Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/1

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CHAPITRE PREMIER.


Constitution Unigenitus fabriquée et subitement publiée à Rome. — Soulèvement général difficilement arrêté. — Soulèvement général contre la constitution à son arrivée en France. — Singulières conversations entre le P. Tellier et moi sur la forme de faire recevoir la constitution, et sur elle-même. — Retour par Petit-Bourg de Fontainebleau à Versailles. — Étrange tête-à-tête sur la constitution entre le P. Tellier et moi, qui me jette en un sproposito énorme.


Aubenton et Fabroni étoient cependant venus à bout de leur ténébreux ouvrage, sans qu’aucun tiers eût su ce qui se faisoit par eux, sinon en gros qu’on travailloit à une constitution pour l’affaire de France. La pièce fut mise avec le même secret dans l’état de perfection que le P. Tellier l’avoit commandée. Tout y brilloit, excepté la vérité. L’art et l’audace y étoient sur le trône, et toutes les vues qu’on s’y étoit proposées s’y trouvèrent plus que parfaitement remplies. L’art s’y étoit épuisé, l’audace y surpassoit celle de tous les siècles, puisqu’elle alla jusqu’à condamner en propres termes des textes exprès de saint Paul, que tous les siècles depuis Jésus-Christ avoient respectés comme les oracles du Saint-Esprit même, sans en excepter aucun hérétique, qui se sont au moins contentés de détourner les passages de l’Écriture à des sens étrangers et forcés, mais qui n’ont jamais osé aller jusqu`à les rejeter ni à les condamner. C’est ce que cette constitution eut au-dessus d’eux ; et ce qu’elle y eut de commun fut le mépris et la condamnation expresse de saint Augustin et des autres Pères, dont la doctrine a toujours été adoptée par les papes, par les conciles généraux, par toute l’Église comme la sienne propre.

L’inconvénient étoit un peu fort, mais tout à fait indispensable pour le but auquel on tendoit. Les deux auteurs de la pièce le sentirent. Ils n’espérèrent pas de la faire passer aux cardinaux, qu’une nouveauté si étonnante révolteroit, ni en particulier au cardinal de La Trémoille sur les maximes ultramontaines absolument nécessaires pour gagner Rome par un intérêt si cher. Aubenton avoit fourni l’adresse ; ce fut à Fabroni à se charger de l’impudence. Ils enfermèrent des imprimeurs, tirèrent ce qu’ils voulurent d’exemplaires, gardèrent les planches et les imprimeurs tant que le secret leur fut important, puis ils allèrent trouver le pape, auquel ils en firent une rapide lecture.

Elle ne put l’être assez pour que Clément ne fût pas frappé de la condamnation des textes formels de saint Paul, de saint Augustin, des autres Pères. Il se récria. Fabroni insista pour achever la lecture qu’Aubenton en faisoit modestement. Le pape voulut garder la pièce pour la relire à son aise, et y faire ses corrections. Fabroni le traita comme autrefois ; il étourdit le pape et le malmena. Clément crut au moins s’en tirer de biais, en représentant à Fabroni le danger d’exposer à l’examen des cardinaux une censure expresse des termes formels de saint Paul, dont il n’y avoit point d’exemple dans l’Église, et même de saint Augustin, dans une matière où elle avoit adopté sa doctrine pour sienne. Mais cela n’arrêta point Fabroni, qui lui répondit qu’il seroit plaisant de donner son ouvrage à des réviseurs ; et qu’il ne se laisseroit point mettre sur la sellette, ni le pape, sous le nom duquel l’ouvrage étoit fait, et qui le prononçoit y parlant et y décidant lui-même. Clément dit qu’il étoit engagé de parole, au cardinal de La Trémoille en particulier, de ne rien donner là-dessus que de concert avec lui ; et qu’il avoit solennellement promis au sacré collège que la pièce ne verroit pas le jour qu’ils ne l’eussent examinée par petites congrégations les uns avec les autres, et que conformément à l’avis du plus grand nombre d’entre eux. Fabroni s’emporta de colère, traita le pape de foible et qui se rendoit un petit garçon, lui soutint la constitution belle et bonne, toute telle qu’il la falloit, et que, s’il avoit fait la sottise de donner cette parole, il ne falloit pas la combler en la tenant, laisse le pape éperdu, sort, et de ce pas l’envoie afficher par tous les lieux publics, où on a coutume d’afficher et de publier les bulles et les constitutions nouvellement faites à Rome.

Ce coup fit un grand bruit parmi les cardinaux, qui se virent joués et moqués par un manquement de parole si complet, et si peu attendu. Ils s’assemblèrent par troupes les uns chez les autres, et leurs plaintes les plus fortes y furent promptement résolues. Les chefs d’ordre, et les plus considérables d’entre les autres, allèrent par huit, par dix, par six, trouver le pape, à qui ils témoignèrent l’étonnement d’un manquement de parole aussi éclatant, et d’une parole si solennellement sortie de sa bouche ; et leur scandale de voir émaner une constitution doctrinale et de jugement en première instance dans Rome, sans avoir été consultés comme l’exigent leur droit, leur pourpre, leur qualité d’assesseurs et de conseillers nécessaires, sur des matières de cette importance et de cette qualité. Le pape confus ne sut que leur répondre. Il protesta que la publication s’étoit faite à son insu ; et les paya de compliments, d’excuses et de larmes qu’il avoit fort à commandement.

Cela n’apaisa point le bruit. Les cardinaux prétendirent revenir à l’examen, et à soutenir leur dignité violée. Casoni, Davia, quelques autres de la première considération pour leur savoir ou pour les affaires qu’ils avoient maniées, trouvèrent la substance de la chose plus intolérable encore que le procédé. Ils allèrent représenter au pape que sa constitution renversoit la doctrine de l’Église reçue de tous les siècles, celle de saint Augustin et d’autres Pères adoptée pour telle par les conciles généraux et par tous les papes jusqu’à lui ; que jamais les hérétiques mêmes n’avoient osé attenter à condamner expressément des textes formels de l’Écriture ; et qu’il étoit le premier qui depuis Jésus-Christ eut ébranlé les fondements les plus incontestables de la religion, en condamnant des propositions mot pour mot de saint Paul. Que fût devenue la constitution en France, et les projets si avancés du P. Tellier, si elle eût avorté dans Rome presque avant que de naître ? Aussi fut-ce le chef-d’œuvre de l’art, de l’argent, des souplesses des jésuites et des leurs, de parer un coup si funeste. Le cardinal Albani et les créatures du pape les plus attachées à lui s’employèrent par degrés pour des tempéraments qu’en effet ils ne vouloient pas admettre, mais en leurrer pour émousser le premier feu ; et, pour ne nous pas trop arrêter à Rome, le grand intérêt des cardinaux de ne pas se désunir du pape, celui de son infaillibilité qui rejaillit si utilement sur eux, celui des maximes ultramontaines les plus fortes et les plus habilement insérées dans la constitution, apaisèrent enfin les ignorants et les politiques, qui eux-mêmes devinrent un frein à ceux qui dans le sacré collège, dans la prélature et dans les emplois réguliers, saisis par leurs lumières et guidés par leur conscience, voulurent s’opposer à la constitution, et demeurèrent enfin réduits à la détester presque en silence.

Le même jour qu’elle fut affichée dans Rome, elle fut envoyée au P. Tellier, par un courrier secret qui prévint de peu de jours celui qui l’apporta au nonce, qui la reçut à Fontainebleau, le lundi 2 octobre, et la présenta au roi le lendemain matin dans son cabinet, en audience particulière. Il fit au roi un beau discours en italien, auquel le roi, qui l’entendoit, et que le P. Tellier avoit eu le temps de préparer, répondit en françois le plus favorablement du monde. On remarqua qu’il y avoit une grande promenade ordonnée autour du canal pour l’après-dînée, et qu’il n’y en eut point, parce que le roi travailla sur cette affaire, seul avec Voysin, jusqu’à six heures du soir. Le P. Tellier, pour sonder les esprits, avoit lâché quelques exemplaires de la constitution avant que le nonce la portât au roi. Il avoit mandé le premier président et le parquet, qui, dès le 1er octobre, alarmés des maximes ultramontaines dont la constitution étoit remplie, vinrent présenter un mémoire au roi.

Elle eut en France le même sort qu’elle avoit essuyé à Rome : le cri fut universel. Le cardinal de Rohan déclara qu’elle ne pouvoit être reçue, et Bissy même protesta contre elle ; les uns indignés de sa naissance des plus épaisses ténèbres, les autres de la proposition touchant l’excommunication qui rendoit le pape maître obliquement de toutes les couronnes ; les uns choqués de la condamnation de la doctrine et des passages de saint Augustin et des autres Pères ; tous effrayés de celle des paroles mêmes de saint Paul. Il n’y eut pas deux avis dans les premiers huit jours. Le cardinal de La Trémoille à qui le pape avoit en particulier manqué de parole, comme il en avoit manqué à tout le sacré collège, et sur lequel ses plaintes avoient eu aussi peu d’effet, envoya un courrier exprès pour se justifier d’avoir laissé publier une constitution si directement contraire aux maximes du royaume qu’elle attaquoit de front, et souleva tous les ministres, excepté le duc de Beauvilliers. La cour, la ville et les provinces, à mesure que la constitution y fut connue, se soulevèrent également.

Le P. Tellier tint ferme, fronça le sourcil sur Bissy, comme sur un homme dans sa dépendance, qui ne tenoit pas encore son chapeau, et à qui en disant un mot, et ici et à Rome, il pouvoit le faire manquer ; il parla ferme à Rohan, et lui fit entendre le péril qu’il couroit à ne pas tenir les promesses qui lui avoient valu la charge de grand aumônier ; et il n’oublia rien pour se rendre maître de tout ce qu’il put d’évêques, et pour intimider ceux qui étoient déjà siens, [de façon] qu’aucun ne lui put échapper.

Il falloit recevoir la constitution, et la manière de le faire étoit embarrassante par la contradiction qu’elle rencontroit dès son premier abord. Le Tellier, qui me cultivoit toujours, m’avoit parlé souvent de cette affaire avant et depuis qu’elle fut portée à Rome ; et moi, qui évitois ces conversations, mais qui ne pouvois lui fermer ma porte, surtout à Fontainebleau où il étoit toujours à demeure, je lui répondois si franchement, et si fort selon la vérité et ma pensée que Mme de Saint-Simon m’en reprenoit souvent, et me disoit que je me ferois chasser, et peut-être mettre à la Bastille.

La constitution venue, le P. Tellier me demanda un rendez-vous pour raisonner avec moi. Je crus que c’étoit pour me la montrer, car presque personne encore ne l’avoit vue, et le nonce ne l’avoit pas encore portée au roi. Quand nous fûmes tête à tête je lui demandai à la voir. Il me dit qu’il n’en avoit qu’un exemplaire sur lequel on travailloit, mais qu’il me la donneroit au premier jour, et qu’il pouvoit m’assurer qu’elle étoit bien et bonne, et telle que j’en serois content ; que ce qui l’avoit engagé à me demander cette conversation, c’étoit pour me consulter sur la manière de la faire recevoir. Je me mis à rire de ce qu’il vouloit me demander ce qu’il savoit bien mieux que moi, et peut-être ce que déjà il avoit résolu. Il se répandit en discours, partie de compliments, partie de la difficulté de la chose sur un premier effarouchement qui commençoit à bourdonner. Il me pressa tellement que je lui dis qu’il me paraissoit qu’il avoit sa leçon toute tracée dans la manière dont le roi avoit fait recevoir la condamnation de M. de Cambrai, qui étoit parfaitement juridique, sans embarras, et selon toutes les formes les plus ecclésiastiques.

Je n’eus pas lâché la parole que d’un air de confiance et d’ingénuité, dont je ne reviens pas encore, il me dit en propres termes qu’il ne se joueroit pas à cela, et que cette forme étoit trop dangereuse ; qu’il se garderoit bien de livrer la constitution aux assemblées provinciales de chaque métropolitain, au génie de chaque évêque du royaume, et à des gens qui ne seroient pas dans Paris, sous ses yeux. Je sentis incontinent la violence qu’il vouloit exercer qui m’anima à disputer contre, et à lui représenter l’irrégularité d’une réception faite par des évêques qui au hasard se trouveroient à Paris. « Au hasard ! reprit le confesseur, je ne veux point me fier au hasard ; je prétends mander des provinces les évêques qui me conviendront, empêcher de venir ceux que je croirai difficiles à conduire ; et comme je ne puis pas empêcher ceux qui sont à Paris d’être de l’assemblée qu’il y faut faire pour recevoir, et qu’il peut y en avoir de dyscoles, j’y fourrerai les évêques in partibus, et ceux même qui sont nommés et qui n’ont pas encore leurs bulles, pour être par eux plus fort en voix, et les opposer à quiconque voudra raisonner. » Je frémis à ce langage, et je lui répondis que cela s’appeloit jardiner et choisir. « Vraiment, répliqua-t-il avec feu, c’est bien aussi ce que je veux faire, et ne m’abandonner pas aux députations. — Mais, lui dis-je, quel pouvoir auront des évêques fortuitement à Paris, ou qui y seront mandés, d’accepter pour leurs comprovinciaux ; destitués de procuration d’eux ? — J’en conviens, me répondit le confesseur, mais de deux inconvénients il faux éviter le pire ; or le pire est de se livrer au hasard, et de ne pas se bien assurer. Pourvu qu’ils acceptent dans l’assemblée, je ne m’embarrasse pas du reste ; et avec ce chausse-pied, nous verrons qui osera résister au pape et au roi. Les défauts se suppléeront par l’autorité, et la bulle sera reçue comme que ce soit : voilà ce qu’il faut. »

Nous disputâmes et discourûmes encore quelque temps sur ces évêques in partibus, et ces autres nommés et encore sans bulles, moins de ma part pour le persuader que pour le faire parler, et j’admirois en moi-même également ce fond de supercherie, d’adresse, de violence, de renversement de toute règle, et cette incroyable facilité de me le montrer à découvert. C’est une franchise que je n’ai jamais pu comprendre l’un homme si faux, si artificieux, si profond, encore moins à quoi il la pouvoit croire utile. Je le quittai épouvanté de lui, et des suites que je prévoyois.

Nous prîmes un autre rendez-vous pour parler de la bulle même, après qu’il m’en auroit donné un exemplaire. Nous nous revîmes très peu de jours avant le départ de Fontainebleau. Je le trouvai radieux. Il avoit rangé Bissy et le cardinal de Rohan à ses volontés, et reçu apparemment de bonnes nouvelles de ses batteries de Paris. Je ne cherchois pas à gagner à la raison et à la vérité un homme que je voyois faire si peu de cas de l’une et de l’autre, et engagé si avant à les opprimer, mais je n’osois rompre avec un homme si dangereux qui me ménageoit jusqu’à une folle confiance. Je lui dis donc qu’encore que j’eusse fort ouï parler sur la doctrine de la constitution, que je fusse choqué comme tout le monde de cette foule de propositions condamnées, et avec une généralité d’injures atroces et sans nombre, qui, en tombant sur toutes, ne tomboient pourtant en particulier sur aucune, encore que je fusse effrayé de censures directes sur des textes formels de saint Paul, et peu édifié d’une constitution de doctrine qui s’enveloppoit dans l’obscurité, au lieu de porter dans l’esprit une clarté, une netteté, une précision instructive, j’étois trop ignorant pour me jeter avec lui dans des disputes théologiques ; mais que pour ce qui regardoit les prétentions romaines, et en particulier la proposition touchant l’excommunication, j’avois la présomption de me croire bastant pour lui dire que ces endroits de la constitution étoient insoutenables, et ne se pouvoient jamais recevoir. Il me dit que nous reviendrions là-dessus ; et tout de suite il enfila assez longuement ce qui lui plut sur la doctrine, sur quoi je le contredis peu, parce que j’en sentois la plus qu’inutilité. Cette matière consomma presque tout le temps de notre conférence.

Revenu à l’excommunication, il se mit à battre la campagne, convint que ses réponses n’étoient pas bien solides ; mais ajouta qu’il me demandoit une audience chez moi à Versailles, le vendredi après le premier vendredi que le roi y seroit arrivé, parce que lui n’irait pas sortant de Fontainebleau ; et qu’il se promettoit dans cette conversation me convaincre que la censure dont je me plaignois n’attaquoit en rien les droits du roi ni de sa couronne.

Il me conta, toujours avec cette naïveté dont à peine je pus croire mes oreilles, le nombre d’évêques qu’il avoit mandés des provinces, à quoi sans doute il s’étoit pris avant de m’en avoir parlé pour la première fois, et pour les avoir à temps, et d’autres mesures générales, avec un épanouissement singulier. Nous nous séparâmes de la sorte pour nous revoir chez moi au jour dont nous venions de convenir.

Le mercredi 11 octobre, le roi tint conseil d’État à l’ordinaire et dîna ensuite, puis alla coucher à Petit-Bourg chez d’Antin, et le lendemain à Versailles.

L’intelligence de ce qui suit et de ce qui m’arriva demande celle de mon logement à Versailles. Il donnoit d’un côté et de plain-pied dans la galerie de l’aile neuve qui est de plain-pied à la tribune de la chapelle, appuyé de l’autre côté à un degré, et tenoit la moitié du large corridor qui est vis-à-vis du grand escalier qui communique la galerie basse avec la haute : un demi-double d’abord sur ce corridor, qui en tiroit le jour pour des commodités et des sorties ; une antichambre à deux croisées qui distribuoit à droite et à gauche, où de chaque côté il y avoit une chambre à deux croisées ; et un cabinet après à une croisée ; et toutes ces cinq pièces à cheminée ainsi que la première antichambre obscure. Tout ce demi-double obscur étoit coupé d’entre-sols, sous lesquels chaque cabinet avoit un arrière-cabinet. Cet arrière-cabinet, moins haut que le cabinet, n’avoit de jour que par le cabinet même. Tout étoit boisé ; et ces arrière-cabinets avoient une porte et des fenêtres qui, étant fermées, ne paraissoient point du tout et laissoient croire qu’il n’y avoit rien derrière. J’avois dans mon arrière-cabinet un bureau, des sièges, des livres et tout ce qu’il me falloit ; les gens fort familiers qui connoissoient cela l’appeloient ma boutique, et en effet cela n’y ressembloit pas mal.

Le P. Tellier ne manqua pas au rendez-vous qu’il m’avoit demandé. Je lui dis qu’il avoit mal pris son temps, parce que M. le duc et Mme la duchesse de Berry avoient demandé une collation à Mme de Saint-Simon, qu’ils alloient arriver, qu’ils étoient tout propres à se promener dans tout l’appartement, et que je ne pouvois être le maître de ma chambre ni de mon cabinet. Le P. Tellier parut fort peiné du contre-temps ; et il insista si fort à trouver quelque réduit inaccessible à la compagnie, pour ne pas remettre notre conférence à son retour à la huitaine, que, pressé par lui à l’excès, je lui dis que je ne savois qu’un seul expédient, qui étoit qu’il renvoyât son frère vatblé [1] pour que ce qui alloit arriver ne le trouvât pas dans l’antichambre ; que lui et moi nous enfermassions dans ma boutique, que je lui montrai ; que nous y eussions des bougies, pour ne point dépendre du jour du cabinet, et qu’alors nous serions en sûreté contre les promenades, quittes pour nous taire, si nous entendions venir dans mon cabinet, jusqu’à ce qu’on en fût sorti. Il trouva l’expédient admirable, renvoya son compagnon ; et nous nous enfermâmes vis-à-vis l’un de l’autre, mon bureau entre-deux, avec deux bougies allumées dessus.

Là il se mit à me paraphraser les excellences de la constitution Unigenitus, dont il avoit apporté un exemplaire qu’il mit sur la table. Je l’interrompis pour venir à la proposition de l’excommunication. Nous la discutâmes avec beaucoup de politesse, mais avec fort peu d’accord. Tout le monde sait que la proposition censurée est : qu’une excommunication injuste ne doit point empêcher de faire son devoir ; par conséquent qu’il résulte de sa censure : que excommunication injuste doit empêcher de faire son devoir. L’énormité de cette dernière frappe encore plus fortement que ne fait la simple vérité de la proposition censurée. C’en est une ombre qui la fait mieux ressortir. Les suites et les conséquences affreuses de la censure sautent aux yeux.

Je ne prétends pas rapporter notre dispute. Elle fut vive et longue. Pour l’abréger je lui fis remarquer que dans la situation présente des choses, où, quand on raisonne on doit tout prévoir, surtout les cas les plus naturels, conséquemment les plus possibles, le roi pouvoit mourir et le Dauphin aussi, qui tous les deux se trouvoient aux deux extrémités opposées de l’âge ; que, si ce double malheur arrivoit, la couronne par droit de naissance appartiendroit au roi d’Espagne et à sa branche ; que par le droit que les renonciations venoient d’établir, elle appartiendroit à M. le duc de Berry et à sa branche, et à son défaut à M. le duc d’Orléans et à la sienne ; que si les deux frères se la vouloient disputer, ils auroient chacun des forces, des alliés et en France des partisans ; qu’alors le pape auroit beau jeu, si sa constitution étoit crue et reçue sans restriction, de donner la couronne à celui des deux contendants qu’il lui plairoit, en excommuniant l’autre, puisque, moyennant sa censure reçue et crue, quelque juste que pût être le droit de l’excommunié, quelque devoir qu’il y eût à soutenir son parti, il faudroit l’abandonner et passer de l’autre côté, puisqu’il seroit établi, et qu’on seroit persuadé qu’une excommunication injuste doit empêcher de faire son devoir ; et dès là, d’une façon ou d’une autre, voilà le pape maître de toutes les couronnes de sa communion, de les ôter à qui les doit porter, à qui les porte même et de les donner à quiconque il lui plaira, comme tant de papes depuis Grégoire VII ont osé le prétendre, et tant qu’ils se sont crus en force de l’attenter.

L’argument étoit également simple, présent, naturel et pressant ; il s’offroit de soi-même. Aussi le confesseur en fut-il étourdi ; le rouge lui monta, il battit la campagne ; moi de le presser. Il reprit ses esprits peu à peu ; et, avec un sourire de satisfaction de la solution péremptoire qu’il m’alloit donner : « Vous n’y êtes, me dit-il ; tenez, d’un seul mot je vais faire tomber tout votre raisonnement ; écoutez-moi : Si, dans le cas que vous proposez, et qui malheureusement n’est que trop susceptible d’arriver, le pape s’avisoit de prendre parti pour l’un des deux contendants, et d’excommunier l’autre et ceux qui l’assisteroient, alors cette excommunication ne seroit pas dans le cas de la censure que le pape fait dans sa bulle, elle ne seroit pas injuste seulement, mais elle seroit fausse. Voyez bien, monsieur, cette différence, et sentez-la ; car le pape ne peut avoir aucune raison d’excommunier aucun des deux partis, ni des deux contendants. Or, cela étant comme cela est vrai, son excommunication seroit fausse. Jamais il n’a été décidé qu’une excommunication fausse puisse ni doive empêcher de faire son devoir ; par conséquent cette excommunication porteroit faux, et ne porteroit aucun avantage à l’un ni aucun préjudice à l’autre, qui agiroit tout comme s’il n’y avoit point d’excommunication. — Voilà, mon père, qui est admirable, lui répondis-je ; la distinction est subtile et habile, j’en conviens, et j’avoue encore que je ne m’y attendois pas ; mais quelques petites objections encore, je vous supplie. Les ultramontains conviendroient-ils de la nullité de l’excommunication ? N’est-elle pas nulle dès qu’elle est injuste ? car qui peut enjoindre de commettre l’injustice, et l’enjoindre sous peine d’excommunication ? Si le pape a le pouvoir d’excommunier injustement, et de faire obéir à son excommunication, qui est-ce qui a limité un pouvoir aussi illimité, et pourquoi son excommunication nulle ne seroit-elle pas respectée et obéie autant que son excommunication injuste ? Enfin, quand, par la réception des évêques, des parlements de tout le royaume, et qu’en conséquence par la chaire, les confessions et les instructions, il sera bien établi et inculqué à toutes sortes de personnes que l’excommunication injuste doit empêcher de faire son devoir, qu’ensuite le cas proposé arrivera en France, et qu’en conséquence le pape excommuniera l’un des contendants et ceux qui soutiendront son parti, pensez-vous qu’alors il fût facile de faire comprendre votre subtile distinction entre l’excommunication injuste et l’excommunication fausse aux peuples, aux soldats, aux officiers, aux bourgeois, aux seigneurs, aux femmes, au gros du monde, de leur en prouver la différence, d’appliquer cette différence à l’excommunication fulminée, de les en bien convaincre, et tout cela dans le moment qu’il seroit question d’agir et de prendre les armes ? Voilà, mon père, de grands inconvénients ; et je n’en vois aucun à ne pas recevoir la censure dont il s’agit entre nous dans la bulle, que celui de ne pas laisser prendre au pape ce nouveau titre qu’il se donne à lui-même de pouvoir déposer les rois, dispenser leurs sujets du serment de fidélité, et disposer de leur couronne, contre les paroles formelles de Jésus-Christ et de toute l’Écriture. »

Cette courte exposition transporta le jésuite, parce qu’elle mettoit le doigt sur la lettre malgré ses cavillations et ses adresses. Il évita toujours de me rien dire de personnel, mais il rageoit ; et plus il se contenoit à mon égard, moins il le put sur la matière ; et, comme pour se dédommager de sa modération à mon égard, plus il s’emporta et se lâcha sur la manière de forcer tout le royaume à recevoir la bulle sans en modifier la moindre chose.

Dans cette fougue, où, n’étant plus maître de soi, il s’échappa à bien des choses dont je suis certain qu’il auroit après racheté très chèrement le silence, il me dit tant de choses sur le fond et sur la violence pour faire recevoir, si énormes, si atroces, si effroyables, et avec une passion si extrême, que j’en tombai en véritable syncope. Je le voyois bec à bec entre deux bougies, n’y ayant du tout que la largeur de la table entre-deux (j’ai décrit ailleurs son horrible physionomie) ; éperdu tout à coup par l’ouïe et par la vue, je fus saisi, tandis qu’il parloit, de ce que c’étoit qu’un jésuite, qui, par son néant personnel et avoué, ne pouvoit rien espérer pour sa famille, ni par son état et par ses vœux, pour soi-même, pas même une pomme ni un coup de vin plus que tous les autres, qui par son âge touchoit au moment de rendre compte à Dieu, et qui, de propos délibéré et amené avec grand artifice, alloit mettre l’État et la religion dans la plus terrible combustion, et ouvrir la persécution la plus affreuse pour des questions qui ne lui faisoient rien, et qui ne touchoient que l’honneur de leur école de Molina.

Ses profondeurs, les violences qu’il me montra, tout cela ensemble me jeta en une telle extase, que tout à coup je me pris à lui dire en l’interrompant : « Mon père, quel âge avez-vous ? » Son extrême surprise, car je le regardois de tous mes yeux qui la virent se peindre sur son visage, rappela mes sens, et sa réponse acheva de me faire revenir à moi-même. « Hé ! pourquoi, me dit-il en souriant, me demandez-vous cela ? L’effort que je me fis pour sortir d’un sproposito si unique, et dont je sentis toute l’effrayante valeur, me fournit une issue : « C’est, lui dis-je, que je ne vous avois jamais tant regardé de suite qu’en ce vis-à-vis et entre ces deux bougies, et que vous avez le visage si bon et si sain avec tout votre travail que j’en suis surpris. » Il goba la repartie, ou en fit si bien le semblant qu’il n’y a jamais paru ni lors ni depuis, et qu’il ne cessa point de me parler très souvent et presque en tous ses voyages de Versailles comme il faisoit auparavant, et avec la même ouverture, quoique je ne recherchasse rien moins. Il me répliqua qu’il avoit soixante-quatorze ans, qu’en effet il se portoit très bien, qu’il étoit accoutumé de toute sa vie à une vie dure et de travail ; et de là reprit où je l’avois interrompu.

Nous le fumes peu après, et réduits au silence, et à n’oser même remuer, par la compagnie que nous entendîmes entrer dans mon cabinet. Heureusement elle ne s’y arrêta guère, et Mme de Saint-Simon, qui n’ignoroit pas mon tête-à-tête, contribua à nous délivrer.

Plus de deux heures se passèrent de la sorte : lui, à payer de subtilités puériles pour le fond, d’autorité et d’impudence pour l’acceptation et pour la forme d’accepter ; moi, à ne plus remuer que des superficies, dans la parfaite conviction où il venoit de me mettre que les partis les plus désespérés et les plus enragés étoient pris et bien arrêtés. Nous nous séparâmes sans nous être persuadés : lui, me disant sur ce force gentillesses sur mon esprit, que je n’y étois pas, que je n’entendois pas la matière, que je ne m’arrêtois qu’à du spécieux futile, qu’il en étoit surpris, et qu’il me prioit d’y faire bien mes réflexions ; moi, de répondre rondement qu’elles étoient toutes faites, et que ma capacité ne pouvoit aller plus loin. Malgré cette franchise il parut lors et depuis fort content de moi, quoiqu’il n’en pût jamais tirer autre chose ; et je n’avois garde aussi de ne me pas montrer fort content de lui.

Je le fis sortir par la petite porte de derrière mon cabinet, en sorte que personne ne l’aperçut ; et dès que je l’eus refermée je me jetai dans une chaise comme un homme hors d’haleine, et j’y demeurai longtemps seul dans mon cabinet, à réfléchir sur le prodige de mon extase, et sur les horreurs qui me l’avoient causée.

Les suites en commencèrent incontinent après par l’assemblée des évêques à Paris ; et c’est ce qui appartient à l’histoire particulière de la constitution, à laquelle je les laisserai pour n’y revenir que lorsque j’aurai à y parler nécessairement de ce qui en aura passé par mes mains, ou, d’une manière également curieuse, sous mes yeux ou par mes oreilles.


  1. Le mot vatblé était consacré pour désigner le frère qui accompagnait un religieux.