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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/4

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CHAPITRE IV.


Distribution des armées. — Le roi en Flandre. — Époque de l’obéissance des maréchaux les uns aux autres par ancienneté. — Art de M. de Turenne. — Mort de mon père dont le roi me donne le gouvernement. — Origine première de la fortune de mon père. — Bonté et prévoyance de Louis XIII sur le gouvernement de Blaye. — Mon oncle et mon père chevaliers de l’ordre en 1633 avant l’âge. — Mon père duc et pair en janvier 1635, et comment. — Grandeur d’âme et courage de Louis XIII à la perte de Corbie. — Réprimande à mon père en public pour n’avoir pas écrit monseigneur au duc de Bellegarde disgracié et exilé. — Chasteté de Louis XIII digne de saint Louis, qui réprimande mon père. — Époque du nom de madame aux dames d’atours filles. — Intimité jusqu’à la mort de M. le Prince, père du héros, avec mon père, et sa cause. — Bontems et Nyert. — Leur fortune par mon père.


Le 3 mai, le roi déclara qu’il iroit de Flandre commander une de ses armées avec le nouveau maréchal de Boufflers, ayant sous lui Monseigneur, et M. le Prince entre deux comme à Namur, M. de Luxembourg pour l’autre armée de Flandre avec les maréchaux de Villeroy et de Joyeuse sous lui ; et en même temps [le roi nomma pour] les autres armées, c’est-à-dire le maréchal de Lorges en Allemagne, le maréchal Catinat en Italie, et le nouveau maréchal de Noailles en Catalogne. Comme on craignoit les descentes des Anglois, Monsieur eut le commandement de toutes les côtes de l’Océan, avec des troupes en divers lieux, le maréchal d’Humières sous lui et le duc de Chaulnes gouverneur de Bretagne, qui y étoit, le maréchal d’Estrées commandant d’Aunis, Saintonge et Poitou, et le maréchal de Bellefonds en Normandie à ses ordres. M. le duc de Chartres eut le commandement de la cavalerie dans l’armée de M. de Luxembourg où M. le Duc et M. le prince de Conti servirent de lieutenants généraux. M. du Maine en servit en celle de M. de Boufflers que le roi commandoit, et fut en même temps à la tête de la cavalerie ; ce qui exclut le comte d’Auvergne de servir, qui en étoit colonel général.

Il fut nouveau de voir des maréchaux de France obéir à d’autres. L’inconvénient du commandement égal tour à tour avoit été souvent funeste. C’est ce qui donna lieu à la faveur de M. de Turenne, jointe à sa grande réputation, de renouveler pour lui la charge de maréchal général des camps et armées de France, pour le faire commander aux maréchaux de France, et qui encore ne s’y soumirent qu’après l’exil de MM. de Bellefonds, Humières et Créqui, et c’est depuis cette époque de charge, que M. de Turenne, confondant avec art son nouvel état avec son rang de prince, ôta les bâtons de ses armes et ne voulut plus être appelé que le vicomte de Turenne. Enfin le roi régla, pour l’utilité de son service, que les maréchaux de France s’obéiroient les uns aux autres par ancienneté, tellement que ces maréchaux en second n’étoient proprement à l’armée que des lieutenants généraux qui ne rouloient point avec les autres et qui les commandoient, qui ne prenoient point jour et qui avoient les mêmes honneurs militaires que le général de l’armée, mais qui prenoient l’ordre de lui et ne se mêloient de rien que sous ses ordres et par ses ordres, et duquel ils étoient même fort rarement consultés, et point du tout du secret de la campagne.

Ce même jour, 3 mai, sur les dix heures du soir, j’eus le malheur de perdre mon père. Il avoit quatre-vingt-sept ans, et ne s’étoit jamais bien rétabli d’une grande maladie, qu’il avoit eue à Blaye, il y avoit deux ans. Depuis trois semaines il avoit un peu de goutte. Ma mère, qui le voyoit avancer en âge, lui proposa des arrangements domestiques qu’il fit en bon père, et elle songeoit à le faire démettre en ma faveur de sa dignité de duc et pair. Il avoit dîné avec de ses amis comme il avoit toujours compagnie. Sur le soir il se remit au lit sans aucun mal ni accident, et pendant qu’on l’entretenoit, il poussa tout à coup trois violents soupirs tout de suite. Il étoit mort qu’à peine s’écrioit-on qu’il se trouvoit mal : il n’y avoit plus d’huile à la lampe.

J’en appris la triste nouvelle en revenant du coucher du roi, qui se purgeoit le lendemain. La nuit fut donnée aux justes sentiments de la nature. Le lendemain j’allai de bon matin trouver Bontems, puis le duc de Beauvilliers qui étoit en année[1] et dont le père avoit été l’ami du mien. M. de Beauvilliers me témoignoit mille bontés chez les princes dont il étoit gouverneur, et me promit de demander au roi les gouvernements de mon père en ouvrant son rideau. Il les obtint sur-le-champ. Bontems, fort attaché à mon père, accourut me le dire à la tribune où j’attendois ; puis M. de Beauvilliers lui-même, qui me dit de me trouver à trois heures dans la galerie où il me feroit appeler et entrer par les cabinets, à l’issue du dîner du roi.

Je trouvai la foule écoulée de sa chambre. Dès que Monsieur, qui étoit debout au chevet du lit du roi, m’aperçut : « Ah ! voilà, dit-il tout haut, M. le duc de Saint-Simon. » J’approchai du lit et fis mon remerciement par une profonde révérence. Le roi me demanda fort comment ce malheur étoit arrivé, avec beaucoup de bonté pour mon père et pour moi : il savoit assaisonner ses grâces. Il me parla des sacrements que mon père n’avoit pu recevoir ; je lui dis qu’il y avoit fort peu qu’il avoit fait une retraite de plusieurs jours à Saint-Lazare où il avoit son confesseur, et où il avoit fait ses dévotions, et un mot de la piété de sa vie. Le colloque dura assez longtemps, et finit par des exhortations à continuer d’être sage et à bien faire, et qu’il auroit soin de moi.

Lors de la maladie de mon père à Blaye, plusieurs personnes demandèrent au roi le gouvernement de Blaye, d’Aubigné entre autres, frère de Mme de Maintenon, à qui il répondit plus brusquement qu’il n’avoit accoutumé : « Est-ce qu’il n’a pas un fils ? » En effet, le roi, qui s’étoit fermé à n’accorder plus de survivances, s’étoit toujours fait entendre à mon père qu’il me destinoit son gouvernement. M. le Prince muguetoit fort celui de Senlis qu’avoit mon oncle ; il l’avoit demandé à sa mort. Le roi le donna à mon père, et je l’eus en même temps que celui de Blaye.

Tout ce qui avoisinoit Chantilly étoit envié par M. le Prince. Il embla[2] à mon oncle la capitainerie des chasses de Senlis et d’Hallatte en vrai Scapin. Mon oncle, aîné de huit ans de mon père, avoit eu ce gouvernement et cette capitainerie de son père, qui étoit depuis longtemps dans la maison, et depuis des siècles avec peu d’intervalles. Son grand âge et un tremblement universel qui n’attaqua jamais sa tête ni sa santé l’avoient retiré depuis bien des années du monde. Il passoit les hivers à Paris où il en voyoit fort peu, et sept ou huit mois à sa campagne tout auprès de Senlis. Sa femme, dont il n’avoit point d’enfants, étoit aussi vieille que lui. Elle étoit sœur du père du duc d’Uzès, et avoit épousé en premières noces le marquis de Portes, de la maison de Budos, chevalier de l’ordre ainsi que mon oncle, et vice-amiral de France, tué au siège de Privas. Il étoit frère de la connétable de Montmorency, mère de Mme la Princesse, grand-mère de M. le Prince, et du dernier duc de Montmorency, décapité à Toulouse. M. le Prince l’appeloit toujours sa tante, et les alloit voir assez souvent de Chantilly.

Un beau jour il fut leur conter dans leur retraite que le roi, importuné des plaintes de ceux qui se trouvoient enclavés dans les capitaineries royales, alloit rendre un édit pour les supprimer toutes, à l’exception de celles de ses maisons qu’il habitoit et des bois et plaines qui environnoient Paris ; que les leurs alloient donc être supprimées ; que cependant il espéroit cette considération du roi que si elles étoient entre ses mains il les lui conserveroit ; qu’eux-mêmes y trouveroient doublement leur compte, parce que les capitaineries étant conservées, ils en demeureroient toujours les maîtres comme lui-même, pour leurs gens, leur table et leurs amis, et qu’il leur donneroit volontiers deux ou trois cents pistoles pour cette complaisance, quoiqu’il ne fût pas sûr de faire changer le roi là-dessus en sa faveur. Les bonnes gens le crurent, pestèrent contre l’édit, donnèrent la démission à M. le Prince ; qui laissa deux cents pistoles en partant, et se moqua d’eux. Tout le pays, qui vivoit en paix et sans inquiétude dans cette capitainerie, fut outré de douleur. Elle devint une tyrannie entre les mains de M. le Prince, qui l’étendit encore tant qu’il put ; mais il est vrai qu’il laissa ceux qu’il avoit ainsi escamotés les maîtres pour eux et pour leurs domestiques le reste de leur vie.

Mon oncle avoit eu le régiment de Navarre ; il étoit lieutenant général, et avoit emporté le prix de la bonne mine à sa promotion de l’ordre en 1633. Il mourut en 1690, le 25 janvier, et sa femme en avril 1695. C’étoit un fort grand homme, très-bien fait, de grande mine, plein de sens, de sagesse, de valeur et de probité. Mon père l’avoit toujours fort respecté et suivoit fort ses avis pendant sa faveur. La marquise de Saint-Simon étoit haute, intéressée et méchante, et elle trouva le moyen de faire passer la plupart des biens de mon oncle aux ducs d’Uzès, de faire payer à mon père et à moi une grande partie des dettes, et de laisser les autres insolvables. Sa passion étoit de me marier à Mlle d’Uzès, qui a été la première femme de M. de Barbezieux. Je n’ai pu me refuser ce mot sur mon oncle ; il est bien juste de m’étendre un peu plus sur mon père.

La naissance et les biens ne vont pas toujours ensemble. Diverses aventures de guerre et de famille avoient ruiné notre branche, et laissé mes derniers pères avec peu de fortune et d’éclat pour leur service militaire. Mon grand-père, qui avoit suivi toutes les guerres de son temps, et toujours passionné royaliste, s’étoit retiré dans ses terres, où son peu d’aisance l’engagea de suivre la mode du temps, et de mettre ses deux aînés pages de Louis XIII, où les gens des plus grands noms se mettoient alors.

Le roi étoit passionné pour la chasse, qui étoit sans meute[3] et sans cette abondance de chiens, de piqueurs, de relais, de commodités, que le roi son fils y a apportés, et surtout sans routes dans les forêts. Mon père, qui remarqua l’impatience du roi à relayer, imagina de lui tourner le cheval qu’il lui présentoit, la tête à la croupe de celui qu’il quittoit. Par ce moyen, le roi, qui étoit dispos, sautoit de l’un sur l’autre sans mettre pied à terre, et cela étoit fait en un moment. Cela lui plut, il demanda toujours ce même page à son relais ; il s’en informa, et peu à peu il le prit en affection. Baradas, premier écuyer, s’étant rendu insupportable au roi par ses hauteurs et ses humeurs arrogantes avec lui, il le chassa, et donna sa charge à mon père. Il eut après celle de premier gentilhomme de la chambre du roi à la mort de Blainville, qui étoit chevalier de l’ordre, et avoit été ambassadeur en Angleterre. Il étoit du nom de Warigniés, qui est bon, mais éteint en Normandie, n’avoit point été marié, et étoit frère aîné du père de la comtesse de Saint-Géran, qui a été dame du palais de la reine, et qui a tant figuré dans le monde, femme de ce comte de Saint-Géran, chevalier de l’ordre, de qui l’état fut tant et si longtemps disputé par un procès également étrange et curieux.

Mon père devint tout à fait favori sans autre protection que la bonté seule du roi, et ne compta jamais avec aucun ministre, pas même avec le cardinal de Richelieu, et c’étoit un de ses mérites auprès de Louis XIII. Il m’a conté qu’avant de l’élever, et en ayant envie, il s’étoit fait sourdement extrêmement informer de son personnel et de sa naissance, car il n’avoit pas été instruit à les connoître, pour voir si cette base étoit digne de porter une fortune, et de ne retomber pas une autre fois. Ce furent ses propres termes à mon père à qui il le raconta depuis, attrapé comme il l’avoit été à M. de Luynes. Il aimoit les gens de qualité, cherchoit à les connoître et à les distinguer ; aussi en a-t-on fait le proverbe des trois places et des trois statues de Paris : Henri IV avec son peuple sur le pont Neuf, Louis XIII avec les gens de qualité à la place Royale, qui de son temps étoit le beau quartier ; et Louis XIV avec les maltôtiers dans la place des Victoires. Celle de Vendôme, faite longtemps depuis, ne lui a guère donné meilleure compagnie.

À la mort de M. de Luxembourg, frère du connétable de Luynes, le roi donna le choix à mon père de sa vacance. Il avoit les chevau-légers de la garde et le gouvernement de Blaye. Mon père le supplia d’en récompenser des seigneurs qui le méritoient plus que lui déjà comblé de ses bienfaits. Le roi et lui insistèrent dans cette singulière dispute ; puis, se fâchant, lui dit que ce n’étoit pas à lui ni à personne à refuser ses grâces, qu’il lui donnoit vingt-quatre heures pour choisir, et qu’il lui ordonnoit de lui dire le lendemain matin le choix qu’il auroit fait. Le matin venu, le roi le lui demanda avec empressement. Mon père lui répondit que, puisque absolument il lui vouloit donner une des deux vacances, il croyoit ne pouvoir rien faire de plus avantageux pour lui que de le laisser choisir lui-même. Le roi prit un air serein et le loua ; puis lui dit que les chevau-légers étoient brillants, mais que Blaye étoit solide, une place qui bridoit la Guyenne et la Saintonge, et qui, dans les troubles, faisoit fort compter avec elle ; qu’on ne savoit ce qui pouvoit arriver ; que s’il venoit après lui une guerre civile, les chevau-légers n’étoient rien, et que Blaye le rendroit considérable, raison qui le déterminoit à lui conseiller de préférer cet établissement. C’est ainsi que mon père a eu ce gouvernement, et que les suites ont fait voir combien Louis XIII avoit pensé juste et quelle étoit sa bonté, non par ce que mon père en retira, mais par tout ce qu’il méprisa, et par la fidélité et l’importance du service dont il s’illustra.

Lorsque M. Gaston revint de Bruxelles, par ce traité tenu si secret que sa présence subite à la cour l’apprit aux plus clairvoyants, le roi l’avoit confié à mon père. Il lui dit en même temps qu’il avoit résolu de le faire un jour duc et pair, que sa jeunesse l’auroit encore retenu, mais qu’ayant promis à Monsieur de faire Puylaurens, il ne pouvoit se résoudre à le faire sans lui. Ce bon maître ajouta qu’il y avoit une condition qui lui sembleroit dure, c’étoit de faire Puylaurens le premier, s’il en faisoit encore à cette occasion. En effet, mon père s’en trouva si choqué, qu’il balança vingt-quatre heures comme si, n’étant pas duc, Puylaurens duc n’eût pas été bien au-dessus de lui que simplement son ancien. Enfin il accepta, et le fut seul quinze jours après lui. Il n’en eut pas le dégoût longtemps ; moins d’une année éteignit ce duché-pairie de la façon que tout le monde l’a su. Mon père étoit déjà chevalier de l’ordre, deux ans auparavant, n’ayant lors que vingt-sept ans juste, à la promotion de 1633. Mon grand-père fut nommé avec lui. Il étoit vieux et retiré. Il trouva que ce n’étoit pas la peine de faire connoissance avec la cour. Il chargea mon père de demander le collier qui lui étoit destiné pour mon oncle, qui avoit trente-cinq ans au juste, qui en jouiroit plus longtemps que lui. En effet, il l’a porté cinquante-sept ans et mon père soixante, et sont restés longtemps les deux seuls du feu roi. Chose sans exemple dans aucun ordre.

Mon père eut encore les capitaineries de Saint-Germain et de Versailles, dont il se défit au président de Maisons, par amitié pour lui ; et fut aussi quelque temps grand louvetier. Lorsqu’il fut fait duc et pair, il vendit sa charge de premier gentilhomme de la chambre au duc de Lesdiguières, pour M. de Créqui, fils de feu son second fils de Canaples, tué mestre de camp du régiment des gardes. M. de Lesdiguières l’exerça durant sa jeunesse, mais rarement, par son presque continuel séjour en son gouvernement de Dauphiné. M. de Créqui, depuis duc et pair, ambassadeur à Rome, enfin gouverneur de Paris, fit passer sa charge au duc de la Trémoille, mari de sa fille unique, d’où elle est restée à sa postérité. De l’argent de cette charge mon père acquit, de l’aîné de la maison, la terre de Saint-Simon qui n’en étoit jamais sortie, depuis l’héritage de Vermandois qui nous l’avoit apportée en mariage, et la fit ériger en duché-pairie.

Il ne se contenta pas de suivre le roi en toutes ses expéditions de guerre. Il eut plusieurs fois le commandement de la cavalerie dans les armées, et le commandement en chef de tous les arrière-bans du royaume, qui étoient de cinq mille gentilshommes, à qui, contre leur privilège, il persuada de sortir les frontières du royaume. Sa valeur et sa conduite lui acquirent beaucoup de réputation à la guerre, et l’amitié intime du maréchal de La Meilleraye et du fameux duc de Weimar. Je puis dire, sans craindre d’être démenti par tout ce qu’il y a d’amateurs de ces temps-là, que sa faveur fut sans envie, qu’il fut toujours modeste et souverainement désintéressé ; qu’il ne demanda jamais rien pour soi, qu’il fut l’homme le plus obligeant, le mieux faisant et le plus généreux qui ait paru à la cour, où il causa un grand nombre de fortunes, appuya les malheureux et fit répandre force bienfaits.

La condamnation du duc de Montmorency lui pensa coûter la sienne, pour avoir demandé sa grâce avec trop de persévérance et de chaleur. L’éclat que cela fit perça jusqu’à cet illustre coupable qui avoit toujours été de ses amis. Allant à l’échafaud avec le courage et la piété qui l’ont tant fait admirer, il fit deux présents bien différents de deux tableaux d’un grand prix du même maître[4], et uniques de lui en France : un saint Sébastien percé de flèches, au cardinal de Richelieu ; et une Pomone et Vertumne (Pomone la plus belle et la plus agréable qu’on sauroit voir de grandeur naturelle), à mon père. Je l’ai encore, et je le garde précieusement.

Je serois trop long si je me mettois à raconter bien des choses que j’ai sues de mon père, qui me font bien regretter mon âge et le sien qui ne m’ont pas permis d’en apprendre davantage. Je me contenterai de quelques-unes, remarquables en général. Je ne m’arrêterai point à la fameuse journée des Dupes, où il eut le sort du cardinal de Richelieu entre les mains, parce que je l’ai trouvée, dans…[5], toute telle que mon père me l’a racontée. Ce n’est pas qu’il tînt en rien au cardinal de Richelieu, mais il crut voir un précipice dans l’humeur de la reine mère et dans le nombre de gens qui, par elle, prétendoient tous à gouverner. Il crut aussi, par les succès qu’avoit eus le premier ministre, qu’il étoit bien dangereux de changer de main dans la crise où l’État se trouvoit alors au dehors, et ces vues seules le conduisirent. Il n’est pas difficile de croire que le cardinal lui en sut un bon gré extrême, et d’autant plus qu’il n’y avoit aucun lien entre eux. Ce qui est plus rare, c’est que, s’il conçut quelques peines secrètes de s’être vu en ses mains et de lui devoir l’affermissement de sa place et de sa puissance et le triomphe sur ses ennemis, il eut la force de le cacher si bien, qu’il n’en donna jamais la moindre marque, et mon père aussi ne lui en témoigna pas plus d’attachement. Il arriva seulement que ce premier ministre, soupçonneux au possible, et persuadé sur mon père par une expérience si décisive et si gratuite, alloit depuis à lui sur les ombrages qu’il prenoit. Il est souvent arrivé à mon père d’être réveillé en sursaut, en pleine nuit, par un valet de chambre qui tiroit son rideau une bougie à la main, ayant derrière lui le cardinal de Richelieu, qui s’asseyoit sur le lit et prenoit la bougie, s’écriant quelquefois qu’il étoit perdu, et venant au conseil et au secours de mon père sur des avis qu’on lui avoit donnés, ou sur des prises qu’il avoit eues avec le roi.

Ce fut cette journée des Dupes qui coûta au maréchal de Bassompierre tant d’années de Bastille, qui le mirent de si mauvaise humeur contre mon père qui en avoit été la cause indirecte en sauvant et maintenant le cardinal de Richelieu. Ce dépit qu’il montre si à découvert dans ses curieux Mémoires, quoique d’ailleurs si dégoûtants par leur vanité, ne peut pourtant rien alléguer contre mon père ; et se borne à une injure, sans aucun appui, qui ne mérite que le mépris et la compassion d’une envie et d’une colère impuissante jusqu’à ne pouvoir rien articuler que le mot injurieux et unique dans tout ce qui reste d’écrits de ces temps-là.

Je ne puis passer sous silence ce que mon père m’a raconté de la consternation qui saisit Paris et la cour lorsque les Espagnols prirent Corbie, après s’être rendus maîtres de toute la frontière jusque-là et de tout le pays jusqu’à Compiègne, et du conseil qui fut tenu. Le roi vouloit qu’il y fût présent fort souvent, non pour y opiner à son âge, mais pour le former aux affaires, le questionner en particulier sur les partis importants à prendre, pour voir son sens et le louer ou le reprendre et lui expliquer en quoi il avoit bien ou mal pensé et pourquoi, comme un père qui prend plaisir à former l’esprit de son fils.

Dans ce conseil le cardinal de Richelieu parla le premier. Il opina à des partis foibles, et surtout de retraite pour le roi au delà de la Seine, et compta d’emporter l’avis de tout ce qui étoit au conseil, comme il ne manqua pas d’arriver. Le roi les laissa tout dire sans témoigner ni impatience ni répugnance, puis leur demanda s’ils n’avoient rien à ajouter. Comme ils eurent répondu que non, il dit que c’étoit donc à lui à leur expliquer à son tour son avis. Il parla un bon quart d’heure, réfuta le leur par les plus fortes raisons, allégua que sa retraite ne feroit qu’achever le désordre, précipiter la fuite, resserrer toutes les bourses et perdre toute espérance, décourager ses troupes et ses généraux ; puis expliqua pendant un autre quart d’heure le plan qu’il estimoit devoir être suivi ; et tout de suite se tournant à mon père, sans plus prendre les avis, lui ordonna que tout ce qui pourroit être prêt de ses charges le fût à le suivre le lendemain matin vers Corbie, et que le reste le joindroit quand il pourroit. Cela dit d’un ton à n’admettre point de réplique, se lève, sort du conseil et laisse le cardinal et tous les autres dans le dernier étonnement. On peut voir par l’histoire et les Mémoires de ces temps-là que ce hardi parti fut le salut de l’État, et les succès qu’il eut. Le cardinal, tout grand homme qu’il étoit, en trembla jusqu’à ce que les premières apparences de fortune l’enhardirent à joindre le roi. Voilà un échantillon de ce roi foible et gouverné par son premier ministre à qui les muses et les écrivains ont donné bien de la gloire qu’ils ont dérobée à son maître, comme l’opiniâtreté et tous les travaux du siège de la Rochelle et l’invention et le succès inouïs de sa digue si célèbre, tous uniquement dus au feu roi.

Si le roi savoit bien aimer mon père, aussi savoit-il bien le reprendre, dont mon père m’a raconté deux occasions. Le duc de Bellegarde, grand écuyer et premier gentilhomme de la chambre, étoit exilé ; mon père étoit de ses amis et premier gentilhomme de la chambre aussi, ainsi que premier écuyer et au comble de sa faveur. Cette dernière raison et ses charges exigeoient une grande assiduité, de manière que, faute d’autre loisir, il se mit à écrire à M. de Bellegarde en attendant que le roi sortît pour la chasse. Comme il finissoit sa lettre, le roi sortit et le surprit comme un homme qui se lève brusquement et qui cache un papier. Louis XIII, qui de ses favoris plus que de tous les autres vouloit tout savoir, s’en aperçut et lui demanda ce que c’étoit que ce papier qu’il ne vouloit pas qu’il vît. Mon père fut embarrassé, pressé et avoua que c’étoit un mot qu’il écrivoit à M. de Bellegarde. « Que je voie ! » dit le roi ; et prit le papier et le lut. « Je ne trouve point mauvais, dit-il à mon père après avoir lu, que vous écriviez à votre ami, quoiqu’en disgrâce, parce que je suis bien sûr que vous ne lui manderez rien de mal à propos ; mais ce que je trouve très-mauvais, c’est que vous lui manquiez au respect que vous devez à un duc et pair, et que, parce qu’il est exilé, vous ne lui écriviez pas monseigneur ; » et déchirant la lettre en deux : « Tenez, ajouta-t-il, voilà votre lettre ; elle est bien, d’ailleurs, refaites-la après la chasse, et mettez monseigneur, comme vous le lui devez. » Mon père m’a conté que, quoique bien honteux de cette réprimande, tout en marchant, devant du monde, il s’en étoit tenu quitte à bon marché, et qu’il mouroit de peur de pis pour avoir écrit à un homme en profonde disgrâce et qui ne put revenir dans les bonnes grâces du roi.

L’autre réprimande fut sur un autre article et plus sérieuse. Le roi étoit véritablement amoureux de Mlle d’Hautefort. Il alloit plus souvent chez la reine à cause d’elle, et il y étoit toujours à lui parler. Il en entretenoit continuellement mon père, qui vit clairement combien il en étoit épris. Mon père étoit jeune et galant, et il ne comprenoit pas un roi si amoureux, si peu maître de le cacher, et en même temps qui n’alloit pas plus loin. Il crut que c’étoit timidité ; et, sur ce principe, un jour que le roi lui parloit avec passion de cette fille, mon père lui témoigna la surprise que je viens d’expliquer, et lui proposa d’être son ambassadeur et de conclure bientôt son affaire. Le roi le laissa dire, puis prenant un air sévère : « Il est vrai, lui dit-il, que je suis amoureux d’elle, que je le sens, que je la cherche, que je parle d’elle volontiers et que j’y pense encore davantage ; il est vrai encore que tout cela se fait en moi malgré moi, parce que je suis homme, et que j’ai cette faiblesse ; mais plus ma qualité de roi me peut donner plus de facilité à me satisfaire qu’à un autre, plus je dois être en garde contre le péché et le scandale. Je pardonne pour cette fois à votre jeunesse, mais qu’il ne vous arrive jamais de me tenir un pareil discours si vous voulez que je continue à vous aimer. » Ce fut pour mon père un coup de tonnerre ; les écailles lui tombèrent des yeux ; l’idée de la timidité du roi dans son amour disparut à l’éclat d’une vertu si pure et si triomphante. C’est la même que le roi fit dame d’atours[6] de la reine, et que sous ce prétexte il fit appeler Mme d’Hautefort, qui à la fin fut la seconde femme du dernier maréchal de Schomberg, duc d’Halluyn, qui n’en eut point d’enfants. C’est depuis elle que les dames d’atours filles ont été appelées madame.

Mon père fut heureux dans plusieurs de ses différentes sortes de domestiques, qui firent des fortunes considérables. Tourville, qui étoit un de ses gentilshommes, et celui par qui, à la journée des Dupes, il envoya dire au cardinal de Richelieu de venir sur sa parole trouver le roi à Versailles le soir même, étoit un homme fort sage et de mérite. Le cardinal de Richelieu mariant sa nièce au fameux duc d’Enghien, M. le Prince lui demanda un gentilhomme de valeur et de confiance à mettre auprès de M. son fils. Il lui donna Tourville, qui y fit une fortune. Son fils, à force d’être, de l’aveu des Anglois et des Hollandois, le plus grand homme de mer de son siècle, en fit une bien plus grande. Il voyoit mon père assidûment quand il étoit à Paris, et avec un respect qui lui faisoit honneur. Je me souviens de la joie de mon père quand il fut maréchal de France et de celle qu’il lui témoigna en l’embrassant. Il n’eut pas le temps de jouir longtemps de cette satisfaction ; mais avec moi, tout jeune que j’étois, ce maréchal me voyoit et en toutes occasions et en tous lieux affectoit pour moi une déférence qui m’embarrassoit souvent. Ce n’est pas pour lui une petite louange.

Ce qui mit son père chez M. le prince, où il est demeuré et sa femme jusqu’à leur mort, dans les premières places de la maison, fut la confiance de M. le Prince le père pour le mien, et son intimité avec lui que l’éloignement à Blaye ne diminua point. La cause en fut très-singulière. Le cardinal de Richelieu tomba très-dangereusement malade à Bordeaux, revenant du voyage qui coûta la vie au dernier duc de Montmorency, et le roi retourna à Paris par une autre route. Ce fut cette maladie dont on crut qu’il ne reviendroit point qui donna lieu aux lettres du garde des sceaux de Châteauneuf et de la fameuse duchesse de Chevreuse, par lesquelles ils se réjouissoient de sa mort prochaine. Elles furent interceptées. Châteauneuf en perdit les sceaux et fut mis au château d’Angoulême, d’où il ne sortit qu’après la mort du cardinal, et la duchesse de Chevreuse s’enfuit du royaume. Dans cette extrémité du cardinal, le roi, en peine de qui le remplacer, s’il venoit à le perdre, en raisonna souvent avec mon père, qui lui persuada M. le Prince. Cela n’eut pas lieu parce que le cardinal guérit ; longtemps après M. le Prince témoigna à mon père toute sa reconnoissance de ce qu’il avoit voulu faire pour lui. Mon père se tint sur la négative et sur une entière ignorance jusqu’à ce que M. le Prince lui dit que c’étoit du roi même qu’il le savoit, et cela lia entre eux une amitié qui n’a fini qu’avec la vie de ce prince de Condé, mais qu’il ne transmit pas à sa famille.

Entre d’autres sortes de domestiques de mon père, il eut un secrétaire dont le fils, connu sous le nom de du Fresnoy, devint dans les suites un des plus accrédités commis de M. de Louvois, et qui n’a jamais oublié d’où il étoit parti. Sa femme fut cette Mme du Fresnoy si connue par sa beauté conservée jusque dans la dernière vieillesse, pour qui le crédit de M. de Louvois fit créer une charge de dame du lit de la reine qui a fini avec elle, parce qu’avec la rage de la cour elle ne pouvoit être dame et ne vouloit pas être femme de chambre.

Il eut encore deux chirurgiens domestiques qui se rendirent célèbres et riches : Bienaise, par l’invention de l’opération de l’anévrisme ou de l’artère piquée ; Arnaud, pour celle des descentes. Sur quoi je ne puis me tenir de raconter que depuis qu’il fut revenu chez lui, et devenu considérable dans son métier, un jeune abbé fort débauché alla lui en montrer une qui l’incommodoit fort dans ses plaisirs. Arnaud le fit étendre sur un lit de repos pour le visiter, puis lui dit que l’opération étoit si pressée qu’il n’y avoit pas un moment à perdre, ni le temps de retourner chez lui. L’abbé, qui n’avoit pas compté sur rien de si instant, voulut capituler, mais Arnaud tint ferme et lui promit d’avoir grand soin de lui. Aussitôt il le fait saisir par ses garçons et avec l’opération de la descente lui en fit une autre qui n’est que trop commune en Italie aux petits garçons dont on espère de belles voix. Voilà l’abbé aux hauts cris, aux fureurs, aux menaces. Arnaud, sans s’émouvoir, lui dit que s’il vouloit mourir incessamment il n’avoit qu’à continuer ce vacarme, que s’il vouloit guérir et vivre il falloit surtout se calmer et se tenir dans une grande tranquillité. Il guérit et vouloit tuer Arnaud, qui s’en gara bien, et le pauvre abbé en fut pour ses plaisirs.

Deux des quatre premiers valets de chambre durent leur fortune à mon père : Bontems, dont le fils, gouverneur de Versailles et le plus intérieur des quatre du roi, ne l’a jamais oublié ; et Nyert, dont le fils n’a rien fait moins que s’en souvenir. Le père de Bontems saignoit dans Paris et avoit très-bien saigné mon père ; Louis XIII, quelque temps après, eut besoin de l’être et ne se fiait pas à son premier chirurgien, dont la main étoit appesantie. Mon père lui produisit Bontems, qui continua à saigner le roi et que mon père fit premier valet de chambre. Le père de Nyert avoit une jolie voix, savoit la musique, et jouoit fort bien du luth. M. de Mortemart, premier gentilhomme de la chambre, qui en 1633 devint duc et pair, l’avoit pris à lui et le mena au voyage de Lyon et de Savoie, où mon père l’entendit plusieurs fois chez M. de Mortemart.



  1. Le duc de Beauvilliers étoit un des quatre premiers gentilshommes de la chambre du roi ; ces gentilshommes servaient par année à tour de rôle.
  2. Vieux mot qui a le même sens que voler.
  3. Les précédents éditeurs ont mis le mot suite ; il est impossible de lire autre chose que meute ou route. Ce dernier mot se trouvant plus bas dans la même phrase, meute a paru préférable.
  4. Le Carrache. (Note de Saint-Simon.)
  5. Le nom a été gratté dans le manuscrit.
  6. La charge de dame d’atours était une des principales de la maison de la reine. D’après le Traité des Offices de Guyot, la dame d’atours devait donner les ordres pour tout ce qui concernait les vêtements et les pierreries de la reine ; elle présidait à sa toilette et dirigeait les femmes de chambre chargées de l’habiller et de la coiffer. Aux audience que donnait la reine, la dame d’atours se plaçait à sa gauche ; elle servait la reine à son petit couvert, en l’absence de la dame d’honneur.