter me rappelle que nous étions en hiver, et la scène qui eut lieu m’est aussi présente à l’esprit que si elle s’était passée ce matin. Ma mère, et ma tante, sa sœur Marie Louise de Lanaudière, causaient assises près d’une table. Mon père venait de recevoir son journal, et elles l’interrogeaient des yeux avec anxiété, car il n’arrivait depuis longtemps que de bien tristes nouvelles de la France. Mon père bondit tout à coup sur sa chaise, ses grands yeux noirs lancèrent des flammes, une affreuse pâleur se répandit sur son visage, d’ordinaire si coloré, il se prit la tête à deux mains, en s’écriant : Ah ! les infâmes ! Ils ont guillotiné leur Roi !

Ma mère et sa sœur éclatèrent en sanglots ; et je voyais leurs larmes fondre l’épais frimas des vitres des deux fenêtres où elles restèrent longtemps la tête appuyée. Dès ce jour, je compris les horreurs de la révolution française.

À cette nouvelle, un sentiment de profonde tristesse s’empara de toutes les âmes sensibles du Bas-Canada ; et à l’exception de quelques démocrates quand même, la douleur fut générale.

Quelques mois après cette catastrophe, il y avait nombreuse compagnie chez mon père, à Saint-Jean Port-Joli ; parmi les convives admis à sa table étaient trois prêtres : messieurs Péras, notre curé, Verrault, curé de Saint-Roch, et Panet, curé de l’Islet. Ce dernier était oncle de l’Honorable Louis Panet, aujourd’hui, membre du Conseil Législatif, et frère du grand patriote qui a été pendant plusieurs années orateur de notre Parlement Provincial. Ces messieurs parlèrent beaucoup politique au dessert, ce qui était de l’hébreu pour moi. Lorsqu’ils déplorèrent la mort cruelle et prématurée du Prince vertueux que les Français avaient guillotiné, je commençai à comprendre.

— Et dire, fit monsieur Panet, qu’il y avait quarante mille prêtres en France !

— Qu’auraient-ils pu faire ? dit monsieur Péras.

— Ce qu’ils auraient pu faire ! répliqua monsieur Panet avec vivacité et en ouvrant la partie de sa soutane à l’endroit du cœur, couvrir le Roi de leur corps et mourir à ses pieds ! C’était là leur place au lieu d’émigrer comme ils ont fait.

Mon père, naturellement assez vindicatif, battait en froid depuis quelques années avec le curé de l’Islet, par suite d’un petit démêlé qu’ils avaient eu ensemble ; mais il se réconcilia alors cordialement avec lui. Il répétait trente ans après ces sublimes paroles.

Je n’ai jamais pu me rendre compte, malgré ma longue expérience des hommes et de leur nature perverse, comment un peuple aussi loyal que le peuple français ait pu assassiner ce bon et vertueux Prince, comment une nation aussi chevaleresque a eu la lâcheté de frapper ces nobles têtes de femmes, qu’elles portèrent avec tant de dignité, avec un héroïsme si sublime sur l’échafaud !

Quel grand et touchant spectacle que celui de cette belle Reine, qui ne ploya la tête que sous le glaive du bourreau, après avoir écrasé de son mépris, debout, sur la charrette des condamnés, les lâches qui l’accompagnaient au lieu du supplice ! Mais non ; la masse de la nation française n’était pas solidaire de ces infamies !

Monsieur de Belêtre, gentilhomme canadien, était à Paris le jour même de l’exécution de Louis XVI. Connaissant les sentiments de l’hôte chez lequel il pensionnait, il fut surpris de le voir prêt à sortir le matin avec la cocarde tricolore, et lui dit : Où allez-vous, mon ami ?

— Je me rends, répondit-il, à la place de la guillotine, pour conserver ma tête, celle de ma femme, de mes enfants et la vôtre, monsieur.

Monsieur de Belêtre, de retour en Canada, racontait que lorsque cet homme rentra chez lui, il se jeta dans les bras de sa femme, et s’écria au milieu de ses sanglots : J’ai eu la douleur de voir tomber à mes pieds la tête du Roi !

Je conseille à ceux qui vont à la Rivière-du-Loup, en bas, de rendre visite à monsieur Louis, vétéran de l’armée française, décoré de la médaille de Sainte-Hélène, et ils m’en remercieront. Notre ami, monsieur Louis (il est l’ami de tous ceux qui le connaissent), est un beau vieillard, au visage rose, aux manières simples, à la parole douce et facile, qui vous raconte avec ingénuité, en s’effaçant toujours lui-même, les événements dont il a été témoin. Ce Nestor de l’armée française, grâce à l’obligeance d’un sacristain ami de son père, a vu Louis XVI et sa famille assister à une messe basse dans une chapelle dont j’ai oublié le nom. Il a entendu tonner le canon, lors de la prise de la Bastille, de la ferme de son père, située à deux lieues de Paris. — Et tous les honnêtes gens, dit-il, frissonnaient de douleur au récit et à l’aspect des horreurs que l’on commettait en France ! Mais la population entière était frappée de stupeur, on n’osait souffler mot.

Monsieur Louis[1] a fait la première campagne d’Italie, sous le grand Napoléon, et n’a déposé les armes qu’après le désastre de Waterloo. Il servait alors dans la division du général Grouchy, et il fait de pénibles efforts pour disculper son chef de ne s’être pas rendu sur ce champ de bataille si funeste à la France.

— Les chemins, dit-il, étaient si affreux, que les Prussiens avaient abandonné leur artillerie et leur gros bagage ; et Grouchy dut croire que Blücher ne pourrait se rendre sur le champ de bataille avant la nuit.

Il n’est pas surprenant que les anciens Canadiens, avant la révolution de 89, conservassent leurs liens d’affection pour la France : leurs relations avec leurs anciens compatriotes n’avaient guère été interrompues depuis la conquête. Plusieurs gentilshommes canadiens, messieurs de Salaberry, de Saint-Luc, de Léry, Baby, de Saint-Ours, mes deux oncles de Lanaudière et autres, parlaient avec enthousiasme de la France, des merveilles de la cour, de la bonté du Roi, de la beauté de la Reine et de l’affabilité de toute la famille royale. Monsieur de Salaberry avait vu le Dauphin au jardin des Tuileries, dans les bras d’une femme d’honneur, lors de l’ascension d’un ballon que lancèrent les frères Montgolfier. — Cet aimable et bel enfant, disait-il, élevait ses deux petites mains vers le ciel, où il devait bien vite s’envoler après d’affreuses tortures ! Et chacun s’attendrissait sur ces grandes infortunes royales en maudissant leurs bourreaux.

Monsieur Louis René Chaussegros de Léry appartenait aux gardes du corps de Louis XVI ; étant en semestre, il eut le bonheur d’échapper au massacre du 10 d’août. De retour au Canada, il chantait une complainte empreinte de sensibilité, qui faisait verser des larmes à ceux qui l’entendaient. Étant bien jeune alors, je ne me la rappelle que bien imparfaitement, mais je crois devoir la donner d’après mes souvenirs, laissant aux poètes le soin d’en rétablir le texte, s’ils ne sont pas satisfaits du mien. La femme du Gouverneur, lady Milnes, le pria de la chanter à un dîner, au château Saint-Louis ; mais éclatant en sanglots après le premier couplet, elle laissa la table ; puis revenant à l’expiration d’une dizaine de minutes, elle pria monsieur de Léry de continuer.

Voici cette complainte que les circonstances faisaient peut-être apprécier plus qu’elle ne mérite. Mais il faut dire aussi que l’air, empreint de tristesse, contribuait beaucoup à émouvoir les cœurs sensibles.

Un troubadour Béarnois,[2]
Les yeux inondés de larmes,
À ses montagnards chantait
Ce refrain source d’alarmes :
Le petit-fils de Henri
Est prisonnier dans Paris !

Il a vu couler le sang
De cette garde fidèle
Qui vient d’offrir en mourant
Aux François un vrai modèle,
En combattant pour Louis
Le petit-fils de Henri.

Ce dauphin, ce fils chéri,
Qui faisait notre espérance !
De pleurs sera donc nourri !
Le berceau qu’on donne en France
Au petit-fils de Henri
Sont les prisons de Paris !

Au pied de ce monument
Où le bon Henri respire
Pourquoi l’airain foudroyant ?
On veut donc qu’Henri conspire
Lui-même contre ses fils
Les prisonniers de Paris !

François ! trop ingrats François !
Rendez Louis et sa compagne :
C’est le bien des Béarnois,
C’est le fils de la montagne :
Le prisonnier de Paris
Est toujours le fils d’Henri.

Avant de relater les petites anecdotes que mes deux oncles racontaient à leur retour de France, je crois devoir rapporter une note sur l’un d’eux, l’Honorable Charles de Lanaudière, mort à Québec pendant l’automne de l’année 1811. Je dois cette note à l’obligeance du savant abbé Ferland que la mort a enlevé trop tôt aux lettres canadiennes.

Monsieur Ferland, pour des raisons à lui connues, a toujours refusé de me nommer l’auteur de cette lettre.

Londres, du 5 septembre, 1786.

« Monsieur de La N*** dont je vous envois un billet qu’il m’a écrit ce matin, m’est connu depuis vingt ans. J’ai été lié avec lui à Paris en 1766, quand il était aide-major du régiment de la Sarre ; il y était entré quand ce régiment était au Canada, où il est né !

« Étant retourné dans sa patrie, il y a épousé la fille de M. de Saint-Luc, et s’est établi à Montréal.....................................
...............................................................
« C’est M. de L*** qui dans un moment décisif, celui de l’arrivée des Américains commandés par Arnold, enleva le général Carleton de Montréal, et l’escorta avec trois cents Canadiens jusques dans Québec. À cette époque le général le fit son aide de camp ; il y avait alors une place dans le département civil qui lui rendait entre 5 à 600 livres sterling par année. Pour récompense de cette action importante M. de La N――― s’est trouvé dépossédé de sa place par le « bill de réduction des places qu’a fait passer M. Bourk, (sic) dans l’une des courtes administrations dont il a été membre. »[3]

« Monsieur le marquis de Lévis connaît M. de L***.

« Madame la duchesse de Mortemart le voit beaucoup quand elle est à sa terre de Manneville en Normandie, et qu’il est chez M. de Boishébert, son oncle, qui demeure au château de Rastot. M. de Montet qui demeure à Bois-le-Clerc est son parent. M. le comte de Maleuvrier, ministre à Cologne, est son parent. »

Fort d’un renseignement fourni par une autorité aussi respectable que celle de Monsieur l’abbé Ferland, je m’étendrai plus au long que je ne l’aurais fait sur la vie de mon oncle mort dans mes bras, en l’année 1811.

Le brave soldat est toujours modeste : je savais qu’il avait été blessé à l’âge de seize ans, étant aide-major du régiment de la Sarre, à la bataille du 28 avril 1760, et que son corps sanglant avait été transporté à l’Hôpital-Général où un grand nombre de blessés tant français qu’anglais reçurent les soins les plus charitables. Deux vieilles religieuses, la mère Saint-Alexis, ma tante, et la mère Sainte-Catherine, ma cousine, m’avaient souvent dit à cette occasion : Cet imparfait enfant gâté de Lanaudière, nous donnait à lui seul plus de trouble pendant sa maladie que tous les blessés qui encombraient notre hospice.

Le cher oncle, se trouvant en famille, usait librement du privilège de tourmenter ses garde-malades, à ce qu’il paraît.

J’ai souvent parcouru avec lui le champ de bataille témoin de notre dernière victoire avant la conquête ; et chose étrange, il ne m’a jamais rien dit du glorieux rôle qu’il y avait joué à l’âge de seize ans. Combien de renseignements utiles à la génération actuelle aurais-je obtenu de ces hommes des anciens temps, si j’eusse été plus versé dans l’histoire de mon pays ! Mais, il est vrai de dire qu’alors on ne se parlait que dans le tuyau de l’oreille, crainte de passer pour des French and bad subjects. (Français et sujets déloyaux).

Je passais cependant un jour avec mon oncle Baby près du moulin de Dumont, lorsqu’il arrêta la voiture et me dit :

— Tu vois ce ruisseau qui descend vers le nord ; et bien, là, pendant la bataille de 1760, sur ces plaines, était couché Monsieur de LaRonde, brave officier blessé à mort : nous opérions un mouvement de retraite au pas accéléré, criblés par la mitraille anglaise, et sabrés d’importance par les montagnards écossais, lorsque passant près de cet officier, il me dit : À boire ! mon cher petit Monsieur, je vous en prie. Je feignis de ne pas l’entendre, l’ennemi faisait un feu d’enfer sur nous, et si j’eusse arrêté pour lui donner à boire, il est probable qu’un instant après j’aurais moi-même requis le même service de mes camarades.

— C’était la seconde fois que nous étions expulsés de cette position importante, ajouta mon oncle Baby, mais nous reformâmes de nouveau nos rangs derrière un bocage, dont tu vois encore quelques restes, et abordant pour la troisième fois la position à la baïonnette, nous culbutâmes l’ennemi, et nous n’abandonnâmes ensuite le moulin que pour poursuivre les Anglais en déroute, et les empêcher de rentrer dans la ville en les culbutant dans la rivière Saint-Charles. Ce fut une grande maladresse, car les portes de la ville restèrent ouvertes pendant au moins deux heures ; et nous aurions pu y rentrer pêle-mêle avec l’ennemi. Plusieurs Canadiens présents à cette bataille m’ont aussi attesté ce fait.

Je racontais l’épisode de Monsieur de LaRonde à mon oncle de Lanaudière, lorsqu’il me dit, (et c’est la seule fois qu’il ait fait allusion à la bataille de 1760) : En effet, notre pauvre cousin de LaRonde fut blessé à mort près du moulin de Dumont, en prononçant à ce que l’on a prétendu, ces paroles qu’il avait souvent à la bouche même au milieu du carnage : « ah ! que les hommes sont insensés ! » C’était un homme doux et sensible, mais d’une bravoure à toute épreuve, et que l’honneur seul conduisait au combat.

Mon oncle de Lanaudière, comme je l’ai déjà dit, ne faisait jamais allusion à sa carrière militaire ; je savais qu’il avait fait la guerre sur le continent où il avait été blessé de nouveau assez grièvement. Aussi un jour qu’il était d’excellente humeur, je lui fis quelques questions sur ses campagnes.

— J’ai fait, dit-il, en riant, des exploits bien glorieux en France contre messieurs les contrebandiers ! On employait toujours les jeunes officiers pour ce service honorable. Aussi était-il convenu entre nous que lorsque nous les savions embusqués d’un côté, nous passions par l’autre. Nous n’étions guère disposés à nous faire échiner, sans gloire aucune, pour l’amour et au bénéfice de messieurs les fermiers généraux, qui étaient d’aussi grands coquins que les brigands qu’on nous ordonnait de combattre.

On a toujours attribué au roi George III une mémoire prodigieuse des hommes. Il lui suffisait, disait-on, de voir une personne une seule fois (et les souverains en voient un grand nombre), pour se la rappeler pendant le reste de sa vie. L’anecdote suivante semble le confirmer.

Monsieur Charles de Lanaudière, étant encore au service de la France, avait accompagné son oncle, le comte de Boishébert, chargé d’une mission diplomatique à la cour d’Angleterre, et fut présenté au roi George III. Quinze ans après cette première entrevue avec le souverain de la Grande-Bretagne, il lui fut présenté de nouveau, mais alors comme sujet britannique. Le roi le reconnut aussitôt, et lui dit en se servant de la langue française :

— Vous m’avez été introduit jadis comme sujet français, mais je suis heureux que vous le soyez aujourd’hui comme un de mes sujets.

Puis il ajouta, en se servant de l’idiome anglais : « but I forget that you speak English fluently », (j’oubliais que vous parlez l’anglais avec aisance) et il continua la conversation dans cette langue.

En effet, mon oncle ayant demeuré longtemps en Angleterre, après la conquête, était celui des anciens Canadiens que j’ai connus qui parlaient le mieux la langue anglaise. Nous l’appelions notre oncle l’Anglais, car, tandis que les messieurs de son âge avaient conservé les manières de leurs ancêtres français, il avait adopté les manières plus froides, moins démonstratives des vrais gentilshommes anglais, lesquelles, à la vérité, différaient peu alors de celles des gentilshommes français.

Le sang écossais coulait dans les veines de M. Charles de Lanaudière : son grand-père, le compte de Boishébert, le dernier gouverneur français de Louisbourg, avait épousé une Ramsay ; de là sa parenté avec la famille de Saint-Ours. Il était le seul enfant d’un premier mariage de mon grand-père avec une demoiselle de Boishébert. La société qu’il avait fréquentée en France et en Angleterre lui avait causé des dépenses énormes. Aussi son père disait-il : Si je mettais mon fils dans une balance et dans une autre l’or qu’il m’a coûté avant de recevoir sa légitime, il l’emporterait de beaucoup.

Ce n’était pas, en effet, dans la société du duc d’Orléans (l’Égalité) et dans celle du prince de Galles, depuis George IV, que mon cher oncle pouvait faire des épargnes : il se consolait de la perte d’une partie de sa fortune en disant : J’ai fait bien des folies pendant ma jeunesse, mais toujours en bonne compagnie.

À l’âge de soixante-et-dix ans, lors de sa mort tragique, M. de Lanaudière était encore plein de vigueur et montait encore à cheval avec autant d’aisance qu’un jeune homme. Invité à dîner à Notre-Dame de Foie, chez un M. Ritchie, il offrit une place dans son gig à son ami George Brown, dont le fils, colonel dans l’armée anglaise, a joué ensuite un certain rôle dans le procès de la reine Caroline, femme de George IV. Un jeune groom suivait la voiture à cheval.

Le docteur Buchanan, ami de M. de Lanaudière, lui fit observer pendant le repas qu’il mangeait du poisson à moitié cuit, ce qui est très indigeste.

— Bah ! fit-il, j’ai bien faim, je n’ai jamais eu d’indigestion de ma vie, et je ne commencerai certainement pas à en avoir une à mon âge.

Lorsqu’ils se retirèrent vers minuit M. de Lanaudière dit à son domestique de reconduire Monsieur Brown chez lui, tandis qu’il retournerait à cheval : — La nuit est si belle, fit-il, que ça sera une promenade bien agréable pour moi. Le jeune domestique de retour à domicile, détela le cheval, et rentra dans la maison pour attendre son maître, mais s’endormit malheureusement.

Entre cinq à six heures du matin un domestique du Lord Bishop Jacob Mountain,[4] se rendant à une ferme de son maître, aperçut un cheval qui paissait paisiblement près du corps inanimé d’un homme couvert de frimats. Car par une fatalité cruelle, quoiqu’on ne fut qu’au commencement de septembre, il avait fait une forte gelée pendant la nuit. Grande fut la surprise de cet homme en reconnaissant dans ce lieu et à cette heure, M. de Lanaudière.

C’était pourtant lui-même qui gisait inanimé sur le même champ de bataille où il avait combattu un demi-siècle auparavant : au même lieu, peut-être, d’où l’on releva alors son corps sanglant pour le transporter à l’hospice de l’Hôpital-Général.

Cet homme, voyant qu’il donnait encore quelque signe de vie, s’empressa de dénouer sa cravate ; et Monsieur de Lanaudière, après plusieurs efforts, vomit abondamment. Il reprit aussitôt sa connaissance, et reconnaissant le domestique, il lui dit : John you give me life ! (John vous me rappelez à la vie).

Il survécut trois semaines à cet accident, mais parla bien peu. Il fit venir à son chevet le jeune domestique dont j’ai parlé, et lui dit :

— Pourquoi m’as-tu abandonné ? Je n’aurais pas été si cruel envers toi.

Mon oncle était très sobre quoique vivant à une époque où l’on se livrait beaucoup au plaisir de la table ; et il répéta plusieurs fois avec amertume :

— Moi, un de Lanaudière ! être ramassé sur les plaines, comme un ivrogne après une nuit de débauche !

Les médecins furent d’opinion que telle était la force de son tempérament, qu’il aurait recouvré la santé après avoir rejeté les vivres indigestes qui l’étouffaient, sans le froid intense auquel il avait été exposé pendant près de six heures.

Un mot maintenant sur son frère Charles Gaspard de Lanaudière, issu du second mariage de mon grand-père avec la fille du Baron de Longueuil, pour consigner quelques-unes de ses impressions de voyages. Son frère aîné l’avait mis à l’école à Londres ; et ce fût pendant ses vacances qu’il lui fit voir le pays de ses ancêtres.

Il y avait nombreuse compagnie le soir, lorsqu’ils firent leur entrée au salon de mon grand-oncle, le Baron de Germain. Son frère aîné lui dit : Cherche maintenant ta tante. L’enfant promena ses regards sur le cercle des dames assises à l’entour de la chambre, et se dirigeant sans hésiter vers madame la baronne de Germain, il lui dit : Vous êtes ma tante. Il l’avait reconnue à la ressemblance qu’elle avait avec sa mère.

On entoura le petit Anglais, comme les dames françaises le proclamèrent à cause de son costume qu’elles admirèrent beaucoup, et qui contrastait avec celui des enfants français. En effet les derniers étaient vêtus comme de petits marquis : habit traînant sur les talons, culottes courtes avec boucles au-dessous du genou, bas de soie, souliers avec larges boucles d’or ou d’argent, queue énorme entourée de ruban, et cheveux poudrés.

Le costume du petit Anglais, au contraire était semblable à celui des matelots de la marine royale britannique : gilet, veste et pantalon bleus, bas de coton blanc, escarpins noués sur le coup de pied, avec un ruban noir, chemise ouverte au col à la Byron, et cheveux ras sans poudre. C’était probablement le premier enfant vêtu à l’anglaise que ces dames voyaient, car elles s’écrièrent :

— Voilà comme nos enfants français devraient être vêtus ! Voyez comme il est à l’aise dans ses habits et libre de tous ses mouvements, tandis que nos enfants semblent empesés comme les coiffes des bourgeoises du faubourg Saint-Denis !

Cette petite peinture de mœurs est tout ce que je me rappelle du premier voyage de mon oncle Gaspard de Lanaudière, en France.

Grand fut sa surprise, pendant un second voyage qu’il fit, quelques années après, dans les provinces de France, à l’aspect des bergers et des bergères, si différents de ceux qu’il avait vus sur les théâtres de Paris : — Impossible de se figurer, disait-il, des êtres plus dégoûtants ! Et quant aux bergères, ajoutait-il, en jurant un peu en famille, s’il n’y avait qu’elles et moi dans le monde, le monde finirait bien vite !

Une petite scène caractéristique des mœurs anglaises, et je clos la notice sur mon cher oncle Gaspard. Il était, un soir, au théâtre de Convent Garden, je crois. La reine Charlotte, femme de George III, entre dans sa loge et fait une révérence que le souverain peuple ne trouva pas apparemment assez profonde, car on cria du parterre et surtout des galeries : « lower Charlotte ! » (plus bas Charlotte !) La Reine s’exécuta alors d’assez mauvaise grâce, en faisant, à l’aide de sa jambe boiteuse, un plongeon jusqu’à terre. Et le galant peuple anglais, en retour de cette courtoisie royale, d’éclater en un tonnerre d’applaudissements à faire écrouler le vaste édifice !

Après avoir parlé au commencement de ce chapitre de l’Honorable Louis-René Chaussegros de Léry, échappé par son heureuse étoile au massacre des gardes du corps de Louis XVI, il me semble qu’une courte notice sur lui et sur ses quatre frères, tous Canadiens de naissance, sera bien accueillie. Un seul, l’Honorable Charles-Étienne Chaussegros de Léry, n’a pas servi sur le continent, et lui et son frère, l’ancien garde du corps de Louis XVI, sont morts sur le sol natal, après avoir servi avec honneur pendant la dernière guerre américaine, et occupé des postes importants dans cette colonie.

Il ne s’agit que d’ouvrir l’histoire de France pour connaître la carrière brillante du général de génie, le vicomte François-Joseph Chaussegros de Léry, qui a assisté à soixante-et-dix batailles, combats et sièges mémorables : les éloges que le grand Napoléon lui donna à Sainte-Hélène témoignent assez combien il appréciait les brillantes qualités de ce général d’origine canadienne.

Je ne puis taire une coïncidence assez remarquable dans la carrière de cet homme célèbre : c’est qu’il fut appelé à démolir, à Toulon, une partie des ouvrages fortifiés par son bisaïeul, Gaspard Chaussegros de Léry, ingénieur en chef de cette place, en 1681, sous Louis XIV.

Que ceux de nos compatriotes qui visiteront le pays de leurs aïeux, s’arrêtent devant l’arc de triomphe de l’Étoile, qu’ils élèvent leurs regards sur la partie du côté ouest de ce monument, consacré aux guerriers les plus célèbres de la République et de l’Empire, et ils y liront avec orgueil le nom d’un Canadien-français, le général vicomte de Léry.

Après avoir disposé sommairement du général républicain, je dois m’occuper aussi de son frère Gaspard-Roch-George Chaussegros de Léry, resté fidèle jusqu’à la mort à la cause royale. Il était lieutenant du génie lorsqu’il fit les campagnes de 1793 à 1797, sous les ordres du prince de Condé. Et par une autre coïncidence, les deux frères nés canadiens-français, éduqués à Québec, et servant chacun dans la même armée, le génie, se rencontraient sur les bords du Rhin sous des drapeaux ennemis.

Le cadre de cet ouvrage ne me permet pas de suivre M. George de Léry dans sa carrière militaire, mais je ne puis taire, pour édifier ceux qui se sont plu à accuser la noblesse canadienne de manque d’éducation, que ce Canadien-français, ayant émigré en Russie, lorsqu’il lui fallut déposer une épée devenue inutile à la cause royale de France, fut nommé précepteur et gouverneur de deux princes impériaux de Russie. Il fit l’éducation de ces princes, avec lesquels il parcourut presque toutes les cours d’Europe, où il reçut des marques d’estime de la plupart des souverains. J’en ai la preuve dans les lettres et correspondances que j’ai encore en ma possession, et qui sont trop nombreuses pour être citées ici.

On me pardonnera de clore ce chapitre par une anecdote que mon oncle l’honorable François Baby, dont j’ai déjà parlé, me racontait autrefois.

Un jeune homme arrivant de France peu d’années après la conquête, ouvrit à Québec une boutique de perruquier, et comme il se montra très habile dans son art, il devint bien vite le coiffeur à la mode. Après un séjour de quatre à cinq ans dans cette colonie, il disparut tout à coup avec une jeune femme qu’il avait épousée. Monsieur Baby était à Paris environ une année après sa disparition, lorsqu’on lui annonça la visite d’un monsieur qui l’attendait dans un salon de l’hôtel où il logeait. Quelle fut sa surprise de se trouver en présence d’un gentilhomme aux manières élégantes, qu’il reconnut pourtant pour son ci-devant coiffeur ; aussi comme il craignit de le blesser dans son amour propre, il l’accueillit avec toute la politesse cérémonieuse qu’il aurait fait à un inconnu.

— Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, Monsieur Baby, dit le visiteur ?

— Mais non ; dit Monsieur Baby : j’ai pourtant vu quelqu’un qui vous ressemblait.

— Eh bien ! ce quelqu’un qui me ressemblait, fit le jeune homme, était votre ci-devant barbier.

— Puisque vous le dites, Monsieur, je dois vous croire.

Il donna ensuite le mot de l’énigme.

— Je suis, dit-il, le chevalier B*** ; j’eus un petit démêlé, il y a six ans, avec mon père : il voulait me faire épouser une très noble et riche héritière sans doute, mais laide et vieille. Et comme j’ai une aversion très prononcée pour les riches héritières quand elles sont vieilles et laides, je préférai m’expatrier et gagner ma vie par le labeur de mes mains plutôt que d’épouser la vénérable douairière. Il me fallut faire choix d’un métier à mon arrivée dans le Canada, et comme je suis adroit comme un singe, et que le métier de perruquier n’est pas fatiguant, je pris bravement la trousse, le cuir anglais, la houppe à poudrer, le bassin, la boule de savon et les autres instruments de mon nouvel état. Et voici mon début.

Je n’avais jamais manié le rasoir, et je pensai à part moi que si j’écorchais par malheur ma première pratique, elle me lancerait à la tête le plat à barbe et son contenu ; il me fallait donc trouver pour mon début un homme patient par état. Je fus servi à souhait : ma bonne étoile me fit rencontrer un vieux frère récollet armé d’une barbe de quinze jours de crue. Et comme il est toujours facile de faire la connaissance d’un moine, qui n’a rien à perdre, mais tout à gagner, une longue conversation pendant laquelle toute mon affection se portait sur la longue barbe du fils de Saint-François, s’engagea entre nous.

— Est-il de rigueur, lui dis-je, lorsqu’un récollet est vieux de se laisser croître la barbe comme un père capucin ?

— Non ! mon cher frère, fit-il, une attaque de rhumatisme dans la main droite m’a empêché depuis quelques jours de manier le rasoir, et je cherche maintenant un barbier charitable qui veuille bien me raser.

— Vous êtes chanceux, mon frère, lui dis-je ; c’est aujourd’hui mon jour de charité envers ceux qui sont affligés de longues barbes ; faites-moi le plaisir de venir chez moi.

Le moine accepta mon offre avec reconnaissance, et il fut bien vite installé dans un fauteuil, tenant à deux mains sous le cou le plat à barbe dans lequel roulait dans l’eau bouillante une immense boule de savon odoriférant. Je lui couvris le visage de brou de savon depuis la pomme d’Adam jusqu’aux sourcils, pour l’empêcher de remarquer mon émotion, et je me mis à l’œuvre. Le vieux moine avait la barbe dure comme une brosse à plancher, et par malheur je la pris à rebours poil ; il faisait les grimaces d’un démon qu’on saucerait dans l’eau bénite, et finit par s’écrier d’une voix dolente :

— On voit bien, mon frère, que vous me rasez pour l’amour du bon Dieu !

— Point du tout, mon révérend, lui répliquai-je : je vous assure que je fais de mon mieux, mais je crois que vous êtes naturellement tendre à votre peau.

— Tendre à ma peau ! Bon Saint François ! s’écria le moine : fait prisonnier, il y a trente ans, par une bande d’Iroquois, j’ai reçu la bastonnade, suivant leur louable coutume, dans trois de leurs villages par où nous passâmes, et je ne poussai pas la moindre plainte.

— Vous étiez jeune alors, lui dis-je, et endurci à la misère ; je crains bien que la vie molle du couvent ne vous ait rendu douillet !

— Peut-être, fit le pauvre récollet, avec la plus grande douceur ; mais ne vous serait-il pas possible de faire tout le contraire de ce que vous avez fait jusqu’ici, de me raser, par exemple, la barbe du côté qu’elle offre le moins de résistance et de prendre le fil du rasoir au lieu de vous en servir comme d’une varlope ?

Ce fut un éclat de lumière pour moi. Je changeai de tactique ; et sauf un ou deux accrocs, le visage du moine, après l’opération, avait l’aspect d’une belle pomme d’api. Bref, après avoir rasé gratis tous les fils de Saint-François, un samedi, leur jour de barbe, je cherchai des pratiques plus profitables, et vous avez été témoin vous-même, monsieur Baby, de mon succès dans la ville de Québec.

Maintenant, M. Baby, que vous connaissez mon histoire, qui a paru même vous amuser, j’ose espérer de vous un service dont dépend le bonheur de ma vie future. Je suis rentré en grâce auprès de mon père, mais il refuse obstinément de voir ma femme, (qui vaut pourtant mieux, je m’en flatte, que sa vieille et laide héritière), à moins qu’un monsieur du Canada ne témoigne qu’elle appartient à une famille honnête et respectable.

Mon oncle se prêta avec d’autant plus de plaisir à sa demande qu’il n’avait que du bien à dire de la famille de la jeune femme ; et il eut ensuite le plaisir de la voir installée chez son beau-père, vieux gentilhomme d’une grande amabilité, qui l’accabla lui-même de politesses pendant le séjour qu’il fit à Paris.

« Ah ! que les vieux
Sont ennuyeux ! »

s’écrie le lecteur avec le grand chansonnier français.
  1. Le respectable monsieur Louis est mort depuis la rédaction de ce passage.
  2. Chacun sait que Henri IV était natif du Béarn, domaine de la maison d’Albret, réuni à la France par Louis XII.
  3. Mon oncle de Lanaudière a pourtant joui jusqu’à sa mort de £500 d’émoluments comme maître des eaux et forêts.
  4. L’évêque anglican Jacob Mountain, père du second évêque de ce nom, mort récemment, regretté de toutes les classes de la société pour ses vertus et sa charité envers les pauvres.