Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/12

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CHAPITRE XII.


Le roi à Rambouillet. — Mort de Ribeire, conseiller d’État ; sa place donnée à La Bourdonnaie, son gendre. — Mort de Godolphin. — Le Quesnoy rendu à discrétion. — Bouchain ; la garnison prisonnière. — Valory et Varennes gouverneurs. — Châtillon brigadier, depuis duc et pair et gouverneur de Mgr le Dauphin. — Perte de la Quenoque. — Les campagnes finies. — Retour des généraux d’armée à la cour. — Montesquiou demeure à commander en Flandre. — Princesse des Ursins aux eaux de Bagnères ; Chalois l’y va trouver ; pompe de cette dame. — Survivance du gouvernement de Lyon, etc., au duc de Villeroy, et les lieutenances à ses fils. — Villars gouverneur de Provence ; Saillant gouverneur de Metz ; Tessé général des galères. — Les frères Broglio gouverneurs de Gravelines et du Mont-Dauphin. — Dangeau donne à son fils son gouvernement de Touraine. — Comte de Toulouse et d’Antin achètent leurs maisons à Paris. — Quatre cent mille livres d’augmentation de pension à M. le duc de Berry ; il entre au conseil de dépêches. — La musique du roi à la messe de Mme la duchesse de Berry. — Hammer à la cour ; merveilleusement reçu ; quel est cet Anglois. — Duchesses, etc., conservent leur nom et leur rang en se remariant au-dessous de leur premier mari en Angleterre. — Marlborough se retire en Allemagne : quelle y étoit sa principauté de l’empire. — Renonciation du roi d’Espagne à la couronne de France en pleines cortès. — Lettre tendre qu’il écrit là-dessus à M. le duc de Berry. — Mort de l’abbé d’Armagnac. — Mort du duc de Chevreuse. — Anecdotes sur sa famille, sur lui, sur la duchesse sa femme. — Mort du duc Mazarin. — Anecdotes sur lui, sur sa famille, sur leur fortune. — Mort de la duchesse de Charost. — Mort du duc de Sully. — Berwick en Roussillon, etc. — Chamillart revoit le roi. — Plénipotentiaires d’Espagne. — Besons joué par Mme la duchesse de Berry. — Mme de Pompadour gouvernante des enfants de M. le duc de Berry. — La Mouchy et son mariage. — Mariage de Meuse avec Mlle de Zurlauben. — Musiques et scènes de comédies chez Mme de Maintenon. — Le maréchal de Villeroy y est admis. — Dessein sur lui. — Gouvernement de Guyenne donné au comte d’Eu. — Conduite des ducs de La Rochefoucauld dans leur famille. — État de cette famille. — Désir, jalousie, vains efforts des ducs de La Rochefoucauld pour le rang de prince étranger. — Duc de La Rochefoucauld obtient la distraction du duché de La Rocheguyon avec la dignité pour son second petit-fils et sa postérité, au préjudice de l’aîné. — Ce cadet duc par démission de son père. — Nouveaux efforts inutiles sur l’abbé de La Rochefoucauld, qui, moyennant un bref, prend l’épée et va mourir à Bude.


Le roi alla les premiers jours d’octobre passer une semaine chez M. le comte de Toulouse à Rambouillet, avec un très-court accompagnement. Excepté sa propre table, M. le comte de Toulouse fit et magnifiquement la dépense de tout le reste. Le roi y fit une chose contre sa coutume. Ce fut de permettre à La Bourdonnaie d’y venir lui parler, et de lui donner la place de conseiller d’État, vacante par la mort de Ribeire, son beau-père, car il évitoit toujours ces espèces de successions dans les familles. Le beau-père étoit d’une grande réputation et parfaitement intègre ; le gendre s’en étoit acquis dans les grandes intendances.

Ce fut aussi où on apprit la mort de Godolphin, naguère grand trésorier d’Angleterre, espèce de premier ministre, et le chef du parti whig dont le fils avoit épousé la fille du duc de Marlborough, chez qui il mourut de la taille, à la campagne, et ces deux hommes ne furent jamais qu’un. Ce fut un grand soulagement pour la reine et pour son nouveau ministère, un grand abattement pour le parti qui lui étoit opposé, et le dernier coup du revers de la fortune pour le duc de Marlborough.

Le roi y reçut aussi la nouvelle de la prise du Quesnoy par M. de Châtillon, qui a fait depuis une si grande fortune et si peu espérée, que Voysin, son beau-père, lui amena à son travail. La place se rendit à discrétion. Ils étoient encore onze à douze cents hommes sous les armes, et il s’y trouva un grand amas d’artillerie et de munitions. Châtillon fut fait brigadier pour la nouvelle, et Valory eut le gouvernement de la place dont il avoit conduit les travaux du siége. Aussitôt après, le maréchal de Villars fit le siége de Bouchain, qui se rendit peu de jours après, la garnison prisonnière de guerre. Villars envoya la nouvelle par le comte de Choiseul, son beau-frère, et la garnison à Reims, avec le gouverneur, parce que c’étoit lui qui avoit fait, cette même campagne, une course en Champagne qui avoit fort effrayé ce pays. Le gouvernement de Bouchain fut rendu à Varennes qui l’avoit auparavant. Cette conquête fut une consolation de la perte de la Quenoque, qui venoit d’être surpris par un partisan d’Ostende à l’ouverture des portes, qui s’étoit faite par l’aide-major, sans découverte ni la moindre précaution. Ainsi finit la guerre cette année. Les armées d’Allemagne et de Savoie venoient de se séparer, et les maréchaux d’Harcourt et de Berwick arrivèrent à la cour incontinent après, et en même temps le maréchal de Villars. Montesquiou demeura à commander en Flandre.

Mme des Ursins fit en même temps un voyage à Bagnères pour une enflure de genou, escortée par un détachement des gardes du corps du roi d’Espagne, en avant-goût de la souveraineté dont elle se flattoit. Chalois l’y alla trouver de Paris. Son retour à Madrid ne fut pas moins pompeux.

En ce même temps-ci le roi fit plusieurs grâces. Le maréchal de Villeroy eut pour le duc de Villeroy la survivance de son gouvernement ; la lieutenance générale qu’il en avoit, pour le marquis de Villeroy son petit-fils, et la lieutenance de roi de celui-ci à son frère. Le maréchal de Villars obtint le gouvernement de Provence ; celui de Metz qu’il avoit fut donné à Saillant ; la charge de général des galères au maréchal de Tessé, absent, et qui ne l’avoit pas demandée, avec le pareil brevet de retenue de M. de Vendôme et les appointements échus depuis sa mort. Le gouvernement de Mont-Dauphin et celui de Gravelines aux deux Broglio, l’un gendre de Voysin, l’autre qui a fait une si grande fortune, et Dangeau eut permission de céder à son fils le gouvernement de Touraine en en retenant l’autorité et les appointements. La Vrillière, assez mal dans ses affaires, vendit sa magnifique maison vis-à-vis la place des Victoires au comte de Toulouse, et d’Antin en acheta une autre fort belle à peu près dans le même quartier, qui avoit été bâtie pour Chamillart. On ne laissa pas d’être surpris que ces deux hommes qui tenoient de si près au roi, l’un par ce qu’il lui étoit, l’autre par sa charge, et plus encore par sa faveur, et courtisan au suprême, fissent ces acquisitions dans Paris. Peu de temps après, le roi suppléa à la modicité de l’apanage de M. le duc de Berry par une pension de quatre cent mille francs, et ordonna à sa musique de se trouver tous les jours à la messe de Mme la duchesse de Berry, comme à la sienne, qui fut une très-sensible distinction pour elle et pour M. le duc de Berry. Il en reçut une plus touchante par l’entrée au conseil des dépêches qui étoit le chemin des autres conseils.

Il parut à la cour un personnage singulier qui y fut reçu avec des empressements et des distinctions surprenantes. Le roi l’en combla, les ministres s’y surpassèrent, tout ce qui étoit de plus marqué à la cour se piqua de le festoyer. C’étoit un Anglois d’un peu plus de trente ans, de bonne mine et parfaitement bien fait, qui s’appeloit le chevalier Hammer, et qui étoit fort riche. Il avoit épousé aussi la fille unique et héritière de milord Harrington, secrétaire d’État, veuve du duc de Grafton, qui s’en étoit éprise, et qui conserva de droit son nom et son rang de duchesse de Grafton, comme il se pratique toujours en Angleterre en faveur des duchesses, marquises et comtesses qui étant veuves se remarient inégalement. Hammer passoit pour avoir beaucoup d’esprit et de crédit dans la chambre des communes. Il étoit fort attaché au gouvernement d’alors, et fort bien avec la reine qui l’avoit tenu toute la campagne auprès du duc d’Ormond pour être un peu son conseil. De Flandre il vint ici ; il y demeura un mois ou six semaines, également couru et recherché, et s’en alla d’ici en Angleterre pour l’ouverture du parlement. Je n’ai point su alors ce qu’il étoit venu faire, ni même s’il étoit chargé de quelque chose, comme l’accueil qu’il y reçut porte à le croire, et j’ai oublié à m’en informer depuis. On n’en a guère ouï parler dans la suite. Il faut qu’il n’ait fait ni figure ni fortune sous ce règne en Angleterre, et qu’il ne se soit pas accroché au suivant. Il ne trouva plus le duc de Marlborough, qui venoit enfin d’en sortir avec permission et de passer à Ostende avec très-peu de suite. Son dessein étoit de se retirer en Allemagne, où il étoit prince de l’empire ou plutôt de l’empereur Léopold, qui lui avoit donné le titre de prince de Mindelen, sans la principauté, mais de l’argent pour acheter des terres en Souabe, auxquelles on devoit donner le titre et le nom de Mindelen ; mais il avoit gardé l’argent et n’avoit point acquis de terres.

Il arriva un courrier d’Espagne avec la copie de l’acte de renonciation du roi d’Espagne passé le 5 novembre en pleines cortès, en présence de l’ambassadeur d’Angleterre. Ce courrier apporta aussi un projet pour celle de M. le duc de Berry, et une lettre de la main du roi d’Espagne à ce Prince, la plus tendre, la plus forte, la plus précise, pour lui témoigner sa sincérité dans cet acte qui l’avançoit en sa place à la succession à la couronne de France, et avec quelle joie son amitié pour lui le lui avoit fait faire. Lui et M. le duc d’Orléans me la montrèrent, parce que je demandai à la voir. Elle me parut si importante, que je leur recommandai beaucoup de la conserver soigneusement comme une pièce tout à fait importante pour eux ; ils ne s’en étoient seulement pas avisés. Ils me l’avouèrent et trouvèrent que j’avois grande raison.

Plusieurs personnes considérables moururent dans la fin de cette année. L’abbé d’Armagnac étant allé voir sa sœur à Monaco y mourut de la petite vérole : il avoit trente ans, de bonnes mœurs, deux grosses abbayes en attendant mieux, et M. le Grand comptoit qu’il auroit pour lui la nomination du Portugal au chapeau, que son frère avoit autrefois perdue par l’avarice de Mme d’Armagnac qui fit l’éclat étrange qui l’ôta de toutes sortes [de] portées.

La mort de M. de Chevreuse qui arriva à Paris le samedi 5 novembre, entre sept et huit heures du matin, me donne occasion de m’étendre sur un personnage qui a tant, toujours et si singulièrement figuré, et avec qui j’ai vécu tant d’années dans la plus intime confiance d’affaires, et dans la plus libre privance d’amitié et de société. Quoique j’en aie rapporté diverses choses en plusieurs occasions, il en reste bien plus encore que la longueur m’empêchera de dire, quoiqu’il y eût en toutes à s’amuser, et peut-être plus encore à profiter. Né avec beaucoup d’esprit naturel, d’agrément dans l’esprit, de goût pour l’application et de facilité pour le travail et pour toutes sortes de sciences, une justesse d’expression sans recherche et qui couloit de source, une abondance de pensées, une aisance à les rendre et à expliquer les choses les plus abstraites ou les plus embarrassées avec la dernière netteté, et la précision la plus exacte, il reçut la plus parfaite éducation des plus grands maîtres en ce genre, qui lui donnèrent toute leur affection et tous leurs rares talents.

Le duc de Luynes, son père, n’avoit ni moins d’esprit ni moins de facilité et de justesse à parler et à écrire, ni moins d’application et de savoir. Il s’étoit lié par le voisinage de Dampierre avec les solitaires de Port-Royal des Champs, et après la mort de sa première femme, mère du duc de Chevreuse, s’y étoit retiré avec eux ; il avoit pris part à leur pénitence et à quelques-uns de leurs ouvrages, et il les pria de prendre soin de l’instruction de son fils, qui, né le 7 octobre 1646, n’avoit que sept ans à la mort de sa mère, qui fut enterrée à Port-Royal des Champs. Ces messieurs y mirent tous leurs soins par attachement pour le père, et par celui que leur donna pour leur élève le fonds de douceur, de sagesse et de talents qu’ils y trouvèrent à cultiver. La retraite du duc de Luynes à Port-Royal des Champs dura plusieurs années. Sa mère, si fameuse dans toutes les grandes cabales et les partis de son temps, sous le nom de son second mari le duc de Chevreuse, mort sans postérité en 1657, elle en 1679, suivant le siècle par son âge, étoit très-peinée de voir son fils comme enterré. M. de Chevreuse, dernier fils du duc de Guise, tué aux derniers états de Blois en 1588, avoit toujours vécu avec elle dans la plus grande union, et comme elle avoit toujours passionnément aimé le duc de Luynes, qui logea toujours avec eux, M. de Chevreuse l’aima de même, et leur fit à tous deux tous les avantages qu’il put. Il donna même au duc de Luynes sa charge de grand fauconnier, et son gouvernement d’Auvergne que M. de Luynes ne garda pas longtemps. Sa famille ne souffroit guère moins que Mme de Chevreuse d’une retraite qui rendoit ses talents inutiles pour le monde. Ils s’adressèrent à mon père qui étoit son ami intime. Il fut plus heureux qu’eux dans ses remontrances : M. de Luynes sortit de Port-Royal, mais il en conserva l’affection et la piété. Il retourna loger avec sa mère, où toute sa piété ne put le défendre de l’amour pour sa propre tante.

Mme de Chevreuse étoit fille du second duc de Montbazon, frère du premier et d’une Lenoncourt, et sœur de père et de mère du prince de Guéméné, depuis troisième duc de Montbazon, si connu par son esprit, père du quatrième duc de Montbazon, mort fou et enfermé à Liége, et du chevalier de Rohan, décapité à Paris devant la Bastille, pour crime de lèse-majesté, en 1674, le 17 janvier. Le père de Mme de Chevreuse épousa en secondes noces une Avaugour ou Vertus, des bâtards de Bretagne, de laquelle il eut M. de Soubise, dont la mort a été rapportée il n’y a pas longtemps, et deux filles, dont l’aînée fut abbesse de la Trinité de Caen, puis de Malnoue, et mourut en 1682, et c’est la cadette dont il s’agit ici. Elle avoit quarante ans juste moins que sa sœur la duchesse de Chevreuse, qui étoit de 1600, et elle de 1640. Elles avoient perdu leur père commun en 1654, et sa mère à elle en 1657. Mme de Chevreuse l’avoit élevée, et pris soin d’elle comme de sa fille. Elle eut envie d’être religieuse, et elle entra même au noviciat. Le duc de Luynes, éperdument amoureux, oublia tout ce qu’il avoit appris au Port-Royal sur les passions, et songea encore moins à tout ce que ces saints et savants solitaires auroient pu lui dire sur une novice et sœur de sa mère. Mme de Chevreuse, qui craignoit toujours son retour dans la retraite dont on avoit eu tant de peine à le tirer, eut tant de peur que le désespoir de ne pouvoir obtenir l’objet de sa passion ne le précipitât de nouveau dans la solitude, qu’elle pressa sa sœur de quitter le voile blanc, et qu’avec de l’argent, qui fait tout à Rome, elle eut dispense pour ce mariage, qu’elle fit en 1661, et qui fut fort heureux. Mme de Luynes étoit également belle et vertueuse. Elle eut deux fils et cinq filles, et mourut fort saintement à la fin de 1684, six ans avant le duc de Luynes, qui se remaria encore une fois.

M. de Chevreuse, qui étoit assez grand, bien fait, et d’une figure noble et agréable, n’avoit guère de bien. Il en eut d’immenses de la fille aînée et bien-aimée de M. Colbert, qu’il épousa en 1667. Outre la dot et les présents les plus continuels et les plus considérables, il tira de la considération de ce mariage l’érection nouvelle de Chevreuse en duché vérifié en sa faveur, la substitution des biens du duc de Chaulnes, cousin germain paternel de son père, sa charge de capitaine des chevau-légers de la garde, et finalement le gouvernement de Guyenne. Mme de Chevreuse étoit une brune, très-aimable femme, grande et très-bien faite, que le roi fit incontinent dame du palais de la reine ; elle sut plaire à l’un et à l’autre, être très-bien avec les maîtresses, mieux encore avec Mme de Maintenon, souvent, malgré elle, de tous les particuliers du roi, qui s’y trouvoit mal à son aise sans elle, et tout cela sans beaucoup d’esprit, avec une franchise et une droiture singulière, et une vertu admirable qui ne se démentit en aucun temps. J’ai parlé ailleurs de l’union de ce mariage ; de celle qui fit un seul cœur et une même âme des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers sœurs, et des deux ducs beaux-frères ; du voyage d’Italie et d’Allemagne ; de M. de Chevreuse et du rang dont il y jouit ; de la part qu’ils eurent tous deux à l’orage du quiétisme, qui les pensa perdre, et qui leur rendit pour toujours Mme de Maintenon ennemie ; de leur abandon à la fameuse Guyou et à l’archevêque de Cambrai, dont rien ne les put déprendre ; du ministère effectif mais secret du duc de Chevreuse jusqu’à sa mort, et de beaucoup d’autres choses, surtout sur Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d’Orléans, et M. le prince de Conti ; et on a pu voir le danger où il fut de perdre sa charge.

J’ai eu lieu aussi, en plusieurs endroits, de parler du caractère de son esprit, de sa dangereuse manière de raisonner, de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadoit quelquefois des choses absurdes et les vouloit persuader aux autres, dont j’ai marqué plusieurs exemples, mais toujours avec cette douceur et cette politesse insinuante qui ne l’abandonna jamais, et qui étoit si sincèrement éloignée de tout ce qui pouvoit sentir domination ni même supériorité en aucun genre. Les raisonnements détournés, l’abondance de vues, une rapide mais naturelle escalade d’inductions dont il ne reconnoissoit pas l’erreur, étoient tout à fait de son génie et de son usage. Il les mettoit si nettement en jour et en force avec tant d’adresse, qu’on étoit perdu si on ne l’arrêtoit dès le commencement, parce qu’aussitôt qu’on lui avoit passé deux ou trois propositions qui paraissoient simples, et qu’il faisoit résulter l’une de l’autre, il menoit son homme battant jusqu’au bout, lequel en sentoit le faux qui éblouissoit, et qui pourtant n’y trouvoit point de jointure à opposer un mot. Amoureux par nature des voies obliques en matière de raisonnement, mais toujours de la meilleure foi du monde, il se déprit pourtant assez tard de la doctrine de Port-Royal jusqu’à un certain point, car il savoit ajuster des mixtions étranges, sans en quitter l’estime, le goût, l’éloignement secret mais ferme des jésuites, surtout les mœurs, la droiture, l’amour du vrai, les vertus, la piété. C’est ce même goût de raisonnements peu naturels qui le livra avec un abandon qui dura autant que sa vie aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai : c’est encore ce qui perdit ses affaires et sa santé, et ce qui très-certainement l’eût entêté plus que personne, mais sans aucun intérêt, du système de Law, s’il avoit vécu jusque-là.

Dampierre, dont il fit un lieu charmant, séduit par le goût et le secours de M. Colbert, qui lui manqua au milieu de l’entreprise, commença à l’incommoder. Sa déférence pour son père le ruina, par l’établissement de toutes ses sœurs du second lit dont il répondit, et les avantages quoique légers auxquels il consentit pour ses frères aussi du second lit, et qui ne pouvoient rien prétendre sans cette bonté. Il essuya des banqueroutes des marchands de ses bois ; il avoit tous ceux de Chevreuse et de la forêt de Saint-Léger et d’autres contigus. Il imagina de paver un chemin qui déblayât facilement ces bois, mais il ne s’en trouva pas plus avancé quand ce pavé fut achevé. Il se tourna ensuite à former un canal qui pût flotter à bois perdu jusqu’à la Seine. Il en fit bien les deux tiers, et vit après qu’il n’y passeroit jamais un muid d’eau. Les acquisitions, les dédommagements, les frais furent immenses ; il se trouva accablé d’affaires et de dettes, et obligé à la fin à vendre la forêt de Saint-Léger et beaucoup de terres et d’autres bois au comte de Toulouse, qui en décupla sa terre de Rambouillet, mais qui firent presque de Dampierre une maison sans dépendances. Il fit aussi et refit, à diverses reprises, des échanges avec Saint-Cyr, et c’est ce qui fit transporter le titre et l’ancienneté de Chevreuse sur Montfort-l’Amaury ; en un mot, il étoit presque sans ressource lorsque le gouvernement de Guyenne lui tomba de Dieu et grâce, sans qu’il y eût pensé, comme on l’a vu en son temps. Sa santé, il la conduisit de même. Il avoit eu la goutte dès l’âge de dix-neuf ans, sans l’avoir jamais méritée, mais elle lui venoit de race. L’exemple de son père lui fit peur ; il ne l’avoit pas méritée davantage, et il en étoit accablé, et dans la suite ses frères le furent encore davantage. Il se réduisit donc à un régime qui lui réussit pour la goutte qu’il n’eut que rare et foible, et pour le préserver de maladies, mais qu’il outra et qui le tua. M. de Vendôme, qui avoit quelquefois mangé avec lui à Marly, dans les premiers temps que le roi aimoit qu’on allât à la table du grand maître, disoit plaisamment au roi que M. de Chevreuse s’empoisonnoit d’eau de chicorée pendant tout un repas, pour avoir le plaisir de boire à la fin une rasade de vin avec du sucre et de la muscade. En effet, c’étoit sa pratique. En affaires et en santé, le mieux chez lui étoit le plus grand ennemi du bien.

Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là ; comme dit le psaume, il la portoit dans ses mains. Le désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfoit Dauphin, nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offroit tout à Dieu, qu’il ne perdoit jamais de vue ; et dans cette même vue, il dirigeoit sa vie et toute la suite de ses actions. Jusque avec ses valets il étoit doux, modeste, poli ; en liberté dans un intérieur d’amis et de famille intime, il étoit gai et d’excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimoit l’amusement et le plaisir ; mais si particulier par le mépris intime du monde, et le goût et l’habitude du cabinet, qu’il n’étoit presque pas possible de l’en tirer, et que le gros de la cour ignoroit qu’il eût une table également délicate et abondante. Il n’y arrivoit jamais que vers l’entremets. Il se hâtoit d’y manger quelque pourpoint de lapin, quelque grillade, enfin ce qui avoit le moins de suc, et au fruit quelques sucreries qu’il croyoit bonnes à l’estomac, avec un morceau de pain pesé dont on avoit ôté la mie. Il vouloit manger en sorte qu’il pût travailler en sortant de table, avec la même facilité qu’avant de s’y mettre ; et en effet, il rentroit bientôt après dans son cabinet. Le soir, peu avant minuit, il mangeoit quelque œuf ou quelque poisson à l’eau ou à l’huile, même les jours gras. Il faisoit tout tard et assez lentement. Il ne connoissoit pour son usage particulier ni les heures ni les temps, et il lui arrivoit souvent là-dessus des aventures qui faisoient notre divertissement dans l’intime particulier, et sur lesquelles M. de Beauvilliers ne l’épargnoit pas, malgré toute sa déférence dans le courant ordinaire de la vie.

Les chevaux de M. de Chevreuse étoient souvent attelés douze ou quinze heures de suite. Une fois que cela arriva à Vaucresson, d’où il vouloit aller dîner à Dampierre, le cocher, puis le postillon se lassèrent de les garder ; c’étoit en été. Sur les six heures du soir, les chevaux [furent] ennuyés à leur tour, et on entendit un fracas qui ébranla tout. Chacun accourut ; on trouva le carrosse brisé, la grande porte fracassée, les grilles des jardins qui fermoient les côtés de la cour enfoncées, les barrières en pièces, enfin un désordre qu’on fut longtemps à réparer. M. de Chevreuse, que ce vacarme n’avoit pu distraire un instant, fut tout étonné quand il l’apprit, et M. de Beauvilliers se divertit longtemps à le lui reprocher et à lui en demander les frais. Une autre aventure, à laquelle M. de Chevreuse ne tenoit point, lui arriva encore à Vaucresson, et le mettoit dans un embarras véritable, mais plaisant à voir, toutes les fois qu’on la lui remettoit. Sur les dix heures du matin, on lui annonça un M. Sconin, qui avoit été son intendant, qui s’étoit mis à choses à lui plus utiles, où M. de Chevreuse le protégeoit. Il lui fit dire de faire un tour de jardin, et de revenir dans une demi-heure. Il continua ce qu’il faisoit et oublia parfaitement son homme. Sur les sept heures du soir, on le lui annonce encore : « Dans un moment, » répondit-il sans s’émouvoir. Un quart d’heure après, il l’appelle et le fait entrer. « Ah ! mon pauvre Sconin, lui dit-il, je vous fais bien des excuses de vous avoir fait perdre votre journée. — Point du tout, monseigneur, répond Sconin ; comme j’ai l’honneur de vous connoître il y a bien des années, j’ai compris ce matin que la demi-heure pourroit être longue, j’ai été à Paris, j’y ai fait, avant et après dîner, quelques affaires que j’avois, et j’en arrive. » M. de Chevreuse demeura confondu. Sconin ne s’en tut pas, ni les gens mêmes de M. de Chevreuse. M. de Beauvilliers s’en divertit, et quelque accoutumé que M. de Chevreuse fût à ces badinages, il ne résistoit point à voir remettre ce conte sur le tapis. J’ai rapporté ces deux-là dont je me suis plutôt souvenu que de cent autres de même nature, sur lesquels on ne finiroit point, mais que j’ai voulu écrire ici parce qu’ils caractérisent.

Le chancelier disoit de ces deux beaux-frères qu’ils n’étoient, comme en effet, « qu’un cœur et qu’une âme ; que ce que l’un pensoit, l’autre le pensoit de même tout aussitôt, mais que, pour l’exécution, M. de Beauvilliers avoit un bon ange qui le préservoit d’agir en rien comme M. de Chevreuse, quelque conformément à lui qu’il pensât toujours. Le fait étoit exactement vrai. On le verra lorsqu’il sera question de M. de Beauvilliers ; et il est inconcevable que deux hommes, si opposés en actions communes mais continuelles, aient passé leur vie ensemble, sans se quitter, dans la plus intime et la plus indissoluble union, et jamais interrompue un seul instant. Ils vivoient dans les mêmes lieux, logeoient ensemble à Marly et fort proche à Versailles, mangeoient continuellement ensemble, et il n’y avoit jour qu’ils ne se vissent deux, trois et quatre fois ; en un mot, cette union étoit telle, que l’intimité de l’un, même l’admission à une société particulière, ne pouvoit être avec l’un qu’elle ne fût en même temps avec l’autre, et pareillement avec leurs épouses.

M. de Chevreuse écrivoit aisément, agréablement et admirablement bien et laconiquement, pour le style et pour la main, et ce dernier est aussi rare. Il étoit, non pas aimé, mais adoré dans sa famille et dans son domestique, et toujours affable, gracieux, obligeant. À qui ne le connoissoit pas familièrement, il avoit un extérieur droit, fiché, composé, propre, qui tiroit sur le pédant, et qui, avec ce qu’il n’étoit point du tout répandu, éloignoit. Pendant le Fontainebleau de cette année, lui et Mme de Chevreuse me proposèrent une promenade à Courance. J’allai chez lui, et comme j’entrois dans sa chambre dans la dernière familiarité, je l’y surpris devant une armoire qui prenoit à la dérobée un verre de quinquina ; il rougit et me demanda en grâce de n’en rien dire. Je le lui promis, mais je lui représentai qu’il se tuait avec du quinquina sans manger. Il m’avoua, à force de le presser, qu’il s’étoit mis à cet usage depuis plusieurs mois pour son estomac, et je voyois et savois qu’il diminuoit encore sa nourriture. Je lui dis sur cela tout ce que je pus, et je lui prédis qu’il se perceroit l’estomac. Le pis étoit qu’il s’étoit mis à tendre peu à peu à la diète de Cornaro, qui avoit été fort bonne à ce Vénitien, mais qui en avoit tué beaucoup d’autres, M. de Lyonne entre autres, le célèbre ministre d’État. Cela n’alla pas loin ; il tomba malade à Paris, il souffrit d’extrêmes douleurs avec une patience et une résignation incroyables, reçut les sacrements avec la plus ardente piété, et mourut paisible et tranquille dans ses douleurs, et à soi comme en pleine santé, au milieu de sa famille. On l’ouvrit, et on lui trouva l’estomac percé.

Si M. de Chevreuse avoit, comme on l’a vu ailleurs, essayé d’alléger ses chaînes ne les pouvant rompre, d’allonger ses séjours de Dampierre aux dépens des voyages de Marly, pour y vivre à Dieu et à lui-même avec plus de loisir et de liberté ; et si, après divers reproches du roi qu’il couloit en douceur sans se détourner de son but, il avoit fallu que le roi lui eût enfin parlé en ami qui le vouloit sous sa main, à la suite de ses affaires, et en maître qui vouloit être obéi et servi, Mme de Chevreuse n’étoit pas plus éblouie des distinctions et des particuliers où le roi la vouloit toujours. Le bel âge, la figure, la danse, l’air et le jeu de la table l’avoient initiée dans tout, aussitôt après son mariage ; et, avec une droiture et une franchise qui à la cour lui étoient uniques, elle avoit su plaire en même temps à la reine, au roi, à ses maîtresses, non-seulement sans bassesse, mais sans courir après. Sa vertu et sa piété, qui fut aussi vraie qu’elle dans tous les temps de sa vie, fut une autre source de faveur, lorsque le roi et Mme de Maintenon se furent piqués d’une dévotion qui fit de cette femme le prodige qu’on a vu si longtemps, sans presque pouvoir le croire. Malgré la haine que, depuis l’affaire du quiétisme, elle avoit prise et conservée pour MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, quoique auparavant elle eût toujours bien plus goûté ce dernier que son beau-frère, elle n’avoit pu s’empêcher d’aimer toujours Mme de Chevreuse ; et, depuis qu’elle eut perdu toute espérance de les culbuter, elle n’avoit pas moins d’empressement que le roi de l’attirer dans leurs parties particulières. Mme de Chevreuse, qui n’étoit pas moins détachée que son mari, ni moins désireuse que lui de vivre pour Dieu et pour elle-même, profita d’une fort longue infirmité pour se séquestrer, sous prétexte qu’elle ne pouvoit plus mettre de corps, sans quoi, en robe ou en robe de chambre, les dames ne pouvoient se présenter nulle part devant le roi. Lassé de son absence, il fît pour la rappeler de ses particuliers ce qu’il n’a jamais fait pour aucune autre. Il voulut qu’elle revînt à Marly avec dispense de tout ce qui étoit public, et que là, et à Versailles, elle vînt les soirs le voir chez Mme de Maintenon sans corps, et tout comme elle voudroit, pour sa commodité, à leurs dîners particuliers et à toutes leurs parties familières. Il lui donna, comme on l’a dit, trente mille livres de pension sur les appointements du gouvernement de la Guyenne. Fort peu en avoient de vingt mille, et pas une seule dame de plus forte. Sa douleur, qui fut telle qu’on la peut imaginer, mais qui comme elle fut courageuse et toute en Dieu, lui fut une raison légitime de séparation, mais qu’il fallut pourtant interrompre par des invitations réitérées, non pour des parties, mais pour voir le roi en particulier. Après son deuil elle tira de longue, mais elle ne put éviter les parties et les particuliers. La mort du roi rompit ses chaînes ; elle se donna pour morte ; elle s’affranchit de tous devoirs du monde ; elle vécut à l’hôtel de Luynes et à Dampierre dans sa famille, avec un cercle fort étroit de parents qui ne se pouvoient exclure, et d’amis très-particuliers. Elle dormoit extrêmement peu, passoit une longue matinée en prières et en bonnes œuvres, rassembloit sa famille aux repas, qui étoient toujours exquis sans être fort grands, toujours surprise des devoirs que le monde ne cessa jamais de lui rendre, quoiqu’elle n’en rendît aucun. C’étoit un patriarche dans sa famille, qui en faisoit les délices, l’union, la paix, et qui rappeloit la vie des premiers patriarches. Jamais femme si justement adorée des siens, ni si respectée du monde jusqu’à la fin de sa vie, qui passa quatre-vingts ans, en pleine santé de corps et d’esprit, et qui fut trop courte pour ses amis et pour sa famille. Après elle on sentit ce qu’on avoit prévu. Cette famille, si unie et si rassemblée autour d’elle, fut bientôt séparée. Elle mourut dans l’été de 1732, dans la vénération publique, aussi saintement et aussi courageusement qu’elle avoit vu mourir M. de Chevreuse, parmi les larmes les plus amères de tous les siens.

Le duc Mazarin mourut dans ses terres, où il s’étoit retiré depuis plus de trente ans. Il en avoit plus de quatre-vingts, et ce ne fut une perte pour personne, tant le travers d’esprit, porté à un certain point, pervertit les plus excellentes choses. J’ai ouï dire aux contemporains qu’on ne pouvoit pas avoir plus d’esprit ni plus agréable ; qu’il étoit de la meilleure compagnie et fort instruit ; magnifique, du goût à tout, de la valeur ; dans l’intime familiarité du roi qui n’a jamais pu cesser de l’aimer et de lui en donner des marques, quoi qu’il ait fait pour être plus qu’oublié ; gracieux, affable et poli dans le commerce ; extraordinairement riche par lui-même ; fils du maréchal de la Meilleraye, un des hommes du plus grand mérite, de la plus constante faveur, et le plus compté de son temps, à qui il succéda au gouvernement de Bretagne, de Nantes, de Brest, du Port-Louis, de Saint-Malo, et dans la charge de grand maître de l’artillerie lors absolue. Son père résista tant qu’il put à la volonté du cardinal Mazarin, son ami intime, qui choisit son fils comme le plus riche parti qu’il connût pour en faire son héritier en lui donnant son nom et sa nièce. Le maréchal qui avoit de la vertu, disoit que ces biens lui faisoient peur, et que leur immensité accableroit et feroit périr sa famille ; à la fin il fallut céder.

Dans un procès que M. Mazarin eut avec son fils à la mort de sa femme, il fut prouvé en pleine grand’chambre qu’elle lui avoit apporté vingt-huit millions. Il eut en outre le gouvernement d’Alsace, de Brisach, de Béfort, et le grand bailliage d’Haguenau qui seul étoit de trente mille livres de rente. Le roi le mit dans tous ses conseils, lui donna les entrées des premiers gentilshommes de la chambre, et le distingua en tout. J’oublie le gouvernement de Vincennes.

Il étoit lieutenant général dès 1654, et avoit beau jeu à devenir maréchal de France et général d’armée. La piété, toujours si utile et si propre à faire valoir les bons talents, empoisonna tous ceux qu’il tenoit de la nature et de la fortune, par le travers de son esprit. Il fit courir le monde à sa femme avec le dernier scandale ; il devint ridicule au monde, insupportable au roi par les visions qu’il fut lui raconter avoir sur la vie qu’il menoit avec ses maîtresses [1]. Il se retira dans ses terres, où il devint la proie des moines et des béats, qui profitèrent de ses faiblesses et puisèrent dans ses millions. Il mutila les plus belles statues, barbouilla les plus rares tableaux, fit des loteries de son domestique, en sorte que le cuisinier devint son intendant et son frotteur secrétaire. Le sort marquoit selon lui la volonté de Dieu. Le feu prit au château de Mazarin où il était. Chacun accourut pour l’éteindre, lui à chasser ces coquins qui attentoient à s’opposer au bon plaisir de Dieu.

Sa joie étoit qu’on lui fît des procès, parce qu’en perdant il cessoit de posséder un bien qui ne lui appartenoit pas ; s’il gagnoit, il conservoit ce qui lui avoit été demandé, en sûreté de conscience. Il désoloit les officiers de ses terres par les détails où il entroit, et les absurdités qu’il leur vouloit faire faire. Il défendit dans toutes aux filles et femmes de traire les vaches, pour éloigner d’elles les mauvaises pensées que cela pouvoit leur donner. On ne finiroit point sur toutes ses folies. Il voulut faire arracher des dents de devant à ses filles parce qu’elles étoient belles, de peur qu’elles y prissent trop de complaisance. Il ne faisoit qu’aller de terre en terre ; et il promena pendant quelques années le corps de Mme Mazarin qu’il avoit fait apporter d’Angleterre, partout où il alloit. Il vint à bout, de la sorte, de la plupart de tant de millions, et ne conserva que le gouvernement d’Alsace et deux ou trois gouvernements particuliers. C’étoit un assez grand et gros homme, de bonne mine, qui manquoit de l’esprit, à ce qu’il me parut une fois que je le vis chez mon père, lorsqu’il fut chevalier de l’ordre en 1688. Depuis sa retraite dans ses terres, il ne fit plus que trois ou quatre apparitions de quelques jours à Paris et à la cour où le roi le recevoit toujours avec un air d’amitié et de distinction marquée. Il faut maintenant ajouter un mot de curiosité sur un homme et une fortune aussi extraordinaires. Son nom de famille étoit La Porte. On prétend qu’il leur est venu de ce que leur auteur étoit portier d’un conseiller au parlement, dont le fils devint un très-célèbre avocat à Paris, lequel très-certainement étoit le grand-père du maréchal de La Meilleraye. Cet avocat La Porte étoit avocat de l’ordre de Malte, et le servit si utilement que l’ordre, en reconnoissance, reçut de grâce son second fils, qui devint un homme d’un mérite distingué, et commandeur de la Madeleine près de Parthenay. Ce La Porte, qui s’étoit fort enrichi, étoit aussi avocat de M. de Richelieu. Il acquit quelque bien dans son voisinage, et s’affectionna tellement à sa famille, que, voyant qu’après avoir mangé tout son bien [2] et laissé sa maison ruinée, il prit un fils qu’il avoit laissé pour son gendre, qui, avec ce secours, se releva, et mourut en 1590 à quarante-deux ans, chevalier du SaintEsprit, capitaine des gardes du corps et prévôt de l’hôtel, qui est ce que mal à propos on nomme grand prévôt de France. Sa femme étoit morte dès 1580. Ce furent le père et la mère du cardinal de Richelieu, et d’autres enfants dont il ne s’agit pas ici. L’avocat La Porte survécut son gendre et sa fille. Il avoit chez lui un clerc qui avoit sa confiance, qu’il avoit fait recevoir avocat, et qui s’appeloit Bouthillier. En mourant il lui laissa sa pratique ; et lui recommanda ses petits-enfants de Richelieu qui n’avoient plus de parents. Bouthillier en prit soin comme de ses propres enfants, et c’est d’où est venue la fortune des Bouthillier.

Barbin, qui a tant fait parler de lui sous la régence de Marie de Médicis, étoit un petit procureur du roi, de Melun, homme d’esprit et d’intrigue. Henri IV étoit souvent à Fontainebleau ; il [Barbin] mouroit d’envie de se fourrer dans quelque chose, mais étoit trop petit compagnon pour pénétrer chez les ministres. À ce défaut il se mit à faire sa cour à Léonora Galigaï, femme de Concini depuis maréchal d’Ancre, laquelle étoit venue d’Italie avec la reine, étoit sa première femme de chambre, et pouvoit dès lors tout sur elle. Il courtisa Léonora par de petits présents de fruits, l’attira par des collations à sa petite maison près de Melun, et s’insinua si bien dans son esprit qu’il devint dans la suite son principal confident. Elle devint dame d’atours de la reine, son mari marquis d’Ancre, et, après la mort d’Henri IV, tous deux devinrent les maîtres de la reine et de l’État. Au commencement de 1616, la cour étant à Tours, il se fit un grand changement dans le ministère. Le chancelier de Sillery, Villeroy et le président Jeannin, qu’on appeloit les barbons, furent chassés, et avec eux Puysieux, secrétaire d’État, fils du chancelier et petit-gendre de Villeroy. Du Vair, premier président du parlement de Provence, eut les sceaux, Mangot fut secrétaire d’État, et Barbin mis en la place de Jeannin, sous le titre de contrôleur général des finances. Étant encore petit procureur du roi de Melun, il avoit fait amitié avec l’avocat Bouthillier, et logeoit chez lui quand il alloit à Paris. Il y vit souvent M. de Luçon, qui fit habitude avec lui, et à qui il plut tant qu’il le fit connoître à Léonora, ce qui fut le fondement de l’amitié et de la confiance que Marie de Médicis prit en lui, et qui le conduisit à une si haute fortune. Il étoit aussi bon parent et ami qu’ennemi sans mesure et sans bornes. Il n’oublia pas la mémoire de son grand-père maternel, l’avocat La Porte, et il trouva dans son oncle maternel et dans son cousin germain La Porte un mérite qu’il put élever. L’oncle devint commandeur de Braque, bailli de la Morée, ambassadeur de sa religion en France, grand prieur de France, gouverneur d’Angers et du Havre de Grâce, lieutenant général au gouvernement d’Aunis et des îles de Ré et d’Oléron, et un des hommes d’alors avec lequel il fallut le plus compter pour les grâces, et souvent pour les affaires. Il avoit de la capacité, mais trop de hauteur dans ses manières. Il mourut à la fin de 1644 ; ainsi il jouit de toute la fortune de son neveu.

Son autre neveu La Porte, qui s’appeloit le marquis de La Meilleraye, fut un homme de grand sens dans le cabinet, de grande valeur et de grande capacité à la guerre, tellement que lui et le commandeur furent fort utiles au cardinal de Richelieu. La Meilleraye étoit homme d’honneur et de vertu, doux, affable, poli, obligeant, à ce que j’ai ouï dire à mon père, dont il étoit ami particulier, et n’avoit pas la rudesse et la hauteur de son oncle. Il eut le gouvernement de Bretagne, Nantes, Port-Louis, et fut chevalier de l’ordre en 1633, fit la charge de grand maître de l’artillerie par commission après le maréchal d’Effiat son beau-père, l’eut après en titre, lorsqu’en 1634 le célèbre duc de Sully, après la mort de son fils, consentit enfin a en donner la démission pour un bâton de maréchal de France, et M. de La Meilleraye reçut de la main même de Louis XIII le bâton de maréchal de France sur la brèche de Hesdin qu’il venoit de prendre d’assaut. Il mourut en 1664, fort goutteux, à soixante-deux ans. Il ne laissa qu’un fils de sa première femme, et n’eut point d’enfants de la seconde, fille du duc de Brissac. Le maréchal de La Meilleraye et son fils furent tous deux séparément faits ducs et pairs parmi les quatorze que le roi érigea, et qu’il enregistra, et reçut en son lit de justice de décembre 1663 [3].

La duchesse de Charost mourut en même temps, à cinquante et un ans, après plus de dis ans de maladie, sans avoir pu être remuée de son lit, voir aucune lumière, ouïr le moindre bruit, entendre ou dire plus de deux mots de suite, et encore rarement, ni changer de linge plus de deux ou trois fois l’an, et toujours à l’extrême-onction après cette fatigue. Les soins et la persévérance des attentions du duc de Charost dans cet état furent également louables et inconcevables : et elle les sentoit, car elle conserva sa tête entière jusqu’à la fin avec une patience, une vertu, une piété, qui ne se démentirent pas un instant, et qui augmentèrent toujours. Le duc de Charost avoit épousé en 1680, étant fort jeune, la fille du prince d’Espinoy et de la sœur de son père, qui avoit valu, comme on l’a vu ailleurs, le tabouret de grâce à son mari. Mme de Charost mourut trois ans après, et laissa deux fils. Charost se remaria en 1692 à cette femme-ci, qui étoit Lamet et héritière. Le marquis de Baule, son père, tué lieutenant général à Neerwinden, avoit le gouvernement de Dourlens, qui passa à Charost et au fils unique qu’il eut de cette femme. Il l’avoit perdu depuis un an, âgé de seize ans, et le gouvernement lui revint ; et pour le dire tout de suite, le duc de Sully fut trouvé mort dans son lit par ses valets tout à la fin de l’année, à quarante-huit ans, qui entroient dans sa chambre pour l’éveiller. Il y avoit longtemps qu’il en étoit menacé, et qu’il s’endormoit partout et à toute heure. C’eût été un honnête homme et de mise s’il n’eût point été si étrangement et si obscurément débauché. Il se ruina avec des gueuses. Il étoit gendre et beau-frère des ducs de Coislin, et n’eut point d’enfants. Il avoit peu servi et paraissoit peu à la cour. Le chevalier de Sully son frère hérita de sa dignité, et eut les bagatelles qu’il avoit du roi. C’étoient les gouvernements de Gien et de Mantes, et une petite lieutenance de roi de Normandie. Tout cela ensemble de huit mille livres de rente, mais cela convenoit à leurs terres.

Le roi fit partir le duc de Berwick le 28 novembre, et marcher en Roussillon quarante bataillons et quarante escadrons, pour faire lever le blocus que Staremberg faisoit de Girone, où le marquis de Brancas, longtemps depuis maréchal de France, etc., commandoit et n’avoit plus de vivres dans la place que pour jusqu’à la fin de décembre. Deux jours auparavant il avoit vu pour la première fois Chamillart dans son cabinet, depuis sa disgrâce. Bloin l’amena par les derrières au retour du roi de Marly. Il lui fit mille amitiés, et lui permit de le voir de temps en temps. Il est plaisant à dire que le roi le désiroit depuis longtemps, et qu’il l’avoit mandé plus d’une fois à Chamillart, qui fut extrêmement sensible à ce zeste de retour qui ne fut pas du goût de Mme de Maintenon. L’audience ne fut guère qu’un quart d’heure, mais seul. Il sortit par les derrières, ne se montra qu’à peu de gens, et s’en retourna aussitôt à Paris, où il avoit toujours grande et bonne compagnie de la cour et de la ville. J’y soupois presque tous les soirs dans le peu que j’allois à Paris.

Des trois plénipotentiaires venus d’Espagne pour aller à Utrecht, il n’y eut que le duc d’Ossone qui demeura à Paris, en attendant de pouvoir être admis au congrès. Bergheyck retourna en Espagne, et Monteléon passa en Angleterre avec le caractère d’ambassadeur. C’est le même qu’on a vu Vaudemont donner pour évangéliste à Tessé lorsqu’il alla négocier en Italie, puis à Rome. Mme la duchesse de Berry étoit grosse depuis plusieurs mois. Il fut question d’une gouvernante. Elle en usa là-dessus comme elle avoit fait pour la charge de premier écuyer de M. le duc de Berry. Besons étoit pauvre et vieux, cette place étoit utile, il désiroit de plus de laisser après lui sa femme en situation de pouvoir protéger sa famille ; il nous en parla à moi, et à Mme de Saint-Simon qui le rendit de sa part à Mme la duchesse de Berry. Elle parut ravie de la vanité d’avoir la femme d’un officier de la couronne, et qui devoit son bâton à M. le duc d’Orléans, quoique d’ailleurs il l’eût bien mérité. Elle ne laissa rien à dire à tout ce qui pouvoit prouver la convenance de ce choix, elle combla Besons, et le pressa fort de parler au roi. La vérité est que, tandis qu’elle se montroit si empressée d’avoir la maréchale de Besons, d’Antin et Sainte-Maure l’avoient tonnelée pour leur cousine de Pompadour, qui cherchoit à toutes restes [4] à s’accrocher quelque part. Rien ne convenoit moins à Mme la duchesse de Berry, à la conduite qu’elle avoit, et à la situation où elle s’étoit mise, qu’une précieuse du premier ordre, affolée de la cour jusqu’à avoir marié sa fille unique au fils de Dangeau pour s’y fourrer sans y avoir été de sa vie, toute sous leur coupe, et dans la main de Mme de Maintenon par Mme de Dangeau, par sa sœur à elle la duchesse d’Elbœuf, et par être fille de Mme de Noailles, et petite-fille de Mme de Neuillant, qui avoit pris chez elle Mme de Maintenon arrivant des îles, laquelle se piquoit de quelque souvenir.

Pompadour, de son chef, ne convenoit pas davantage. On pouvoit dire ce contraste de lui que c’étoit un sot de beaucoup d’esprit et aussi entêté de la cour que sa femme, où il ne tenoit plus à rien depuis que la place de menin qu’il avoit eue de Dangeau par le mariage de sa fille, et celle de dame du palais que sa fille avoit eue de Mme de Dangeau, n’existoient plus par la mort des Dauphins et de la Dauphine. Il étoit frère de la mère de Chalois, et par là lié tant qu’il put à la princesse des Ursins. Cela étoit directement opposé à M. le duc d’Orléans et à Mme sa fille, et c’étoit avec ce qui le leur étoit le plus dans la cour qu’ils cherchoient à s’appuyer. D’Antin, courtisan jusque dans les moelles, ne songea qu’à son fait, dans l’espérance de plaire à Mme de Dangeau, et par ce service à Mme de Maintenon, qu’elle lui feroit valoir ; et Mme la duchesse de Berry en fut la dupe de plus d’une façon. Besons, de plus en plus pressé par elle, alla parler au roi, qui fut bien étonné de se voir demander une chose accordée à une autre. Le maréchal ne le fut pas moins quand il entendit le roi lui répondre que Mme la duchesse de Berry s’étoit moquée de lui, qu’elle et M. le duc de Berry lui avoient demandé la place pour Mme de Pompadour, à qui il avoit trouvé bon qu’ils la donnassent, comme il l’auroit trouvé tout aussi bien remplie par la maréchale de Besons s’ils la lui avoient proposée. Besons fut outré d’être joué de la sorte, et si gratuitement, et ne le laissa pas ignorer à Mme la duchesse de Berry, qui se trouva confondue. Mme de Saint-Simon pour sa vade [5], lui dit son avis du procédé, et la mit après au fait de ce qu’elle avoit si bien choisi. Elle ignoroit, non l’alliance de Dangeau qui ne le pouvoit pas être, mais celle de Chalois, le fait de Mme de Neuillant, et le caractère des personnes. Elle fut outrée, mais il n’étoit plus temps. Quatre ou cinq jours après, Mme de Pompadour fut déclarée. Mme de Saint-Simon fit donner la place de sous-gouvernante à Mme de Vaudreuil qui étoit une femme d’un vrai mérite. Cela étoit fort au-dessous d’elle. Son mari étoit de bon lieu, et gouverneur général de Canada ; mais elle avoit peu de bien, beaucoup d’enfants à placer, puis à pousser, qui se sont depuis avancés par leur mérite, et avec beaucoup d’affaires qui l’avoient fait revenir de Québec.

Mme la duchesse de Berry avoit auprès d’elle une petite favorite de bas étage, bien faite, jolie, d’esprit, qui avoit été élevée auprès d’elle. Elle étoit fille de Porcadel, commis aux parties casuelles [6], et d’une mère femme de chambre principale de Mme la duchesse de Berry, qui étoit fille de… [7], premier chirurgien de feu Monsieur. Elle l’avoit gardée depuis son mariage, et cherchoit à la marier. Elle trouva Mouchy, homme de qualité, avancé en âge, et dans le service, franc bœuf d’ailleurs à embâter. Il étoit parent des Estrées, et cette parenté ne leur faisoit pas déshonneur. Ils en firent leur cour à Mme la duchesse de Berry ; le mariage fut bâclé en un moment. Elle vouloit y être et s’en amuser, et elle ne savoit où le faire. Elle pria tant et si bien Mme de Saint-Simon qu’elle en eut la complaisance. Le festin très-nombreux, le coucher, le dîner du lendemain se fît dans notre appartement, et nous n’eûmes que vingt-quatre heures pour le nommer. Ils ne laissèrent pas d’être magnifiques. Comme il étoit tout près et de la tribune et du plain-pied, Mme la duchesse de Berry en eut tout l’amusement qu’elle s’en étoit proposé. Cette Mouchy fut une étrange poulette, comme on le verra en son temps.

Le marquis de Meuse, de la maison de Choiseul, qui avoit un régiment, épousa en même temps chez la duchesse d’Antin une fille de feu Zurlauben, lieutenant général et, bien que Suisse, homme de qualité, et de la sœur de Sainte-Maure.

L’ennui gagnoit le roi chez Mme de Maintenon, dans les intervalles de travail avec ses ministres. Le vide qu’y laissoit la mort de la Dauphine ne se pouvoit remplir par les amusements de ce très-petit nombre de dames qui étoient quelquefois admises. Les musiques, qui y devenoient fréquentes, par cela même languissoient. On s’avisa de les réveiller par quelques scènes détachées des comédies de Molière, et de les faire jouer par des musiciens du roi vêtus en comédiens. Mme de Maintenon, qui avoit fait revenir le maréchal de Villeroy sur l’eau pour amuser le roi par les vieux contes de leur jeunesse, l’introduisit seul aux privances de ces petites ressources, pour les animer de quelque babil. C’étoit un homme de tout temps dans sa main, et qui lui devoit son retour. Il étoit propre à hasarder certaines choses qui n’étoient pas de la sphère des ministres, qu’elle vouloit qui lui revinssent après par le roi pour la sonder ; s’il y avoit lieu, les appuyer, et les pousser d’autant plus délicatement et sûrement qu’elles sembleroient moins venir d’elle. La mort des princes du sang qui n’en avoient laissé que d’enfants, celle des Dauphins et de la Dauphine, le pis que néant où la plus noire et fine politique avoit réduit M. le duc d’Orléans, et le tremblement inné de M. le duc de Berry sous le roi soigneusement entretenu, ouvroient un vaste champ à l’ambition démesurée de M. du Maine et à l’affolement pour lui de sa toute-puissante gouvernante. Le maréchal de Villeroy étoit un vil courtisan et rien de plus, nul instrument ne leur étoit plus propre ; Mme de Maintenon ne songea donc plus qu’à le mettre à toute portée de s’en pouvoir servir.

Peu de jours après, le roi déclara, allant à la messe, qu’il avoit donné le gouvernement de Guyenne au comte d’Eu. Ainsi les deux fils du duc du Maine, revêtus déjà des survivances de Languedoc, des Suisses et de l’artillerie, se trouvèrent passablement pourvus. Le maréchal de Villeroy n’y influa point, que je pense ; il ne pouvoit encore en être là. Quelque accoutumée que fût la cour à des accroissements gigantesques de ses bâtardeaux, elle ne laissa pas d’être également surprise et consternée de cette énorme augmentation, et de le laisser apercevoir à travers ses flatteries, dont M. du Maine fut assez embarrassé. Une autre surprise bien plus grande suivit celle-ci de fort près et termina cette année. Les ducs de La Rochefoucauld s’étoient accoutumés depuis longtemps à ne vouloir chez eux qu’un successeur pour recueillir tous les biens et toute la fortune du père, à ne marier ni filles ni cadets, qu’ils comptoient pour rien, et à les jeter à Malte et dans l’Église ; le premier duc de La Rochefoucauld fit son second et son quatrième fils prêtres. L’aîné mourut évêque de Lectoure, l’autre se contenta d’abbayes, le second fut chevalier de Malte. De six filles qu’il eut, quatre furent abbesses, la dernière religieuse. La troisième, plus coriace que les autres, voulut absolument un mari. On ne lui vouloit rien donner. Mme de Puysieux, qui a depuis été si en faveur auprès de la reine mère pendant sa régence, languissoit dans la disgrâce et l’exil où étoit mort le chancelier de Sillery, son beau-père, et qui avoit fait perdre à son mari sa charge de secrétaire d’État et sa fortune. Elle étoit Valencey, glorieuse à l’excès, et faite, comme on le vit depuis, pour le monde et pour l’intrigue. L’alliance l’éblouit avec raison, elle tint lieu de dot. Cette raison courba l’orgueil des La Rochefoucauld ; le duc donna sa fille à Sillery. Tous deux sont morts longues années depuis à Liancourt, ruinés, et Mme de Sillery, qui n’avoit rien eu, y a passé la plupart de sa vie défrayée, pour se servir d’un terme honnête, par son frère et par son neveu.

Le second duc de La Rochefoucauld, qui a tant figuré dans les troubles contre Louis XIV, et si connu par son esprit, eut cinq fils et trois filles. Des quatre cadets, trois furent chevaliers de Malte ; et le dernier, prêtre, fort mal appelé ; et tous quatre avec force abbayes. Les trois filles moururent sibylles dans un coin de l’hôtel de La Rochefoucauld, où on les avoit reléguées, ayant à peine de quoi vivre, et toutes trois dans un âge très-avancé.

Le troisième duc de La Rochefoucauld, le favori du roi, et que nous verrons bientôt mourir, n’eut que deux fils : l’aîné qui fut fait duc cinquième de La Rocheguyon, en épousant la fille aînée de Louvois ; et le marquis de Liancourt qui ne s’est point marié. Du père et de ses deux fils on en a souvent parlé.

Le duc de La Rocheguyon ne fut pas si discret que son père : il eut huit garçons et deux filles. Le second ne vécut que dix ans ; l’aîné et le troisième moururent en entrant dans le monde ; le quatrième fut chargé des abbayes de ses oncles et grands-oncles à mesure qu’elles vaquèrent ; le cinquième mourut aussi à dix ans ; le sixième fut jeté sur mer sous le nom de comte de Durtal. C’est lui qui fut du voyage des galions que ramena Ducasse, que ce général envoya porter au roi la nouvelle de leur arrivée, et qui est aujourd’hui cinquième duc de La Rochefoucauld. Le septième mourut encore à neuf ou dix ans. Le huitième et dernier fut chevalier de Malte, et eut, tout enfant, la commanderie magistrale de Pézénas à la recommandation du roi. L’aînée des deux filles mourut fille de Sainte-Marie ; la cadette tint bon jusqu’à vingt-cinq ans, et fut enfin mariée, en 1725, au duc d’Uzès d’aujourd’hui, qui voulut bien se contenter de peu de chose. Ce tableau expliqué, voici ce qui arriva.

M. de La Rocheguyon ne se trouva plus que trois fils. L’aîné avoit vingt-cinq ans alors et plus de soixante mille livres de rente en bénéfices, le comte de Durtal, et le commandeur. Cela se trouvoit fort mal arrangé. Pour bien faire il eût fallu que Durtal eût été l’aîné, c’est ce que voulurent les père et mère. L’abbé n’avoit jamais voulu ouïr d’entrer dans les ordres. Tant qu’il avoit eu des aînés ç’avoit été son affaire, mais l’étant devenu, cela devint l’affaire de ses parents. Ils le pressèrent de s’engager, ils lui détachèrent dévots, docteurs, prélats ; on ne put le déprendre de l’expectative sûre des dignités et des biens qui alors le regardoient uniquement. Il en vouloit jouir quand ils viendroient à lui échoir. Il n’avoit eu de vocation à l’état qu’on lui avoit fait embrasser que celle des cadets de cette maison.

Outre le désir d’accumuler toujours tout sur la même tête, une autre raison puissante y tenoit MM. de La Rochefoucauld attachés. Le père de celui-ci n’avoit jamais pu digérer le rang de prince donné à MM. de Bouillon. Il se croyoit d’aussi bonne maison qu’eux, et il n’avoit pas tort ; il croyoit aussi l’avoir aussi bien mérité, et par les mêmes voies. Il ne se trompoit pas encore, et ces voies n’étoient pas étrangères à sa maison. Mais il ne put parier de mérite à la guerre ni dans le cabinet avec MM. de Bouillon et de Turenne. Quoique plus galant qu’eux, et d’un esprit plus propre aux manéges des ruelles et aux essois des beaux esprits, il ne put atteindre à la considération de leurs alliances, à leur autorité dans les partis, à leur réputation fondée sur les choses qu’ils avoient ourdies et exécutées, à l’opinion que le cardinal Mazarin en conçut, et à l’espérance d’amitié, de conseil et de protection qu’il se figura de trouver en eux en se les attachant, comme il fit par tout ce qu’il leur prodigua. Ce ver rongeur de princerie passa du père au fils. Il espéra ce rang d’une faveur constante qui obtint sans cesse tout ce qu’il voulut ; mais ce rang, qu’il demanda souvent à un maître qui étoit son ami, il ne put jamais l’arracher, quelques efforts qu’il ait faits ; et ce dépit ajouta encore à la disgrâce des puînés et des filles de la maison, qu’on ne vouloit ni établir ni montrer à la cour. Ce fut donc une chose bien dure, à des gens si absolus dans leur famille, de trouver une résistance invincible dans leur aîné d’entier dans les ordres et de renoncer à son aînesse.

À bout d’espérance de ce côté-là, ils prirent une autre route. Ils lui proposèrent de quitter le petit collet, puisque c’étoit un état qu’il ne vouloit pas suivre. Mais à ce petit collet tenoient soixante mille livres de rente. Il avoit vu tous ses frères constamment traités comme de petits garçons, et manquer à tout âge du plus nécessaire. La douceur, l’onction, la tendresse n’étoient pas le foible de leurs parents. L’extrême épargne l’étoit davantage. Il ne crut donc pas [devoir] se livrer à leur merci en quittant ses bénéfices. Il tergiversa, il essuya prières, menaces, conseils. Poussé enfin au pied du mur, il déclara qu’il demeureroit abbé et aîné, pour faire en temps et lieu ce qui lui conviendroit davantage ; qu’il étoit trop jeune pour n’avoir point d’état, et trop vieux pour se faire mousquetaire, puis capitaine en attendant un régiment. Rien n’étoit plus sensé, mais ce n’étoit pas le compte de sa famille. On en vint aux gros mots, on lui chassa des domestiques principaux auxquels il prenoit le plus de confiance, on lui détacha toutes les personnes qu’on crut qui lui feroient plus d’impression. Il écouta tout, il souffrit tout avec toute la douceur, la patience et le respect possible, sans laisser échapper une plainte ni une parole qu’on pût reprendre, mais sans pouvoir être ébranlé. La famille, rugissant et ne sachant plus que faire, eut recours au dernier remède.

M. de La Rochefoucauld, aveugle et retiré au chenil, se fit mener dans le cabinet du roi, à qui il raconta avec sa véhémence ordinaire, malgré son âge, l’état déplorable où sa famille alloit être réduite par l’opiniâtreté de son petit-fils qui vouloit manger à deux râteliers. Il cria, il pleura, il se désespéra, il se dit bien misérable de survivre à la perte de sa maison. Cette perte étoit imaginaire avec trois petits-fils, tous trois jeunes et en état d’avoir des enfants. Mais marier des cadets et les voir sans rang vis-à-vis ceux des Bouillon, étoit l’enclouure qui faisoit faire tant de vacarmes. Ils vouloient de plus, en habiles gens, profiter de leur prétendu malheur pour tirer du roi une grâce inouïe et qui n’avoit jamais été imaginée que pour les bâtards du roi par l’édit de 1711, qui sous d’autres prétextes n’avoit été fait que pour eux, et qui de plus abroge même rétroactivement les duchés femelles. Cet édit, par une de ses plus énormes nouveautés, permet aux bâtards du roi revêtus de plusieurs duchés, qui vont toujours à l’aîné des fils, d’en donner à leurs cadets, et de les faire ainsi ducs et pairs, par une exception à eux particulière et privativement à tous autres. M. de La Rochefoucauld ramassa donc toutes les forces qu’il put tirer de son ancienne et constante faveur, de son ascendant sur le roi, de son âge, de son aveuglement du désespoir où il étoit, et de la désolation de sa maison. Il redoubla ses cris, ses pleurs, ses furies ; et il étourdit si bien le roi que, moitié compassion de ce vieillard qu’il avoit si longtemps aimé, moitié désir de finir une scène si importune, il lui accorda ce qu’il lui demanda, contre toutes les lois et les règles, contre les termes de l’érection et de l’enregistrement de tous les duchés, et de celui de La Rochegnyon comme de tous les autres, contre l’orgueil d’assimiler quelqu’un à ses bâtards ; et il permit au duc de La Rocheguyon de céder ce duché vérifié à M. de Durtal, son second fils, et de faire de ce cadet tige nouvelle de ducs de La Rocheguyon, de la même ancienneté de l’érection faite pour le père, en en dépouillant son aîné et sa postérité qui y étoit uniquement et distinctement appelé. L’étonnement de la cour, pour ne rien dire de plus, surpassa encore la joie de MM. de La Rochefoucauld père et fils. Ce dernier se démit, dès que les patentes furent faites, de la terre et de la dignité de La Rocheguyon, en faveur du comte de Durtal, qui prit aussitôt le nom et le rang de duc de La Rocheguyon. Ce fut par donation entre vifs pour la terre, dont le père retint les revenus qui sont de quatre-vingt mille livres de rente, avec un superbe château, et les plus beaux droits du monde, au bord de la Seine et près de Paris. L’abbé, qui se voyoit si étrangement frustré, espéra bien y revenir en d’autres temps, et les ducs postérieurs aussi.

L’affaire consommée, M. de La Rochefoucauld se fit encore conduire dans le cabinet du roi. Il y recommença ses plaintes et ses douleurs, et il obtint encore que le roi parleroit à son petit-fils qu’il n’avoit jamais vu, pour l’engager à opter. L’abbé fut donc obligé de venir trouver le roi, dont il ne douta pas d’être maltraité. Il y fut heureusement trompé : le roi lui parla avec une bonté de père, et l’abbé lui répondit avec tant de respect, de sagesse et de raison qu’il le désarma. Tout tenoit au revenu, et à l’indépendance d’en toucher suffisamment. Le roi le sentit et n’ignoroit pas à qui il avoit affaire. Ses parents, ainsi sans ressource, se tournèrent d’un autre côté. Ils vouloient avant tout demeurer maîtres de leur bourse, et l’abbé de ses bénéfices pour n’être pas à leur discrétion. Pour accommoder l’un et l’autre, ils imaginèrent un bref du pape qui permît à l’abbé d’aller à la guerre en conservant ses bénéfices. Ils le lui proposèrent ; il n’osa pas y résister, parce que toute la difficulté sur laquelle il s’étoit tenu jusqu’alors étoit par là levée. De ces brefs, il y en avoit mille exemples, même parmi les simples particuliers. Forbin, capitaine des mousquetaires gris avant Maupertuis, en avoit un, et il étoit mort abbé et lieutenant général des armées du roi ; et plusieurs autres comme lui. Rome ne fit aucune difficulté. Le pauvre abbé de La Rochefoucauld prit donc l’épée. La guerre de Hongrie fit partir les enfants de M. du Maine et plusieurs autres. L’abbé y alla ; mais en arrivant à Bude, la petite vérole le prit en 1717, à trente ans, et en délivra son père, et son frère duc à ses dépens. Ce qui est arrivé depuis dans cette famille n’a pas donné lieu de croire que Dieu ait béni ces arrangements.




  1. Le duc de Mazarin déclara un jour au roi que l’ange Gabriel l’avait averti qu’il lui arriverait malheur, s’il ne rompait vite avec Mlle de La Vailière. Mémoires de l’abbé de Choisy, coll. Petitot, t. LXIII, p. 207. Voy. les notes à la fin du volume.
  2. Reproduction textuelle du manuscrit. Le sens est voyant que M. de Richelieu avoit mangé tout son bien, etc.
  3. Voy., t. 1er, p. 449, le récit de la réception de ces ducs et pairs.
  4. Vieille locution qui signifie à défaut de tout.
  5. Terme de jeu qui s’employait au figuré dans le sens de pour son compte, pour son intérêt.
  6. Le nom est en blanc dans le manuscrit.
  7. Le nom est en blanc dans le manuscrit.