Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/13

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CHAPITRE XIII.


Tracasseries de Monsieur et des princesses. — Aventure de Mme la princesse de Conti, fille du roi, qui chasse de chez elle Mlle Choin. — Disgrâce, exil, etc., de Clermont. — Cabale et désarroi. — Mlle Choin et Monseigneur. — M. de Noyon, de l’Académie française, étrangement moqué par l’abbé de Caumartin, qui en est perdu. — Grande action de M. de Noyon sur l’abbé de Caumartin. — Dauphiné d’Auvergne et comté d’Auvergne terres tout ordinaires. — Folie du cardinal de Bouillon. — Changements chez Monsieur.


Il étoit arrivé pendant la campagne quelques aventures aux princesses. C’étoit le nom distinctif par lequel on entendoit seulement les trois filles du roi. Monsieur avoit voulu avec raison que la duchesse de Chartres appelât toujours les deux autres ma sœur ; et que celles-ci ne l’appelassent jamais que Madame. Cela étoit juste, et le roi le leur avoit ordonné, dont elles furent fort piquées. La princesse de Conti pourtant s’y soumit de bonne grâce ; mais Mme la Duchesse, comme sœur d’un même amour, se mit à appeler Mme de Chartres mignonne ; or rien n’étoit moins mignon que son visage, que sa taille, que toute sa personne. Elle n’osa le trouver mauvais ; mais quand, à la fin, Monsieur le sut, il en sentit le ridicule, et l’échappatoire de l’appeler Madame, et il éclata. Le roi défendit très-sévèrement à Mme la Duchesse cette familiarité qui en fut encore plus piquée, mais elle fit en sorte qu’il n’y parût pas.

À un voyage de Trianon, ces princesses qui y couchoient, et qui étoient jeunes, se mirent à se promener ensemble les nuits, et à se divertir la nuit à quelques pétarades. Soit malice des deux aînées, soit imprudence, elles en tirèrent une nuit sous les fenêtres de Monsieur qui l’éveillèrent, et qui le trouva fort mauvais ; il en porta ses plaintes au roi qui lui fit force excuses, gronda fort les princesses, et eut grand’peine à l’apaiser. Sa colère fut surtout domestique : Mme la duchesse de Chartres s’en sentit longtemps, et je ne sais si les deux autres en furent fort fâchées. On accusa même Mme la Duchesse de quelques chansons sur Mme de Chartres. Enfin tout fut replâtré, et Monsieur pardonna tout à fait à Mme de Chartres par une visite qu’il reçut à Saint-Cloud de Mme de Montespan qu’il avoit toujours fort aimée, qui raccommoda aussi ses deux filles, et qui avoit conservé de l’autorité sur elles, et en recevoit de grands devoirs.

Mme la princesse de Conti eut une autre aventure qui fit grand bruit et qui eut de grandes suites. La comtesse de Bury avoit été mise auprès d’elle pour être sa dame d’honneur à son mariage. C’étoit une femme d’une grande vertu, d’une grande douceur et d’une grande politesse, avec de l’esprit et de la conduite ; elle étoit d’Aiguebonne et veuve sans enfants, en 1666, d’un cadet de Rostaing, frère de la vieille Lavardin, mère du chevalier de l’ordre, ambassadeur à Rome. Mme de Bury avoit fait venir de Dauphiné Mlle Choin, sa nièce, qu’elle avoit mise fille d’honneur de Mme la princesse de Conti.

C’étoit une grosse fille écrasée, brune, laide, camarde, avec de l’esprit et un esprit d’intrigue et de manège. Elle voyoit sans cesse Monseigneur qui ne bougeoit de chez Mme la princesse de Conti. Elle l’amusa, et sans qu’on s’en aperçût se mit intimement dans sa confiance. Mme de Lislebonne et ses deux filles, qui ne sortoient pas non plus de chez la princesse de Conti, et qui étoient parvenues à l’intimité de Monseigneur, s’aperçurent les premières de la confiance entière que la Choin avoit acquise, et devinrent ses meilleures amies. M. de Luxembourg qui avoit le nez bon l’écuma. Le roi ne l’aimoit point et ne se servoit de lui que par nécessité ; il le sentoit, et s’étoit entièrement tourné vers Monseigneur. M. le prince de Conti l’y avoit mis fort bien, et le duc de Montmorency son fils. Outre l’amitié, ce prince ménageoit fort ce maréchal pour en être instruit et vanté, dans l’espérance d’arriver au commandement des armées ; et la débauche avoit achevé de les unir étroitement. La jalousie de M. de Vendôme, en tout genre contre le prince de Conti, n’osant s’en prendre ouvertement à lui, l’avoit brouillé avec M. de Luxembourg, et fait choisir l’armée de Catinat, où il n’avoit rien au-dessus de lui ; et M. du Maine, par la jalousie des préférences, n’étoit pas mieux avec le général. Tout cela l’attachoit de plus en plus au prince de Conti, et le tournoit vers Monseigneur avec plus d’application, et c’est ce qui fit que Monseigneur avoit préféré la Flandre à l’Allemagne, où le roi le vouloit envoyer, qui commençoit à sentir quelque chose des intrigues de M. de Luxembourg auprès de Monseigneur.

Ce prince avoit pris du goût pour Clermont, de la branche de Chattes, enseigne des gens d’armes de la garde. C’étoit un grand homme, parfaitement bien fait, qui n’avoit rien que beaucoup d’honneur, de valeur, avec un esprit assez propre à l’intrigue, et qui s’attacha à M. de Luxembourg à titre de parenté. Celui-ci se fit honneur de le ramasser, et bientôt il le trouva propre à ses desseins : il s’étoit introduit chez Mme la princesse de Conti ; il en avoit fait l’amoureux ; elle la devint bientôt de lui ; avec ses appuis il devint bientôt un favori de Monseigneur, et déjà initié avec M. de Luxembourg, il entra dans toutes les vues que M. le prince de Conti et lui s’étoient proposées, de se rendre les maîtres de l’esprit de Monseigneur et de le gouverner, pour disposer de l’État quand il en seroit devenu le maître.

Dans cet esprit ils avisèrent Clermont de s’attacher à la Choin, d’en devenir l’amant, et de paroître vouloir l’épouser. Ils lui confièrent ce qu’ils avoient découvert de Monseigneur à son égard, et que ce chemin étoit sûrement pour lui celui de la fortune. Clermont, qui n’avoit rien, les crut bien aisément : il fit son personnage, et ne trouva point la Choin cruelle ; l’amour qu’il feignoit, mais qu’il lui avoit donné, y mit la confiance ; elle ne se cacha plus à lui de celle de Monseigneur, ni bientôt Monseigneur ne lui fit plus mystère de son amitié pour la Choin ; et bientôt après la princesse de Conti fut leur dupe. Là-dessus on partit pour l’armée, où Clermont eut toutes les distinctions que M. de Luxembourg lui put donner.

Le roi, inquiet de ce qu’il entrevoyoit de cabale auprès de son fils, les laissa tous partir, et n’oublia pas d’user du secret de la poste ; les courriers lui en déroboient souvent le fruit, mais à la fin l’indiscrétion de ne pas tout réserver aux courriers trahit l’intrigue. Le roi eut de leurs lettres ; il y vit le dessein de Clermont et de la Choin de s’épouser, leur amour, leur projet de gouverner Monseigneur et présentement et après lui ; combien M. de Luxembourg étoit l’âme de toute cette affaire, et les merveilles pour soi qu’il s’en proposoit.

L’excès du mépris de la Choin et de Clermont pour la princesse de Conti, de qui Clermont lui sacrifia les lettres que le roi eut pour ce même paquet intercepté à la poste, après beaucoup d’autres dont il faisoit rendre les lettres après en avoir pris les extraits, et avec ce paquet une lettre de Clermont accompagnant le service, où la princesse de Conti étoit traitée sans ménagement, où Monseigneur n’étoit marqué que sous le nom de leur gros ami, et où tout le cœur sembloit se répandre. Alors le roi crut en avoir assez, et une après-dînée de mauvais temps qu’il ne sortit point, il manda à la princesse de Conti de lui venir parler dans son cabinet. Il en avoit aussi des lettres à Clermont et des lettres de Clermont à elle où leur amour étoit fort exprimé, et dont la Choin et lui se moquoient ensemble.

La princesse de Conti qui comme ses sœurs n’alloit jamais chez le roi qu’entre son souper et son coucher, hors des étiquettes de sermon ou des chasses, se trouva bien étonnée du message. Elle s’en alla chez le roi fort en peine de ce qu’il lui vouloit, car il étoit redouté de son intime famille, plus s’il se peut encore que de ses autres sujets. Sa dame d’honneur demeura dans un premier cabinet, et le roi l’emmena plus loin ; là, d’un ton sévère, il lui dit qu’il savoit tout, et qu’il n’étoit pas question de lui dissimuler sa faiblesse pour Clermont, et tout de suite ajouta qu’il avoit leurs lettres, et les lui tira de sa poche en lui disant : « Connaissez-vous cette écriture ? » qui étoit la sienne, puis celle de Clermont. À ce début la pauvre princesse se trouva mal, la pitié en prit au roi qui la remit comme il put, et qui lui donna les lettres sur lesquelles il la chapitra, mais assez humainement ; après il lui dit que ce n’étoit pas tout, et qu’il en avoit d’autres à lui montrer par lesquelles elle verroit combien elle avoit mal placé ses affections, et à quelle rivale elle étoit sacrifiée. Ce nouveau coup de foudre, peut-être plus accablant que le premier, renversa de nouveau la princesse. Le roi la remit encore, mais ce fut pour en tirer un cruel châtiment : il voulut qu’elle lût en sa présence ses lettres sacrifiées et celles de Clermont et de la Choin. Voilà où elle pensa mourir, et elle se jeta aux pieds du roi baignée de ses larmes, et ne pouvant presque articuler ; ce ne fut que sanglots, pardons, désespoirs, rages, et à implorer justice et vengeance ; elle fut bientôt faite. La Choin fut chassée le lendemain, et M. de Luxembourg eut ordre en même temps d’envoyer Clermont dans la place la plus voisine qui étoit Tournai, avec celui de se défaire de sa charge, et de se retirer après en Dauphiné pour ne pas sortir de la province. En même temps le roi manda à Monseigneur ce qui s’étoit passé entre lui et sa fille, et par là le mit hors de mesure d’oser protéger les deux infortunés. On peut juger de la part que le prince de Conti, mais surtout M. de Luxembourg et son fils, prirent à cette découverte, et combien la frayeur saisit les deux derniers.

Cependant comme l’amitié de Monseigneur pour la Choin avoit été découverte par ces mêmes lettres, la princesse de Conti n’osa ne pas garder quelques mesures. Elle envoya Mlle Choin dans un de ses carrosses à l’abbaye de Port-Royal à Paris, et lui donna une pension et des voitures pour emporter ses meubles. La comtesse de Bury, qui ne s’étoit doutée de rien sur sa nièce, fut inconsolable et voulut se retirer bientôt après.

Mme de Lislebonne et ses filles se hâtèrent d’aller voir la Choin, mais avec un extrême secret. C’étoit le moyen sûr de tenir immédiatement à Monseigneur ; mais elles ne vouloient pas se hasarder du côté du roi ni de la princesse de Conti qu’elles avoient toutes sortes de raisons de ménager avec la plus grande délicatesse. Elles étoient princesses, mais le plus souvent sans habits et sans pain, à la lettre, par le désordre de M. de Lislebonne. M. de Louvois leur en avoit donné souvent. Mme la princesse de Conti les avoit attirées à la cour, les y nourrissoit, leur faisoit des présents continuels, leur y procuroit toutes sortes d’agréments, et c’étoit à elle qu’elles avoient l’obligation d’avoir été connues de Monseigneur, puis admises dans sa familiarité, enfin dans son amitié la plus déclarée et la plus distinguée. Les chansons achevèrent de célébrer cette étrange aventure de la princesse et de sa confidente.

M. de Noyon en avoit fourni une autre à notre retour, qui lui fut d’autant plus sensible, qu’elle divertit fort tout le monde à ses dépens. On a vu, dès l’entrée de ces Mémoires, quel étoit ce prélat. Le roi s’amusoit de sa vanité qui lui faisoit prendre tout pour distinction, et les effets de cette v anité feroient un livre. Il vaqua une place à l’Académie française, et le roi voulut qu’il en fût. Il ordonna même à Dangeau qui en étoit, de s’en expliquer de sa part aux académiciens. Cela n’étoit jamais arrivé, et M. de Noyon, qui se piquoit de savoir, en fut comblé, et ne vit pas que le roi se vouloit divertir. On peut croire que le prélat eut toutes les voix sans en avoir brigué aucune, et le roi témoigna à M. le Prince et à tout ce qu’il y avoit de distingué à la cour qu’il seroit bien aise qu’ils se trouvassent à sa réception. Ainsi M. de Noyon fut le premier du choix du roi dans l’Académie, sans que lui-même y eût auparavant pensé, et le premier encore à la réception duquel le roi eût pris le soin de convier.

L’abbé de Caumartin se trouvoit alors directeur de l’Académie, et par conséquent à répondre au discours qu’y feroit le prélat. Il en connoissoit la vanité et le style tout particulier à lui ; il avoit beaucoup d’esprit et de savoir.

Il étoit jeune et frère de différent lit de Caumartin, intendant des finances, fort à la mode en ce temps-là, et qui les faisoit presque toutes sous Pontchartrain, contrôleur général, son parent proche et son ami intime. Cette liaison rendoit l’abbé plus hardi, et, se comptant sûr d’être approuvé du monde et soutenu du ministre, il se proposa de divertir le public aux dépens de l’évêque qu’il avoit à recevoir. Il composa donc un discours confus et imité au possible du style de M. de Noyon, qui ne fut qu’un tissu des louanges les plus outrées et de comparaisons emphatiques dont le pompeux galimatias fut une satire continuelle de la vanité du prélat, qui le tournoit pleinement en ridicule.

Cependant, après avoir relu son ouvrage, il en eut peur, tant il le trouva au delà de toute mesure ; pour se rassurer, il le porta à M. de Noyon comme un écolier à son maître, et comme un jeune homme à un grand prélat qui ne vouloit rien omettre des louanges qui lui étoient dues, ni rien dire aussi qui ne fût de son goût, et qui ne méritât son approbation. Ce respect si attentif combla l’évêque ; il lut et relut le discours, il en fut charmé, mais il ne laissa pas d’y faire quelques corrections pour le style et d’y ajouter quelques traits de sa propre louange. L’abbé revit son ouvrage de retour entre ses mains avec grand plaisir ; mais quand il y trouva les additions de la main de M. de Noyon et ses ratures, il fut comblé à son tour du succès du piège qu’il lui avoit tendu, et d’avoir en main un témoignage de son approbation qui le mettoit à couvert de toute plainte.

Le jour venu de la réception, le lieu fut plus que rempli de tout ce que la cour et la ville avoient de plus distingué. On s’y portoit dans le désir d’en faire sa cour au roi, et dans l’espérance de s’y divertir. M. de Noyon parut avec une nombreuse suite, saluant et remarquant l’illustre et nombreuse compagnie avec une satisfaction qu’il ne dissimula pas, et prononça sa harangue avec sa confiance ordinaire, dont la confusion et le langage remplirent l’attente de l’auditoire. L’abbé de Caumartin répondit d’un air modeste, d’un ton mesuré, et, par de légères inflexions de voix aux endroits les plus ridicules ou les plus marqués au coin du prélat, auroit réveillé l’attention de tout ce qui l’écoutoit, si la malignité publique avoit pu être un moment distraite. Celle de l’abbé, toute brillante d’esprit et d’art, surpassa tout ce qu’on en auroit pu attendre si on avoit prévu la hardiesse de son dessein, dont la surprise ajouta infiniment au plaisir qu’on y prit. L’applaudissement fut donc extrême et général, et chacun, comme de concert, enivroit M. de Noyon de plus en plus, en lui faisant accroire que son discours méritoit tout par lui-même, et que celui de l’abbé n’étoit goûté que parce qu’il avoit su le louer dignement. Le prélat s’en retourna charmé de l’abbé et du public, et ne conçut jamais la moindre défiance.

On peut juger du bruit que fit cette action, et quel put être le personnage de M. de Noyon se louant dans les maisons et par les compagnies et de ce qu’il avoit dit et de ce qui lui avoit été répondu, et du nombre et de l’espèce des auditeurs, et de leur admiration unanime, et des bontés du roi à cette occasion. M. de Paris, chez lequel il voulut aller triompher, ne l’aimoit point. Il y avoit longtemps qu’il avoit sur le cœur une humiliation qu’il en avoit essuyée ; il n’étoit point encore duc, et la cour étoit à Saint-Germain, où il n’y avoit point de petites cours comme à Versailles. M. de Noyon, y entrant dans son carrosse, rencontra M. de Paris à pied ; il s’écrie, M. de Paris va à lui, et croit qu’il va mettre pied à terre ; point du tout ; il le prend de son carrosse par la main, et le conduit ainsi en laisse jusqu’aux degrés, toujours parlant, et complimentant l’archevêque qui rageoit de tout son cœur. M. de Noyon, toujours sur le même ton, monta avec lui et fit si peu semblant de soupçonner d’avoir rien fait de mal à propos, que M. de Paris n’osa en faire une affaire ; mais il ne le sentit pas moins. Cet archevêque, à force d’être bien avec le roi, de présider aux assemblées du clergé avec toute l’autorité et les grâces qu’on lui a connues, et d’avoir part à la distribution des bénéfices qu’il perdit enfin, s’étoit mis peu à peu au-dessus de faire aucune visite aux prélats, même les plus distingués, quoique tous allassent souvent chez lui. M. de Noyon s’en piqua et lui en parla fort intelligiblement. C’étoient toujours des excuses. Voyant enfin que ces excuses dureroient toujours, il en parla si bien au roi, qu’il l’engagea à ordonner à M. de Paris de l’aller voir. Ce dernier en fut d’autant plus mortifié qu’il n’osa plus y manquer aux occasions et aux arrivées, et que cette exception l’embarrassa avec d’autres prélats considérables.

On peut donc imaginer quelle farce ce fut pour M. de Paris que cette réception d’Académie ; mais qu’il n’en pourroit être pleinement satisfoit tant que M. de Noyon continueroit de s’en applaudir ; aussi ne manqua-t-il pas l’occasion de sa visite pour lui ouvrir les yeux et lui faire entendre, comme son serviteur et son confrère, ce qu’il n’osoit lui dire entièrement. Il tourna longtemps sans pouvoir être entendu par un homme si rempli de soi-même, et si loin d’imaginer qu’il fût possible de s’en moquer ; à la fin pourtant il se fit écouter, et pour l’honneur de l’épiscopat insulté, disoit-il, par un jeune homme, il le pria de n’en pas augmenter la victoire par une plus longue duperie, et de consulter ses vrais amis. M. de Noyon jargonna longtemps avant de se rendre, mais à la fin il ne put se défendre des soupçons, et de remercier l’archevêque avec qui il convint d’en parler au P. de La Chaise qui étoit de ses amis. Il y courut en effet au sortir de l’archevêché. Il dit au P. de La Chaise l’inquiétude qu’il venoit de prendre, et le pria tant de lui parler de bonne foi, que le confesseur, qui de soi étoit bon, et qui balançoit entre laisser M. de Noyon dans cet extrême ridicule, et faire une affaire à l’abbé de Caumartin, ne put enfin se résoudre à tromper un homme qui se fiait à lui, et lui confirma, le plus doucement qu’il put, la vérité que l’archevêque de Paris lui avoit le premier apprise. L’excès de la colère et du dépit succéda à l’excès du ravissement. Dans cet état il retourna chez lui, et alla le lendemain à Versailles, où il fit au roi les plaintes les plus amères de l’abbé de Caumartin, dont il étoit devenu le jouet, et la risée de tout le monde.

Le roi, qui avoit bien voulu se divertir un peu, mais qui vouloit toujours partout un certain ordre et une certaine bienséance, avoit déjà su ce qui s’étoit passé, et l’avoit trouvé fort mauvais. Ces plaintes l’irritèrent d’autant plus qu’il se sentit la cause innocente d’une scène si ridicule et si publique, et que, quoiqu’il aimât à s’amuser des folies de M. de Noyon, il ne laissoit pas d’avoir pour lui de la bonté et de la considération. Il envoya chercher Pontchartrain, et lui commanda de laver rudement la tête à son parent, et de lui expédier une lettre de cachet pour aller se mûrir la cervelle, et apprendre à rire et à parler dans son abbaye de Busay en Bretagne. Pontchartrain n’osa presque répliquer : il exécuta bien la première partie de son ordre, pour l’autre il la suspendit au lendemain, demanda grâce, fit valoir la jeunesse de l’abbé, la tentation de profiter du ridicule du prélat, et surtout la réponse corrigée et augmentée de la main de M. de Noyon, qui, puisqu’il l’avoit examinée de la sorte, n’avoit qu’à se prendre à lui-même de n’y avoir pas aperçu ce que tout le monde avoit cru y voir. Cette dernière raison, habilement maniée par un ministre agréable et de beaucoup d’esprit, fit tomber la lettre de cachet, mais non pas l’indignation. Pontchartrain pour cette fois n’en demandoit pas davantage. Il fit valoir le regret et la douleur de l’abbé, et sa disposition d’aller demander pardon à M. de Noyon, et lui témoigner qu’il n’avoit jamais eu l’intention de lui manquer de respect et de lui déplaire. En effet, il lui fit demander la permission d’aller lui faire cette soumission ; mais l’évêque outré ne la voulut point recevoir, et après avoir éclaté sans mesure contre les Caumartin, s’en alla passer sa honte dans son diocèse, où il demeura longtemps.

Il faut dire tout de suite que, peu après son retour à Paris, il tomba si malade qu’il reçut ses sacrements. Avant de les recevoir, il envoya chercher l’abbé de Caumartin, lui pardonna, l’embrassa, tira de son doigt un beau diamant qu’il le pria de garder et de porter pour l’amour de lui, et quand il fut guéri il fit auprès du roi tout ce qu’il put pour le raccommoder ; il y a travaillé toute sa vie avec chaleur et persévérance, et n’a rien oublié pour le faire évêque, mais ce trait l’avoit radicalement perdu dans l’esprit du roi, et M. de Noyon n’en eut que le bien devant Dieu par cette grande action, et l’honneur devant le monde.

L’orgueil du cardinal de Bouillon donna vers ce même temps une autre sorte de scène. Pour l’entendre il faut dire qu’il y a dans la province d’Auvergne deux terres particulières dont l’une s’appelle le comté d’Auvergne, l’autre le dauphiné d’Auvergne. Le comté a une étendue ordinaire et des mouvances ordinaires d’une terre ordinaire sans droits singuliers, et sans rien de distingué de toutes les autres. Comment elle a retenu ce nom et le dauphiné le sien, mèneroit à une dissertation trop longue. Le dauphiné est encore plus petit en étendue que le comté, et bien qu’érigé en princerie, n’a ni rang ni distinction par-dessus les autres terres, ni droits particuliers, et n’a jamais donné aucune prétention à ceux qui l’ont possédé. Mais la distinction du nom de prince-dauphin avoit plu à la branche de Montpensier qui possédoit cette terre dont quelques-uns ont porté ce titre du vivant de leur père avant de devenir ducs de Montpensier. Le comté d’Auvergne tel qu’il vient d’être dépeint étoit entré et sorti de la maison de La Tour par des mariages et des successions. Ce nom étoit friand pour des gens qui minutoient de changer leur nom de La Tour en celui d’Auvergne, et ils firent si bien auprès du roi lors et depuis l’échange de Sedan, que cette terre est rentrée chez eux, et c’est de là que le frère du duc et du cardinal de Bouillon porte le nom de comte d’Auvergne.

Le dauphiné d’Auvergne étoit échu à Monsieur par la succession de Mademoiselle, et aussitôt le cardinal avoit conçu une envie démesurée de l’avoir. Il en parla à Bechameil qui étoit surintendant de Monsieur, au chevalier de Lorraine, et fit sa cour à tous ceux qui pouvoient avoir part à déterminer Monsieur à le lui vendre. À la fin et à force de donner gros, le marché fut conclu, et Monsieur en parla au roi, qui s’étoit chargé de son agrément comme d’une bagatelle ; mais il fut surpris de trouver le roi sur la négative. Monsieur insista et ne pouvoit la comprendre : « Je parie, mon frère, lui dit le roi, que c’est une nouvelle extravagance du cardinal de Bouillon qui veut faire appeler un de ses neveux prince-dauphin ; dégagezvous de ce marché. » Monsieur, qui avoit promis et qui trouvoit le marché bon, insista ; mais le roi tint bon, et dit à Monsieur qu’il n’avoit qu’à faire mander au cardinal qu’il ne le vouloit pas.

Cette réponse lui fut écrite par le chevalier de Lorraine de la part de Monsieur, et le pénétra de dépit. Ce nom singulier et propre à éblouir les sots dont le nombre est toujours le plus grand, et un nom que des princes du sang avoient porté, avoit comblé son orgueil de joie ; le refus le combla de douleur.

N’osant se prendre au roi, il répondit au chevalier de Lorraine un fatras de sottises qu’il couronna par ajouter qu’il étoit d’autant plus affligé de ce que Monsieur lui manquoit de parole, que cela l’empêcheroit d’être désormois autant son serviteur qu’il l’avoit été par le passé. Monsieur eut plus envie de rire de cette espèce de déclaration de guerre que de s’en offenser. Le roi d’abord la prit plus sérieusement, mais touché par les prières de M. de Bouillon, et plus encore par la grandeur du châtiment d’une pareille insolence si elle étoit prise comme elle le méritoit, il prit le parti de l’ignorer, et le cardinal de Bouillon en fut quitte pour la honte et pour s’aller cacher une quinzaine dans sa belle maison de Saint-Martin de Pontoise, que par un échange il avoit depuis peu trouvé moyen de séculariser, et de faire de ce prieuré un bien héréditaire et patrimonial.

Le marquis d’Arcy étoit mort à Maubeuge, à l’ouverture de la campagne : de gouverneur de M. le duc de Chartres il étoit devenu premier gentilhomme de sa chambre et le directeur discret de sa conduite. Ce prince, qui eut le bon esprit de sentir tout ce qu’il valoit, l’a regretté toute sa vie et l’a témoigné, par tous les effets qu’il a pu, à sa famille, et jusqu’à ses domestiques. Il étoit chevalier de l’ordre de 1688, conseiller d’État d’épée, et avoit été ambassadeur en Savoie. C’étoit un homme d’une vertu et d’une capacité peu communes, sans nulle pédanterie et fort rompu au grand monde, et un très vaillant homme sans nulle ostentation. Un roi à élever et à instruire eût été dignement et utilement remis entre ses mains. Il n’étoit point marié ni riche, et n’avoit guère que soixante ans ; homme bien fait et de fort bonne mine. Au retour de l’armée on fut surpris de celui que le roi mit auprès de son neveu pour le remplacer. Ce fut Cayeu, brigadier de cavalerie, brave et très-honnête gentilhomme, qui buvoit bien et ne savoit rien au delà. M. de Chartres fut fort aise d’avoir affaire à un tel inspecteur dont il se moqua, et le fit tomber dans tous les panneaux qu’il lui tendit.

Il y avoit eu aussi pendant la campagne quelques changements chez Monsieur. Il permit à Châtillon, son ancien favori, de vendre à son frère aîné la moitié de sa charge de premier gentilhomme de sa chambre. Châtillon avoit épousé par amour Mlle de Pienne ; c’étoit, sans contredit, le plus beau couple de la cour, et le mieux fait, et du plus grand air. Ils se brouillèrent et se séparèrent à ne se jamais revoir. Elle étoit dame d’atours de Madame, et sœur de la marquise de Villequier, aussi mariée par amour. M. d’Aumont avoit été des années sans y vouloir consentir. Enfin, Mme de Maintenon s’en mêla, parce que la mère de cette belle étoit parente et de même nom que l’évêque de Chartres, directeur de Saint-Cyr et de Mme de Maintenon, laquelle enfin en étoit venue à bout. Le comte de Tonnerre, neveu de M. de Noyon, dont je viens de parler, vendit aussi l’autre charge de premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, qu’il avoit depuis longtemps, à Sassenage qui quitta le service. Tonnerre avoit beaucoup d’esprit, mais c’étoit tout ; il en partoit souvent des traits extrêmement plaisants et salés, mais qui lui attiroient des aventures qu’il ne soutenoit pas, et qui ne purent le corriger de ne se rien refuser, et il étoit parvenu enfin à cet état, qu’il eût été honteux d’avoir une querelle avec lui ; aussi ne se contraignoit-on point sur ce qu’on vouloit lui répondre ou lui dire. Il étoit depuis longtemps fort mal dans sa petite cour par ses bons mots. Il lui avoit échappé de dire qu’il ne savoit ce qu’il faisoit de demeurer en cette boutique ; que Monsieur étoit la plus sotte femme du monde, et Madame le plus sot homme qu’il eût jamais vu. L’un et l’autre le surent, et en furent très-offensés. Il n’en fut pourtant autre chose ; mais le mélange des brocards sur chacun et du mépris extrême qu’il avoit acquis, le chassèrent à la fin pour mener une vie fort pitoyable.