Mémoires (De Gaspé)/9

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G. E. Desbarats (p. 244-299).


CHAPITRE NEUVIÈME


Je me sens mal à l’aise en commençant ce chapitre, car trois de mes contemporains, élèves du séminaire de Québec, jouissent encore comme moi de la douce lumière du ciel, après un laps de soixante-et-sept ans que nous commençâmes ensemble nos études. L’Honorable Louis-Joseph Papineau et M. le docteur Joseph Painchaud liront-ils ces pages avec plaisir ? voilà ce qui m’inquiète. Quant au troisième, le plus haut en dignité, Sa Grandeur Monseigneur Flavien Turgeon, Archevêque de Québec, il ne trouvera aucun adoucissement à ses infirmités au souvenir des scènes de notre enfance : il n’est maintenant sensible qu’à la douleur !


L’HONORABLE LOUIS-JOSEPH PAPINEAU


La vie politique de ce grand homme est gravée, par le burin de l’histoire, en caractères indélébiles ; les luttes qu’il a soutenues pour conserver intacte une constitution octroyée par la Grande-Bretagne, et dont l’oligarchie du Canada s’efforçait depuis longtemps d’arracher lambeaux sur lambeaux, sont inscrites en lettre de feu dans le cœur de ses compatriotes. Aussi serait-ce une grande témérité de ma part de traiter un sujet auquel je ne pourrais rendre justice, malgré mon admiration pour le puissant orateur.

La renommée du jeune Papineau l’avait précédé avant même son entrée au séminaire de Québec. Tout faisait présager, dès lors, une carrière brillante à cet enfant précoce, passionné pour la lecture, et dont l’esprit était déjà plus orné que celui de la plupart des élèves qui achevaient leur cours d’études.

Papineau jouait rarement avec les enfants de son âge ; il lisait pendant une partie des récréations, faisait une partie de dames, d’échecs, ou s’entretenait de littérature, soit avec ses maîtres, soit avec les écoliers des classes supérieures à la sienne. L’opinion générale était qu’il aurait été constamment à la tête de ses classes, s’il n’eût préféré la lecture à l’étude de la langue latine.

Comme il lui était permis, par faveur spéciale, de lire, même pendant l’étude, sans l’agrément des maîtres de salle, il se dépêchait de broder ses devoirs pour se livrer ensuite à son goût favori. Il était redevable de cette indulgence, je crois, en reconnaissance de services importants que son père avait rendus au séminaire de Québec, ou, peut-être aussi, parce que les supérieurs croyaient, avec raison, que cette faveur ne l’empêcherait pas de faire de brillantes études.

Les maîtres menaient de temps à autre les pensionnaires du petit séminaire de Québec aux séances de la chambre d’assemblée, pendant les sessions du parlement provincial ; et comme les enfants aiment à singer tout ce qu’ils voient, il fut décidé que nous aurions aussi notre chambre d’assemblée. On commença par les élections. Que d’intrigues ! que de corruption même pour faire élire un candidat de notre choix !

Le parti conservateur, tremblant pour l’élection de son candidat, proposa de faire voter les ecclésiastiques du grand séminaire. Celui de l’opposition, dont Papineau était le chef, combattait de toutes ses forces l’introduction de cette clause dans notre charte. Il s’en suivit de longs débats, de bien chaudes discussions, mais les tories triomphèrent.

Le grand jour de l’élection arrivé, les deux candidats firent les discours d’usage, et promirent, comme on le fait de nos jours, plus de beurre que de pain aux sots (et j’étais probablement du nombre), qui ajoutaient foi à leurs discours. L’âge d’or allait renaître pour les écoliers ! plus de pensums, plus de férules, mais des confitures à tous nos repas. Rien de plus aisé à obtenir ; il ne s’agissait que de présenter au supérieur, une requête appuyée par un corps aussi auguste que notre parlement. Papineau, âgé alors de treize à quatorze ans, monta sur le hustings, et, dans un discours qui dura près d’une demi-heure, foudroya notre malheureux candidat. Je l’ai souvent entendu depuis tonner dans notre parlement provincial contre les abus, la corruption, l’oligarchie, mais je puis certifier qu’il n’a jamais été plus éloquent qu’il le fut ce jour-là. Les prêtres du séminaire s’écriaient : c’est son père ! c’est tout son père ! Quel champion pour soutenir les droits des Canadiens, lorsqu’il aura étudié les lois qui nous régissent ! Et les messires, Demers, Lionnais, Bedard et Robert, qui rendaient ce témoignage, étaient des juges compétents.

Il existait un grand contraste entre les deux messieurs Papineau. Le père, Joseph Papineau, gros et trapu, n’avait de remarquable que sa tête énorme ; ses vêtements mêmes n’étaient pas en harmonie avec le rang qu’il occupait dans la société. Le fils, au contraire, était un bel homme, et irréprochable dans sa toilette, sans être un petit maître. Son ton et ses manières sont, peut-être, d’une élégance un peu recherchée aux yeux de ceux qui, en rapports journaliers avec la société anglaise, ont contracté des manières plus raides.

Le fils, dans la conversation, et surtout quand il parlait en public, aurait plutôt hésité que de ne pas se servir de l’expression la plus élégante. Le père, au contraire, n’aurait pas substitué un mot plus élégant, au mot propre qu’il avait sur les lèvres, dès qu’il exprimait sa pensée.

La première impression que fit sur moi l’éloquence de M. Joseph Papineau ne s’est jamais effacée de ma mémoire. J’assistais, bien jeune, à une séance de notre parlement, lorsque je vis un membre, aux manières simples, se lever avec lenteur, en tenant dans la main droite un papier dont il venait probablement d’achever la lecture. Ses habits, une grande queue qui lui descendait plus bas que les épaules, quoique la mode en fut passée dans les villes, tout me fit croire qu’il était un de ces notables que certains comtés de la campagne envoyaient alors pour les représenter dans l’assemblée provinciale. Il parla pendant l’espace d’une demi-heure, et sa parole coula toujours aussi facile, aussi abondante, que les eaux paisibles d’un grand fleuve, tandis que lui-même était aussi immobile que les deux rives qui l’encaissent. J’étais sous l’effet d’un charme inexprimable ; je craignais à chaque instant qu’il ne cessât de parler : et chose surprenante, je ne comprenais qu’à demi son discours. Le plus grand silence régnait dans la chambre : quant à moi je n’osais respirer. Tout turbulent que j’étais à cet âge, il me semblait que je ne me serais jamais lassé de l’entendre.

Je ne me rendis vraiment compte de ce que j’éprouvai alors, que six à sept ans après, lorsque je lus le troisième livre de la traduction de l’Iliade par Pope.

Le vieux Roi Priam est sur les murs de Troie, Hélène à ses côtés lui fait l’énumération des chefs les plus célèbres de l’armée grecque, dont les innombrables bataillons couvrent la plaine ; elle nomme Ulysse. Anténor prenant alors la parole dit :

« J’ai, moi-même, Ô Roi ! connu cet homme étonnant, lorsque, sous l’égide de nos lois hospitalières, il vint à Troie plaider la cause de la Grèce. »

Je ne puis résister au plaisir de citer les magnifiques vers du poëte anglais, sauf à en donner ensuite une traduction bien pâle. Antenor, après avoir donné à l’éloquence de Ménélas des éloges mérités, continue :

« But when Ulysses rose, in thought profound,
His modest eyes he fix’d upon the ground,
As one unskill’d or dumb, he seemed to stand,
Nor rais’d his head, nor stretch’d his scepter’d hand.
But when he speaks, what elocution flows !
Soft as the fleeces of descending snows,
The copious accent fall, with easy art !
Wandering we hear, and fix’d in deep surprise :
Our ears refute the censure of our eyes
. »

TRADUCTION.

« Mais lorsque Ulysse, absorbé dans des méditations profondes, se lève de son siège, lorsqu’il abaisse avec modestie les yeux vers la terre sans les en détacher, et sans même étendre la main dans laquelle il tient le sceptre royal, on le croirait alors muet ou sans intelligence, mais dès qu’il parle, quels flots d’éloquence coulent de sa bouche ! éloquence aussi douce que les flocons de neige qui descendent dans un vallon par un jour de calme. Ses paroles abondantes s’échappent avec un art si facile qu’on l’écoute avec surprise ! et saisis d’un profond étonnement nos oreilles repoussent la censure de nos yeux. »

La vie de collège d’un enfant, d’un jeune homme aussi posé, aussi studieux, aussi raisonnable avant l’âge, que le jeune Papineau, ne fournit au biographe que peu de choses à dire sur son compte. Ce sont les enfants dissipés, turbulents, qui offrent une riche mine à exploiter.

Voici cependant une petite scène qui nous amusa beaucoup ; et je me sépare de lui avec regret.

Papineau étant alors, je crois, en seconde, faisait, à la récréation du midi, pendant une belle journée de l’été, une partie d’échecs avec notre directeur, monsieur Lionnais, sur les marches élevés du perron de la grande cour du séminaire. Un sauvage, de je ne sais quelle tribu, trouvant la porte de la cour ouverte, s’approcha des joueurs d’échecs, et suivit le mouvement des pièces avec un intérêt soutenu jusqu’à la fin de la partie. Il serre les lèvres quand il voit la marche de la tour ; il dit hoa ! quand il voit les razzias de la dame, et hoa ! à chaque fois que le cavalier fait un bond.

Le vainqueur prononce à la fin les terribles mots : échec et mat ! et monsieur Lionnais demande au sauvage s’il sait jouer aux échecs.

— Pas connaître, fit l’indien, et traçant des petits cercles avec l’index de la main droite dans la paume de la main gauche, il ajouta : bon ! bon ! jouer comme ça !

— Ah ! tu sais jouer aux dames, dit le directeur : allez donc, Papineau, pour la nouveauté du fait, chercher un damier, et faites ensuite gratter d’importance ce canouah.

À la vue du damier et des pièces que Papineau arrangeait, tout en invitant l’Indien à jouer avec lui, ce dernier poussa un cri de joie en disant : moi jouer avec petit patliasse !

Les sauvages donnaient souvent ce nom aux écoliers du séminaire de Québec qu’ils considéraient comme des petits prêtres.

Papineau, certain de la victoire, commence à jouer avec assez de négligence ; l’Indien souffle une dame, en prend trois et s’écrie : pas ben joué, petit patliasse ! Papineau piqué ensuite du massacre de ses pièces et encore plus des cris de triomphe de son adversaire, demande une revanche, mais il lui fallut de nouveau succomber dans la lutte, aux grands éclats de rire des écoliers, et du directeur lui-même, qui avaient pris un vif intérêt à la partie.

— De grâce, monsieur Lionnais, dit Papineau, prenez ma place pour l’honneur du séminaire, et donnez une bonne leçon à cet animal des forêts.

Le directeur ne se fit pas prier pour soutenir la réputation des peaux blanches, car ayant été récollet avant d’être ordonné prêtre, il avait beaucoup joué aux dames dans son couvent, et il se piquait, avec droit d’être un adepte. Il remplace donc le vaincu, et fait signe au sauvage, qui s’était levé, de reprendre sa place.

— Moi pas capable, fit l’Indien, jouer contre grand patliasse.

Après quelques façons, il se remit pourtant au jeu. Mais je suis contraint d’avouer que notre directeur s’en retira pour le moins aussi maltraité que celui dont il avait pris la revanche.

— J’ai faim, fit le sauvage, quand les deux nouvelles parties furent terminées.

— J’aurais pensé, reprit monsieur Lionnais, que tu devais être repu après le grand nombre de dames que tu as mangées !

Puis, s’adressant à moi :

— Fais moi le plaisir, Gaspé, de mener ce glouton à la cuisine, et dis à Joseph de le bourrer de pain et de viande jusqu’à ce qu’il en crève à la peine.

Nous rimes beaucoup de ce projet de vengeance de notre directeur après la raclée qu’il avait reçue.

J’ai su depuis que les sauvages étaient généralement des joueurs de dames redoutables : naturellement très paresseux, ils passent souvent, surtout pendant l’hiver, journées entières couchés dans leurs cabanes à se livrer à ce jeu qu’ils ont appris des blancs.


JOSEPH PAINCHAUD.


Monsieur le docteur Painchaud a commencé et terminé son cours d’étude dans les mêmes classes que moi : tel il était pendant son enfance, tel il est encore aujourd’hui : gai, spirituel, mordant, aimable, tournant tout en ridicule, même les choses les plus sérieuses. On lui reprochait, par-ci par-là, d’être un peu excentrique : qu’il me pardonne le mot : vieux amis, nous ne sommes pas hommes, après un commerce d’amitié, sans nuage, de soixante-et-six ans, à nous brouiller pour si peu de choses. Certes, je ne voudrais pas pour tout au monde qu’il le prit en mauvaise part : c’est un rude athlète que monsieur le docteur Painchaud, et je serais certain de m’en retirer avec les étrivières. Mais je n’ai rien à craindre de ce côté là ; si Painchaud, l’éternel railleur, distribuait les épigrammes à droite et à gauche, il était le premier à rire des traits qu’on lui décochait. Je ne lui ai jamais connu un moment de mauvaise humeur pendant tout le cours de nos études, ni après.

Si nous portions la croix d’honneur attachée au côté droit, Painchaud la portait au côté gauche ; si nous la portions du côté gauche pour l’imiter, il trouvait le tour de l’accrocher l’hiver à la palette de son casque où à son chapeau pendant l’été. Si nous recevions les férules de la main droite, il tendait la main gauche quoique plus tendre pour endurer ce supplice. Si nous portions la ceinture haute, il la portait en bas des reins ; et malgré nos lazzis, il avait toujours les rieurs de son côté.

Painchaud, en faisant ses devoirs les plus sérieux, oubliait rarement d’y introduire un mot, ou une phrase qui pût nous faire rire. Le régent nous avait donné un jour pour sujet de composition le nemo suâ sorte contentus d’Horace. Painchaud après avoir traité le sujet à sa façon, en traçant un tableau où beaucoup d’écoliers de notre classe avaient le plaisir de se reconnaître, sans néanmoins oser s’en offenser ; après avoir fait désirer à ceux qui avaient le regard louche de regarder droit devant eux, à ceux qui avaient le nez trop long de l’échanger pour un nez passable, après avoir fait souhaiter à l’un du beau temps quand il pleuvait, de la chaleur quand il faisait froid, de la neige pour glisser quand elle était tardive, et à l’encontre du petit Fleury de l’inimitable Berquin, leur avoir toujours fait souhaiter la saison ou le temps dont ils ne jouissaient pas, finit par cette phrase burlesque : « Et quand le bon Dieu nous enverrait les quatre temps nous ne serions jamais satisfaits. »

Le régent trouvait que la phrase n’avait pas le sens commun, tandis que Painchaud, tout en nous faisant des clins d’œil, soutenait gravement qu’elle avait une portée philosophique très profonde. Et cela au milieu des éclats de rire de toute la classe. Il avait atteint son but.

Ce qui n’a pas empêché Monsieur le Docteur Painchaud de faire de brillantes études ; et d’être aujourd’hui un de nos citoyens distingués de la ville de Québec, où il s’est acquis par ses talents et son assiduité comme médecin, une jolie et indépendante fortune ; réparant par son mérite personnel l’injustice du sort qui l’avait fait naître de parents peu fortunés.


L’HONORABLE JUGE EN CHEF RÉMI VALLIÈRE DE ST. RÉAL.


Je ne crois pas me tromper en avançant que le sujet de cette biographie était l’homme doué de plus de talents naturels qu’ait produit le Canada. Orphelin dès l’âge le plus tendre, son génie se fit jour à travers tous les obstacles ; confondu, d’abord, avec les autres enfants qui fréquentaient le catéchisme à la cathédrale de Québec, il se fit remarquer aux premières questions qui lui fit le vicaire qui préparait les enfants à leur première communion.

— J’ai vu ce matin au catéchisme, dit le vicaire à Monseigneur Plessis, alors Coadjuteur et curé de Québec, un enfant qui m’a étonné. Surpris de ses réponses, je lui ai fait des questions bien au-dessus de la portée d’un enfant de son âge, et il m’a répondu avec le même aplomb.

Monseigneur Plessis n’était pas homme à laisser enfouie une telle perle sans la cueillir ; il fit venir le jeune Vallière, et sut de lui qu’il était né dans la ville de Québec, mais que son père, ayant laissé cette ville pour le Haut-Canada, je crois, il y avait été élevé. Que sa mère ayant convolé en secondes noces après la mort de son père, son oncle M*** citoyen de la basse-ville de Québec, l’avait accueilli chez lui. L’éminent Prélat l’interrogea à son tour et éprouva le même étonnement que son vicaire, aux questions qu’il lui faisait. L’enfant répondait souvent : J’ai lu ceci dans tel auteur.

— Tu aimes donc la lecture ? fit le prélat.

— Je lis tout ce qui me tombe sous la main, fut la réponse.

— Mais tu me cites des auteurs anglais, aussi bien que des auteurs français. Quel commencement d’instruction as-tu reçue ?

— J’ai été à une petite école dans le Haut-Canada, où j’ai appris à lire l’anglais.

— Et le français ?

— J’ai appris à le lire sans l’aide de personne : c’était chose facile à celui dont la langue maternelle était la langue française.

— Que vas-tu faire maintenant ?

— Mon oncle n’est pas riche ; il a une nombreuse famille, il va me mettre commis chez un épicier, s’il peut me trouver une place.

— Aimerais-tu à faire des études ?

— Ah ! oui, Monseigneur, c’est là toute mon ambition.

— Je vais parler à ton oncle dès aujourd’hui, et demain je te donnerai les premières leçons de la langue latine.

Dix-huit mois après Vallière savait le latin ! oui, savait le latin ; il lisait non seulement avec la plus grande facilité les auteurs classiques, mais même parlait la langue de Cicéron avec élégance et facilité. Et en voici une preuve :

Vallière doué d’un des plus nobles cœurs que Dieu se soit plu à créer, n’a jamais oublié la dette de gratitude qu’il devait à son généreux protecteur, aussi, à l’encontre de la plupart des jeunes gens qui évitent, s’ils ne font pas pis, la société de ceux qui leur ont ouvert le chemin des honneurs et de la fortune, il se faisait un devoir de reconnaissance de rendre de fréquentes visites à son bienfaiteur ; et la mort seule de l’éminent prélat a mis fin à leur commerce d’amitié.

— Tu est le bienvenu, lui dit un jour Monseigneur Plessis, qui tenait en ce moment un volume d’Horace dans sa main, j’ai beau tourner et retourner ce vers il m’est impossible de croire que ce soit ce que l’auteur a voulu exprimer ; c’est un contresens.

Vallière lit le passage et dit : c’est, en effet, ridicule. Mais après un moment de réflexion, il prend un crayon, pose deux points, ou un point et une virgule, et ajoute : lisez maintenant Monseigneur. Le sens était entièrement changé à l’avantage de l’auteur, et des plus clairs ; Monseigneur Plessis se plaisait à raconter cette anecdote de son jeune protégé.

Vallière portait toujours dans sa poche un auteur latin ; et ni ses nombreuses occupations, ni sa vie un peu dissipée, comme la nôtre, pendant sa jeunesse, ne l’empêchaient d’en lire une page ou deux tous les jours.

Mais rétrogradons de quelques années.

Grand émoi, grande consternation parmi les autorités très soupçonneuses de la ville de Québec. Ou vient d’apprendre qu’un général de Napoléon est non-seulement dans la cité, mais qu’il amène l’audace de recruter un régiment. Le conseil-exécutif s’assemble et on requiert la présence immédiate du prélat catholique. On lui fait sentir qu’il est assez surprenant qu’il puisse ignorer un fait aussi important ; et surtout qu’il n’en ait pas instruit les autorités. L’évêque interpellé répond que la chose lui paraît ridicule ; qu’un général français pourrait bien être caché dans la ville de Québec, mais qu’il n’aurait jamais l’audace d’y lever un régiment. Le Procureur du Roi tire un papier de sa poche et le passe au prélat. C’était bien un bel et bon brevet de capitaine, revêtu des formes voulues en pareil cas. Le capitaine appartenait au régiment d’un général portant un nom français.

— Que dites-vous maintenant, Monseigneur, fit le procureur du Roi ?

— Que je me fais fort, répliqua l’évêque, de vous produire demain, à l’ouverture de la séance du conseil, le général dont il s’agit ; jusque-là, il est inutile de faire d’autres recherches.

Tout l’aréopage était réuni le lendemain, lorsque Monseigneur Plessis fit seul son entrée dans la chambre du conseil. On se regarda avec inquiétude, et l’on somma l’évêque de tenir sa promesse.

— Je vais l’introduire, fit celui-ci ; il m’attend à la porte ; et il rentra aussitôt après tenant par la main un enfant de onze à douze ans :

Voici, Messieurs, le général Vallière.

Quelques membres du conseil, ennemis acharné de tous les Canadiens-français, croyant à une mystification, pâlirent de colère, tandis que d’autres plus sensés, et qui connaissaient le haut caractère du grand prélat, éclatèrent de rire. Tout s’expliqua : Vallière levait un régiment d’enfants, dont il s’était constitué le général.

Interpellé sur le brevet, si parfait dans sa rédaction, il dit qu’ayant lu par hasard deux ans auparavant un brevet d’officier, il en avait adopté la forme qu’il n’avait pas oubliée.

Nous étions, je crois, en seconde, lorsque Monseigneur Plessis tenant à la main un cahier de deux pouces d’épaisseur, bourré de dates chronologiques, entra dans notre classe avec son élève. Il passa le cahier à notre régent et le pria d’interroger Vallière en lui recommandant de changer souvent de pages ; et celui-ci répondit juste et sans hésiter pendant au moins un quart d’heure : ce n’était pourtant pas la mémoire du perroquet, il paraissait y avoir de la réflexion dans chaque réponse.

Le tour de force de sa mémoire prodigieuse que je vais citer, me paraît encore plus surprenant. Vallière n’est entré au séminaire que pour faire son cours de philosophie : nous étions alors externes tous deux, et dans la même classe, lorsqu’un de mes amis me dit un jour :

— J’ai rencontré Vallière avec un jeune étranger, et ils parlent tous deux une langue inconnue.

Je ne manquai pas d’en parler à Vallière.

C’est, me dit-il, un jeune Portugais arrivé à Québec dernièrement, et recommandé à la maison Lester et Morrough. Il ne sait parler que sa langue maternelle et nous sommes voisins à la basse-ville ; il paraissait beaucoup s’ennuyer, et je me suis dépêché d’apprendre son langage pour converser avec lui. Venez ce soir chez Plamondon, où nous devons nous réunir, et je vous l’introduirai à tous.

Nous passâmes une soirée des plus agréables, faisant mille questions au jeune étranger, sur le Portugal, sur les mœurs et usages de son pays ; et Vallière, notre truchement, nous rendait compte de ses réponses sans hésiter un seul instant. Le Portugais n’était à Québec que depuis vingt-deux jours, à ce que nous dit Vallière, et après information, c’était bien vrai.

Vallière, LeBlond, Plamondon et moi, admis au barreau à peu près dans le même temps, fîmes nos premières armes à la tournée de Kamouraska. Un de nos clients, plaideur enragé comme le Chicaneau de Racine, échut en partage à Vallière pour ses péchés. Cet homme ne parlait et ne rêvait que de sa cause de cinq sols, à laquelle il pensait que tout le monde devait prendre le plus grand intérêt. Il obsédait son malheureux avocat depuis le matin jusqu’au soir : nous étions en juillet, et dès trois heures du matin, il battait la diane à sa porte. La voiture de ce prévenant plaideur stationnait toute la journée devant notre hôtel, prête à transporter l’infortuné praticien dans ses promenades pour jaser avec lui de son affaire. La ténacité de ce plaideur était telle que si nous allions souper chez le seigneur Taché, d’où nous ne sortions souvent qu’après minuit, le premier objet que Vallière voyait en sortant était son plaideur qui l’attendait dans sa calèche.

Nous ne cessions de plaisanter Vallière sur son malencontreux client.

— Et dire, fit-il un jour, que je n’aurai pas la consolation, pour me venger, de perdre sa cause.

— Pourquoi ? dit Plamondon.

— Parce qu’elle est mauvaise, répliqua Vallière, et que tu plaides contre moi.

— Lieux communs, mon cher, répondit Plamondon, aménités journalières entre avocats : il eût été plus modeste et plus spirituel de dire : ma cause est mauvaise, mais je n’aurai pas la consolation de la perdre, parce que le juge B……la décidera.

Vallière, tout spirituel qu’il fût, avait rarement l’avantage dans ce genre d’escrime : Plamondon était alors sur son terrain, comme Crébillon en enfer : le seul jouteur qu’il redoutait était Justin McCarthy. J’aurai occasion de revenir sur ce sujet.

Il se faisait un grand débit de boisson pendant la cour de tournée à Kamouraska : outre les auberges de la paroisse, il y avait même des tentes érigées aux environs de la cour où chacun se désaltérait à qui mieux mieux : le plaideur heureux pour se réjouir de son succès ; et celui qui avait perdu sa cause pour noyer son chagrin.

Le dernier jour de la cour terminé, je retournais avec mes trois amis à notre maison de pension, lorsqu’en passant près d’un hangar, nous vîmes un homme endormi la face contre terre. Cette homme était porteur d’une couette[1] entourée de peau d’anguille, d’une longueur formidable. C’était le client de Vallière ; il n’y avait pas à s’y tromper à la vue de cet ornement qui commençait à passer mode. Notre ami le pousse pour s’assurer s’il est bien endormi, et satisfait sur ce point, il tire son canif, lui coupe la couette ras la tête et lui met ce trophée dans la main. Il va ensuite chercher une longue perche qui était sur une clôture et commence à lui labourer les côtes. Nous étions tous cachés derrière une porte en attendant son réveil. L’homme vivement éperonné se retourne sur le côté, et s’écrie, les yeux fermés, tout en tenant et secouant l’instrument que son avocat lui avait mis dans la main :

— Que le diable les emportent tous !

— Courage ! mon ami, fit Vallière, tu as vingt-quatre heures pour maudire tes juges !

— Et vingt-quatre ans, cria Plamondon, pour maudire ton cher avocat !

L’habitant ouvre les yeux et s’écrie à l’aspect du gourdin qu’il tenait : malédiction ! j’en avais vingt-deux pouces ! comment me montrer maintenant parmi le monde ! je ne puis m’en retourner chez moi que pendant la nuit ! comment aborder ma femme après un tel affront !

— Je suis vengé, fit Vallière : j’ai perdu ton procès et je t’ai coupé la couette.

Vallière était d’une gaieté folle avec ses amis. Il semblait que Dieu en le créant n’eût rien refusé à cet homme privilégié : il réunissait aux talents les plus brillants un cœur de la plus exquise sensibilité ; jamais le malheureux n’a imploré en vain son assistance.

Combien de fois, ô mon ami ! ai-je vu couler tes larmes sur les malheurs d’autrui. Des âmes froides t’ont reproché, lorsque tu siégeais sur le banc judiciaire, de n’écouter souvent que les mouvements de ton cœur sensible ; de t’écarter alors dans tes sentences de la stricte lettre de nos lois. L’hermine[2] dont tu étais revêtu n’en a jamais été souillée ! elle était aussi pure, aussi blanche, lorsque tu te présentas au tribunal de Dieu, précédé des prières de la veuve et de l’orphelin, que le jour où ta souveraine t’en décora aux acclamations de tous tes compatriotes.

Comme tous les hommes au cœur de feu, au sang brûlant, tu n’as pas été exempt de grandes passions pendant ta jeunesse : que les hommes froids s’en souviennent, mais l’ange de la sensibilité en inscrivant tes erreurs à la page noire du registre de tes actions, les aura effacées avec ses larmes ! aurais-tu manqué d’avocat au pied du grand tribunal, toi dont la vie a été consacrée à la défense de l’humanité souffrante !


LOUIS PLAMONDON.


Quand M. de Feletz avait un grain de sel sur la langue, il ne pouvait le retenir.
Sainte-Beuve.


Monsieur Louis Plamondon, avocat distingué du barreau de Québec, fut le premier de mes contemporains du séminaire que la mort enleva à ses nombreux amis. J’ai rarement connu un homme plus spirituel : c’était un rude lutteur que Plamondon ; chacun redoutait ses réparties incisives et mordantes. Justin McCarthy était le seul qui pût lui tenir tête et qui s’en retirât le moins maltraité. Je dois même convenir que si ce dernier n’eût constamment prêté le flanc à son adversaire par sa conduite souvent blâmable, Plamondon aurait eu rarement les rieurs de son côté.

L’esprit précoce de Plamondon lui valut un puissant protecteur. Monsieur Deschenaux, curé de l’Ancienne Lorette, arrête un jour chez le père de Plamondon, qui demeurait à Saint-Ambroise. Il caressa beaucoup le petit Louis qu’il distingua, pour son esprit, du reste de la nombreuse famille. L’enfant répond à ses caresses et le curé l’emmène avec lui faire un tour de voiture. Monsieur Deschenaux trouve le petit Louis, alors âgé de six ans, un compagnon très agréable ; et le Petit Louis de son côté se trouve si satisfait de sa nouvelle connaissance qu’il refuse de descendre de voiture quand il est de retour chez ses parents. Prières, menaces de la mère, tout fut inutile, il se débattait comme un petit démon.

— Ah ! c’est comme ça, dit monsieur Deschenaux, tu ne veux pas me laisser ; et bien reste avec moi si tes parents y consentent.

Le père de Plamondon chargé d’une nombreuse famille ne demandait pas mieux que d’accepter cette offre, et voilà Plamondon installé chez l’opulent ecclésiastique.

Monsieur Deschenaux, quoique puissamment riche par lui-même, n’en a pas moins desservi la paroisse de l’Ancienne Lorette jusqu’à l’âge le plus avancé. Il distribuait en aumônes dans sa paroisse les dîmes qu’il en retirait.

— Je n’ai pas voulu, disait-il, cesser de percevoir la dîme de mes paroissiens ! ce serait égoïsme de ma part que d’exposer mon successeur à une comparaison désavantageuse entre sa conduite et la mienne.

C’était pendant la guerre de mil-huit-cent-douze. Un riche habitant ayant un paiement à faire à monsieur Deschenaux, tira de sa bourse un billet (army-bill) de cent piastres, portant intérêt à six pour cent, et rachetable par le gouvernement à la fin de la lutte.

La cuisinière venait de retirer du feu, et avait déposé sur le foyer de la cheminée, un poëlon contenant une délicieuse fricassée de poulets que le vieux chien de la maison flairait avec délice. Le billet échappe des mains de Jean-Baptiste et tombe au beau milieu de l’excellent mets ; le propriétaire d’icelui se baisse et y plonge la main, aux risques de se brûler jusqu’aux os, et en retire son trésor ; mais le chien, encore plus prompt happe le billet tout dégoûtant de la riche et succulente sauce avant que l’habitant ait le temps de se relever. Le curé entend de sa chambre un vacarme d’enfer dans la cuisine ; il accourt, et voyant notre homme armé d’une hache, la cuisinière d’un manche à ballet comme les sorcières de Macbeth, le chien derrière elle aboyant avec fureur, croit qu’un meurtre va se commettre dans son presbytère.

— C’est ce brutal, dit la femme les yeux enflammés de colère, qui veut tuer notre chien parce qu’il a avalé sa guenille de papier.

— Guenille vous-même, vieux torchon ! vociféra Jean-Baptiste ; un beau billet de cent piastres, portant intérêt, que j’ai conservé dans mon coffre comme mes yeux, jusqu’à ce que votre affamé de chien me l’ait englouti dans sa gueule du diable.

— Tu peux bien parler des chiens affamés, ladre d’avare, s’écrie la cuisinière : toi qui fais tant jeûner le tien qu’il s’accote amont ton four pour japper.

Tout finit par s’expliquer : Jean-Baptiste ne veut pas perdre son billet, mais bien assommer le chien et en retirer les fragments de l’estomac de l’animal glouton ; mais monsieur Deschenaux, très-attaché à ses vieux serviteurs, consent, après avoir bien ri de l’aventure, à rembourser les cent piastres avec les intérêts réclamés.

Plamondon nous racontait cette scène burlesque dont il avait été témoin : il est vrai d’observer qu’elle ne perdait rien dans la bouche d’un homme aussi spirituel et naturellement si farceur.

L’abbé Deschenaux éleva l’enfant qu’il avait adopté, avec l’affection du plus tendre des pères ; aussi ce dernier acquit-il bien vite le ton et les manières de la meilleure société anglaise et française que fréquentait son patron.


LOUIS MOQUIN


L’honnête homme est une variété de l’espèce, ainsi que l’homme d’esprit.
Chamfort.


Monsieur Louis Moquin, une de nos célébrités du barreau de Québec, était pendant son enfance presque toujours froid, morose et taciturne : il portait déjà dans son sein le germe de la cruelle maladie qui l’a conduit tout jeune au tombeau. Il avait pourtant, par-ci par-là, quelques jours de gaîté, et c’était alors le plus aimable de tous les pensionnaires du séminaire de Québec. Nous l’entourions alors, et il nous faisait souvent rire pendant toute la durée de la récréation. Ce qui nous amusait le plus étaient les chansons qu’il improvisait dans le style burlesque des habitants, pour tourmenter les jeunes campagnards du pensionnat. Je ne puis me défendre d’en citer une : ça me rappelle ma belle jeunesse. Moquin nous amusait depuis environ une demi-heure, quand arrive le fils d’un cultivateur venu récemment parmi nous et qui, la bouche béante, écoutait de toutes ses oreilles.

— Ton père, fit Moquin en s’allongeant un peu le menton, a-t-il été à la guerre du temps du Français ?

— Non, dit Leclerc ; mais mon défunt grand-père était à Carillon.

— Ah ! ton défunt grand-père était à Carillon. Il doit, alors, avoir connu le général Macalm (Montcalm) ; et tu dois savoir la belle complainte que les soldats firent sur lui quand il mourut.

— Non, dit Leclerc ; mais j’aimerais à l’entendre chanter.

Moquin se mit à rire et dit : Moi aussi.

Nous criâmes tous : « la complainte ! la complainte du général Macalm ! »

— Êtes-vous fous ! dit Moquin ; vous voyez bien qu’elle n’a jamais existé ; que c’est un badinage de mon invention.

Mais nous n’en vociférâmes que plus fort : « la complainte ! la complainte ! »

— Puisque vous le voulez absolument, il faut bien vous contenter, fit Moquin.

Moquin, même tout jeune, avait la figure d’un vieillard, mais, pour ajouter à son rôle, il s’allongea, à cette fin, le visage d’une demi-aune et chanta d’une voix cassée et chevrotante :


C’est le défunt monsieur Macalm,

Grand Général !
Qui monté sur son grand choual, (cheval).
Bel animal !
Vergit ces pauv’ angla’
À Carillon !
Forteresse du Canada

Du côté de Baston.


C’est tout, dit Moquin.

— Non ! non ! encore ! encore ! crièrent les écoliers au milieu de leurs éclats de rire.

Il regarde autour de lui et aperçoit un élève que nous appelions le nègre : (le malheureux était noir comme une mûre), et un autre qui avait pour sobriquet le bélier, probablement parce que son nom prêtait à cette rime. En voilà assez pour le poète et il continue :


Quand le combat fut engagé

Des deux côtés
Son nègre et pis (puis) son bélier
Vinrent à se toqué :
Le nègre le bélier manquit :
À grands coups de tête,
Le retranchement renversit

De tous côtés par terre.


Le nègre et le bélier se retirèrent derrière la foule, et nous continuâmes à crier : encore ! encore ! Cinq jeunes anglais d’Halifax : Richard Clery, ―――Comyns, Andrew Bulger, Henry Bulger et James Macguire, criaient aussi : encore ! avec les autres.

— Tiens, fit Moquin : je croyais que vous aviez déjà reçu plus que votre part, messieurs les anglais : il paraît que vous êtes exigeants ! Je vais alors continuer.

Ces pauv’ anglés fort maltraités

De tous côtés,
S’en furent chez les Iroquois
Au mont Aquois,
Pour les prier de prendre les armes
Contre Macalm
Qu’avait enfoncé
De tous côtés

Le bataillon bretagne.


Les jeunes étrangers allaient se retirer aussi, lorsque Moquin leur cria : attendez, je vais essayer un autre petit couplet ; mais la cloche, annonçant la fin de la récréation, mit fin à sa verve burlesque.

Les cinq jeunes Anglais que j’ai nommés avaient autant d’amis qu’il y avait d’écoliers au pensionnat du séminaire de Québec. Ils étaient tous à peu près de mon âge, et comme, à l’exception de James Macguire, mort dans les Îles, les autres pourraient vivre encore, je suis certain qu’ils seraient prêts à témoigner de nos bons procédés à leur égard.

Je dînais, douze à quinze ans peut-être après cette scène, à un mess d’officiers anglais, lorsque j’avisai, de l’autre côté de la table où j’étais assis, une espèce de géant de six pieds quatre pouces, à la charpente osseuse, aux traits fortement prononcés, lequel géant me regardait en dessous en ricanant. Je rougis un peu sous l’épiderme, mais, croyant m’être trompé, je continuai à parler à mon voisin. Je lève de nouveau les yeux sur mon Goliath de Geth : même sourire narquois. J’étais très mal à l’aise ; mais, trop bien élevé pour troubler l’harmonie remarquable d’un mess anglais, où les convives sont l’objet des attentions les plus marquées non-seulement de tous les officiers qu’ils connaissent, mais généralement de tous les membres de cette association ; j’allais donc de nouveau baisser les yeux, remettant au lendemain une explication que je croyais nécessaire, lorsque le géant me dit d’une voix à faire vibrer les verres sur la table : « De Gaspé, a glass of wine for old acquaintance sake, » c’est-à-dire, un verre de vin en mémoire de notre ancienne liaison.

— Avec plaisir, monsieur, lui dis-je : si ce n’est pas de ma part en mémoire de notre ancienne liaison, je n’en suis pas moins heureux de faire aujourd’hui votre connaissance.

— Comment ! dit-il, vous avez oublié vos anciens amis, les Bulger du séminaire de Québec !

— Mon ami Henri Bulger ! m’écriai-je.

— Non ; fit-il : mais votre ami Andrew Bulger.

Or des deux Bulger, Andrew, lorsqu’il laissa le séminaire vers l’âge de treize ans, était un enfant d’une beauté rare, mais très petit pour son âge ; tandis que Henry, son aîné, alors beaucoup plus grand, avait des traits formés qui étaient loin d’en faire un Adonis.

— Je comprends votre erreur, dit Bulger, mon frère Henri est maintenant un bel homme d’une taille ordinaire, tandis que moi, pygmée aux traits délicats pendant mon enfance, je suis devenu le géant que vous avez devant les yeux : nous avons changé de rôle, et j’ai beaucoup perdu à l’échange. Cette remarque fut accueillie par les éclats de rire de tous les assistants.

Richard Clery avait aussi embrassé la carrière militaire, et j’eus le plaisir de le revoir à Québec, à son retour de la Péninsule espagnole, après la lutte de vingt ans qui avait ébranlé l’Europe. Ce sont les deux seuls de mes amis anglais du séminaire qui soient revenus au Canada. Je n’ai jamais entendu parler depuis de Fairbanks et de McWater qui étaient aussi mes compagnons de collège : Clery est, je crois, le seul qui ait terminé son cours d’étude avec nous, les autres laissaient généralement le séminaire quand ils avaient acquis une connaissance suffisante de la langue française.

Cette digression ne m’a pas fait perdre de vue mon ami Moquin, que la mort a enlevé au barreau de Québec quasi au début de sa carrière. Les quelques mots que le feu juge en Chef Sewell prononça sur sa tombe, au nom de ses confrères, sont, je crois, la plus belle oraison funèbre faite à un avocat.

« Nous sommes tous d’opinion, dit l’éminent Juge en chef, que feu M. Moquin ne s’est jamais chargé d’une cause à moins d’être intimement convaincu, dans le for de sa conscience, que cette cause fût juste et fondée en loi. »

En effet, Moquin avait déclaré dès son début au barreau qu’il ne se chargerait que de bonnes causes ; et l’on citait deux à trois clients qu’il avait mis sans cérémonie à la porte de son bureau, parce qu’ils insistaient à vouloir le charger de procès qu’il leur avait déclarés être injustes et insoutenables en loi. Moquin n’était pas éloquent, il ne disait absolument que ce qui était nécessaire au soutien de sa cause, mais, en revanche, il avait la satisfaction de voir les juges prendre des notes fréquentes pendant ses plaidoyers.

Le portrait du consciencieux avocat est au greffe de la cour supérieure du district de Québec ; et chaque fois que je contemple son visage pâle et sévère, je suis porté à lui adresser ces paroles : « Patience, mon ami ! Le nombre des membres du barreau augmente avec une telle rapidité, qu’on a droit d’espérer qu’avant peu un juge en chef pourra prononcer sur la tombe de quelque phœnix d’avocat futur l’éloge mérité dont vous avez été l’objet, et vous ne serez plus alors seul dans votre solitude. »

À propos de Leclerc, excellent enfant auquel Moquin avait chanté la complainte du général Montcalm, je vais citer un exemple entre mille de l’espèce de mémoire assez rare dont je suis doué.

J’étais à Beauport chez mon gendre M. Andrew Stuart, maintenant juge de la Cour supérieure, lorsqu’un vieux cultivateur arriva conduisant une charrette de foin. Après un moment de conversation (car je ne me prive jamais, lorsque l’occasion s’en présente, du plaisir de converser avec un vieillard canadien,) je lui dis :

— Vous avez été pendant votre enfance pensionnaire au séminaire de Québec ?

— Mais, oui ; répliqua-t-il en me regardant avec surprise ; et plût à Dieu que j’y fusse resté plus longtemps. J’en suis, à mon regret, sorti à l’âge de quinze ans. Mais il m’a passé cinquante bonnes années sur la tête depuis.

— Vous n’en êtes pas moins, lui dis-je, mon ancien compagnon de collège, Leclerc, que nous appelions le petit Alexis ; cherchez dans vos souvenirs ceux des pensionnaires qui vous tourmentaient le plus et que vous n’en aimiez pas moins ?

— Ah ! dam ! fit le vieillard, mes meilleurs amis étaient Gaspé, Painchaud et Macguire : des bonnes jeunesses, allez ! mais espiègles comme des lutins.

Nous renouvelâmes connaissance avec un plaisir mutuel ; et après un entretien assez long, j’en conclus que c’était à tort qu’il regrettait de ne pas avoir continué ses études : j’avais devant mes yeux la figure heureuse et candide du petit Alexis d’autrefois : les passions n’avaient imprimé aucune trace sur les traits du vieux et respectable cultivateur canadien.

Après un soubresaut d’une trentaine d’années, je reviens à mon ami Plamondon.

Plamondon, élève de M. l’abbé Deschenaux, avait certainement le ton et les manières de la bonne société, mais son excessive politesse était passée mode parmi nous au contact des mœurs anglaises, et nous le badinions souvent sur sa mine tant soit peu cléricale.

C’était, je crois, vers l’année 1820, qu’un jeune gentleman anglais récemment arrivé à Québec, et désireux de faire la connaissance de quelques bons vivants de cette aimable ville, invita le chef de cette classe de jeunes gens estimables, Monsieur François-Xavier Perrault, à dîner à son hôtel à la basse-ville, en le priant d’y amener ses amis et les amis de ses amis. Il faisait les choses avec une générosité toute britannique.

Nous étions au grand complet et à table, lorsqu’un officier du 60e régiment arrivé la veille ouvrit la porte de la salle dans laquelle nous étions réunis, mais il allait se retirer lorsque notre amphitryon qui le connaissait, lui cria : take some dinner, O’Gorman. Le gentleman interpellé n’était pas homme à refuser une si aimable invitation, et il se mit à table sans cérémonie. Nous étions tous canadiens-français à l’exception de feu Monsieur John Ross et de Monsieur John Gawler Thompson, depuis juge à Gaspé ; mais comme nos amis anglais nés au Canada parlaient la langue française avec autant d’aisance que nous, la conversation se faisait dans cet idiome. Notre nouvelle connaissance militaire aurait eu mauvaise grâce de se trouver mal à l’aise, car il parlait le français parisien le plus recherché ; et le premier usage qu’il en fit, après avoir mangé le potage, fut de dire à Plamondon son vis-à-vis :

— Monsieur l’abbé me ferait-il l’honneur de boire du vin avec moi ?

Nous partîmes tous d’un éclat de rire à cette sortie.

— Je ne crois pourtant pas m’être trompé, fit O’Gorman : Monsieur est sans doute le curé de la ville de Québec ?

Cette seconde sortie redoubla notre hilarité, et nous assurâmes O’Gorman qu’il avait deviné juste.

Plamondon ne se tint pas pour battu, et dit après avoir fait raison à O’Gorman :

— Permettez-moi, Monsieur, de vous introduire un confrère, le chanoine Aubert de Gaspé.

Plamondon ne pouvait guère choisir un meilleur type. J’étais à cette époque très-corpulent et d’une santé à faire pâlir le chanoine du Lutrin de Boileau. Les rires redoublèrent et cette fois à mes dépens ; mais O’Gorman ne prit pas le change.

— Mille pardons, Monsieur l’abbé, fit-il, mais jamais chanoine n’a eu l’œil perçant, ni le jeu de physionomie de votre voisin !

— Enfoncé ! mon cher curé, lui dis-je, la peau du lion perce toujours sous celle de l’agneau.

— Ce n’est toujours pas toi, répliqua Plamondon, qui a fait cette fine découverte ?

— Non, mais j’en ai fait aujourd’hui une heureuse application.

Plamondon une fois dans sa vie se tint pour battu : il est vrai que le parterre s’était prononcé d’avance contre lui.

O’Gorman fut bien vite initié à notre société canadienne : j’ai rarement rencontré un jeune homme plus aimable, et je pourrais ajouter un meilleur vivant. C’était aussi un amalgame de la gaîté française et irlandaise ; il pouvait même être considéré comme français, car sa famille était établie depuis longtemps en France, lorsqu’un de ses ancêtres le chevalier Thomas O’Gorman, épousa, en 1757, une demoiselle d’Éon de Beaumont d’une des plus anciennes familles de France, ainsi qu’il appert aux annales des chevaliers des ordres militaires et royaux, etc., publiées en 1779.

O’Gorman avait probablement émigré avec sa famille pendant la révolution et était ensuite retourné en France à la restauration, car il sortait des gardes du corps de Louis XVIII lorsque nous fîmes sa connaissance. Il m’est impossible d’expliquer pourquoi il avait laissé le service de la France pour celui de l’armée britannique ; ce qui me fait croire qu’il avait des amis puissants dans les deux royaumes.

Il lui arrivait par ci par là en parlant de son père de lui donner le titre de comte O’Gorman et de dire qu’il était de la famille du chevalier d’Éon, qu’on a prétendu être une femme ; et ce n’est qu’aujourd’hui, que par la curiosité, j’ai fait des recherches qui m’ont convaincu que ce n’était pas une fable qu’il nous débitait.

Quant au fameux chevalier d’Éon, querelleur, ferrailleur, duelliste, chacun sait aujourd’hui pourquoi il porta pendant quelques années des habits de femme.

Ayant insulté à Londres l’ambassadeur de France, qui, par sa position, ne pouvait accepter un duel, Louis XV mit pour condition à sa rentrée en France qu’il porterait des habits de femme jusqu’à sa mort.

Si le cher O’Gorman vit encore, je suis certain qu’il n’a pas oublié ses amis du Canada, et qu’il lira avec plaisir cet article : qui n’a pourtant aucune chance de lui tomber entre les mains.

Les membres du barreau de Québec, étaient, il y a quarante-cinq ans, unis comme des frères : le dîner qu’ils prenaient ensemble, le dernier jour de chaque grand terme de la cour du Banc du Roi, ne contribuait pas peu à entretenir l’harmonie la plus parfaite parmi eux. Rien de plus gai que ces dîners en famille, comme nous les appelions, et auxquels assistaient aussi le shérif et les greffiers.

Ceux qui avaient perdu des causes qu’ils croyaient fondées en loi, commençaient, en attendant que le repas fût sur la table, par vider leur sac des griefs qu’ils avaient contre les juges en les taxant d’ignorance : ça leur aiguisait l’appétit.

Vallière attribuait la perte des siennes aux erreurs et bévues de son clerc Simon, qu’il appelait plaisamment « De la simonie. »

C’était au dessert un feu roulant de bons mots, de chansons comiques, de folle gaîté. Le repas se prolongeait toujours très tard dans la nuit, et c’était lorsque nous étions au comble de l’hilarité que Vallière chantait, pour faire endiabler Fletcher, la chanson si spirituelle que tout le monde connaît : « Londres qu’on m’a tant vantée » ; j’avoue que c’était le plus souvent nos amis anglais-canadiens qui, ayant le bon esprit de rire de cette chanson satyrique, poussaient Vallière à en régaler Fletcher, l’anglais le plus préjugé contre les Canadiens que j’aie connu, et je pourrais ajouter contre tout ce qui n’était pas anglais pur sang.

Monsieur Fletcher, procureur à Londres, avocat à Québec, et mort ensuite Juge, était certainement un des hommes de talent les plus distingués et d’une vaste érudition, mais bon Dieu ! quelle voix désagréable lorsqu’il plaidait ! une voix propre à irriter les oreilles les moins sensibles à l’harmonie des sons. Qu’on juge maintenant de quelle musique il régalait nos oreilles lorsqu’il s’avisait de chanter !

Il entrait presque en fureur lorsque Vallière chantait les vers satyriques dont je viens de parler. Ses gros yeux à fleur de tête menaçaient de sortir de leur orbite, et il entonnait alors pour se venger, croyait-il, un « God save the King, » sur un air que son compositeur Lulli n’aurait jamais reconnu, et qui eût fait fuir Louis XIV, pour lequel fut composé cet hymne que lui chantaient les élèves de Saint-Cyr, lorsque ce monarque leur rendait visite avec Madame de Maintenon.

Les paroles de cet hymne, que les Anglais ont traduit presque mot pour mot, sont de Madame Brinon, et les voici :

« Grand Dieu ! Sauvez le Roy (bis)
Vengez le Roy !
Que toujours glorieux,
Louis victorieux,
Voye ses ennemis
Toujours soumis !
Grand Dieu ! Sauvez le Roy !
Grand Dieu ! Vengez le Roy !
Sauvez le Roy ! »

Il est probable que l’érudit Fletcher ignorait l’origine de l’air national, que les Anglais ont eu le bon goût d’adopter, et les Français, le mauvais goût de ne pas apprécier, et que s’il eût su que l’Angleterre était redevable de ce beau chant à un Français, et qu’il avait été composé pour un monarque français, il aurait alors chanté « Rule Britannia » au risque de chasser de la chambre les oreilles les plus cuirassées.

M. Fletcher n’y allait pas de main morte lorsqu’il était juge stipendiaire des cours trimestrielles de la paix et chef de la police à Québec. Lorsqu’il condamnait un criminel à être fouetté, punition très-fréquente alors pour les petits larcins, la sentence portait que le coupable serait fustigé jusqu’à ce que son dos fût ensanglanté. Tant pis pour ceux dont la peau était dure comme des requins : c’était leur affaire : pourquoi n’avaient-ils pas la peau plus fine !

Il apprend un jour qu’un pauvre diable, stationné près de la porte Saint-Jean, était possesseur d’une roulette : les passants mettaient un sol ou deux sur la table, tournaient la roue, gagnaient quelquefois un écheveau de fil, un papier d’épingles, ou quelque chose de cette valeur, ou en étaient pour leurs déboursés. Fletcher se fait amener le coupable, envoie quérir le bourreau sans même en prévenir le shérif et fait administrer au délinquant trente-neuf coups de fouet. Celui-ci laissa sa roulette au greffe de la paix et prenant ses jambes à son cou, s’empressa de sortir des murs de cette ville inhospitalière en criant, « je me sauve à Montréal, on fesse ici pour rien ! »

Fletcher, présidant une autre fois la cour des sessions trimestrielles, voulut faire le procès à un homme accusé d’un crime entraînant peine de mort sur conviction, mais comme les deux autres juges qui siégeaient avec lui menacèrent de le laisser seul sur le banc, il fallut à son grand regret y renoncer.

Qu’on ne croie pas que Fletcher en agissait ainsi par ignorance : oh ! non ! Il avait toujours un vieux statut anglais tombé en désuétude, mais qui n’avait pas été révoqué, et derrière lequel il se retranchait.

C’était certainement un homme d’une vaste érudition : une encyclopédie vivante, comme on disait alors.

Mais je reviens à des compagnons anglais plus aimables. Messieurs John Ross[3] et John Gawler Thomson[4] nés, et élevés dans la ville de Québec, avaient toute la gaieté des Canadiens-français. Je citerai une petite scène du premier qui nous amusa beaucoup.

Il pouvait être dix heures du soir, par une magnifique soirée du mois de juillet ; quelques amis, et j’étais du nombre, avaient dîné chez Ross, dont la maison située dans la rue du Palais, vis-à-vis le mur de l’Hôtel-Dieu, était à une centaine de pieds de la sentinelle stationnée près de la porte du Palais. Notre amphytrion possédait une excellente lanterne magique et, trouvant la nuit favorable, fit paraître sur le mur opposé et récemment blanchi à la chaux, un magnifique navire toutes voiles déployées. La sentinelle surprise d’un spectacle si merveilleux au milieu d’une ville, crie de toutes ses forces : « sortez, gardes ! »

Tout le poste sort, croyant que c’était un officier faisant sa ronde de nuit, lorsque la sentinelle leur crie : « venez voir un navire qui descend la côte à pleines voiles. »

Tout le poste descend, mais le navire avait disparu. Le sergent, croyant à une mystification, réprimanda vertement la pauvre sentinelle, qui jurait ses grands dieux qu’elle avait vu un navire.

À peine le poste était-il rentré dans le corps de garde, que le même objet apparaît de nouveau : et la sentinelle de crier comme de plus belle, qu’elle voit encore le navire. Bref ; le sergent indigné, après une troisième alerte, prend le parti de faire relever la sentinelle la croyant frappée tout à coup d’aliénation mentale.

Nous entendîmes, quelques minutes après, au haut de la côte du Palais, la voix d’un charretier qui, debout dans sa charrette, chantait à tue-tête une joyeuse chanson canadienne. Mais à peine est-il au milieu de la côte, qu’il pousse un cri lamentable, saute à terre et s’enfuit à toutes jambes en vociférant comme un possédé. Ce qui avait causé son effroi n’était ni plus ni moins qu’un effroyable diable armé de cornes et tenant d’une main une fourche menaçante.

Nous sortîmes tous alors dans la rue, et nous arrêtâmes le cheval, en criant au charretier, déjà bien loin, de revenir, ce qu’il fit en voyant si nombreuse compagnie.

— Qu’avez-vous, Flamand ? lui dit Ross, qui le connaissait. Pourquoi vous enfuir comme si vous aviez perdu la tête. Gare à la bonne femme ! Je crains que vous n’ayez pris un coup de trop ?

— Il y a, monsieur, fit Flamand, que j’ai vu le diable et que l’on fuirait à moins !

— Allez vous coucher, mon cher Flamand, lui dis-je, et tâchez de vous faufiler sans bruit auprès de la bonne femme, qui n’entend pas badinage, quand elle s’aperçoit que vous avez pris un coup de trop.

— Ah ! j’ai pris un coup de trop ! répliqua Flamand ; vous allez aussi me persuader que je n’ai pas senti le coup de fourche que le diable m’a donné dans les reins, lorsque j’ai sauté hors de ma voiture !

Cette dernière assertion nous fait tant rire, que Flamand monte dans sa voiture en jurant, fouette son cheval à tour de bras et disparaît bien vite de l’autre côté de la porte du Palais.

Une autre scène, puisqu’elle me revient soudainement à la mémoire.

Un vieux garçon, riche et fort avare, avait promis, s’il gagnait un certain procès auquel il attachait un grand prix, de donner un dîner à ses avocats, ainsi qu’à un certain nombre de leurs amis, en sus de leurs honoraires. Le menu de ce repas commença par nous mettre en belle humeur, ainsi que les instances de notre amphitryon pour placer un de nous à la tête de sa table, au lieu de l’occuper lui-même. Ce manque aux convenances ne chagrina, après tout, aucun des bons vivants : c’était la cave de l’avare qui en pâtirait, quand un autre que lui serait chargé de faire circuler le vin. Mais revenons aux mets de ce dîner, qu’un Horace ou un Boileau devrait célébrer. 1er service — À un bout de la table, une tête de veau bouillie qui grinçait des dents et tirait la langue. Au côté opposé, une épaule de veau bouillie. Au milieu quatre plats, savoir : une blanquette de l’eau, un ragoût de la fressure du même animal, une fraise de veau et des tranches de veau rôties. Enfin, pour couronner le premier service, une coupe au riz dont icelle tête avait fourni le bouillon.

— Nous allons bientôt bêler, dit Plamondon à son voisin. Comme je vis que chacun se tenait à quatre pour s’empêcher de rire, je vins à leur secours en disant très haut :

— Voici, messieurs les avocats, une langue qui n’a jamais menti.

Cette saillie fut accueillie par de grands éclats de rire ; et le maître du festin, déclara, en se pâmant d’aise, qu’il n’avait jamais rien entendu de plus spirituel appliqué surtout à messieurs les avocats.

Tous les convives mangeaient cependant d’assez bon appétit, en attendant un second service, un peu plus varié quant aux espèces de viandes dont il serait composé.

2e service. Une immense longe de veau à la tête de la table et un fricandeau du même animal au côté opposé. Nous crûmes en être quitte cette fois, mais point du tout ; la servante mit encore sur la table une marinade de pieds de veau et des côtelettes de veau apprêtées au beurre et à la mie de pain.

Il était difficile de ne pas éclater, lorsque le major LaForce vint très à propos à notre secours en racontant une histoire comique qui nous permit de nous dilater la rate sans manquer à la politesse.

Nous étions tous sous l’impression que le maître de céans avait fait le matin une razzia de tous les veaux du marché, lorsqu’il nous dit avec un air de satisfaction évidente :

— Le veau, messieurs, est la viande la plus délicate de cette saison, et, connaissant l’habileté de mes avocats, je comptais fermement sur un jugement favorable dans ma cause, le vingtième jour du présent mois de juin, ce qui m’a donné l’heureuse idée d’engraisser le superbe nourrisson que ma vache m’a donné, il y a deux mois, pour vous en régaler aujourd’hui.

— C’est une attention des plus délicates, lui dis-je, et dont nous vous sommes très reconnaissants, d’autant plus que le fils doit avoir bu tout le lait de sa chère maman, et partant vous en priver ?

— À qui le dites-vous, fit l’avare : je suis réduit depuis deux mois à prendre du thé à la chinoise !

Et puis un rayon de joie triomphante anima son visage, lorsqu’il s’écria : Messieurs, voici le plumpudding !

Ce formidable plumpudding formait un cône d’environ dix-huit pouces de hauteur : ce qui nous fit croire, et ce fut Ross qui en eut l’idée, que la cuisinière, manquant de sac, avait tronqué une des extréd’une vieille tuque (bonnet de nuit) de son maître pour faire cuire ce géant des entremets britanniques. Ross, le voyant peu solide sur sa base, donna une légère secousse à la table, la tête du pouding s’inclina de son côté et il lui cria : how do you do ? La pyramide une fois mise en mouvement salua tous les convives, qui lui crièrent en riant, how do you do ?

— Je savais bien, dit notre amphitryon, que la vue de ce superbe plumpudding vous réjouirait le cœur.

Il avait deviné juste, et je suis certain que mon vieil ami, Monsieur le Juge Thompson, n’a pas oublié plus que moi le fameux plumpudding.

Mais je reviens à Justin McCarthy, dont l’histoire est une mine inépuisable. Nous étions en vacances à Saint-Joachim, et Justin demandait souvent à notre directeur, Monsieur Demers, qu’il lui fût permis de chasser, mais la réponse était toujours défavorable. McCarthy n’était âgé que de quatorze ans et l’usage des armes à feu lui était interdit par les règlements du séminaire. Après maints refus, Monsieur Demers lui dit un jour que si Moquin voulait lui prêter son fusil, il consentirait à le laisser chasser, mais une fois seulement. Moquin qui était dans le secret y consent aussitôt.

Justin, toujours méfiant et craignant une mystification, attendit qu’il fût éloigné pour s’assurer si son arme était en bon ordre. Il souffla dans le canon du fusil, la lumière était libre. Il met de la poudre dans le bassinet, tire la gâchette, la pierre fait jaillir plusieurs étincelles, mais la poudre refuse de s’enflammer : le fusil rate trois à quatre fois de suite. McCarthy mit la prétendue poudre dans sa bouche, c’était de la graine d’oignon.

— Rira bien qui rira le dernier, se dit en lui-même le chasseur.

Il se rend à la grande ferme du séminaire, le père Jean Guilbaut était absent, mais sa femme était au logis.

— Bonjour, madame Guilbaut, fit McCarthy, je vous apporte une grande nouvelle : nos bonnes gens vont bien vite revenir, à telles enseignes qu’une de nos cousines de Normandie a envoyé à ma mère un superbe présent de graines d’oignon.

— Mais, dit la mère Guilbaut, votre cousine a eu une singulière idée que celle d’envoyer de la graine d’oignon à votre mère, au lieu de lui faire un beau présent de rubans, de dentelles et de soieries.

— Avez-vous, la mère, entendu parler du général Bonaparte ?

— Certainement, dit la vieille ; on dit que c’est un aussi grand guerrier que le défunt général Montcalm.

— Bah ! fit McCarthy : votre général Montcalm n’embrochait que deux Anglais d’un coup d’épée, Bonaparte en embroche dix ; et comme il est toujours en guerre contre l’Anglais, il fait saisir tous les rubans, dentelles et soieries pour bourrer ses canons : c’est ce qui a empêché ma chère cousine d’en envoyer à ma mère.

– Vous êtes un drôle de corps, monsieur McCarthy, fit la vieille !

— Il faut bien rire un peu, dit Justin, en ouvrant le mouchoir qui contenait la graine d’oignon. Bonaparte va donc venir bien vite avec nos bonnes gens ; vous savez que les Français aiment les oignons, et c’est pour cela que ma cousine nous a envoyé de la graine, crainte que nous en ayons perdu l’espèce.

Et McCarthy ouvrant le mouchoir, en étale le contenu devant la vieille.

— Ah ! la belle graine ! fit la mère Guilbaut !

— Vous n’êtes pas difficile, la mère, dit Justin : pure graine française, sans mélange étranger.

— Les Français, fit la bonne femme, ont bien raison d’aimer les oignons, on ne peut rien faire de bon sans eux.

— Ça montre votre bon goût, Madame ; quel délicieux déjeuner qu’une tranche de pain avec un oignon cru à la croque au sel, un jour de vendredi.

— Dites-le donc ! M. McCarthy, mais il faut qu’il y ait aussi du beurre sur le pain. En attendant, vous allez me donner plein un dé de votre bonne graine française.

— Une politesse, la mère, se rend par une autre ; je vais vous la donner toute, mais en échange vous allez me donner quelques coups de poudre, car mes munitions sont épuisées.

— De tout mon cœur, dit la vieille, et elle donna sur la provision de son mari, grand chasseur, autant de poudre que Justin en désirait.

Il se rend aussitôt sur la grève où les alouettes étaient en telle abondance, qu’il eut bien vite fait une excellente chasse. Chacun attendait son retour avec impatience, afin de se moquer de lui ; aussi grande fut la surprise à la vue d’une gibecière si bien garnie.

— Où as-tu pris ce gibier, dit M. Demers ?

— Je l’ai tué avec votre graine d’oignon, fit McCarthy. J’ai fait un petit négoce avec les habitants, et j’ai échangé votre graine pour de la bonne poudre : McCarthy trompe les autres, ajouta-t-il, en secouant la tête, mais bien rusé qui le mystifie !

— Comment, malheureux ; s’écria M. Demers, tu as trafiqué la graine d’oignon de notre jardinier pour quelques coups de poudre ; sais-tu qu’il y en avait au moins pour vingt-cinq à trente chelins ?

— Que voulez-vous ? Messieurs, fit McCarthy : apprenti n’est pas maître ; je n’ai commencé la traite que ce matin, et une autre fois je ferai mieux.

M. Demers en fut quitte pour sa graine d’oignon, et rit de bon cœur du tour que McCarthy lui avait joué. Autant que je me souviens, plein un dé de cette graine se vendait alors trente sols. Quant à McCarthy, il nous amusa beaucoup quand il nous fit le récit de son entrevue avec la mère Jean Guilbaut.

Excellent, Monsieur Demers ! nous l’aimions tous comme s’il eût été notre père ! Quelle bonté ! Quelle indulgence pour les fautes, pour les égarements de la jeunesse ! Je lui dois pour ma part un tribut de reconnaissance que je n’ai jamais eu l’occasion de lui payer, mais il savait que je le portais dans mon cœur ! Qu’il me pardonne, à moi profane, d’évoquer le souvenir d’un si digne prêtre, d’un saint dans le ciel !

C’est encore une énigme pour moi de savoir comment McCarthy a réussi à faire de solides études ; comment, sans avoir rien fait, il s’est trouvé, à sa sortie du séminaire, savoir le latin aussi bien qu’aucun de nous : ce que je n’aurais jamais pu croire sans m’en être assuré. McCarthy avait pour principe bien arrêté, de ne jamais apprendre ses leçons.

— Pourquoi, lui dis-je un jour, n’apprends-tu pas tes leçons comme les autres écoliers ?

— Parce que c’est autant de temps de dérobé à mes plaisirs.

— Tu t’exposes à recevoir des férules, et tu cries comme un possédé quand le maître te châtie ?

— Ce n’est toujours pas aux dépens de ta peau que je les reçois, mais bien aux dépens de la mienne.

Je n’avais rien à objecter à une logique si serrée, et McCarthy continua :

— Il n’y a que les sots qui perdent leur temps à étudier : ou le maître me demandera ma leçon, ou il ne me la demandera pas : s’il me la demande et me prend seulement le second, j’en saurai toujours assez pour éviter un châtiment ; et s’il me prend le troisième ou le quatrième, je la saurai aussi bien que tous les imbéciles qui l’auront étudiée ; si, au contraire, il ne me demande pas ma leçon, ça serait besogne en pure perte que de l’avoir étudiée.

Que répondre à une logique si impitoyable ? sur le même principe, il ne faisait jamais de préparations pour expliquer les auteurs latins que nous étudions. Quant aux thèmes et versions qu’il lui fallait produire en classe, il en donnait à peu près trois sur six. Son esprit fertile en inventions lui faisait trouver mille excuses auxquelles aucun autre enfant n’aurait songé.

Si McCarthy n’étudiait pas, il n’en menait pas moins une vie très-active : il fréquentait les séances du parlement et des cours de justice, se moquait des juges, des avocats, des membres du parlement, qu’il imitait d’après nature ; il citait au besoin Blackstone, Cujas, Pothier, que sais-je. Il se faufilait partout ; connaissait tous les soldats de la garnison, entrait dans la cour des casernes les jours de châtiments infligés aux soldats, fréquentait les cirques et les théâtres, même sans payer son entrée.

McCarthy, après avoir tourmenté tous les paisibles citoyens de la ville de Québec, trouvant sans doute très-piquant de changer de scène, entre pensionnaire au séminaire de Québec ; et voici un de ses premiers exploits. Les tables au réfectoire du petit séminaire de Québec étaient divisées par plats composés de quatre des élèves : quatre de ces élèves servaient les autres pendant qu’ils prenaient leurs repas et ne mangeaient qu’après eux. C’était une place très-enviée que celle des servants, car une fois le réfectoire évacué, nous étions maîtres de nos actions. J’appartenais au plat de McCarthy, nous étions de service, libres de tout contrôle, et préparés à jouir de notre indépendance pendant l’absence des régents. La première preuve d’émancipation momentanée que donna Justin fut d’ouvrir la porte du poêle et d’y jeter un ragoût de mouton, seul et maigre plat destiné à notre souper. Nous poussâmes les hauts cris, nous étions affamés comme des loups, et il ne restait pour assouvir notre faim qu’une fricassée de pain sec. Les premiers fruits de la liberté nous semblaient très-amers, comme à beaucoup de mes concitoyens de la génération actuelle.

— Mes amis, dit McCarthy, modérez vos lamentations : j’ai autant faim que vous tous ; il ne s’agit, maintenant, que de faire un bien meilleur souper aux dépens d’autrui.

— Mais, malheureux ! qu’allons-nous devenir si tu ne réussis pas ?

— Voilà ! fit McCarthy : la faim aiguise l’adresse, sans la faim qui dévorait les jeunes Spartiates, ils se seraient souvent couchés sans souper. Attendez-moi un instant et ayez confiance : vous autres, imbéciles, êtes toujours à bout d’imagination, jamais le citoyen McCarthy.

Après une dizaine de minutes d’attente qui nous parurent un siècle, l’habile escamoteur reparaît avec deux magnifiques poulets rôtis qu’il tenait délicatement de chaque main, par l’extrémité des cuisses. La sauce manquait, à la vérité, mais c’était un petit inconvénient auquel nous fûmes peu sensibles.

— Dépêchons-nous ! dit le citoyen, car le diable va être bien vite dans le bal !

Nous avions à peine dévoré la moitié de ces succulentes volatiles, qu’on entend frapper à coups redoublés à la porte du réfectoire fermé en dedans par une serrure à chute. Puis on entend les pas s’éloigner.

— Vite ; dit McCarthy : il va revenir avec un passe-partout ; éteignons les chandelles. Mettons-nous sous les tables et faites ce que vous me verrez faire.

Quelques minutes après, M. Joseph, contre-maître laïque du séminaire, privé de son meilleur plat, fait son entrée dans notre réfectoire devenu obscur comme un four hermétiquement fermé. Il avance un peu et dit : — Impossible qu’ils se soient évadés ; je les ai entendu parler il n’y a qu’un instant.

Et il sort après ce monologue.

— Dépêchons-nous, dit McCarthy, il va revenir avec une chandelle, mais n’oubliez pas de m’imiter.

Monsieur Joseph reparut, en effet, bien vite avec une lumière, mais il était à peine au milieu de la salle, qu’une carcasse de poulet lancée d’une main sûre par McCarthy, éteint la chandelle, tandis que nous, stimulés par un si noble exemple, lancions au hasard ce qui nous restait d’os dans les mains à la tête du malheureux contremaître.

Nous étions en récréation, lorsque M. Joseph vint raconter ses griefs à notre directeur, aussi excellent homme que digne prêtre, celui-ci fait aussitôt comparaître le coupable accusé de larcin, qui feint une grande indignation et s’écrie :

— Comment, Monsieur, vous osez m’accuser, moi, de larcin ! sachez que mon père m’a élevé dans le respect du bien d’autrui !

— Il aurait bien dû alors, fit le contre-maître, vous élever dans le respect de mes poulets.

— Auriez-vous la bonté, M. Joseph, de répondre à deux ou trois de mes questions ? fit McCarthy.

— Parlez, Monsieur, je vous écoute, fit le contre-maître.

— Ne suis-je pas entré dans le grand réfectoire et ne vous ai-je pas salué poliment ?

— Oui.

— Ne me suis-je pas informé de votre santé, ainsi que de celle de votre respectable épouse ?

— Oui.

— Ne vous ai-je pas demandé des nouvelles de vos enfants, et n’avez-vous pas répondu avec un gros soupir que vous n’en aviez pas ; que le ciel vous avait refusé cette consolation ?

— Oui ! oui ! mais ça n’a aucun rapport avec mes poulets ?

— À la question, s’il vous plaît, M. Joseph : Argou dit qu’on ne doit jamais s’en éloigner, et les juges lui donnent toujours raison.

Ne vous ai-je pas exprimé combien j’en étais affligé pour vous et votre vertueuse dame ? et n’ai-je pas ajouté que c’était une perte pour le pays, vu que vos enfants auraient sans doute marché sur vos traces dans la voie de la vertu.

— Eh ! oui, vous m’avez fait tous ces contes-là !

— Ne vous ai-je pas fait part du malheur arrivé à notre ragoût, que j’ai renversé par maladresse ? vous suppliant d’assister de pauvres enfants condamnés à souper sur du pain sec ? et ne m’avez-vous pas répondu que vous en étiez bien affligé, mais que vous n’aviez que deux poulets qui réchauffaient dans le fourneau du poêle pour votre repas, ainsi que pour celui du grand réfectorier, du boulanger et du cuisinier ? Ne vous ai-je pas dit, alors, en vous tirant mon salut, que nous n’en serions pas pires amis ?

— Certainement, monsieur, et vous êtes alors parti avec mes poulets.

— Ah ! je suis parti avec vos poulets, et vous ne m’avez pas arrêté ?

— Parbleu ! je l’aurais bien fait, si je les avais vus ; malgré les beaux saluts que vous me faisiez jusqu’à la porte du réfectoire.

— Je demande acte de ce que Monsieur ne m’a pas vu les poulets dans les mains, fit McCarthy.

— Comment aurai-je pu les voir, lorsque vous teniez vos deux mains derrière votre dos ? fit M. Joseph.

— N’avez-vous pas avoué, dit McCarthy, que je vous faisais de profonds saluts ? Eh bien, M. Joseph, quand une personne bien élevée fait de profonds saluts, elle est obligée, pour garder l’équilibre, de se tenir les mains derrière le dos. Qu’avez-vous maintenant à répondre ?

— Que vous êtes le seul qui soit entré dans le réfectoire, et que c’est bien vous qui avez pris mes poulets en rôdant autour du poële.

— Affirmez-vous, M. Joseph, que nul autre que moi soit entré dans le réfectoire ? Prenez garde ! vous avez jusqu’ici répondu à mes questions avec une franchise qui vous honore. Blackstone dit que la prévarication est un crime atroce !

— Personne n’est entré que vous, fit M. Joseph.

— Quel est celui alors qui vous a apporté la soupe ?

— C’est Noël, l’aide-cuisinier.

— Ah ! nul autre que moi n’y était entré tantôt ? vous vous coupez, M. Joseph.

— Noël est un parfait honnête homme, qui nous sert depuis longtemps, dit M. Joseph.

— Eh ! eh ! fit McCarthy, si j’avais le bonheur de posséder une bourse bien garnie dans mon gousset, je serais mal à l’aise si je rencontrais au milieu d’un bois ce grand maigre picoté, qui vous inspire une si grande confiance : n’importe ; si c’est lui qui vous a servi la soupe, il doit vous avoir aussi servi les poulets ?

— Comment me les aurait-il servis puisque vous les aviez emportés ? Il n’a retiré du fourneau du poêle que le plat, la sauce, et une barde de lard que vous aviez oubliée.

— Les marmitons, fit McCarthy, se régalent-ils ordinairement de poulets ?

— Non, répliqua M. Joseph.

— Alors, monsieur, dites votre meâ culpâ, car vous avez induit votre prochain en tentation : les hommes maigres et picotés, à ce que dit Buffon, ont l’odorat fin, et le fumet des volailles l’aura tenté. Je gagerais qu’il vous a apporté le plat vide d’une seule main ?

— Ça se peut ; mais je n’y ai pas fait attention, fit M. Joseph en essuyant son gros visage couvert de sueurs.

— Eh bien ! Monsieur, soyez persuadé et convaincu que de l’autre main il tenait vos poulets enveloppés dans son tablier graisseux, toujours roulé autour de ses hanches, pour cacher ses larcins ; ce n’est pas le marmiton le plus propre de la ville que le sieur Noël.

Et vous avez de plus sur la conscience, ajouta McCarthy d’un ton de casuiste, de l’avoir induit en tentation ; et c’est l’opinion du grand Bourdaloue.

Le contre-maître était atterré : la disculpation lui semblait complète, et il suait à grosses gouttes, salué qu’il était des éclats de rire des assistants de cette scène burlesque. McCarthy avait obtenu son but, qui était de nous divertir ; il ne vivait que de cela.

— La preuve, dit tout à coup M. Joseph prenant son courage à deux mains, que vous avez mangé mes poulets, est que vous m’en avez jeté les os à la tête.

— Savez-vous l’anatomie ? fit le citoyen.

— Non ; je m’occupe fort peu de votre atomie.

— Comment, dit Justin, vous ignorez la tomie ! cette belle science qui fait connaître les os humains, ainsi que ceux des volatiles, des bêtes féroces qui hurlent, qui rugissent, et de tous ceux qui ont le bonheur de posséder des os !

— J’en sais suffisamment pour vous condamner, je vais chercher les os.

— Allez ! allez ! répliqua McCarthy d’un ton superbe, allez ! Je vous attends de pied ferme ; et nous allons voir.

— Nous sommes pris, dis-je à Justin.

— Innocent que tu es ! fit-il : n’as-tu pas remarqué comme il suait, comme il rougissait d’indignation, voyant tout le monde rire à ses dépens ? ne crains pas qu’il revienne : il en a pour son compte.

McCarthy connaissait déjà le cœur humain : il avait deviné juste. Je n’ai certainement pas fardé cette scène qui nous amusait encore trois mois après, elle a même beaucoup perdu dans le récit que j’en ai fait.

Quant à notre directeur, toujours si indulgent pour nos espiègleries, il n’était pas homme à prendre au sérieux un enfantillage, et il se tenait à quatre pour s’empêcher de rire, crainte de blesser M. Joseph : certain, du reste, que ce digne fonctionnaire, étant en possession des clefs du garde-manger, ne se coucherait pas à jeun.

Pauvre McCarthy ! brillant météore diminuant de clarté à mesure qu’il avançait vers l’âge viril et tout-à-fait éteint lorsqu’il parut au barreau ! Pauvre McCarthy ! grande fut la surprise de tes amis et du public, en général, qui fondait sur toi les plus belles espérances ! Qui n’aurait cru, en effet, que le jeune homme doué de tant d’esprit et d’éloquence naturelle, qui luttait avec tant d’avantage contre les Papineau, les Vallière, les Plamondon, dans les débats de notre petit parlement, au collège et dans ceux de notre société littéraire, fondée vers l’année 1809, qui n’aurait cru, dis-je, que McCarthy aurait été un des ornements du barreau de Québec ! Ô fièvre ardente d’une passion funeste ! Le flambeau ne jeta pas même une étincelle de cette lumière divine, de ces dons du Créateur dont il avait abusé ! D’abord sensible aux remontrances, aux reproches de ses amis, il fit souvent des efforts désespérés pour vaincre sa malheureuse passion et ressaisir le génie : efforts inutiles ! l’alcool coulait dans ses veines dès avant sa naissance !

Pauvre, traînant une existence malheureuse pendant près de vingt ans, il n’a conservé de toutes ses facultés jusqu’à sa mort, que cet esprit de raillerie amère, de sarcasme qui le faisait redouter de tous ceux qu’il rencontrait sur son chemin.

Une de mes tantes, Mademoiselle Marguerite de Lanaudière, peu fière de sa nature, arrivait un jour au débarcadère de la Pointe-Lévis, dans une modeste charrette traînée par un plus modeste cheval : c’était pendant l’automne, les chemins étaient affreux ; et soit pour ménager ses propres chevaux, soit pour d’autres raisons, elle se faisait conduire par son fermier.

— Bonjour, Mademoiselle de Lanaudière : comment se porte votre seigneurie ? dit Justin qui guettait tout le monde sur le quai pour leur lâcher une malice.

Ma tante, très spirituelle elle-même, et très satirique, sentit la pointe, et répondit en souriant : ma seigneurie est en parfaite santé, monsieur McCarthy.

Justin se rapproche de la voiture, frappe sur la croupe de l’haridelle ayant nom cheval qui la traînait, et dit :

— Un vieux serviteur, Mademoiselle ! on s’attache toujours à ses anciens amis !

— Ce sont les plus sincères, répliqua ma tante que cette scène amusait beaucoup.

McCarthy examine le vieux harnois tout rapetassé, secoue la tête à plusieurs reprises et finit par dire : N’importe ; on reconnaît toujours la noblesse à l’équipage !

Ma tante riait encore des sarcasmes de McCarthy, lorsqu’elle descendit de voiture à son domicile dans la rue Saint-Louis.

Versons une larme de regret sur ceux dont l’ardeur fiévreuse des passions a tué l’avenir dès leur jeunesse même ! Versons une larme de regret sur ces hommes déjà célèbres dont le génie a toujours été s’affaiblissant jusqu’à ce qu’il ait été complètement éteint ! mais ne les jugeons pas avec trop de sévérité, tant la misérable nature humaine demande d’indulgence !

Bien peu de personnes sont ivrognes de nature : l’ivrognerie est produite par un long usage des liqueurs fortes ; alors comment expliquer le phénomène physiologique que je vais citer.

Un ivrogne s’arrête tout à coup sur le bord de l’abîme, car la hideuse misère lui apparaît avec ses haillons. Il refait sa fortune, et pendant l’espace de quinze à vingt ans, jamais une goutte de liqueurs enivrantes n’est approchée de ses lèvres. Il fait alors ce raisonnement : l’abus des spiritueux pendant quelques années m’avait rendu ivrogne de sobre que j’étais naturellement, ce n’est donc que l’habitude qui conduit à ce vice : je n’ai plus rien à craindre maintenant de mon ancien ennemi après quinze ans de sobriété ; je puis faire comme les autres maintenant : l’expérience du passé me servira d’égide. Il avale un verre, un seul verre d’eau-de-vie ; la rage de boire s’empare aussitôt de lui, et il redevient plus ivrogne même qu’il ne l’était autrefois. Ce n’est pas un cas isolé, je pourrais en citer maints exemples. Oui ! aussi ivrogne ! et plus ivrogne même que par le passé !

Nous avons tous connu à Québec, autrefois, un gentleman anglais qui a fait une fortune considérable dans le Canada, où il a demeuré un grand nombre d’années ; il passait pour abstème et disait souvent quand il dînait avec ses amis : « Aussi longtemps que le fleuve Saint-Laurent continuera de couler, je ne manquerai jamais de boisson. » De retour en Angleterre sur ses vieux jours, nous apprîmes avec surprise qu’il traînait les rues de Londres ; et avec non moins de surprise qu’ayant été ivrogne pendant sa jeunesse, il avait fait vœu de ne goûter aucune liqueur forte pendant vingt ans. Se croyant corrigé après un si long terme, il avait cru pouvoir impunément prendre du vin à un dîner avec ses amis, mais, hélas ! le démon de l’ivrognerie en fit aussitôt sa proie.

Il ne reste du pauvre McCarthy que le triste souvenir de ses malheurs et un ouvrage qu’il a publié en l’année 1809, intitulé : « Dictionnaire de l’ancien droit du Canada ou compilation des Édits, Déclarations et arrêts du conseil d’État des Rois de France, concernant le Canada. »

C’était, je crois, en l’année 1818, que de retour d’une partie de chasse au Château-Richer, par une belle nuit du mois d’août, mon fusil d’une main, les rênes du cheval que je montais de l’autre, une gibecière bien bourrée de bécassines sur le dos, je suivais le beau chemin bordé de peupliers entre l’ancien pont Dorchester et le pied de la côte d’Abraham, lorsque mon cheval fit tout-à-coup un écart qui pensa me faire vider les arçons. Raffermi sur ma selle, je me rapprochai d’un objet noir étendu au pied d’un peuplier.

— Qui est là ? m’écriai-je.

— Sub tegmine fagi, me répondit une voix que je reconnus être celle de l’infortuné McCarthy.

— Hélas ! pauvre McCarthy ! m’écriais-je.

— Ah ! c’est toi, Aubert ! me dit-il : tu es peut-être le seul de mes anciens amis qui compatisse à mes maux, car vois-tu, comme le Fils de l’homme, McCarthy n’a pas une pierre pour appuyer sa tête.

Mes yeux se voilèrent de larmes d’autant plus amères, que j’étais alors à l’apogée de ce que les hommes appellent le bonheur, et je continuai :

— Ta partialité pour moi te rend injuste envers tes autres amis : Vallière, Plamondon, Le Blond, Faribault, Moquin, n’ont-ils pas généreusement concouru à une œuvre de réhabilitation que tu as toujours rendue inutile par ton malheureux penchant ? Les avocats anglais, qui te connaissent à peine, ne nous ont-ils pas secondés pour te faire ressaisir la vie ? Songe à ta sœur jeune, belle et vertueuse ! Songe à ton vieux père ! Ils élèvent vers toi leurs mains suppliantes : les malheureux n’ont pas un autre soutien sur la terre !

— Va-t’en, va-t’en, Philippe ! me cria McCarthy, d’une voix rauque, va-t’en ! tu me déchires le cœur ! et il sanglota.

J’enfonçai les éperons dans les flancs de mon cheval pour cacher mon émotion.

Madame Dessaulles, sœur de l’honorable Louis-Joseph Papineau, offrit au père de l’infortuné Justin McCarthy, un refuge sous son toit hospitalier, où il mourut très-âgé, entouré des soins de cette dame si généreuse, et si respectable sous tous les rapports. C’est une couronne de vertu ajoutée à tant d’autres que cette femme si distinguée a emportée au ciel, où elle a reçu la récompense de toutes les œuvres de bienfaisance et de charité qui ont illustré son nom.

  1. On disait toujours couette, en Canada, au lieu de queue.
  2. Les juges du banc de la reine portaient autrefois des manteaux d’hermine.
  3. John Ross, Avocat, mort protonotaire de la cour du Banc du roi à québec.
  4. L’Honorable John Gawler Thompson, maintenant juge à Gaspé.