Mémoires (De Gaspé)/6

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G. E. Desbarats (p. 138-174).


CHAPITRE SIXIÈME


It is the voice of years that are gone ! They roll before me with all their deeds.
Ossian.


Après avoir versé quelques larmes en me séparant de ma bonne mère, je me trouve en l’année dix-sept-cent-quatre-vingt-quinze dans une maison de pension, tenue par deux vieilles filles ayant nom Chôlette. J’aurais grand tort de me reprocher de les avoir tourmentées pendant l’espace de trois ans, car, malgré mes espiègleries, je n’en étais pas moins l’enfant gâté de la maison : leur frère Ives, lui-même, vieillard morne et bourru, qui était mon souffre-douleur, ne se déridait, c’est-à-dire ne faisait une grimace de satisfaction, le seul rire dont il fut coutumier, que lorsque je le faisais endiabler, ou que je lui sautais sur les épaules au retour de son ouvrage : ça paraissait le délasser.

Le frère Chôlette ne m’a jamais infligé qu’une seule petite correction ; aussi, c’est la seule fois que je l’ai vu rire d’assez bon cœur. Je travaillais, ou je feignais de travailler, le soir, à mon devoir du lendemain, assis à une table où Ives était venu s’installer, pour ne pas me perdre de vue, tandis qu’il rapetassait un de ses souliers. « Je vais », dis-je, en faisant un clin d’œil à deux de mes amis, « chercher, dans mon dictionnaire, « petit gros, la couenne de lard. » C’était un sobriquet dont je l’avais gratifié, et que je trouvais très ingénieux, parce qu’il était gros et court, et qu’étant chauve, il avait été surpris par moi se servant d’une couenne de lard pour se frotter le crâne en l’absence de pommade plus odorante. Je n’eus pas lâché l’épithète injurieuse qu’il m’appliqua, avec son soulier, un coup sur les babines, en me disant : « Cherche soulier ! » Je n’eus pas les rieurs de mon côté ; le « cherche soulier » fit le tour de ma classe le lendemain.

Si j’étais aimé par Ives Chôlette, il n’avait pas lieu de se plaindre que je le négligeais : s’il descendait l’escalier pour aller à son ouvrage, je prenais un élan, je lui sautais comme un petit singe sur les épaules, et comme le tenace vieillard, qui s’attachait si opiniâtrement à Sinbad le marin, je faisais une longue promenade dans les rues sur cette monture d’une nouvelle espèce. Quand à Chôlette, il était, je crois, heureux de me procurer cette promenade tout en criant de temps à autre : « Veux-tu descendre, méchant diable ! Je vais te s…r à terre ! » Mais s’il grondait d’un côté du visage, il riait de l’autre.

C’est une douce jouissance que le souvenir de l’affection, même du plus humble individu. Le pauvre Ives, laid, d’un esprit lourd, n’ayant probablement jareçu aucune marque d’affection de sa famille, s’était attaché naturellement à l’enfant espiègle qui s’occupait sans cesse de lui, même pour le tourmenter. J’eus un jour une preuve de son affection, que je n’ai jamais oubliée. Je jouais, le soir, dans la rue, lorsqu’une balle que je lançai, atteignit un nommé Poussart, qui se mit aussitôt à courir après moi pour me châtier : ce Poussart, d’une force prodigieuse, était redouté de tous les fiers-à-bras de Québec. Ives Chôlette, d’ordinaire si lourd, ne fit qu’un saut de la porte où il était, et se jeta au-devant de mon ennemi.

— Arrête, Poussart ! lui dit-il ; tu ne toucheras pas à cet enfant, car, vois-tu, je l’aime plus que moi-même.

— Et qui m’en empêchera ? dit l’autre, d’un air menaçant.

— Moi, Poussart : je sais que je ne suis pas de force à lutter contre toi ; mais, ajouta-t-il, en lui saisissant le bras, je me collerai amont toi et je te mangerai à belles dents.

Je compris, ce jour, l’affection qu’Ives avait pour moi : j’aurais dû m’en douter auparavant, car il ne souffrait rien, ni de ses sœurs, ni des autres pensionnaires. Pauvre Chôlette ! Quelques années après, j’étais en profession, et quand il me rencontrait dans les rues son visage s’épanouissait aussitôt.

Chôlette me dit un dimanche au matin :

N’en parle pas aux deux autres pensionnaires, et je te mènerai voir, après-midi, une bête curieuse, arrivée avant-hier dans un vaisseau d’Angleterre.

Les deux pensionnaires, Paschal Taché et Gaspard Couillard, étaient pourtant les deux enfants les plus doux, les plus aimables de la ville de Québec : c’était probablement à cause de ces qualités que Chôlette les aimait moins que moi.

Nous fîmes rencontre, en sortant de la maison, l’après-midi, d’un vieil Allemand, marié à une cousine de mon compagnon.

— Où allé fous ? dit l’Hanovrien.

— Nous allons voir une bête curieuse, débarquée hier à Sillery, fit Chôlette : viens avec nous.

— Tiable ! tiable ! la pête il être donc pain curieux pour marcher si loin ? Il faire un chaleur d’enfer !

Il faisait en effet une de ces chaleurs étouffantes du mois de juillet, à foudroyer un Éthiopien. Mais Ives l’ayant assuré qu’il ne regretterait pas ses peines ; que c’était l’animal, à ce qu’on lui avait dit, le plus extraordinaire qui eût jamais paru dans le Canada, le cousin consentit à faire le voyage avec nous.

Nous passâmes par l’Anse-des-Mères, distante d’une bonne lieue de Sillery, où nous arrivâmes enfin après maints arrêts, pour laisser reposer notre vieil Allemand, dont la langue desséchait dans la bouche, malgré les fréquentes libations d’eau fraîche qu’il faisait, grâce au fleuve Saint-Laurent, dont nous suivions les bords.

Voulez-vous nous laisser voir, dit Chôlette à une servante d’un joli cottage situé à Sillery au bas d’une colline, la bête curieuse que vous avez ici ?

— Derrière la maison ; répliqua la grosse fille, en s’éventant le visage à tour de bras avec son tablier.

À la vue de l’animal, le schlinderlitche s’écria avec rage et mépris : « Der esel ! un jack ass ! un âne ! » et lâcha un donner wetter qui devait être un juron épouvantable, car la colline au pied de laquelle l’Allemand fut s’asseoir pour se reposer à l’ombre, en fut ébranlée jusque dans ses fondements.

Quant à moi, je liai bien vite connaissance avec mon nouvel ami, qui reçut mes caresses de la manière la plus aimable : c’était le premier âne à quatre pattes que je voyais, et j’en fus émerveillé. Si j’eusse eu un macaron, je l’en aurais régalé de meilleur grâce que cet égoïste de Sterne qui présenta semblable biscuit à un pauvre baudet pour étudier en naturaliste comment un âne savourerait un macaron, après avoir rejeté une racine amère d’artichaut pourri qu’il n’avait pas eu le courage d’avaler. À défaut de macaron, je lui donnai un reste de pain d’épice que j’avais grignoté, et qu’il mangea d’un air de satisfaction qui me réjouit le cœur. Je lui demandai ensuite comment il trouvait le Canada. À cette question il baissa une oreille et éleva l’autre. Je compris ce langage muet que je rendis par ces mots : Le Canada est un beau pays, mais je vais me trouver bien isolé, faute d’animaux de mon espèce. Je lui dis alors pour le consoler en lui frappant sur la croupe : Vivez dans l’espérance, mon cher ami. Le Canada se peuple rapidement, et dans cinquante ans, à la fleur de votre âge, vous aurez de nombreux amis de votre espèce. Ceci parut le consoler ; je lui fis de tendres adieux, et je repris le chemin de Québec. L’Allemand chanta pouilles à son cher cousin pendant toute la route, et rentra à quatre pattes chez lui. Lorsque je le rencontrais ensuite dans les rues, je lui criais, me tenant à une distance respectueuse : Allons à Sillery voir le der esel donner wetter ! et il me montrait le poing en grinçant des dents.

Le lecteur croira, sans peine, que vivant dans une maison où j’étais si gâté, je devins bien vite maître absolu de toutes mes actions, et que je ne fis pas faute d’en profiter. Il me fallut d’abord payer le tribut de ma propre inexpérience.

Je commençai par faire connaissance avec tous les petits polissons du quartier, et notamment avec le sieur Joseph Bezeau, autrement dit Coq Bezeau, parce qu’il était, je suppose, le chef des gamins. Il me présenta ensuite à tous ses amis de la ville et des faubourgs, comme un sujet des plus belles espérances. Je doute que beau Brummell fut plus fier de son élève le Prince de Galles, que le dit Coq Bezeau l’était du sien. Mais comme le chevalier anglais se permettait de temps à autres quelques insolences contre son royal pupille, mon précepteur, lui, se permettait de me tyranniser, si bien qu’un jour, à bout de patience, je lui fis appel, suivant une expression très en usage parmi les gamins.

— Tu ne me frapperas pas dans les yeux ! dit Bezeau en se redressant sur les argots, comme le volatile dont il portait le nom.

Je pris la chose à la lettre croyant dans mon inexpérience qu’il était convenu entre les enfants de ne point frapper au visage, crainte que les parents, voyant leurs yeux pochés, ne les châtiassent. J’ignorais alors que « tu ne frapperas pas dans les yeux » était l’injure la plus sanglante qu’un gamin pût lancer à la face d’un adversaire qu’il méprisait. C’était, suivant l’expression du Sam Waller de Dickens, ajouter l’insulte au mauvais traitement. Je lui répliquai de ne pas craindre, mais que lui de son côté ne me frapperait pas sur les yeux.

— Bien entendu ; fit-il en ricanant.

Le combat commence : un premier coup de poing me bouche un œil, et me voilà borgne.

— Mais tu m’avais promis ! lui criai-je en frottant la partie affligée, de ne point frapper au visage !

Pour toute réponse : pan ! un coup de poing me bouche l’autre œil ; et me voilà aveugle.

Après que Coq Bezeau m’eût, suivant l’expression en vogue, pommadé les deux yeux, le combat devint très inégal. Le grand art de la boxe est de donner et de ne pas recevoir ; et comme je recevais dix coups contre un que je portais en frappant au hasard, je m’avouai vaincu.

Un enfant qui a été bien rossé éprouve pendant longtemps une crainte assez naturelle de son adversaire : j’avais pourtant sur le cœur la raclée que j’avais reçue, non pas tant à cause de la raclée elle-même, qu’à cause des sarcasmes des autres gamins, et du sieur Coq Bezeau en particulier, et de leur éternel, « Gaspé, quand tu te battras, prends bien garde de frapper dans les yeux ! »

Voyant que le cœur me manquaient chaque fois que j’étais tenté de demander ma revanche, je pris un parti désespéré qui ne me laissât aucune porte pour éviter le combat. Mon ennemi était assis un soir sur le bas de la porte, j’étais au second étage de la maison regardant par la fenêtre ouverte, lorsqu’une servante monte avec une chaudière pleine d’eau glacée, sortant du puits de la cour ; je l’arrache des mains de cette fille et la verse sur la tête nue du chef des gamins. Je crois que quand il aurait eu les ailes de l’oiseau dont il portait le nom, il n’aurait pas sauté plus haut. Il n’y avait plus maintenant à reculer : aussi la première explication de Bezeau, lorsqu’il me rencontra le lendemain au matin, fut une taloche que je lui rendis avec usure ; et nous fûmes ensuite les meilleurs amis du monde.

En me séparant du dit Coq Bezeau qui dort depuis vingt-cinq ans avec ses pères, je dois m’occuper de son jeune frère Charles, que nous appelions le petit rouge, à cause de sa chevelure couleur de feu, espèce de petit Poucet, diablotin enragé, que sa mère vouait cent fois par jour à tous les génies malfaisants auxquels il ressemblait ; je dois m’en occuper, dis-je, ne serait-ce que pour consoler les parents dont les enfants font le désespoir pendant leur enfance.

La mère, à bout de patience, ou, peut-être, (car la longanimité des mères est proverbiale), manquant de force pour le châtier suivant ses mérites, l’envoya manger de la vache enragée à la Baie d’Hudson. À l’expiration de trois ans, un des associés de cette puissante compagnie de marchands, entre un matin chez la mère Bezeau, ou plutôt chez Chôlette, car elle avait convolé depuis longtemps en secondes noces, et lui dit :

— Madame, voici votre fils que je vous ramène.

— Je savais bien, dit la tendre mère, que le mauvais sujet se ferait bien vite chasser par les bourgeois[1] la compagnie ! Que devenir maintenant qu’il a trois ans de plus ! J’en avais tout mon roide à lui donner le fouet dès l’âge de sept ans !

En effet ! lorsque la mère s’armait de verges pour fouetter le petit démon, et que toute résistance, après un long combat, devenait inutile, il offrait lui-même la partie assiégée, et criait pendant tout le temps que durait la correction : frappe ! frappe ! qu’il accompagnait de jurons, et des injures les plus sanglantes contre elle.

— Oui ! oui ! dit la Bezeau, je savais bien que le malheureux se ferait chasser pour finir par se faire pendre quelque part !

— Comment, madame ! dit le bourgeois, lui se faire pendre ! lui un mauvais sujet ! Mais cet enfant me vaut à lui seul dix de nos meilleurs hommes ! C’est un interprète sans prix pour nous : il a appris avec une facilité étonnante les langues des Indiens avec lesquels nous trafiquions ! Se faire pendre ! en voilà une idée celle-là ! Je l’ai amené ici pour le récompenser des bons services qu’il nous rend, et voici une bourse pour lui acheter des hardes, afin qu’il fasse le faraud pendant les trois semaines qu’il passera à Québec ; et j’entends qu’il ait toujours quelque monnaie dans sa poche pour traiter ses jeunes amis.

La mère Chôlette sauta au cou de son précieux nourrisson, lequel pour la remercier, lui fit une harangue en excellent esquimaux.

Laissons la parque, patronne de la quenouille, filer pendant près de trente ans les jours du sieur Charles Bezeau. Je suis à Québec sur le rempart, admirant les beautés de la nature, lorsqu’un gentleman très bien mis vient prendre place près de moi. C’était un compatriote, j’étais certain qu’il répondrait à mes avances ; et comme j’ai une mémoire surprenante pour démêler les traits d’une personne que j’ai déjà vue, il me sembla que j’avais jadis connu cet étranger, ce qui me fit lui demander, après un moment de conversation, s’il était citoyen de la ville de Québec.

— J’y suis né, me dit-il, mais je l’ai laissée vers l’âge de onze ans, et je ne l’ai visitée ensuite que de temps à autre, mais rarement.

— J’étais certain, lui dis-je, de ne pas me tromper : vous êtes né et vous avez été élevé dans la côte à Moreau[2] ; et votre nom est Charles Bezeau.

Nous renouvelâmes connaissance avec un plaisir mutuel : il me fit l’histoire de sa vie, qu’il termina par ces paroles remarquables :

Ma mère a souhaité bien des fois de me baiser mort pendant mon enfance : c’eut été un grand malheur pour elle, pour mon beau-père et pour mes sœurs, qui coulent maintenant des jours heureux sous mon toit, et que j’ai soustraits à la misère.

Monsieur Charles Bezeau avait fait non-seulement une jolie fortune, mais était aimé et respecté dans la paroisse de Lotbinière (je crois), dont il était un magistrat.

La parque fileuse, Lachésis, continuait toujours sans relâche sa besogne, quand, après une vingtaine d’années, mon fils, le curé de Saint-Apollinaire, me dit qu’un vieillard respectable, ayant nom Charles Bezeau, de la paroisse de Saint-Antoine, parlait souvent de moi, et qu’il lui avait fait promettre de me conduire chez lui à la première visite que je lui ferais. J’acceptai l’invitation, et je fus agréablement surpris, il y a cinq ans, d’être reçu par mon ancienne connaissance dans une maison riche et confortable : il était en effet un des plus riches citoyens de Saint-Antoine. Mais lorsque je retournai ensuite chez mon fils, après dix-huit mois le respectable monsieur Bezeau était mort, laissant une fortune considérable à des jeunes filles qu’il avait élevées. Ce digne homme n’avait point laissé de postérité de ses deux mariages.

Après cet exemple, ô mères, ne désespérez jamais de vos enfants, quelque vicieux qu’ils soient pendant leur enfance.

Une lettre que je reçus du député commissaire général Thompson, après avoir publié « Les Anciens Canadiens », me semble, par son à propos, devoir trouver place dans ce chapitre. Monsieur Thompson, vieillard octogénaire de la plus grande respectabilité, est, je crois, sans exception de race, le plus ancien citoyen né dans la ville de Québec. Cette lettre, après un petit préambule en langue anglaise, est écrite en bon canadien français, qu’il parlait dès son enfance comme tous les enfants d’origine britannique à cette époque.

« My dear sir, and old acquaintance, I venture to address you in french although at the risk of exposing myself aux rigueurs de la critique. »

« J’ai lu votre histoire des Anciens Canadiens, et plus particulièrement les « Notes et les Éclaircissements. » J’y ai puisé un bon nombre d’anecdotes, mais je n’y ai pas rencontré l’affaire qui eut lieu sur le marché de la haute-ville, qui, alors, se dirigeait en droite ligne depuis les casernes des Jésuites vers la cathédrale.

« L’affaire n’est pas historique, mais, au moins, elle est assez intéressante en ce qui nous regarde l’un et l’autre ; la voici : vous étiez alors écolier au séminaire, portant capot bleu et ceinturon ordinaire ; moi j’étais écolier chez Monsieur Tanswell, autrefois Jésuite[3], et qui tenait école dans l’ancien évêché, près de la porte de ville Prescott. Un beau jour du printemps, nous nous rencontrâmes sur le marché susdit : vous étiez muni d’un petit sac de marbres, tous neufs, et moi j’en possédais un certain nombre. Le cartel pour le jeu venant de votre part, j’y consentis volontiers, et nous nous mîmes à jouer à la snoque (en anglais, the last knock). La contestation ayant durée quelque temps, il s’en est suivi que je vous ai ripé tous vos marbres. Là-dessus, soit par jalousie, soit par vengeance, soit pour une autre cause, vous me lançâtes un coup de poing avec tant de force et si bien dirigé, sur mon œil gauche, que je le crus pour le moment exterminé. J’eus pourtant le courage de vous en rendre compte, lorsqu’est intervenu mon ami John Ross, alors mon compagnon d’école, qui prit ma part, et à nous deux nous vous rossâmes à plate couture. Vous devez, sans doute, vous en rappeler ? quant à moi, je ne puis l’oublier, car mon œil gauche en porte encore la marque : le sourcil étant abattu au point presque de m’éblouir la vue. Mais n’importe : quoique nous ayons été ennemis acharnés pour le moment, ça n’a pas eu l’effet d’empêcher les civilités qui ont eu lieu entre l’Honorable George Savense de Beaujeu, votre gendre, et moi, pendant tout le temps que j’ai été son censitaire (14 ans), à Soulanges.

« Veuillez accepter ma carte de visite.

« Je demeure, avec considération,
« Votre obéissant serviteur,
« (Signé)Js. THOMPSON,
« D. C. G. »

Je crois que monsieur Thompson n’est pas sérieux, quand il écrit qu’il porte encore la marque d’un coup de poing dont je l’ai gratifié il y a près de soixante-et-dix ans ; quoiqu’il soit vrai de dire que les enfants canadiens d’alors frappaient fort et dru : prenant exemple sur les hommes, qui étaient de terribles athlètes, toujours prêts à faire la boxe, qu’ils avaient, sans doute apprise des Anglais. Leurs rixes, pourtant, dans les villes, n’étaient pas aussi sanglantes que dans les campagnes : là c’était malheur au vaincu, s’il perdait l’équilibre : le vainqueur penché sur lui l’assommait sans pitié jusqu’à ce que des gens charitables le retirassent de ses mains. Dans les villes, au contraire, les lutteurs observaient à peu près les règles des boxeurs britanniques.

N’importe ; la lettre d’un gentilhomme d’un jugement aussi sain que le député-commissaire-général Thompson, m’a fait un sensible plaisir, et m’a encouragé à rapporter plusieurs anecdotes que j’aurais omises, les jugeant trop insignifiantes. J’ai pensé que si, lui, homme d’une origine étrangère à la nôtre, se plaisait dans les réminiscences des temps passés, mes compatriotes leur feraient un accueil favorable.

Après réception de cette lettre, je rencontrai le colonel John Sewell, qui est aussi un homme des anciens temps, quoique un peu plus jeune que nous, et je lui demandai l’origine du jeu de marbre que nous appelions la snoke : « c’est un jeu français, dont j’ignore l’origine », me dit-il.

— Eh ! bien ! colonel, lui dis-je, grâce à notre ami Monsieur Thompson, je viens d’apprendre que ce que l’on appelle la snoke est d’origine anglaise, et que l’on devrait dire the last knock.


— J’ai joué à la snoke pendant dix ans de ma vie, reprit en riant, le colonel, sans me douter que ce fut un jeu britannique.

Ceci vient à l’appui de ce que j’ai publié dans une note des « Anciens Canadiens », sur la manière dont nous massacrions sans pitié la langue anglaise autrefois.

Je fus exposé à bien des mystifications pendant les premiers six mois de mon séjour à Québec ; j’étais sans défiance ; et les gamins en faisaient leur profit.

Je me rendis à la grand-messe, le second dimanche après mon arrivée. Quatre gamins me guettent au passage et me proposent de prendre place dans un banc qu’ils ont à la cathédrale ; ils me font un grand éloge de l’excellent pain bénit qu’on distribue dans les villes, et finissent par me demander si j’avais des sols dans ma poche. Sur ma réponse affirmative ils déclarèrent que tout était bien, vu qu’on ne distribuait le pain bénit qu’à ceux qui donnaient à la quête qui se fait dans l’église pendant la grand-messe. Cette coutume me parut bien différente de celle de nos campagnes où l’on distribuait le pain bénit gratis, mais c’était probablement toute autre chose dans les villes.

Ces messieurs, au lieu de me mener dans leur banc, me firent entrer dans la chapelle dédiée à Notre-Dame-de-Pitié, et me firent asseoir avec eux sur les marches du petit autel, en me déclarant que nous serions comme des princes, et moins gênés que dans leur banc.

— Maintenant, me dit l’un d’eux, donne-moi cinq sols pour le quêteur : le pain bénit coûte, à Québec, un sol le morceau.

Je lui fis observer que l’aide-bedeau, qui distribuait le pain bénit, ignorerait ce qu’il aurait donné à la quête faite par le bedeau principal.

— C’est bien bon, répliqua-t-il, pour vos imbéciles de bedeaux de la campagne, mais sache que nos bedeaux sont plus futés.

Et les trois autres gamins secouèrent la tête en signe d’approbation.

Après une assez longue attente, le fripon revint avec trois morceaux de pain bénit, gros comme des jaunes d’œuf, en déclarant que le panier était vide, chose qui n’était jamais arrivé auparavant. Et les autres de donner un signe grave de condoléance sur ce malheur : ce qui n’empêcha pas, un quart d’heure après, et à ma grande surprise, le dit bedeau d’entrer dans notre chapelle avec son panier encore à moitié plein.

Je fus introduit vers ce temps-là à Justin McCarthy, qui plus tard aurait pu devenir un de nos hommes les plus éminents, et dont la courte carrière a été si déplorable. Il était alors de mon âge, mais dix ans plus avancé que moi. Son père, arpenteur, et le premier géomètre de tout le Canada, était l’ami de ma famille, et nous fûmes bientôt intimes et compagnons inséparables. C’était l’enfant le plus retors du pays, et il s’attacha à moi comme une sangsue : il me jugea probablement à notre première rencontre. J’aurai beaucoup à dire sur son compte dans ces mémoires, car il fut ensuite constamment mon compagnons d’études. Il était naturellement mordant et caustique ; je suis le seul, je crois, auquel il ait dit quelque chose d’obligeant. « Je t’aime toi, disait-il, parce que tu as le cœur d’un Irlandais. »

Et il savait en tirer partie. Il aimait l’argent, non pas pour en faire l’usage que font les autres enfants de son âge, mais pour se livrer à un penchant qui a tué prématurément un des plus beaux talents du Canada.

Je fus sa dupe dès notre première entrevue : — Gaspé a deux chelins, dit un de mes compagnons, mais il ne veut pas nous traiter parce qu’il les doit au bonhomme Maillet le pâtissier, qu’il a promis de payer demain.

— Monsieur de Gaspé a raison, dit McCarthy ; un gentilhomme ne doit pas manquer à sa parole.

Pendant ce préambule les autres gamins me tiraient la langue de tous côtés.

— C’est bien dommage, fit McCarthy, qu’aujourd’hui ne soit pas demain, qui est le jour que mon père me paie pension hebdomadaire pour mes menues plaisirs : c’est peu à la vérité, ce n’est que quatre chelins et demi par semaine.

Un autre enfant moins rusé aurait mis la piastre toute ronde ; mais comment se méfier d’une somme si précise, quatre chelins et demi, ni plus ni moins.

— Mais, dit McCarthy, à quelle heure devez-vous payer le père Maillet ? — Demain au matin, répliquai-je.

— Ça ne pourra pas faire, fit McCarthy, mon père est à la campagne, et ne sera de retour qu’à une heure précise pour dîner. Il est très exact à ses repas, et nous gronde beaucoup quand nous sommes en retard. Sans ce contretemps, je vous aurais proposé de traiter aujourd’hui, et je vous aurais remboursé demain ; mais comme il sera trop tard à une heure pour vous acquitter envers le père Maillet, n’y pensons plus.

Je donne tout de suite dans le panneau, en disant qu’une couple d’heures ne faisaient aucune différence ; et nous courons au marché de la haute-ville où les revendeuses eurent bien vite vidé ma bourse. J’attends encore mes deux chelins ; et voilà Justin McCarthy.

McCarthy me conduit un jour au bureau de son père, et me montre avec orgueil le costume complet d’un évêque officiant pontificalement. La mître était surtout resplendissante des feuilles de papier doré, des nombreux hiéroglyphes dont l’artiste, qui se piquait d’être un grand peintre, l’avait ornée. C’était à mes yeux un chef-d’œuvre de mître dont le grand prêtre Aaron, que j’avais vu dans les gravures d’une bible, aurait été glorieux. J’étais en extase devant ces merveilles.

— Tu sais, me dit-il, que c’est dimanche prochain la grande procession de la Fête-Dieu. Tous les enfants de parents riches l’accompagnent habillés en prêtre, en évêque ou en récollet. Tu peux penser combien je vais faire de jaloux lorsque je paraîtrai dimanche au milieu d’eux !

— Ah ! mon cher Justin, lui dis-je, vends-moi ton beau costume !

— Je ne le puis, fit-il, le temps est trop court : il me serait impossible, même en travaillant la nuit, d’en faire un aussi beau.

Et il étalait devant moi toutes les pièces de la mascarade : j’avais les larmes aux yeux.

— Réflexion faite, fit Justin, tu es un fils de seigneur, je t’aime tendrement, et je souffrirais de voir quelqu’un mieux habillé que toi, si tu fais partie de la procession. Il est bien vrai que tout cela me coûte beaucoup : sept chelins et dix-huit sols de déboursés, sans compter mon travail, qu’entre amis je ne veux pas te faire payer.

Comment ne pas croire à une somme si exacte : sept chelins et dix-huit sols ! Que de remerciements au citoyen McCarthy, comme il se faisait appeler lui-même tout enfant qu’il était, pendant la révolution française.

— Je suis bien en peine, lui dis-je, je n’ai que trente sols, et jamais je ne demande un sol à mes parents : c’est plus fort que moi.

— Tu as tort, fit le citoyen, j’en demande souvent aux miens qui me refusent presque toujours ; mais tiens, Aubert de Gaspé, ajoute-t-il d’un air superbe, ta parole est celle d’un roi, emporte ce magnifique costume, et tu me payeras la balance à ton loisir.

Je ne fis qu’un saut du bureau dans la rue en emportant mes trésors.

Que ceux qui seront disposés à me juger par trop sot pour un enfant de neuf ans, lisent la vie de Goldsmith et l’histoire de sa dernière guinée que lui soutira un de ses vauriens d’amis, sous prétexte qu’ayant fait venir à grands frais des Indes Orientales deux souris blanches, mâle et femelle, dont il voulait faire cadeau à je ne sais plus quelle duchesse qui raffolait des souris blanches, il ne lui manquait plus que la cage coûtant une guinée, sans laquelle il lui serait impossible de présenter convenablement ces charmantes petites bêtes, et de faire ainsi sa fortune. Que ceux, dis-je qui ont lu cette anecdote me jugent avec moins de rigueur, car j’étais alors un enfant et Goldsmith était déjà un grand poète, mais confiant et crédule comme je l’étais.

À peine étais-je dans la rue, en costume d’évêque, le dimanche au matin, que sept à huit gamins, qui avaient eu vent de ma bonne fortune, m’entourent avec accompagnement de force civilités. Mais la scène change tout à coup : l’un d’eux sonde mon étole, dont les lambeaux lui restent dans les mains, un autre tire, par derrière, ma chasuble, qui se fend des deux côtés de mes épaules et tombe dans la rue ; tandis qu’un troisième, faisant un bond prodigieux, assène un fort coup de poing sur ma mître, laquelle, après m’avoir écorché les oreilles, me tombe sur les deux épaules, fendue dans toute sa longueur.

Je fus assez déniaisé au bout de six à sept mois pour hurler avec les loups, pour rendre coup de griffe pour coup de griffe ; bref, je devins un gamin formidable et des plus turbulents. J’étais le souffre-douleur d’un seul, du citoyen McCarthy ; et j’avais hâte de secouer le joug qu’il m’imposait. Il me forçait d’acheter de lui tous les colifichets qu’il fabriquait ; tout mon argent passait de mes poches dans la sienne et j’étais toujours endetté envers lui. Il avait deviné, tout jeune qu’il était, le secret de l’usurier pour tenir l’emprunteur sous sa botte. Si McCarthy n’avait pas la force musculaire, il avait la force morale, et était craint des autres enfants, qui n’avaient jamais le dernier mot avec lui.

Justin avait l’avantage, comme la chauve-souris de la fable d’être un être double. Né d’un père irlandais, il se servait d’un jeune Anglais pour châtier un enfant canadien qui l’avait battu ; né d’une mère canadienne, il se servait des jeunes Français pour châtier son ennemi britannique. La facilité, très rare à cette époque, avec laquelle il parlait les deux langues, lui était très avantageuse pour jouer l’un et l’autre rôle. Toutes ses sympathies étaient pourtant pour notre race, mais quand il s’agissait de se venger, il n’y regardait pas de si près.

McCarthy était donc un ennemi redoutable ; mais j’étais déterminé de me soustraire à sa tyrannie, et il m’en fournit lui-même l’occasion. Un jour que je me rendais à l’école, mes livres, cahiers et encrier dans un sac, il me demanda l’argent que je lui devais, et sur ma réponse que je n’en avais pas, il m’arrache le sac en me disant qu’il allait vendre le tout pour se payer.

C’était une feinte ; mais je le pris au sérieux et je lui administrai un coup de poing qui l’étendit sur le pavé. Il se relève, et jamais jeune tigre ne s’élança sur sa proie avec plus de rage et de fureur qu’il ne fit, tant il était loin de s’attendre à un si rude assaut de ma part. La lutte fut violente ; il déchira mes habits, mais il lui fallut demander quartier. Connaissant sa nature vindicative, je ne sortis qu’avec crainte pendant plusieurs jours ; mais lorsque je le rencontrais, il détournait la tête, en feignant de ne me point voir. Je l’abordai un jour pour lui payer ce que je lui devais :

Est-ce que tu me conserves de la rancune ? me dit-il. — Non. — Eh bien ! soyons amis comme par le passé.

Sauf quelques petites escarmouches, nous avons été depuis les meilleurs compagnons du monde.

Ce fut l’année suivante, pendant l’été, vers cinq heures de l’après-midi, que la maison où je pensionnais fut assiégée par une troupe de matelots. Nous étions à la fenêtre, lorsque Coq Bezeau arriva en pleurant, et criant que son père avait tué un homme. Ce père, ou plutôt ce beau-père, lequel avait nom Hyacinthe Chôlette, et frère de mon vieux Ives, était un des fiers-à-bras les plus tapageurs de Québec ; il s’était battu avec un matelot et l’avait laissé sans connaissance au pied de la côte à Moreau, maintenant la côte de la prison. Je ne sais pourquoi on donnait alors ce nom à cette côte : était-ce parce qu’un nommé Moreau y résidait ? ou était-ce parce que cette côte et les environs étaient infesté de ciguë, que l’on appelait alors vulgairement carotte à Moreau ? je l’ignore. Toujours est-il que la ville de Québec, et surtout ce quartier, était infesté de cette plante vénéneuse. L’odeur en était insupportable surtout quand elle séchait pendant l’automne : c’était à cette époque que les gamins coupaient les plus gros tubes pour en faire des fifres et des flûtes. Je n’ai pourtant jamais ouï parler d’accidents parmi eux. La bande de musiciens d’un régiment de petits polissons, que j’avais l’honneur de commander, n’aurait été composée que d’un seul tambour, c’est-à-dire d’une chaudière de fer blanc renversée, sans l’aide des fifres et des flûtes de carotte à Moreau : ce qui ne contribuait pas peu à donner à cet illustre corps un air très martial.

Je reprends mon récit. Aussitôt après le cri d’alarme du fils, nous vîmes accourir le beau-père poursuivi par une bande de matelots ; il se réfugia dans notre maison dont il habitait un côté de l’étage inférieur, barra la porte de la rue, enfila par une porte de derrière, escalada le mur de la cour des Jésuites, et alla demander du secours à la garde stationnée aux casernes, près du marché de la haute-ville.[4]

Lorsque la dite garde arriva, conduite par un sergent, qui secoua la tête en signe de sympathie, les matelots avaient pris la fuite après avoir défoncé deux panneaux de la porte et cassé je ne sais combien de vitres. Ce fut un spectacle bien divertissant pour moi, quand la nuit fut venue, de voir toutes les peines que se donnaient les vieilles Chôlettes pour empêcher le vent d’éteindre les chandelles ; mais elles réussirent à leur honneur en mettant leur garde-robe à contribution pour boucher les plus grands trous faits à leurs châssis. Les enfants s’amusent de tout.

Les gamins avaient l’habitude de tirer, à tour de bras, la chaîne formidable qui servait à sonner la cloche du couvent des récollets, pour faire endiabler les pauvres moines ; et ils me racontaient des histoires bien touchantes d’enfants que les moines avaient saisis pendant ces innocents passe-temps et qu’ils avaient renfermés durant des mois entiers dans leurs cachots, en les assujettissant à la pénitence la plus sévère, sans compter la discipline qu’ils leur administraient matin et soir sans y manquer. J’avais beau leur dire que je connaissais plusieurs récollets qui venaient souvent quêter chez mon père, qu’ils étaient des hommes doux et pacifiques, on n’en tenait aucun compte. C’était des hypocrites, me disait-on, qui filaient doux dans les campagnes et qui faisaient ce que fait l’âne pour avoir de l’avoine. Un d’eux affirmait même que fait prisonnier par eux, il ne s’était soustrait à leur barbarie qu’en sautant dans la rue d’une fenêtre du second étage de leur couvent : il me montrait le pavé où il s’était cassé la jambe et boitait même pour l’occasion.

Malgré la frayeur que j’éprouvais, ils réussirent un jour à m’entraîner jusqu’à la porte du couvent, sous prétexte que l’un d’eux était chargé d’une commission de son père pour le supérieur. Ils se pendent à la chaîne, la cloche sonne à coups redoublés, la porte s’ouvre, un gamin, préposé à cet effet, me pousse rudement, je perds l’équilibre ; et malgré sa longue robe, je passe entre les jambes du frère portier ; puis, tombant sur le pavé de pierre du corridor, je me fais une bosse énorme à la tête. Il est inutile de dire que les espiègles avaient pris la fuite.

Grande fut mon horreur, lorsque le récollet me demanda d’un ton sévère ce que je voulais. La présence d’esprit me revint pourtant dans ce grand désarroi, et je répliquai en tremblant que je voulais parler au frère Juniper.

— Il est absent, mon enfant, me dit-il ; mais comment t’appelles-tu ?

— Je suis le petit Gaspé, dis-je, bien humblement.

— Je connais ta famille, me dit-il, et je suis peiné de te voir fréquenter une bande de petits polissons comme ceux qui t’accompagnaient. Que dirait ta bonne mère si elle savait cela ?

Les larmes me vinrent aux yeux à ce reproche.

— Allons ! allons ! dit le moine, n’en parlons plus, et viens avec moi.

Je ne le suivis qu’en tremblant, pensant qu’il allait me flanquer dans l’obscur cachot, quand, à ma grande surprise, il me conduisit dans le verger de leur couvent, situé où est maintenant la cathédrale anglicane et ses dépendances.

— Mange des prunes autant que tu voudras, me dit-il, et ensuite remplis-en tes poches.

Trouvant la pénitence très douce, je ne manquai pas de l’accepter ; mais j’oubliai bien vite, hélas ! la première recommandation de l’excellent récollet.

Grâce à une introduction en forme du sieur Coq Bezeau, je fis la connaissance, peu de temps après mon arrivée à Québec, de son cousin germain, Lafleur. Ce Lafleur était un petit animal amphibie de mon âge, qui passait autant de temps pendant la belle saison à se jouer dans les eaux du fleuve Saint-Laurent que chez sa mère, dont la maison était située sur un quai de la basse-ville, avoisinant le cul-de-sac. C’était bien aussi le gamin le plus redoutable de la cité, lorsqu’il sortait de son élément naturel : querelleur, batailleur, il se faisait craindre de tous les enfants de son âge et même de ceux qui étaient plus âgé que lui. Je lui dois néanmoins, un tribut de reconnaissance, dont je m’empresse de m’acquitter envers ses mânes.

Ce diablotin m’avait pris dès l’abord en singulière amitié, et malheur à celui qui osait me maltraiter en sa présence ! Grands et petits étaient alors certains de porter le cachet du sieur Lafleur d’une façon ou d’une autre. Les armes ne lui faisaient jamais défaut : pierres et cailloux, tout l’accommodait. Malgré cette amitié si tendre, il n’en a pas moins failli me faire noyer deux fois.

Je descends un matin à la basse-ville pour réclamer une jolie petite goélette, œuvre de ses mains, qu’il m’avait promise. Lafleur était à son poste ordinaire, sur le quai, et prêt à se jeter à l’eau. Il pousse un cri de joie en me voyant et me propose de l’accompagner dans une petite visite qu’il voulait rendre à un vaisseau ancré au large.

— Mais, lui dis-je, la marée baisse avec la vitesse d’un trait et il fait un vent de sud-ouest épouvantable.

— C’est là le plaisir, fit Lafleur, nous nous reposerons dans la chaloupe amarrée à l’arrière du vaisseau, et nous ferons enrager les goddam qui sont à bord du navire.

Cette dernière considération me décida, et quelques minutes après, nous approchions du navire ; mais soit que Lafleur fut meilleur nageur que moi, soit qu’il eût calculé avec plus de précision la force du courant, il s’accrocha seul à la chaloupe, tandis que le courant m’emportait avec la vitesse d’un cheval lancé à la course. Après des efforts désespérés pour regagner le lieu de refuge, je pris le parti de nager vers le rivage, ma seule chance de salut, lorsqu’un matelot, espèce d’Hercule philanthrope, voyant le danger que je courais, sauta, avec un mousse, dans le bateau où Lafleur lui faisait des mines ; et il m’eut bien vite rejoint. Jack était un homme d’action, mais de peu de paroles ; il me saisit par le chignon du cou, m’appuya le ventre sur le bord de la chaloupe, et pour ne point faire de jaloux, il m’appliqua deux claques à me briser les reins ; et ensuite, sans plus de respect pour mes os, que si j’eusse été un petit barbet auquel il aurait sauvé la vie, il me jeta dans le fond de la chaloupe où je me tapis en tremblant comme un chat qui sort de l’eau. Pendant cette scène, mon ami Lafleur, assis sur le bord de la chaloupe où il se balançait comme un vrai marin dont il imitait sans cesse les allures, soutenait une conversation très animée avec le matelot auquel il tirait la langue en lui faisant des grimaces de singe et en lui rendant goddam pour goddam : tandis que Jack de son côté nous menaçait tour à tour de son énorme poing.

Je ne comprenais pas la langue anglaise à cette époque, tandis que mon compagnon parlait le plus pur anglais des matelots britanniques ; et je lui demandai ce que disait maître Jack.

— Cet animal, fit Lafleur, se propose, dès que nous serons le long du quai, de doubler le nombre de claques que tu as déjà reçues pour t’apprendre à mieux nager à l’avenir ; mais quant à moi, comme il n’a rien à me reprocher à cet égard, il veut m’infliger la même punition sous prétexte que j’ai jeté, l’année dernière, lorsque le navire était le long du quai, ses caleçons dans la marmite à soupe du coq.

— Que faire ? dis-je, en me frottant à deux mains les parties affligées qui me cuisaient comme du feu.

— Comme je t’aime, fit Lafleur, et que j’ai la peau dure comme du cuir tanné, tandis que toi, fils de monsieur, tu l’as tendre comme un officier, je lui ai proposé de recevoir seul la discipline y compris les coups à ton avoir, pour ses chiens de caleçons qui m’ont échappé des mains, à ce que je lui ai dit lorsque je les faisais sécher au-dessus de la marmite du coq. Mais, ajouta Lafleur, si les coups sont inévitables pour l’un de nous, je ne vois aucune nécessité que l’autre en reçoive sa part. J’ai fait jusqu’ici ce que tu peux attendre du dévouement d’un ami sincère, mais il me reste encore une ressource : aussitôt que nous approcherons de terre, jette-toi à l’eau à bâbord de la chaloupe, tandis que je plongerai à tribord ; en faisant cette manœuvre il ne pourra en saisir qu’un seul, et l’autre aura le temps de gagner terre et de se moquer ensuite du Jack-tar (matelot).

Je trouvai l’expédient merveilleux, et quelques minutes après, nous sautions dans l’eau comme des grenouilles effarouchées. Comme j’étais à bâbord, le courant m’emporta bien vite à une telle distance et si près de terre que je crus pouvoir, sans danger, me retourner du côté de la chaloupe ; quand, à ma grande surprise, je vis le bon matelot, les deux poings sur les hanches, et riant aux éclats du bon tour que les gamins venaient de lui jouer ; et ensuite le sieur Lafleur, monté sur un quai, et lançant des pierres à tour de bras vers la chaloupe pour remercier, sans doute, Jack de son indulgence.

Lorsque Lafleur n’était pas dans l’eau, on était certain de le voir juché, comme un petit singe, sur les plus hautes manœuvres des vaisseaux dont il connaissait toutes les parties par leur nom propre ; faisant endiabler l’équipage, sautant comme un écureuil de cordages en cordages, pour se soustraire à la poursuite des plus agiles marins, et s’en retirant presque toujours sans être trop maltraité. Aussi dois-je supposer que l’apprentissage du matelot lui fut chose facile.

La ville de Québec était débarrassée depuis huit ans du sieur Lafleur, lorsque je fis la rencontre à la basse-ville, au commencement de l’hiver, d’un jeune matelot portant l’élégant costume d’un marin endimanché. Il m’aborda avec le laisser-aller d’un homme de sa profession, mais, néanmoins, avec la plus grande politesse.

Je vous aimais tant pendant mon enfance, me dit-il, que je n’ai pu résister au désir de vous parler, quoique vous soyez un gentilhomme et moi un pauvre matelot.

Il serra avec force, dans sa main goudronnée, celle que je lui offris : il était très affecté.

— Pour vous prouver, Lafleur, lui dis-je, quel plaisir j’éprouve à vous revoir, nous allons entrer chez votre mère où nous pourrons jaser à l’aise.

— Ma chère maman, fit Lafleur, pour se consoler de l’absence de son tout aimable fils, est convolée en secondes noces, et je n’ai qu’à me féliciter du choix qu’elle a fait d’un bon vieillard très riche, le sieur Labadie, qui l’a épousée pour l’amour de ses beaux yeux, car elle est encore belle femme, quoique approchant la quarantaine, tandis qu’elle l’a épousé pour l’amour de ses écus dont je commence à connaître la couleur. Je vous assure que c’est un honnête beau-père, et toujours prêt à venir à mon secours quand ma mère le pousse. Si cette chère maman n’a pu réussir à dompter son vaurien de fils, elle mène souplement son vieux mari, comme vous allez voir.

J’eus quelques paroles, il y a trois jours, avec un matelot portugais ou espagnol ; et comme je n’aime pas les querelles inutiles, je lui donnai un soufflet, espérant qu’il riposterait par un coup de poing comme aurait fait un matelot anglais. Car voyez-vous, Monsieur, il y a plaisir à avoir affaire à un Jack-tar britannique. On se met tout de suite en position, et l’on décide dans l’espace de cinq minutes, une affaire qui durerait des journées entières en se disant des injures. Mais pour en revenir à mon Portugais, il me dit que les gens de son pays ne se battaient qu’avec des poignards et des épées, et que si le cœur m’en disait il me donnerait une leçon avec ces armes.

Comme je vis qu’il cherchait midi à quatorze heures, je répliquai qu’il n’avait pas même le courage des femmes de Liverpool qui faisaient le coup de poing comme les hommes, et qu’il ne méritait pas de porter les deux boucles d’oreilles dont il paraissait si fier. Et là-dessus je le débarrassai de ces ornements.

— Comment, fis-je, il vous laissa faire sans dire mot.

— Pardié ! fit Lafleur, je n’attendis pas son consentement, je tirai un peu fort et elles me restèrent entre les doigts. L’animal beuglait comme un taureau ; les spectateurs prirent sa part, et je fus conduit devant un magistrat.

— C’est vous, maître Lafleur, me dit ce crabe de terre, qui revenez mettre le désordre dans la basse-ville, qui jouissait de quelque repos depuis votre départ ; vous allez payer pour toutes vos anciennes fredaines, et les vitres que vous m’avez cassées, vaurien que vous êtes !

Heureusement que, sur les entrefaites, arrive mon beau-père, grand ami du juge de paix. Ma mère, que l’on avait prévenue, le traînait, comme un chien qu’on conduit à vêpres à coups de bâtons. J’en fus quitte pour trente piastres que l’aimable vieillard paya au chien de Portugais.

Il me fit ensuite un long récit de ses voyages pendant les années précédentes ; il parla avec enthousiasme de la vie de marin, de deux naufrages qu’il avait déjà faits, quoiqu’il ne fût âgé que de vingt ans, tout en jurant avec beaucoup d’énergie contre le dernier sinistre qui l’obligeait à passer six mois de suite sur terre.

— Mais, ajouta Lafleur, à quelque chose malheur est bon : tout en dérouillant les écus de l’aimable beau-père qui voudrait me voir à tous les diables, je vais tâcher de faire des recrues. N’est-ce pas une honte pour le pays de voir des centaines de jeunes gens alertes et vigoureux, parmi nos Canadiens, qui n’ont pas encore respiré une gueulée de l’air de l’océan, de les voir ici se traîner, comme des tortues à sec sur les rivages des îles Sous le Vent, de les voir obéir comme des moutons à pères et mères, juges, magistrats, tandis qu’une fois le pied sur un bon vaisseau, ils sont libres comme les vagues de l’océan.

— Vous ne faites pas mention, lui dis-je, de la garcette du capitaine ?

— La garcette ! La garcette ! C’est moi qui m’en moque de la garcette ! je n’en ai jamais goûté que quand la peau me démangeait, et pour cause de mes espiègleries : jamais par incapacité, ou pour manquer à mes devoirs de matelot. J’ai toujours été glorieux de montrer le savoir-faire d’un Canadien, et je me suis toujours fait aimer de mes capitaines.

Le même jour que je m’embarquai comme mousse dans un vaisseau faisant voile pour l’Angleterre, il y a huit ans, un jeune matelot me dit lorsque nous étions encore dans la rade :

— Va me chercher, chien d’écrevisse française, mes souliers dans l’entrepont.

— Va-t-en à tous les diables, chien de paresseux ! lui répliquai-je.

Les matelots anglais sont d’excellents marins, mais généralement lourds, en sorte qu’avant qu’il se fût mis en frais de me saisir j’étais déjà au haut du hunier. Alors commença une chasse dans laquelle je lui fis voir du pays, au grand amusement de l’équipage et du capitaine Patterson lui-même, qui, riant aux éclats, criait au matelot de ne pas me faire de mal. Voyant que cette scène amusait tout le monde, je me réfugiai au fin bout d’une vergue où Jack crut me saisir aisément ; mais au moment qu’il allongeait le bras, la grenouille sautait dans le fleuve Saint-Laurent, où il me suivit. Là commença une nouvelle farce. Jack étant un homme fait, tandis que j’avais à peine douze ans, m’eût bien vite rattrapé, mais au moment qu’il croyait me saisir, je fis un plongeon, je passai sous lui sans qu’il s’en aperçut, et tandis qu’il attendait que je reparusse sur l’eau, le courant aidant, j’abordai notre navire et je montai sur le pont à l’aide d’un câble qu’un matelot me jeta.

— Vous devez vous rappeler, continua Lafleur, une chaloupe renversée entre le quai de la Reine, et le cul-de-sac, qui nous donnait tant de plaisir ?

— Parfaitement, dis-je ; car, grâce à vous, j’ai failli m’y noyer.

— Bah ! reprit mon interlocuteur, est-ce qu’on se noie quand on a Lafleur pour ami ? D’ailleurs, vous l’auriez bien mérité en voulant lutter contre moi dans mon élément. Ce fut moi, comme vous savez, qui proposai le premier à mes jeunes compagnons de s’élancer à l’eau de la quille de la chaloupe, de plonger dessous et de sortir de l’eau du côté opposé. Après une semaine, tous les nageurs en faisait autant que moi. J’étais humilié ! J’y songeai toute la nuit et le lendemain j’avais une nouvelle manœuvre en tête. Plonger dessous la chaloupe, leur dis-je, en s’élançant les bras étendus vers l’eau, est un exploit digne tout au plus des homards de la haute-ville ; le beau serait de s’élancer en arrière et de faire le même trajet. Là-dessus je fis un saut en arrière et quelques instants après je m’accrochais au côté opposé de la chaloupe. Ce n’était qu’un jeu pour moi, accoutumé à sauter de cordage en cordage, de me suspendre par les pieds aux manœuvres des navires comme font les singes. Tous avaient renoncé à l’entreprise quand vous arrivâtes : voici Gaspé, m’écriai-je, qui fait des beaux tours de soupletesse qu’il a vu faire au cirque ;[5] vous allez voir qu’il va filer en saindoux sous la chaloupe ! Bah ! dit LeBlond, c’est un crabe de terre de la haute-ville, que nous serons obligés de déterrer dans la vase ! Comme vous ne doutiez de rien, ajouta Lafleur, et qu’il vous fallait soutenir l’honneur des nageurs de la haute-ville, vous tentâtes l’aventure aussitôt que je vous eus expliqué ce dont il s’agissait. L’élan fut sans reproche : vous enfoncâtes perpendiculairement la tête la première dans l’eau, mais comme je m’inquiétais de votre absence prolongée, je me jetai à l’eau à tribord de la chaloupe pour vous secourir au besoin, lorsque je vous vis reparaître soufflant comme un baleinon et sans autres dommages qu’une écorchure à l’épaule faite par les tollets de la chaloupe. Si c’eût été par malheur la tête au lieu de l’épaule, Lafleur aurait bien pleuré et n’aurait pas l’honneur de vous recevoir aujourd’hui dans la maison maternelle.

— Vous n’avez pas de reproche à vous faire, mon cher Lafleur, lui dis-je, si vous n’avez pas réussi à me faire noyer au moins quatre à cinq fois.

— C’était par amitié pour vous, reprit Lafleur, je voulais vous donner du goût pour le métier de marin. Tenez, suivez mon avis : jetez plumes, encre et papier par la tête de votre patron ; votre père est riche, qu’il vous achète un petit navire, et hurrah ! vogue sur l’océan ! Lafleur sera votre contremaître ; et je veux être avalé par un requin, si, dans trois ans, en vous donnant des leçons dans les temps perdus, vous n’êtes pas un loup de mer.

Je remerciai mon ami Lafleur de ses bons avis, sans, néanmoins, en profiter. Je ne sais s’il fut plus heureux avec d’autres jeunes gens, ou si la fièvre des voyages monta tout à coup à la tête de mes jeunes compatriotes ; mais toujours est-il que l’année suivante dix-sept jeunes Canadiens, dont plusieurs appartenaient à des citoyens à l’aise, laissaient Québec pour chercher fortune sur l’océan. De ce nombre deux seulement ont revu une seule fois la terre de la patrie, et un troisième, après plusieurs voyages dans toutes les parties du monde, est revenu vivre et mourir tranquillement dans sa ville natale. Quant à Lafleur, deux ans après la conversation que je viens de citer, sa mère apprit qu’une vague l’avait englouti avec deux autres matelots.

Lorsque je reporte mes souvenirs sur les jours heureux de mon enfance, je me transporte souvent en esprit au château de Belle-Vue, dans la paroisse de Saint-Joachim, appartenant au séminaire de Québec. Ce château, assis sur un promontoire qui domine une immense vallée rafraîchie par les eaux pures et limpides du fleuve Saint-Laurent, et couverte, pendant l’été, des plus riches moissons, des prairies les plus verdoyantes, offre déjà à la vue un des plus beaux sites du Canada, à part les scènes grandioses qui l’environnent de toutes parts. À l’ouest est l’Isle-d’Orléans, qui semble surnager sur le prince des fleuves ; vis-à-vis sont les vertes campagnes de la côte du sud, d’où surgissent des habitations blanchies à la chaux, qui semblent former un village continu aussi loin que la vue peut s’étendre. Au nord-est se déroulent les Laurentides, immense serpent vert, dont la tête gigantesque, le cap Tourmente, couvre, le soir, de ses grandes ombres les belles prairies qui s’étendent depuis sa base jusqu’au promontoire sur lequel est situé le château.

Quand bien même les messieurs du séminaire de Québec eussent voulu choisir dans tout le Canada une résidence propre à délasser de leurs études, pendant leurs vacances, les élèves de leur maison d’éducation, ils auraient en vain cherché un autre asile champêtre où tout fut mieux réuni pour cet objet. Ceux qui aimaient la chasse n’avaient qu’à sortir armés d’un fusil, et le gibier ne leur faisait jamais défaut. Les tourtes étaient en si grande abondance qu’on les tuait à la porte du château, et les perdrix à une quinzaine d’arpents. En outre, les grèves étaient couvertes de toutes espèces de gibiers.

Quand à ceux dont les goûts plus paisibles faisaient préférer la pêche à la chasse, une petite rivière, dont les eaux limpides coulent sur le domaine même, leur fournissait journellement des truites en abondance. Mais le lieu de prédilection des pêcheurs était sur le sommet du cap Tourmente même. L’étranger, qui contemple de loin le géant des Laurentides, est loin de soupçonner qu’il porte sur sa tête superbe un lac pittoresque d’une demi-lieue de tour.

À ce souvenir toutes les jouissances du jeune âge se présentent à mon imagination réveillée tout à coup de l’engourdissement produit par le poids des années. Une vingtaine d’écoliers partent un jeudi dès l’aurore pour le lac, un paquet sur le dos et une ligne à la main, pour régaler, le lendemain, toute la communauté d’excellentes truites. Les novices portent en outre un petit cadeau pour la vieille femme qui tient un cabaret sur la montagne, à une demie lieue du lac, et que l’on appelait « la bonne femme du cabaret. » Après avoir escaladé un des flancs du cap Tourmente, et avoir cheminé pendant longtemps dans la forêt, on arrive mort de fatigue à une petite clairière, couverte de mousse brune, d’où jaillit une fontaine d’eau pure, limpide et glacée. Chacun de crier : « le cabaret ! le cabaret ! Tirez vos cadeaux pour la bonne femme du cabaret ! » Et les mystifiés cherchent la vieille de toutes parts au grand amusement de leurs compagnons.

Après une assez longue pose et après avoir fait honneur à l’hospitalité de la nymphe généreuse de cet oasis, on se remet en marche : et une demi-heure après, on arrive sur les bords enchantés d’une jolie nappe d’eau, où une haute croix, peinte en noir, fixe d’abord nos regards. Tout le monde s’agenouille en silence, en présence de ce signe de la rédemption, élevé dans ce désert ; et le prêtre, ou l’ecclésiastique, qui accompagne toujours les élèves dans cette promenade, entonne O Crux Ave ! Après cet acte religieux, tout le monde se livre à la plus folle gaieté.

Les uns cassent des branches de sapin pour renouveler le lit de la cabane dans laquelle on doit coucher, les autres bûchent du bois pour faire la marmite, nous éclairer et nous réchauffer pendant la nuit. Cinq à six s’emparent du canot pour se promener et pêcher sur le lac, et ceux qui n’aiment pas cette paisible jouissance font un vacarme à chasser tout le poisson.

Après la pêche du soir, toujours abondante lorsque le temps est favorable, on se réunit à la cabane où un excellent souper, arrosé de quelques verres de vin, distribués avec circonspection et prudence par le maître, suivant l’âge des jeunes gens, ne contribue pas peu à faire passer une des soirées les plus agréables dont j’aie souvenance.

  1. Le peuple appelait « bourgeois » les associés du Nord-Ouest et se la Baie D’Hudson, et même de nos jours ceux qui emploient la classe ouvrière. Ils disent encore ; « je suis au service d’un bon bourgeois. »
  2. On appelait, pendant mon enfance, la côte à Moreau, ce qui est aujourdd’hui la côte de la prison.
  3. Monsieur Tanswell, ayant fait ses études à je ne sais quel collège de Jésuites, en Europe, les anglais croyaient qu’il avait appartenu à cet ordre éminent. Il s’est marié deux fois à Québec en présence de l’église catholique.
  4. Il n’y avait pas de police à cette époque, et l’on avait recours à la garnison pour maintenir l’ordre.
  5. ce fut vers l’année 1797 qu’un détachement de la compagnie du cirque de Ricket, de Londres, passa une partie de l’été à Québec : c’est le premier cirque qui soit venu au Canada.

    Le vénérable messire Demers, prêtre du séminaire de Québec, et si universellement regretté, me demandait un jour, lorsque j’étais enfant, d’où je venais ? « De faire des tours de soupletesse, » lui dis-je. — « Ah ! le malheureux ! » s’écria monsieur Demers, en riant aux larmes, « il vient de faire des tours de soupletesse ! » Monsieur Demers n’a jamais oublié cette locution de gamins. Douze ans après, lorsqu’il était notre professeur de philosophie, si quelqu’un se servait d’une expression peu française, il s’écriait en riant encore : « ça ne vaut toujours pas les tours de soupletesse de Gapé ! »