Mémoires (De Gaspé)/10

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G. E. Desbarats (p. 300-328).


CHAPITRE DIXIÈME


Il (Talleyrand) n’ignore pas qu’un honnête homme qui sait écrire est tout aussi utile qu’un fripon, qu’il est même préférable dans certaines circonstances ; car on en est plus sûr et il coûte moins.
Fontanes.


Sans discuter cet aphorisme du spirituel Fontanes, plus applicable, je crois, à la France qu’au Canada, au lieu de « l’honnête homme qui sait écrire », je mettrais « l’honnête homme qui sait parler », et la sentence mériterait d’être méditée par ceux qui gouvernent cette province. Quant à moi, je regrette infiniment que ce chapitre ne soit pas écrit par une meilleure plume que la mienne : il pourrait alors être d’une grande utilité. À défaut du style, je me vois obligé de substituer la logique toujours honnête du sens commun ; c’est moins brillant, mais à la portée d’un plus grand nombre de lecteurs.

Un jeune homme qui fait son entrée dans le monde après avoir terminé son cours d’étude dans nos collèges se croit ordinairement un grand sire, et n’est presque toujours, sauf respect, qu’un orgueilleux pédant. Ceux qui en sont encore à cet âge heureux où l’on ne doute de rien, vont se récrier, m’injurier peut-être ; je ne leur demande, par égard pour mes cheveux blancs, que de suspendre leur ire pendant quelques années, et s’ils ne me donnent pas alors raison, la leur n’aura pas fait de grands progrès et mes mânes n’en seront pas affligées : l’opinion des gens sensés en aura fait justice.

J’assistais un jour à une grande fête nationale, c’était celle de la Saint-Jean-Baptiste, lorsque je vis dans les rangs de la procession un jeune monsieur portant le costume des cultivateurs canadiens : souliers de cuir tanné, boutons taillés dans un morceau de baudrier, etc., il n’y manquait rien. Je m’enquis de son nom, et l’on me dit que ce gentleman était démocrate quand même ; qu’il s’accoutrait de la sorte pour ne point encourager les manufactures étrangères et pour preuve ambulante de son patriotisme. Je fus d’autant plus surpris, que je le savais issu d’une famille distinguée par son esprit. Un discours qu’il prononça le soir même me frappa non seulement par le style, par les pensées profondes, les sentiments élevés, mais encore plus par l’honnête et profonde conviction qui le caractérisait. Bah ! dis-je à part moi : « vous ne serez pas, mon cher, longtemps démocrate quand même ; je ne vous donne guère plus de cinq ans pour changer de conviction. »

Me trouvant quelques années après dans la paroisse dans laquelle il résidait, et m’étant assuré qu’il était radicalement guéri de ses velléités démocratiques, je me fis introduire à lui ; et sans préface aucune, je lui fis part du jugement que j’avais porté sur lui précédemment. Il éclata de rire et me dit : Monsieur, avec un peu d’honnêteté et avec le gros sens commun on revient bien vite de ces folies.[1]

Que ceux qui, comme moi, aiment sincèrement leur pays, ce cher Canada où nous sommes nés et où nous espérons mourir, gémissent de voir que de semblables hommes ne soient pas au timon des affaires. Il y a pourtant des hommes semblables au milieu de nous : tout le monde leur accorde des talents supérieurs, une probité à toute épreuve, une piété sincère et édifiante : et on croirait vraiment que ces vertus sont d’un mince aloi quand il s’agit de gouverner un peuple : aussi a-t-on bien soin de les écarter des hauts postes où ils pourraient promouvoir nos plus chers intérêts.

Mais je m’écarte de mon sujet. Lorsque je fis mon entrée dans le monde, je n’étais ni plus sot ni plus fin que les autres. Cependant une certaine méfiance naturelle de moi-même, que j’ai encore aujourd’hui, m’empêchait de m’exposer à un de leurs ridicules : quelque bonne opinion que j’eusse de moi-même, je n’osais me poser en grand sire ; ce n’était pas excès de modestie, mais timidité. Je partageais en revanche tous leurs autres ridicules et leurs folles idées.

Les jeunes gens sont portés à calomnier le sexe féminin et à lui attribuer tous nos défauts, le dirai-je, même tous nos vices. Je n’attends pas d’eux de hautes réflexions physiologiques, ni qu’ils aient sondé les profondeurs du cœur humain, ce dédale où tant de philosophes se sont égarés ; je n’attends pas d’eux non plus une pénétration au-dessus de leur âge, mais la simple réflexion. Témoins dans le sein de leurs familles des vertus de leur mère, de leurs sœurs, de toutes celles avec lesquelles ils sont intimement liés, ce spectacle devrait pourtant les convaincre.

Oui, Dieu a créé la femme avec une âme bien différente de la nôtre : à de rares exceptions, ses traits mêmes portent l’empreinte de la pureté et de la vertu. Des milliers de jeunes femmes que l’autre sexe juge sévèrement ont l’âme aussi pure que les anges leurs modèles. S’il en était autrement, que de misères innombrables à ajouter à celles dont gémit l’humanité ! Quels désordres ! quels bouleversements dans la société si la femme naissait avec les mêmes vices que les hommes ! Dieu, dans sa sagesse, a prévu ces énormités et y a mis un frein en créant la femme vertueuse. La femme vicieuse est une anomalie de son espèce, tandis que l’amour de l’homme pour la femme est aussi changeant que les nuances de la peau du caméléon au reflet des objets qui l’environnent ; la femme, elle, s’attache avec une ténacité surprenante à l’indigne objet de son affection. L’abandon, les traitements les plus cruels, brisent rarement les liens qui l’attachent à son amour. Une mort lente, le suicide même, ne sont que trop fréquemment les suites d’une femme trompée dans ses affections.

L’homme ne peut juger la femme que lorsqu’il a atteint l’âge mûr, lorsque la fièvre ardente des passions de la jeunesse lui laisse tout son jugement. Je ne parle pas de ces êtres vils qui vont, même pendant leur vieillesse, semant le venin de la calomnie contre les femmes : ces hommes méprisables sont malheureusement trop nombreux dans l’espèce humaine.

Les dames qui fréquentaient autrefois le militaire (et je crois qu’il en est de même aujourd’hui,) étaient surtout en butte aux malicieux propos des jeunes gens ; le simple raisonnement leur aurait démontrer que c’était la société dans laquelle leur rang les classait naturellement. Avec un peu plus d’expérience je leur aurais répondu :

« Je crois bien que Messieurs les militaires ne sont pas toujours des Catons, mais vous avouerez qu’il serait assez difficile de nous classer dans cette catégorie ; et que les femmes ne courent guère plus de risques dans leurs rapports avec des officiers qu’avec vous, mes très-chers » !

Les coups de langue pleuvaient même sur les femmes et filles des militaires. Ils ignoraient qu’il y a une fraternité entre eux tous et que celui qui ne respecte pas la femme et la fille d’un frère d’armes s’expose aux plus terribles avanies dont la coventry est la moindre punition. Il est rare qu’un officier puisse endurer ce supplice pendant plus d’une année. Toute communication cesse entre celui qui subit cette punition et les autres officiers ; son nom est rayé de la liste de leur mess, on ne lui parle que pour échanger les mots d’ordre qu’exige le service militaire, ses plus proches parents même ne peuvent lui parler sans s’exposer à être enveloppés dans sa disgrâce. J’ai connu un lieutenant qui attirait toute notre sympathie ; il soutenait sa vieille mère et ses sœurs, n’ayant d’autres ressources que sa paie : il résista pendant dix-huit mois, mais, sa santé s’altérant de jour en jour, il lui fallut vendre à la fin sa commission.

Il ne sortait que sur la brune pour se promener, toujours en dehors des murs de la cité, et ne rentrait que bien tard pendant la nuit. La mort, image de celle qu’il avait dans le cœur, était peinte sur sa figure. J’ignore quelle offense lui avait valu ce châtiment.

Je commençai à étudier le droit chez feu le juge en chef Sewell, alors Procureur-Général. Il me mit entre les mains la Coutume de Paris pour me donner un avant-goût des délices de ma nouvelle profession. Je sortais tout fier de mon bureau, mon livre à dormir debout sous mon bras, lorsque je rencontrai un de mes jeunes amis du séminaire, qui de son côté étudiait chez M. Borgia, avocat célèbre à cette époque. Je lui fis part du bonheur que j’avais de posséder un tel trésor et des recommandations que l’on m’avait faites de me livrer ardemment à l’étude d’une profession qui semblait d’abord aride, mais qui finirait par me procurer des jouissances inestimables.

— Quant à moi, me dit mon ami, je n’ai pas encore ouvert un livre de loi par suite d’un entretien que j’ai eu avec mon patron. Je n’ai pas manqué de lui demander quel ouvrage il me recommandait de lire, or il m’a répondu, après s’être promené un peu de long en large dans son bureau.

— Si vous m’en croyez, mon cher, vous n’en lirez aucun.

— C’est très simplifier mes études professionnelles, lui dis-je ; mais alors pourquoi m’avoir fait signer ce brevet qui m’enchaîne ici pendant cinq longues années.

— Parce que, fit-il, vous ne pouvez être admis au barreau sans cette formalité qu’exige un statut fait et passé à cet effet.

— Permettez-moi alors, répliquai-je, de vous souhaiter le bon jour, vous promettant de vous rendre visite à l’expiration de mes cinq années afin d’obtenir les certificats de service d’usage, et pour accomplir d’autres formalités, sans lesquelles je ne pourrais être admis à pratiquer comme avocat, procureur et conseil dans toutes les cours de Sa Majesté dans cette Province du Bas-Canada.

— Doucement, mon cher, fit mon patron : vous pouvez, avec du bon sens, vous passer à la rigueur de l’étude, de la théorie de la loi, mais, sans la pratique, vous courrez le risque de vous casser le nez dès le premier pas que vous ferez dans votre profession, et comme je vous aime, je voudrais vous éviter ce désagrément. J’ai aussi une autre raison bien puissante pour tenir beaucoup à votre aimable et assidue société pendant cinq ans ; j’ai, voyez-vous, une forte et nombreuse clientèle ; comment suffirais-je seul à tout le griffonnage, dont les deux tiers à la vérité sont inutiles, mais auxquels cependant nous sommes astreints, car, voyez-vous, la forme emporte le fonds.

— Très bien, repris-je, c’est parler clairement ; mais vous passez, avec droit, pour un des plus profonds jurisconsultes du Canada, et vous n’avez certainement pas la science infuse ?

— Mon cher enfant, fit mon patron, c’est justement parce que j’ai beaucoup étudié, que j’ai pâli pendant vingt ans sur les livres, que je suis aujourd’hui d’opinion que c’est du temps donné en pure perte. Il y a tant d’anomalies, de contradictions dans les lois qui nous régissent, qu’il est difficile de trouver sa route dans ce dédale inextricable des codes Romain, Français, des Coutumes, Statuts Anglais, Statuts Provinciaux ; que sais-je ? Un avocat, voyez-vous, a quelquefois de la conscience, et il lui arrive aussi d’être doué d’une âme sensible comme les autres humains ; tantôt c’est le respectable père d’une nombreuse famille qui nous charge d’une cause dont la perte peut entraîner sa ruine ; il est très-inquiet, il ne dort ni jour ni nuit. Tantôt ce sont les veuves et les orphelins dont nous n’avons pu empêcher la ruine avec le meilleur droit du monde à ce qui nous paraissait après une étude sérieuse et approfondie des points en litige, et penser après cela que le meilleur avocat de toute la province ne puisse dire à son client, après avoir étudié sa cause avec le plus grand soin : dormez paisiblement, je suis certain de gagner votre procès, c’est, vous l’avouerez, très-contrariant, pour ne pas dire humiliant.

— Alors, monsieur Borgia, si, vous, avec toute votre science, vous ne pouvez vous soustraire à ces misères, que ferais-je moi sans étudier ?

— Vous avez un jugement sain, fit mon patron, et vous ne courrez aucun risque de vous tromper plus souvent que moi. Il y a aussi un moyen bien simple de vous tirer d’affaires, ayez toujours un cornet et des dés sur votre bureau, et lorsque vous serez embarrassé, ayez recours au sort.

Si ces paroles, empreintes d’ironie et d’amertume, étaient vraies, il y a plus de cinquante ans, je laisse à nos avocats du jour à décider si la jurisprudence est plus certaine aujourd’hui.

M. Borgia était désintéressé, généreux et d’une délicatesse de sentiments remarquables. Honneur à sa mémoire ! une larme sur les malheurs de ses vieux jours.

Il avait négligé ses affaires pour s’occuper de politique, et il est mort très-pauvre ; car la politique n’était pas autrefois comme aujourd’hui le chemin qui conduit à la fortune.

On peut penser que la conversation que j’avais eue avec mon ami ne stimula guère mon zèle pour l’étude de ma profession ; mais il me fallut bon gré mal gré me mettre sérieusement à la besogne. Je bâillais à me disloquer la mâchoire depuis quelques jours sur ma chère coutume de Paris, lorsque je fis une singulière découverte dans notre bureau. En remuant un tas de paperasses entassées dans un coin de l’appartement, j’aperçois un livre couvert de poussière. Tout en secouant le volume avant de l’ouvrir, je demande à MM. Green et Cartwright, mes compagnons d’étude, pourquoi il se trouvait là ?

— C’est un ouvrage si détestable, me dit Green, que le patron l’a jeté, en notre présence, parmi ces papiers, pour nous montrer le mépris, le dégoût qu’il lui témoigne.

J’ouvre le livre : horresco referens ! je pensai tomber à la renverse ! je tenais en main les « Ruines de Volney. » Or le citoyen Volney et ses Ruines n’étaient guère en odeur de sainteté au séminaire de Québec d’où je sortais : notre professeur de métaphysique, entre autres préceptes, nous avait inspiré une sainte horreur, d’abord du diable, (à tout seigneur tout honneur,) et ensuite de Messieurs Voltaire, J. J. Rousseau, d’Alembert, Diderot, et surtout du citoyen Volney. Mais vu que les jeunes gens d’autrefois comme ceux de la génération actuelle (soit dit sans les calomnier), ne recevaient trop souvent qu’avec méfiance les avis salutaires de leurs parents et des autres gardiens de leur moral, et peut-être aussi quelque diable me poussant, je ne pus résister à la tentation de lire au moins quelques pages de ce livre proscrit.

J’ouvre donc le volume. Je vois d’abord une gravure de Palmyre ; et sur un tombeau de cette reine du désert, un Européen assis contemplait, pendant le silence de la nuit, cette scène de désolation : tandis qu’un hibou perché sur le sommet d’un temple, et quelques chacals, la gueule ouverte, semblaient faire entendre leurs cris lugubres et discordants.

Cette scène du désert, dont je saisis toute la portée, m’impressionna vivement : j’étais alors d’un enthousiasme porté jusqu’à la folie ; mon ami Plamondon était probablement le seul qui me rendit des points à cet égard.

Je lis à haute voix les premières lignes de l’invocation que je cite de mémoire :

— Je vous salue, ruines solitaires ! tombeaux saints ! murs silencieux !

Cartwright, qui entendait peu la langue française, dit : trash (guenille), tandis que Green qui appréciait nos auteurs classiques était tout oreilles. Je continue la lecture ; mon ami s’écrie : c’est un beau langage ! quand la porte s’ouvre et donne entrée au patron. Je prends le malencontreux volume de la main droite et je le fourre sous mon habit, dont les basques, suivant la mode, d’alors, descendaient jusque sur mes talons ; j’aurais pu y cacher le grand coutumier. Malheureusement pour moi, et je souhaite cette infirmité aux menteurs, mon visage a toujours été un miroir de tout ce qui se passe dans mon âme, et mon patron s’aperçut à mon trouble que je recelais un objet quelconque que j’avais un grand intérêt à lui cacher. S’amusant de mon embarras, il me présente un papier du côté droit, et moi, croyant avec raison qu’il serait impoli de le recevoir de la main gauche, je m’empresse de substituer cette main à celle qui était prisonnière derrière mon dos pour lui restituer sa liberté d’action. M. Sewell, un des gentilshommes de l’ancienne roche, avait trop de délicatesse pour chercher à pénétrer les petits secrets des jeunes gens de son bureau, et il finit par s’éloigner le sourire sur les lèvres.

J’avouerai, à ma honte, que je ne repris la lecture de la Coutume de Paris, qu’après avoir terminé celle des Ruines du citoyen Volney. Je dois admettre aussi, avec la candeur d’un homme qui fait une confession générale, qu’il me passait de temps à autres certains frissons à la lecture de doctrines si nouvelles pour moi, et avancées avec une telle hardiesse. C’était un terrible niveleur que Volney ! il assemblait les docteurs, les ministres, les prêtres de tous les cultes de l’univers, les mettait aux prises les uns avec les autres, soufflait sur leurs arguments, sur leurs doctrines et faisait une razzia de toutes les religions du monde connu. Jéhovah, seul, heureusement réintégré par Robespierre, trouvait grâce devant lui.

Vous êtes des ingrats, messieurs les philosophes démocrates, vous calomniez sans cesse la noblesse, sans égard pour M. de Volney, qui vous a mis à l’aise en détruisant tous les cultes qui pourraient vous ôter toute liberté de conscience ! vous êtes des ingrats envers Monsieur de Robespierre, qui a réintégré le bon Dieu pour vous empêcher de vous égorger les uns les autres. Sachez que ces deux hommes étaient, si on les en croit, d’extraction noble, et que vous devez respecter la classe dont ils étaient issus. Il est vrai que certains nigauds bourrés de parchemins les ont reniés, sous le vain prétexte que l’on avait envoyé à la boucherie leurs mères, leurs femmes et leurs enfants, et que l’autre, en sapant les fondements de toute religion, pouvait replonger la France dans toutes les horreurs d’une nouvelle révolution.[2] Napoléon I a eu le bon goût de bien accueillir Le génie du christianisme de Chateaubriand, ce qui me fait croire que si Volney n’eût eu d’autres titres à ses faveurs que ses « Ruines » le grand homme l’aurait probablement négligé.

Vous savez que Volney a visité notre hémisphère ; il a même fait un petit voyage sur le lac Érié, dans le même vaisseau dans lequel madame Dupéron Baby[3], du Détroit, et grand-mère de ma femme, avait pris passage. Je suis fâché de dire que cette sainte femme ne goûta guère la société du philosophe français, car quoiqu’il n’eût pas publié « Les Ruines » à cette époque, il n’en cherchait pas moins, par ses dérisions, à détruire la foi de ses compagnons de voyage. Il lançait à tous propos force sarcasmes contre la religion catholique et contre tous les cultes chrétiens.

Il s’approcha de madame Baby, occupée à une lecture spirituelle, et lui offrit, sans façon, un livre qu’il tira de sa poche, en lui disant que cet ouvrage l’amuserait beaucoup plus que celui qu’elle lisait.

— Je ne lis pas ce livre pour m’amuser, fit cette dame, mais je prie Dieu qu’il nous préserve de tous dangers pendant cette navigation souvent dangereuse.

— Vous craignez, sans doute, la mort, répliqua Volney en ricanant, cette crainte est très naturelle à votre sexe.

Il s’éleva pendant la nuit une furieuse tempête, une de ces tempêtes que les marins les plus intrépides redoutent plus sur nos lacs que sur l’océan même, les lames étant beaucoup plus courtes. Madame Baby se mit tranquillement à réciter son chapelet, tandis que le citoyen Volney montrait une frayeur que beaucoup de personnes partageaient, sans néanmoins en donner des signes aussi manifestes.

Ce ne fut qu’après vingt-quatre heures que la tempête en se calmant répandit la joie parmi l’équipage et les passagers, ainsi que le calme dans l’âme du philosophe. Quand madame Baby vit Volney revenu de sa frayeur, elle lui dit :

— Je suis surprise qu’un grand philosophe comme vous ayez montré plus de crainte de la mort que la femme chrétienne dont vous vous êtes raillé ?

Comme un philosophe est toujours en fonds de réplique, Volney lui dit avec emphase :

— Je ne crains point la mort pour moi personnellement, madame ; mais j’ai une grande mission à remplir : celle de répandre la lumière parmi les aveugles humains ! une fois cette tâche accomplie, je serai prêt à entrer dans le néant.

Cette scène m’a été souvent racontée par madame Baby elle-même, et par un de ses fils, passager dans le même vaisseau, feu l’honorable Jacques Dupéron Baby, père de madame Éliza-Anne Baby, veuve de feu l’honorable Charles E. Casgrain.

Un jeune homme à la sortie d’un collège lit le plus souvent les philosophes modernes plutôt par curiosité que par un autre motif, sans se douter des dangers auxquels sa foi est exposée ; il n’en était pas de même de celui que je vais citer, il y allait celui-là de franc jeu. La scène eut lieu quelques années après ma sortie du séminaire.

La bibliothèque de Québec contenait une collection complète de toutes les œuvres des philosophes modernes. Un élève du séminaire qui venait la veille de terminer son cours de philosophie se présente au bibliothécaire. Ce philosophe était un grand jeune homme pâle, maigre, à l’air hébété, dont le crâne, dépouillé dans plusieurs endroits par suite de quelques cruelles maladies, ne laissait croître que quelques rares cheveux qui lui tombaient morts sur les épaules.

Le bibliothécaire, voulant s’assurer si ce spectre ambulant possédait le don précieux de la parole, lui dit qu’il était à ses ordres.

— N’est-ce pas vous, monsieur, fit le jeune homme en se grattant la tête, qui prêtez des livres pour perdre la jeunesse ?

— Il y a certainement ici, répliqua le bibliothécaire, des livres tels que ceux que vous désirez ; mais comme tout privilége s’achète, même celui de perdre son âme, il faut d’abord commencer par payer une guinée de souscription pour jouir du précieux avantage que vous ambitionnez.

Le requérant, déjà doué sans doute de précieuses notions démocratiques, sortit en pestant contre les aristocrates, les riches, qui avaient seuls le privilége de se pervertir, tandis que le pauvre peuple est obligé de végéter toute sa vie dans l’innocence.

J’ai déjà dit que, lorsque je fis mon entrée dans le monde, je n’étais ni plus sot ni plus fin que les autres jeunes gens, ce qui ne m’empêche pas d’avouer que je montrais une grande infériorité dans l’étude du code criminel anglais. Tandis que mes amis élevaient jusqu’aux cieux notre système de jurés, je le considérais comme absurde ; et j’avouerai, à ma honte, que je n’ai pas modifié mon opinion à cet égard à l’âge de soixante-dix-neuf ans ; tant s’en faut.

— C’est que vous ne comprenez pas ce magnifique système ! disaient mes amis ; et je répondais : j’avoue, en toute humilité, que je n’y vois goutte.

Ils secouaient la tête d’un air de compassion ; ce qui voulait dire : il a l’entendement obtus, le sieur de Gaspé. J’étais piqué.

— Je sais comme vous, mes braves, leur disais-je un jour, que l’on enferme douze jurés dans une boîte, qu’on leur fait prêter serment de faire un rapport suivant les témoignages qu’ils vont entendre, que ce rapport n’est reçu que si les douze jurés sont unanimes, que dans le cas contraire le juge en chef, homme toujours versé dans la science de l’arithmétique, sachant que si de douze on paye un, il ne reste que onze ; que le juge, dis-je, ordonne au greffier de faire sortir un des jurés de la boîte ; que celui-ci sort tout humilié et aussi confus que s’il eût fait un mauvais coup ; je sais que le juge en chef, après cette expulsion, ordonne au dit greffier de compter les dits jurés. Je sais que ce fonctionnaire obéit, se retourne ensuite du côté de la cour, ouvre les bras d’un air consterné et dit qu’il n’en reste plus, hélas ! que onze qui ont répondu à l’appel. Je n’ignore pas non plus que le juge dit : Renvoyez-les, le tribunal est incomplet.

— Voilà Gaspé qui fait de l’esprit, dit Plamondon ; le jeune homme promet pour l’avenir.

Plamondon n’épargnait guère plus ses amis que ses ennemis quand il s’agissait de tirer une pointe. Après nous avoir fait rire, il ajouta sérieusement :

— Vous ne me ferez jamais croire, mon ami, que vous ne comprenez pas cet admirable système : vous nous contredisez souvent pour le plaisir de la discussion.

— Oui, répliquai-je, pour vous donner l’occasion de faire briller votre esprit, et de m’en attribuer ensuite quelques bribes au besoin.

— Eh ! Eh ! fit Plamondon, ça.................................

L’ouverture de la cour mit fin à notre badinage. Un homme prévenu de grand larcin est à la barre des criminels, le corps de jurés est constitué et l’instruction du procès commence.

— Quel admirable système ! s’écrie Vallière : cet accusé ne sera pas jugé par ces hommes orgueilleux et couverts d’hermine, mais par ses pairs. C’est un homme du peuple et il sera jugé par ses égaux.

— Parlez plus bas, mon cher ami, lui dis-je : vous pourriez être entendu des jurés qui n’apprécieraient guère le compliment que vous leur faites. Quoi ! ce misérable C***, qui a déjà été condamné quatre fois à la potence, est le pair de ces hommes respectables qui siègent sur lui !

Je dois observer ici que les petits jurés du bon vieux temps ne le cédaient, sous le rapport de la respectabilité à n’importe laquelle des autres classes de citoyens de la ville de Québec. Plusieurs d’entre eux étaient des petits rentiers, des propriétaires, tous des chefs d’atelier, etc., etc., etc.

Vallière secoua la tête sans répondre, et je continuai :

— Si ce criminel et les cinq à six canailles déguenillées qui attendent leur procès derrière lui, ne sont pas les pairs des jurés, (et vous avouerez qu’il s’en trouve rarement sur le banc des prévenus,) pourquoi alors ne pas instruire simplement leur procès devant les trois juges qui siègent aujourd’hui ? De quelle utilité est cette forme de retirer tout pouvoir des mains d’hommes instruits pour le déléguer à des hommes honnêtes mais ignorants ?

Mes amis anglais Green et Christie, qui n’avaient pas encore perdu leur espoir quant à mon intelligence, élevèrent les yeux vers le ciel en s’écriant : vous finirez par comprendre ce glorieux système, (this glorious system). Leur admiration ne leur permit pas d’en dire davantage.

— Vous savez, ou vous ignorez peut-être, fit Plamondon, (car vous ne paraissez pas fort, l’ami, sur le code criminel,) que les petits jurés ne décident qu’une chose bien simple et à la portée de tout le monde : le prévenu a-t-il oui ou non commis le délit dont il est accusé d’après les témoignages qu’ils ont entendus. Il ne s’agit que de constater un fait, et douze hommes le font plus sûrement que les trois juges qui siègent dans les cours criminelles. Quant aux questions légales, elles sont du ressort du banc judiciaire exclusivement.

— C’est vraiment dommage, répliquai-je, que les questions de loi ne soient pas de la compétence des petits jurés : c’est sans doute un oubli des législateurs. N’importe ; j’admire beaucoup les saillies de mon ami Plamondon, mais mon admiration est à son comble quand il lui arrive de parler sensément.

— C’est toujours un avantage que bien d’autres n’ont pas que de parler avec bon sens quelquefois ; et j’en demande acte, fit Plamondon.

— Accordé, dis-je, pour la nouveauté du fait. Mais revenons à nos moutons. Ce que vous venez d’observer semble certainement avoir plus de bon sens que tout ce que j’ai entendu à cet égard. Supposons, en effet, que quatorze personnes, sans intérêt aucun, soient témoins oculaires d’un acte quelconque ; que douze rapportent les faits d’une façon, et les deux autres d’une manière différente, j’ajouterai certainement plus de foi au témoignage de douze paires d’yeux qu’à celui de deux seulement, pourvu toujours que les témoins aient été placés aussi avantageusement les uns que les autres, sans cela deux témoins peuvent avoir raison contre douze. Mais quand il s’agit de qualités morales, de jugement, de discernement, je suis votre très humble serviteur, je m’en tiendrai plutôt à la décision de deux juges sur des témoignages rendus en leur présence qu’ils ont écrit mot à mot, qu’à celui de cinquante jurés honnêtes, sans doute, mais sans éducation. D’ailleurs, s’il vous faut douze hommes pour juger un fait, pourquoi ne pas nommer douze juges ; il ne s’agira après tout que d’agrandir le banc sur lequel ils siègent, et de laisser ces braves soixante-quinze jurés vaquer à leurs affaires, et vous aurez bien mérité du pays.

— Je me rétracte, reprit Plamondon ; Gaspé parle comme un ange ! Douze juges sur le banc de Québec ! Quelle glorieuse perspective pour le barreau !

Mais revenons au sieur C*** que j’ai laissé aux prises avec les juges et les jurés. Il sera condamné à mort, mais n’en soyez pas en peine : ce n’est que la cinquième fois que ce petit malheur va lui arriver ; il aura encore le plaisir d’entendre prononcer trois autres sentences semblables, n’en sera que plus vivace, et ira finir ses jours en paix à Botany Bay. Comment se fait-il qu’à une époque où l’on pendait régulièrement trois à quatre personnes pour grand larcin, chaque année, il ait échappé à la potence ? c’est ce que je ne puis résoudre. Ce n’était jamais le tour de sieur C***. Son confesseur l’a préparé à la mort six à sept fois, sans le guérir de ses propensités pour le larcin. Il ne devait avoir que peu de repentir, étant sous l’impression qu’un homme qui avait nom Joseph ne pouvait mourir par la corde : c’était un excès de confiance dans son saint patron. C*** n’était pas un méchant homme ; et si on l’eût laissé faire, il aurait coulé une vie tranquille et heureuse au milieu de concitoyens dont il ne se plaignait qu’avec douceur.

Il était fouetté assez régulièrement, tous les six mois, pour vol, lié à un poteau sur le marché de la haute-ville de Québec, mais comme la peau du larron avait fini par s’endurcir comme le cuir d’un rhinocéros, il subissait ce châtiment d’une manière assez stoïque. Je l’entendis cependant un jour se plaindre assez amèrement de l’injustice des hommes.

La cour voyant que le poteau ne faisait rien, s’avisa de le condamner à être fouetté aux coins de certaines rues, les deux mains attachées derrière une charrette traînée par un cheval. Il faisait froid, le malheureux était nu jusqu’à la ceinture, et les coups étaient doublement douloureux. Quand le chat à neuf queues, comme l’appellent les anglais, le pinçait un peu fort, il disait avec l’éloquence du sentiment :

— Pourquoi me maltraiter de la sorte, moi qui ne fais mal à personne.

C*** était déjà communiste !

Une scène bien triste, quoique un peu burlesque, se passa un jour à la cour criminelle. Un malheureux jeune homme expulsé de l’armée britannique, et tombé ensuite dans un état de dégradation déplorable, venait d’être convaincu d’avoir volé une pièce d’argent dans le comptoir d’une auberge. Le greffier lui demande, suivant l’usage, ce qu’il avait à alléguer contre la sentence de mort que la cour allait prononcer contre lui.

— Implorez le bénéfice du clergé, lui crièrent les assistants.

Le criminel allait suivant la coutume s’agenouiller pour implorer un privilège accordé par le code criminel dans certains cas de grands larcins. Ce privilége lui sauvait la vie.

Son avocat, Justin McCarthy, lui cria alors :

— Vous êtes un sujet anglais ! vous avez porté l’uniforme d’un officier de Sa Majesté Britannique ! ça serait une honte de vous humilier de la sorte !

Le criminel profitant d’un conseil si sage, déclara qu’il ne réclamait aucun bénéfice.

— Make proclamation ! dit le juge en chef. Et l’huissier prononça d’une voix solennelle :

— Oyez ! Oyez ! Oyez ! Il est ordonné de garder le plus profond silence pendant que son honneur le juge en chef va passer sentence de mort sur le prisonnier. Que Dieu sauve le Roi.

— À genoux ! À genoux ! criait le peuple : demandez le bénéfice du clergé !

— Non ! Non ! criait McCarthy : souvenez-vous que vous êtes un sujet britannique !

Le criminel crut plus prudent de faire son profit du privilège que la loi lui accordait dans ce moment assez critique ; il s’agenouilla et réclama le bénéfice du clergé.

— Take it ; (prenez-le), dit le juge en chef Sewell, la loi vous l’accorde puisque vous le réclamez ; et nous n’avons pas le droit de le refuser.

Il y avait dans la voix de l’éminent juge, lorsqu’il prononça ces paroles, un accent de mépris mêlé de compassion qui impressionna vivement l’auditoire.

Un jeune homme appartenant sans doute à une famille honorable, un brave soldat, peut-être, avant que le vice l’eût dégradé, se traînant à ses pieds pour implorer quelques jours d’une vie crapuleuse et misérable, il y avait là quelque chose de hideux.

Le juge Sewell m’a souvent dit que c’était un délassement, un amusement pour lui de siéger dans les cours civiles, mais un vrai supplice de présider à une cour criminelle.

J’étais présent lorsqu’il prononça une première sentence de mort, peu de temps après son installation sur le banc judiciaire. Le criminel convaincu du meurtre de sa femme avait nom James Craig.

Il commençait à faire brun et le plus profond silence régnait dans la cour. Le greffier demanda au criminel, suivant l’usage, s’il avait quelque chose à dire pour empêcher qu’une sentence de mort fût prononcée contre lui ; et le malheureux garda le silence.

Make proclamation ! dit le juge en chef d’une voix tremblante d’émotion. Les paroles solennelles de l’officier de la cour ordonnant le plus profond silence pendant le prononcé de la terrible sentence firent courir un frisson parmi les assistants. Le criminel, comme l’on verra bientôt, méritait la sympathie dont il était l’objet.

Le juge en chef ne put prononcer que les deux mots « James Craig » ! et, se couvrant le visage avec ses mains, il s’appuya la tête sur son pupitre et éclata en sanglots. Tout contribuait à émouvoir les assistants, la demi-obscurité qui empêchait de distinguer les traits du meurtrier immobile comme la statue de la mort, la crise nerveuse à laquelle le juge était en proie, les soupirs que les âmes sensibles s’efforçaient d’étouffer.

Craig fut exécuté malgré les efforts que l’on fit pour le sauver.

Il était un soldat d’artillerie qui jouissait d’un bon caractère et d’une certaine respectabilité ; il était sobre, économe, tandis que sa femme était ivrognesse et gaspilleuse. Il entra chez lui un soir, un sac d’argent à la main ; sa femme ivre commence par l’invectiver, et dans un premier mouvement de colère il lui lance le malheureux sac à la tête et la tue raide.

De nos jours cet homme n’aurait été trouvé coupable que de manslaughter, mais on avait alors un tel respect pour la vie humaine, à laquelle on semblait tenir plus que de nos jours, que le malheureux fut trouvé coupable d’homicide au premier chef.

C’était sous l’administration de sir James Craig, et quelques personnes s’imaginèrent qu’il lui répugnerait de laisser mourir sur la potence un homme qui portait le même nom que lui. Mais le gouverneur fit pour son homonyme ce qu’il aurait fait pour tout autre criminel en pareil cas ; il soumit la requête du condamné et le dossier du procès à tous les juges de la province, et sur leur rapport défavorable refusa le pardon.

Quelques avocats censuraient la conduite du juge en chef Sewell dans certains cas criminels, mais plus j’y réfléchis, plus je l’approuve, car il me semble qu’il est encore plus du devoir du juge de prévenir le crime, de l’empêcher de se propager, que de punir les coupables.

La femme d’un ouvrier respectable est accusée par sa voisine de lui avoir volé une paire de souliers. Je la vois encore cette pauvre jeune femme exposée sur le banc des criminels, je la vois pâlir et rougir tour à tour sous les regards des spectateurs. La preuve contre elle fut accablante. Le juge en chef, avant de lire les notes du témoignage, s’efforça, dans un discours très éloquent, de prévenir les jurés contre le danger pour la morale publique de permettre au crime de sortir de la classe qui en est coutumière, pour envahir une autre classe de la société qui en est exempte.

— Laissons, messieurs, ajouta-t-il, le crime dans son foyer dégoûtant et ne lui laissons pas infecter les classes respectables.

Il lut ensuite les témoignages ; et se prévalant d’une bien légère contradiction, fit acquitter la prisonnière au grand contentement des spectateurs. Sur le même principe deux jeunes gens ont dû bénir le juge Sewell d’une indulgence qui leur a permis de reprendre un rang dans la société, dont ils ont eu la sagesse de ne jamais redescendre. Si ces jeunes gens eussent été jugés suivant la lettre sévère de la loi, au lieu d’être ensuite des citoyens respectables, il est de toute probabilité qu’ils auraient augmenté le nombre des criminels incorrigibles.

Un procès criminel qui eut lieu avant cette époque ne servit qu’à me confirmer dans mon opinion du système des jurés. Un meurtre de sang-froid, sans provocation aucune, avait été commis en plein jour en présence de cinquante témoins. Les preuves du meurtre étaient si claires, si positives, si accablantes, que tout le monde dut croire que les jurés feraient leur rapport cour tenante ; aussi, grande fut la surprise quand, à l’expiration d’une dizaine de minutes, ils demandèrent à se retirer dans une chambre pour délibérer. On enfermait à cette époque les jurés dans une chambre confortable, mais sans boire ni manger, sans feu et sans chandelle, jusqu’à ce qu’ils fussent d’accord sur leur verdict. Et ce ne fut qu’après trois jours qu’exténués par le jeûne, ils reparurent en cour pour déclarer que le prévenu n’était pas coupable du meurtre dont il était accusé.

Je puis certifier que onze jurés sur les douze qui rendirent cet arrêt étaient des hommes honnêtes et respectables, mais on sut que le douzième, ayant réussi, je ne sais par quelle manœuvre, à tromper le shérif, était parvenu à se faire inscrire sur la liste des jurés que ce fonctionnaire fournit à la cour ; et que cet homme arrivé à la salle des délibérations s’était couché sur un banc, en disant à ses confrères qu’il ne prendrait aucune part à leurs délibérations, car il était bien décidé à faire acquitter le prisonnier. On a même prétendu qu’il s’était muni de provisions suffisantes pour affamer les autres, tandis que lui-même ne souffrait aucun inconvénient.

Je sais que la génération actuelle ne trouvera rien d’extraordinaire dans ce que je viens de raconter ; il ne se passe guère de cours criminelles que le public ne soit témoin de semblables dénis de justice auxquels applaudissent les amis et les partisans des malfaiteurs. Il en fut autrement lors du meurtre que je viens de citer ; la majorité du public proclamait hautement que les onze jurés auraient dû se laisser mourir de faim plutôt que de faire un rapport contre leur conscience.

Le dégoût m’a empêché d’assister à nos cours criminelles depuis quatre à cinq ans ; j’étais indigné lorsque je remarquais des signes d’intelligence échangés entre les jurés et les criminels, et que je voyais des coupables échapper à la justice par cause de sympathie de race et de religion. Ces scènes honteuses auraient-elles lieu sans l’infâme système des jurés ! On a bien remédié à l’abus criant de nos cours d’appel d’autrefois, lorsque les juges en chef du district de Québec infirmaient les deux tiers des jugements des juges en chef de Montréal, et vice versa ; et il ne s’agissait pourtant que d’intérêts minimes comparés à la protection due à la vie des citoyens ! Mais comment oser toucher à notre admirable système de jurés ! Lorsque j’ai l’occasion de me plaindre de cet état de choses déplorable en présence des personnes instruites, elles ne peuvent nier des faits qui se passent sous leurs yeux ; ce qui ne les empêche pas de s’extasier sur ce glorieux système qui nous régit. Mais le sens commun est-il encore plus rare que je le croyais ? L’égoïsme des hommes ne serait donc pas une lubie des misanthropes !

On s’étonnait, il y a à peine vingt ans, à la lecture des crimes qui se commettaient à la Nouvelle-Orléans ; on avait peine à croire qu’il fût dangereux pour un citoyen paisible de sortir, même pendant le jour, sans être armé d’un poignard. Aujourd’hui on ne s’étonne plus de rien ; le couteau fait de nombreuses victimes, mais l’assassin n’a-t-il pas la ressource des jurés pour se faire absoudre ! Avant dix ans, peut-être, les citoyens des grandes villes du Canada porteront un poignard suspendu à leur cou en guise de chaîne de montre et un revolver enveloppé dans leur mouchoir de poche.[4]

Les hommes sont des êtres curieux à observer. Pourquoi les naturalistes, au lieu d’étudier les mœurs des insectes, ne font-ils pas une étude physiologique plus approfondie de l’espèce humaine ? Il se commet un vol, un assassinat, un meurtre, et chacun de s’écrier : où était la police ? Eh ! messieurs ! la police était où elle devait être naturellement, aux postes qu’on lui avait assignés. Un policeman en faction dans la rue Saint-Louis ne peut guère empêcher un meurtre dans la rue Saint-George. Au lieu de jeter le blâme sur ces hommes, prenez-vous-en à vous-mêmes, et dites votre mea culpa de ne pas forcer nos échevins à doubler ou tripler le corps de la police. Vous convenez tous que le nombre des policeman est insuffisant et vous continuez à leur jeter la pierre ! Quel est le citoyen qui refusera de contribuer à une mesure propre à protéger ses biens et sa vie.

Les watchmen (hommes du guet) veillaient, il y a quarante ans, à la sécurité des citoyens. Quel sentiment de bien-être, de confort, de sécurité on éprouvait, lorsque ces gardiens annonçaient les heures de la nuit sous nos fenêtres ! lorsqu’on les entendait chanter : Past one o’clock, and a star light morning, ou bien a stormy morning, &c., &c. Avec quelle volupté on reprenait un somme que leur voix avait un instant troublé ! On pouvait dormir en paix, un ami veillait sur nous et nos propriétés. Mais ce système de police était trop parfait ; nos magistrats et nos pieux échevins ont sans doute pensé que l’homme n’était pas sur la terre pour ses bienfaits, qu’un peu de tribulations était nécessaire au salut de son âme, et ils ont aboli les gardiens de la nuit.

Un Anglais, exempt de préjugés, un de ces hommes rares qui ne visitent pas les autres pays dans le but de faire des comparaisons à l’avantage de l’Angleterre, me disait un jour : Après tout, un homme ne se sent libre, indépendant et en parfaite sécurité, que lorsqu’il est entouré de gendarmes comme il l’est sur le continent.

  1. Mon respectable ami M. C. T. en lisant ces mémoires se rappellera notre conversation à ce sujet à Rimouski.
  2. On sit que le vrai nom de volney était Chassebœuf : ce qui indique son origine et la profession de sa famille.
  3. Madame Baby, née susanne De la Croix-Réaume, était native du Détroit, et y avait épousé en 1760 l’honorable Jacques Dupéron Baby, qui avait servi dans l’armée française, pendant les guerres de la conquête. Il avait assisté en qualité d’officier de la milice canadienne, aux batailles de la Monongahéla, d’Abraham, et de Sainte-Foye.

    Établi au Détroit après la conquête, il y exerça une grande influence en qualité de surintendant des Sauvages ; et ce fut en récompense de ses services, qu’il y fut nommé juge, en 1788, par Lord Dorchester. Il mourut peu de temps après, laissant une puissante fortune à sa famille.

    Il était petit fils du premier et unique rejeton de cette famille venu en Canada : « honorable homme » Jacques Baby, Seigneur de Ranville, officier du régiment de Carignan, arrivé dans la colonie en 1664.

  4. Ce qui précède était écrit avant que l’honorable Juge Charles Mondelet eût présidé la cour criminelle, terminée à Québec, le 24e jour du mois de Février 1865 ; et, certes, l’honorable juge doit être fier des éloges que les journaux de Québec lui ont donnés, car il les méritait. Il a su par ses talents et avec un tact admirable, si bien manier l’esprit des jurés que leurs décisions ont rendu un peu de sécurité aux paisibles citoyens de cette ville en proie aux attaques de la canaille qui infestait les environs de nos faubourgs.