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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/5

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CHAPITRE V.


Le roi tête à tête avec le chancelier, qui lui rapporte le procès d’entre M. de La Rochefoucauld et moi, m’adjuge toute préséance. — Mort de Saint-Chamant. — Tessé demandé par l’Espagne pour le siège de Barcelone. — Berwick choisi et Ducasse pour y mener une escadre. — Souveraineté manquée de la princesse des Ursins. — Palais qu’elle se prépare près d’Amboise, et ce qu’il devient. — Décadence de la princesse des Ursins dans l’esprit du roi et de Mme de Maintenon. — Princesse des Ursins gouvernante des infants. — Ses mesures pour se glisser en la place de la feue reine. — Générosité de Robinet, jésuite, confesseur du roi d’Espagne. — Princesse des Ursins se hâte de faire le mariage du roi d’Espagne avec la princesse de Parme ; ses raisons. — Situation du marquis de Brancas en Espagne. — Raisons qui le déterminent à demander d’aller passer quinze jours à Versailles ; il l’obtient. — Alarme de la princesse des Ursins. — Elle dépêche brusquement le cardinal del Giudice en France. — Brancas court après et le devance. — Quel étoit Giudice. — Brancas à Marly. — Giudice après lui avec son neveu Cellamare. — Caractère del Giudice. — Mort et caractère de la chancelière de Pontchartrain. — Mort de la reine douairière de Danemark. — Mort et caractère de l’évêque de Senlis. — Chamillart obtient un logement à Versailles. — Mort et caractère de Mme Voysin. — Caractère de Mme Desmarets. — Mort de Zurbeck. — Mort du président Le Bailleul, dont le fils obtient la charge. — Leur caractère.


J’ai eu trop souvent occasion de parler ici de la question de préséance qui étoit entre M. de La Rochefoucauld et moi, et des diverses choses qui s’y sont passées, principalement lors de ma réception au parlement, et à l’occasion de l’édit de 1711. Il suffira donc de se rappeler ici que M. de La Rochefoucauld ayant obtenu à force de cris que la question seroit revue et jugée de nouveau, comme si elle ne se le trouvoit pas dans cet édit de 1711, et enregistré, le roi s’en étoit réservé à lui seul le jugement, sans qui que ce soit avec lui que le chancelier seul pour rapporter l’affaire, à qui les parties sans autre formalité donneroient leurs mémoires signés d’eux-mêmes, et en recevroient la communication par lui. On a vu aussi ce qui s’étoit passé entre eux en conséquence. L’adresse de l’un étoit de piquer le roi de jalousie sur son autorité à l’égard du parlement ; et celle de l’autre de bien expliquer que ce qui regardoit le parlement dans l’enregistrement des lettres, et dans la réception des impétrants, étoit une forme nécessaire, mais émanée du roi même, et qui par conséquent n’intéressoit en rien son autorité.

Je fis seul mes mémoires. Je les rendis les plus courts qu’il me fut possible. Je tâchai de n’y rien omettre de ce qui servoit à une instruction parfaite, et de guérir le roi sur les soupçons qu’on essayoit de lui jeter, et qui m’avoient, comme on l’a vu, mis une fois au moment de perdre ma cause.

Enfin tous les mémoires étant remis de part et d’autre au chancelier, et n’y ayant plus rien de part et d’autre à répondre ni à ajouter, le chancelier prit l’ordre du roi pour le jugement.

Le dimanche de la Passion, 18 mars, le roi tint conseil d’État après sa messe, dîna au petit couvert, entendit le sermon, remonta chez lui, où il trouva le chancelier, comme il le lui avoit ordonné, pour lui rapporter l’affaire. Elle dura bien deux heures.

Je m’étois présenté devant le roi au retour du sermon, sans lui rien dire. Le hasard fit que, passant au bas du grand escalier pour monter par le petit qui donnoit dans la première antichambre, je vis le chancelier qui descendoit. Je m’arrêtai pour l’attendre et lui demander à quoi j’en étais. Il eut la malice de faire avec moi le chancelier pour la première fois de sa vie. Il me dit avec une gravité austère : « Monsieur, je ne puis parler. » Je fus assez simple pour en demeurer interdit. Je le laissai passer, et quelques instants après je le suivis. J’entrai dans son cabinet comme il changeoit de robe. « Eh bien ! monsieur, lui dis-je, au moins sommes-nous jugés ? » La malignité le possédoit encore. De ce même ton, du bas du degré : « Oh ! pour cela, oui, monsieur, me répondit-il, pour jugés, vous l’êtes, et vous l’êtes entièrement sur tout ; » et fixant des yeux tristes et sévères sur moi, « et jugés sans retour. » L’air, le ton, les paroles si différentes pour moi de ce qu’il avoit accoutumé, me glacèrent. Je savois qu’il étoit pour moi ; il eut l’art de me persuader qu’il avoit été tondu, que le roi avoit prononcé contre moi malgré lui, et que c’étoit le chagrin d’être tondu qui le rendoit tel que je le trouvois. Je me tus dans la plus mortelle angoisse tandis que les valets de chambre achevoient de sortir. Dès que la porte fut fermée : « De grâce, monsieur, lui dis-je, suis-je mort ? apprenez-moi mon sort. » Il se prit à rire, m’embrassa, et me dit que j’avois gagné en plein, en tout et partout.

Il est difficile d’ôter en un instant à quelqu’un une meule plus pesante. Je l’embrassai encore, et le baisai comme on baise une maîtresse, en lui reprochant sa méchanceté qui m’avoit pensé faire mourir. Il m’avoua qu’il avoit voulu se divertir un moment, et se payer par là de toute la peine que je lui avois donnée. On peut juger que je lui pardonnai. À mon tour j’avouerai que je sentis une grande joie et un grand soulagement.

J’allai aussitôt tirer Mme de Saint-Simon de peine, et de là attendre le roi à la sortie de son cabinet comme il alloit passer chez Mme de Maintenon. Dès qu’on m’y vit, chacun comprit que j’avois gagné, mais on étoit curieux si j’avois emporté la cour avec le parlement, dont on n’avoit pas douté, et M. de La Rochefoucauld si peu lui même, qu’il n’est rien qu’il n’eût tenté pour m’engager jusque dans les fins de nous accommoder de la sorte, ce que j’avois toujours constamment refusé. J’essuyai donc presque autant de questions que de compliments, mais je fus froid et modeste, et je me contentai de répondre court que j’étois content, et, quand on l’est autant que je l’étois, cela est aisé à faire.

Comme le roi sortit, je lui fis ma révérence et mon remerciement. « Monsieur, me dit le roi, vous avez tout gagné, et je suis bien aise de vous avoir fait plaisir en faisant justice. » Comme je ne m’étois ni expliqué ni ouvert à pas une des questions qu’on m’avoit faites, les oreilles avoient été très attentives à la réponse du roi qui courut aussitôt de bouche en bouche, et nouveaux compliments. Je ne cachai plus que j’avois pleinement gagné, mais j’eus grand soin de continuer à être modeste, et de me dérober au monde qui se réjouissoit avec moi, peut-être avec chagrin, sûrement, au moins pour la plupart, sans y prendre la moindre part que celle de la curiosité de m’examiner.

M. de La Rochefoucauld fut outré et tout ce qui tenoit à lui. Quoiqu’il ne pût ignorer sa situation personnelle avec le roi, la faveur de son père l’avoit accoutumé à ne douter de rien de ce qui étoit affaire. Il n’avoit rien oublié sur celle-ci, jusqu’aux artifices les plus propres à entraîner le roi par l’intérêt d’une autorité qui étoit son idole, et il s’en étoit tout promis, au moins qu’à la cour la préséance lui demeureroit. Il alla donc chez le chancelier fort peu après que j’en fus sorti, qui me conta le lendemain qu’il en avoit essuyé d’étranges lamentations.

Deux jours après j’eus mon arrêt. Plus j’étois content, plus je voulus outrer les procédés honnêtes. J’allai à Paris, et je pris mon temps d’aller à l’hôtel de La Rochefoucauld, que je m’étois assuré de n’y trouver personne. Je leur fis dire que j’y étois allé pour le prier de ne pas trouver mauvais que je leur fisse signifier l’arrêt. Mme de La Rochefoucauld surtout étoit enragée ; ils auroient voulu au moins pouvoir crier sur les procédés L’arrêt fut signifié, puis enregistré au parlement et la contestation finie. Le commerce très fréquent et très libre l’étoit devenu beaucoup moins entre les deux beaux-frères et moi depuis la mort de la duchesse de Villeroy. La reprise de cette dispute le rendit encore plus froid et plus rare, et cette fin l’éteignit tout à fait ; on en demeura aux simples bienséances des rares occasions. J’avois mon compte, je m’en consolai. On verra dans la suite que cette aigreur secrète les conduisit fort mal.

Saint-Chamant mourut à la campagne où il s’étoit retiré depuis longtemps. Il avoit été lieutenant des gardes du corps. Il commanda le détachement de la maison du roi qui conduisit la reine d’Espagne, fille de Monsieur, à la frontière. La reine allongea ce voyage tant qu’elle put. Saint-Chamant étoit fort bien fait ; il avoit de l’esprit, encore plus d’audace ; la reine peu d’expérience, de ménagement, de contrainte. Tout cela fit un grand bruit à la cour et retentit fort en Espagne, qui y fit grand tort à la reine, et qui perdit Saint-Chamant ici.

M. de Berwick fut nommé pour aller faire au roi d’Espagne les compliments de condoléance ; il s’agissoit du siège de Barcelone, et de soumettre les Catalans qui tenoient bon malgré la paix, et qui sous main étoient secourus. Mme des Ursins s’étoit trop bien trouvée du flexible et courtisan Tessé pour vouloir un autre général, et le faisoit demander par le roi d’Espagne. Tessé, qui n’avoit plus rien à gagner en ce pays-là, ne se soucioit point d’être chargé d’une si forte expédition. Le roi et Mme de Maintenon, par des raisons qu’il sera bientôt temps de développer, préférèrent le duc de Berwick à tout autre, qui, outre sa capacité, sa bonne volonté et son expérience d’Espagne, étoit depuis longtemps fort mal avec Orry pour l’avoir traité souvent comme il le méritoit, et par conséquent fort peu au gré de Mme des Ursins, qui le trouvoit droit, ferme, libre, barre de fer, toutes qualités qu’elle n’aimoit pas à rencontrer, surtout dans un général d’armée. Le roi donna quinze bataillons au duc de Berwick ; et Ducasse fut chargé du commandement de l’escadre, qui porta tous les besoins du siège, que sa maladie et, après, les vents contraires retardèrent assez.

Il faut maintenant voir dans les Pièces ce qui se passa sur la souveraineté que la princesse des Ursins voulut obtenir par le traité de paix, qui en fut si longtemps et si scandaleusement arrêté par le roi d’Espagne. Elle y avoit tellement compté, et de l’échanger après avec le roi pour la Touraine et le pays d’Amboise, et y venir jouir de cette nouvelle grandeur, qu’elle avoit chargé son fidèle Aubigny de lui acheter un terrain près d’Amboise, situé à souhait, d’y bâtir un vaste palais, avec des basses cours et des communs pour une cour, de le meubler avec magnificence, de n’y épargner ni dorures ni peintures, de l’accompagner des plus beaux jardins et de ne s’y soucier d’aucun fief ni d’aucune seigneurie, parce que la souveraine du pays n’en avoit pas besoin. Aubigny méprisé à Utrecht où il étoit allé négocier cette souveraineté, et où il n’avoit jamais pu passer les antichambres, relevé par Bournonville, comme on l’a vu, étoit revenu à Paris et en Touraine, et travailloit à force à ce magnifique bâtiment. Il fut mené si vite qu’il se trouva presque achevé lorsque la corde cassa sur la souveraineté ; et, pour n’avoir plus à revenir à cette folie, d’Aubigny, voyant que cela ne pouvoit plus servir à ce que sa maîtresse s’étoit proposé, retrancha tout ce qui pouvoit encore l’être, acheta comme il put quelques fiefs, pour qu’un si beau lieu ne fût pas absolument dans l’état d’une guinguette, et Mme des Ursins, honteuse après de ce pot au lait de la bonne femme, laissa le tout à d’Aubigny, pas assez seigneur pour remplir le lieu, mais suffisamment riche pour y bien recevoir le voisinage et les passants. Il y a passé le reste de sa vie, aimé et considéré dans le pays, avec assez d’esprit pour avoir laissé en Espagne ses grands airs et ses plus hautes espérances. Ce lieu s’appelle [Chanteloup], et a passé à Mme d’Armentières, fille d’Aubigny. C’est un des beaux et des plus singuliers lieux de France, et le plus superbement meublé.

Cette souveraineté, dont Mme de Maintenon se trouvoit si peu à portée, la choqua. Cette extrême différence offensa son orgueil, en lui faisant sentir la distance des rangs et des naissances, qui étoient la base d’un si grand essor. Elle sentit avec jalousie que le crédit sans mesure qui portoit Mme des Ursins si haut n’étoit que l’effet de la protection qu’elle lui avoit donnée. Elle ne put souffrir qu’elle en abusât au point de s’élever si fort au-dessus d’elle, et que cette souveraineté elle l’établît et en jouît sous ses yeux. Le roi sentit aussi tout l’excès de ce dessein, mais il fut aussi piqué d’en voir la paix retardée, de se trouver obligé à prendre des ménagements, et à la fin forcé de ne plus rien ménager, de fâcher le roi d’Espagne, de menacer, de parler en père et en maître, et de faire conclure la paix sans cette souveraineté, malgré son petit-fils qui n’en vouloit point démordre, et qui ne céda qu’à l’impuissance de tenir contre tant d’ennemis, abandonné de la France, et pour un si bizarre et si mince sujet. On peut juger aussi quelle fut la rage de Mme des Ursins, après avoir poussé sa pointe jusqu’à une opiniâtreté si démesurée, s’être donnée en spectacle à toute l’Europe, et ne remporter que le mépris et la honte d’une si folle entreprise Telle fut la pierre d’achoppement entre les deux modératrices suprêmes de la France et de l’Espagne. Telle fut aussi la raison de la préférence de Berwick sur Tessé. Depuis cet essor de souveraineté, le concert ne fut plus le même entre Mme de Maintenon et Mme des Ursins. Mais cette dernière étoit parvenue à un point en Espagne, qu’elle crut pouvoir plus qu’aisément s’en passer.

On a vu avec quel art elle avoit sans cesse isolé le roi d’Espagne, jusqu’à quel point elle l’avoit enfermé avec la reine, et rendu inaccessible, non seulement à sa cour, mais à ses grands officiers, a ses ministres, jusqu’aux valets les plus nécessaires, en sorte qu’il n’étoit servi que par trois ou quatre, qui étoient François et tout à elle. Le prétexte de la douleur de la mort de la reine continua cette solitude ; et la retraite au palais de Medina-Celi fut préférée à celle du Buen-Retiro, pour être plus resserrée dans un lieu infiniment moins étendu que ce palais royal, où la cour pouvoit abonder, et où il auroit été plus embarrassant de ne laisser approcher le roi de personne. Elle prit elle-même la place de la reine ; et pour avoir une sorte de prétexte d’être au près du roi dans la même solitude, elle se fit nommer gouvernante de ses enfants. Mais, pour y être toujours, et qu’on ne pût savoir quand ils étoient l’un chez l’autre, elle fit faire un corridor de bois depuis le cabinet du roi jusque dans l’appartement de ses enfants dans lequel elle logeoit, pour pouvoir passer de l’un à l’autre sans cesse sans être aperçus, et sans traverser un long espace de pièces qui étoient entre-deux, et qui étoient remplies de courtisans. Ainsi on ne savoit jamais si le roi étoit seul ou avec Mme des Ursins, ni elle de même, lequel des deux étoit chez l’autre, ni quand, ni combien ils étoient ensemble. Cet appentis couvert et vitré fut ordonné avec tant de hâte, qu’avec toute la dévotion du roi, les fêtes et les dimanches ne furent point exceptés de ce travail. Il déplaisoit extrêmement à toute la cour, qui en sentoit l’usage, et jusqu’à ceux qui le dirigeoient. Le contrôleur des bâtiments, qui avoit ordre d’y faire travailler fêtes et dimanches, demanda un jour dans une de ces pièces où la cour étoit, et que Mme des Ursins étoit si pressée d éviter, il demanda, dis-je, au P. Robinet, confesseur du roi, et le seul excellent qu’il ait eu, s’il feroit travailler le lendemain dimanche et le surlendemain fête de la Vierge. Robinet répondit que le roi ne lui en avoit point parlé ; et à une seconde instance fit même réponse. À la troisième il ajouta qu’il attendroit que le roi lui en parlât. Enfin excédé d’une quatrième, la patience lui échappa, et il répondit que, si c’étoit pour détruire l’ouvrage commencé, il croyoit qu’on y pourroit travailler le propre jour de Pâques, mais que pour continuer ce corridor, il ne pensoit pas que cela se pût un dimanche ni une fête. Toute la cour applaudit ; mais Mme des Ursins, à qui ce propos ne tarda pas à être rapporté, en fut très irritée.

On soupçonna qu’elle pensoit à plus qu’à devenir l’unique compagnie du roi. Il avoit plusieurs princes. On sema des discours qui parurent équivoques, et qui effrayèrent : il se débita que le roi n’avoit plus besoin de postérité avec toute celle dont il avoit plu à Dieu de le bénir, mais seulement d’une femme, et qui pût les gouverner. Non contente de passer toutes les journées avec le roi, et comme la feue reine de ne le laisser travailler avec ses ministres qu’en sa présence, la princesse des Ursins comprit qu’il falloit rendre cette conduite durable en s’assurant du roi dans tous les moments. Il étoit accoutumé à prendre l’air, et il en étoit d’autant plus affamé qu’il étoit demeuré fort enfermé dans les derniers temps de la reine, et dans les premiers qui avoient suivi sa mort. Mme des Ursins choisit quatre ou cinq hommes pour accompagner le roi privativement à tous autres, même à ses officiers grands ou autres les plus nécessaires. Chalois, Masseran, Robecque et deux ou trois autres sur la servitude de qui elle pouvoit compter, furent nommés pour suivre le roi toutes les fois qu’il sortoit. On les appela recreadores du roi, ceux qui étoient chargés de l’amuser. Avec tant de mesures, d’obsession, de discours préparatoires, jetés avec soin, on ne douta pas qu’elle n’eût le projet de l’épouser, et l’opinion ainsi que la crainte en devint générale ; le roi son grand-père en fut vivement alarmé, et Mme de Maintenon, qui n’avoit jamais pu parvenir à être déclarée après en avoir frisé le moment de bien près par deux fois, en fut poussée à bout de jalousie. Cependant, si Mme des Ursins s’en flatta, ce ne fut pas pour longtemps.

Le roi d’Espagne toujours curieux de nouvelles de France en demandoit souvent à son confesseur, le seul homme à qui il pût parler qui ne fût pas à Mme des Ursins. L’habile et le hardi Robinet, aussi inquiet que personne des progrès du dessein dont personne ne doutoit dans les deux cours de France et d’Espagne, se laissa pousser de questions dans une embrasure de fenêtre où le roi l’avoit attiré, et fit le réservé et le mystérieux pour exciter la curiosité davantage : quand il la vit au point où il la vouloit, il dit au roi que puisqu’il le forçoit il lui avoueroit que ses nouvelles de France étoient conformes à toutes celles de Madrid, où on ne doutoit plus qu’il ne fît à la princesse des Ursins l’honneur de l’épouser. Le roi rougit et répondit brusquement : « Oh ! pour cela, non, » et le quitta.

Soit que la princesse des Ursins fût informée de cette vive repartie, ou qu’elle désespérât déjà du succès, elle tourna court, et jugeant que cet état d’interstice au palais de Medina-Celi ne pouvoit durer toujours, résolut de s’assurer du roi par une reine qui lui dût un si grand mariage, et qui n’ayant aucun soutien se jetât entre ses bras par reconnoissance et par nécessité. Dans cette vue elle s’ouvrit à Albéroni qui, depuis la mort du duc de Vendôme, étoit demeuré à Madrid chargé des affaires de Parme, et lui proposa le mariage de la princesse, fille de la duchesse de Parme, et du feu duc, frère du régnant, qui avoit épousé la veuve de son frère.

Albéroni eut peine à croire ses oreilles ; une alliance si disproportionnée lui parut d’autant plus incroyable, qu’il n’espéra pas que la cour de France y pût consentir, et qu’il crut encore moins qu’on osât la conclure sans elle. En effet, une personne issue de double bâtardise, d’un pape par père, d’une fille naturelle de Charles-Quint par mère, fille d’un petit duc de Parme, et d’une mère tout autrichienne sœur de l’impératrice douairière, de la reine d’Espagne douairière, dont on étoit si mécontent, et qu’on avoit fait passer de l’exil de Tolède à la relégation de Bayonne, de la reine de Portugal, qui avoit déterminé le roi son mari à recevoir l’archiduc à Lisbonne, et à porter là guerre en Espagne, n’étoit pas un parti auquel il fût vraisemblable de songer pour en faire une reine d’Espagne.

Rien de tout cela néanmoins n’arrêta la princesse des Ursins ; son intérêt pressant fut sa considération la plus forte ; elle disposoit de la volonté du roi d’Espagne, elle sentoit tout le changement du roi et de Mme de Maintenon pour elle, elle n’en espéroit plus de retour : elle crut même devoir s’appuyer contre l’autorité qui l’avoit si puissamment établie, et qui auroit pu la détruire, et ne s’occupa plus qu’à brusquer un mariage dont elle se promettoit tout, et de faire de la nouvelle reine le même usage qu’elle avoit fait de celle qu’elle venoit de perdre. Le roi d’Espagne étoit dévot, il avoit besoin d’une femme, la princesse des Ursins étoit d’un âge où ses agréments n’étoient plus que de l’art : en un mot, elle mit Albéroni en besogne, et on peut croire qu’elle ne fut pas difficile dès l’instant qu’on put les persuader à Parme qu’elle étoit sérieuse, et qu’on ne se moquoit pas d’eux. Orry, toujours un avec Mme des Ursins et le tout-puissant par elle, fut le seul confident de cette importante affaire.

Le marquis de Brancas étoit lors ambassadeur de France à Madrid, comme on l’a vu en son temps. Il s’étoit flatté de la grandesse au sortir de Girone, il avoit été tout près de l’obtenir. Il crut toujours que Mme des Ursins l’avoit fait changer en Toison, et il ne lui avoit pas pardonné cet échange. Il étoit tout à Mme de Maintenon. On a vu ailleurs par quelles rares conjonctures il en avoit obtenu la protection, que son adroite mère et lui avoient bien su cultiver et conserver. Par cela même il étoit fort suspect à la princesse des Ursins, qui d’ailleurs se doutoit bien de la dent qu’il lui gardoit de sa grandesse manquée : elle ne lui laissoit aucun accès, et avoit les yeux fort ouverts sur toute sa conduite. Brancas voyoit et n’ignoroit rien de tout ce qui se passoit. Le confesseur s’expliquoit à ce client de sa compagnie de ses inquiétudes sur la conduite de la princesse des Ursins, et les principaux d’une cour universellement mécontente alloient décharger leur cœur avec lui, dans la pensée qu’il n’y avoit que la France qui pût mettre ordre à la situation de l’Espagne. Brancas en sentit toute l’importance, mais instruit par l’aventure de l’abbé d’Estrées, craignant même pour ses courriers, il prit le parti de mander au roi qu’il avoit pressamment à lui rendre compte d’affaires les plus importantes, qui ne se pouvoient confier au papier, et qui exigeoient qu’il lui permit d’aller passer quinze jours à Versailles. La réponse fut la permission qu’il demandoit, mais avec ordre de s’arrêter où il rencontreroit le duc de Berwick sur la route, qui alloit faire le siège de Barcelone, pour conférer avec lui.

Mme des Ursins, qui trouvoit toujours moyen d’être instruite de tout, la fut non seulement du voyage de Brancas, mais encore de l’ordre qu’il avoit reçu de conférer avec Berwick ; elle en fut alarmée : elle fit presser par le roi d’Espagne le départ du maréchal comme si tout eût été prêt pour le siège de Barcelone, pour éviter que Brancas le rencontrât en chemin. Elle fit disposer seize relais de mules sur le chemin de Bayonne, et fit tout à coup partir pour France, le jeudi saint, le cardinal del Giudice, grand inquisiteur et ministre d’État, qui eut pour elle cette basse complaisance. C’étoit coup double : le cardinal étoit à ses ordres, mais un cardinal-ministre et grand inquisiteur l’embarrassoit, elle s’en délivroit au moins pour un temps de la sorte, en attendant mieux, et par le poids de sa pourpre et de ses établissements en Espagne, elle en donnoit à la commission dont elle le chargeoit, et prévenoit Brancas, ce qui en notre cour n’étoit pas un point médiocre. Brancas qui en sentoit toute l’importance le suivit dès le vendredi saint, et fit si bien qu’il l’atteignit à Bayonne la nuit qu’il y étoit couché : Il chargea, en passant tout droit, le commandant, qui étoit Dudoncourt, d’amuser et de retarder le cardinal tout le lendemain tant qu’il pourroit, gagna pays et arriva à Bordeaux avec vingt-huit chevaux de poste qu’il emmena de partout avec lui pour les ôter au cardinal. Il arriva de la sorte deux jours plus tôt que lui à Paris, d’où il alla aussitôt à Marly, où le roi étoit, lui rendre compte des affaires qui l’avoient amené si roide ; il en eut une longue audience avec Torcy en tiers, et un logement pour le reste du voyage.

Le cardinal del Giudice se reposa quatre ou cinq jours à Paris, puis vint de Paris chez Torcy à Marly qui le mena dans le cabinet du roi à l’issue de son lever. Il lui présenta le prince de Cellamare, fils du duc de Giovenazzo son frère, grand d’Espagne et conseiller d’État assez considéré à Madrid ; Cellamare sortit aussitôt du cabinet, et le cardinal y demeura seul avec le roi et Torcy une bonne heure. Torcy lui donna à dîner ; au sortir de table, ils retournèrent à Paris. Le cardinal, à ce que longtemps depuis Torcy m’a compté, fut un peu embarrassé de sa personne ; il n’étoit chargé d’aucune affaire ; toute sa mission n’alloit qu’à louer Mme des Ursins et se plaindre du marquis de Brancas. Ces louanges de Mme des Ursins n’étoient que vagues ; elle ne comptoit pas assez sur le cardinal pour lui avouer la situation où elle se trouvoit en notre cour, et pour le charger de rien à cet égard, de sorte que la matière fut bientôt épuisée. Sur le marquis de Brancas il n’y avoit nul fait à alléguer ; son crime étoit de voir trop clair, et de n’être pas dévoué à la princesse

Le cardinal étoit un homme d’esprit, de cour, d’affaires et d’intrigue, qui sentoit pour un homme de son état et de son poids le vide de sa commission, et qui en étoit peiné. Il parut d’une conversation aimable, d’une société aisée, écartant les embarras du rang et du personnage, et il fut fort goûté et recueilli par la bonne compagnie. Il se rendit assidu auprès du roi sans l’importuner d’audiences qu’il n’avoit pas matière à remplir, et à tout son manège il donna lieu de soupçonner qu’il se doutoit de la décadence de la princesse des Ursins dans notre cour, et qu’il cherchoit à s’en attirer l’estime et la confiance pour, à l’appui du roi, devenir premier ministre en Espagne ; mais nous verrons bientôt que la marotte ultramontaine de sa charge, de son chapeau, rompirent toutes ses mesures. Tout le succès de son voyage se borna à empêcher Brancas de retourner en Espagne, et quoique bien sans concert, Brancas fut de moitié avec lui : il n’avoit rien à espérer de cette cour dans la situation où il étoit avec Mme des Ursins, et il n’étoit pas homme à perdre sciemment son temps. Il a fallu conduire jusqu’ici cette affaire de suite ; il faut maintenant un peu retourner sur nos pas.

Il y avoit longtemps que la chancelière étoit menacée d’une hydropisie de poitrine après un asthme de presque toute sa vie. Elle étoit fille de Maupeou, président d’une des chambres des enquêtes et peu riche, mais bon parti pour Pontchartrain qui l’étoit encore moins quand elle l’épousa. On ne peut guère être plus laide, mais avec cela une grosse femme, de bonne taille et de bonne mine, qui avoit l’air imposant, et quelque chose aussi de fin. Jamais femme de ministre ni autre n’eut sa pareille pour savoir tenir une maison, y joindre plus d’ordre à toute l’aisance et la magnificence, en éviter tous les inconvénients avec le plus d’attention, d’art et de prévoyance, sans qu’il y parût, et y avoir plus de dignité avec plus de politesse, et de cette politesse avisée et attentive qui sait la distinguer et la mesurer, en mettant tout le monde à l’aise. Elle avoit beaucoup d’esprit sans jamais le vouloir montrer, et beaucoup d’agrément, de tour et d’adresse dans l’esprit, et de la souplesse, sans rien qui approchât du faux, et quand il le falloit, une légèreté qui surprenoit ; mais bien plus de sens encore, de justesse à connoître les gens, de sagacité dans ses choix et dans sa conduite, que peu d’hommes même ont atteint comme elle de son temps. Il est surprenant qu’une femme de la robe qui n’avoit vu de monde qu’en Bretagne, fût en si peu de temps au fait aux manières, à l’esprit, au langage de la cour ; elle devint un des meilleurs conseils qu’on pût trouver pour s’y bien gouverner. Aussi y fut-elle dans tous les temps d’un grand secours à son mari, qui tant qu’il la crut n’y fit jamais de fautes, et ne se trompa en ce genre que lorsqu’il s’écarta de ses avis. Avec tout cela elle avoit trop longtemps trempé dans la bourgeoisie pour qu’il ne lui en restât pas quelque petite odeur. Elle avoit naturellement une galanterie dans l’esprit raffinée, charmante, et une libéralité si noble, si simple, si coulant de source, si fort accompagnée de grâces qu’il étoit impossible de s’en défendre. Personne ne s’entendoit si parfaitement à donner des fêtes. Elle en avoit tout le goût et toute l’invention, et avec somptuosité et au dehors et au dedans, mais elle n’en donnoit qu’avec raisons et bien à propos, et tout cela avec un air simple, tranquille et sans jamais sortir de son âge, de sa place, de son état, de sa modestie. La plus secourable parente, l’amie la plus solide, la plus effective, la plus utile, la meilleure en tous points et la plus sûre. Délicieuse à la campagne et en liberté ; dangereuse à table pour la prolonger, pour se connoître en bonne chère sans presque y tâter, et pour faire crever ses convives ; quelquefois fort plaisante sans jamais rien de déplacé ; toujours gaie quoique quelquefois elle ne fût pas exempte d’humeur. La vertu et la piété la plus éclairée et la plus solide, qu’elle avoit eue toute sa vie, crût toujours avec la fortune. Ce qu’elle donnoit de pensions avec discernement, ce qu’elle marioit de pauvres filles, ce qu’elle en faisoit de religieuses, mais seulement quand elle s’étoit bien assurée de leur vocation, ce qu’elle en déroboit aux occasions, ce qu’elle mettoit de gens avec choix et discernement en état de subsister, ne se peut nombrer.

Sa charité mérite ce petit détail : sortant un dimanche de la grand’messe de la paroisse de Versailles avec Mme de Saint-Simon, elle s’amusa en chemin. Mme de Saint-Simon, qui étoit pressée, parce qu’elle devoit aller dîner chez Monseigneur à Meudon avec Mme la duchesse de Bourgogne, la hâtoit, et lui demanda avec surprise ce que c’étoit qu’une petite fille du bas peuple avec qui elle s’étoit arrêtée. « Ne l’avez-vous pas trouvée fort jolie ? lui dit la chancelière : elle m’a frappée en passant. Je lui ai demandé qui étoient ses parents. Cela meurt de faim, cela a quatorze ou quinze ans. Jolie comme elle est, elle trouvera aisément pratique. La misère fait tout faire. Je l’ai un peu langueyée ; demain matin elle viendra chez moi ; et tout de suite je la paquetterai en lieu où elle sera en sûreté, et apprendra à gagner sa vie. »

Voilà de quoi cette femme-là étoit sans cesse occupée sans qu’elle le parût jamais : car elle ne l’auroit pas dit à une autre qu’à Mme de Saint-Simon, qu’elle regardoit comme une autre elle-même. Outre tout ce qui vient d’être dit, ses aumônes réglées étoient abondantes ; les extraordinaires les surpassoient. Elle avoit toute une communauté à Versailles, de trente à quarante jeunes filles pauvres qu’elle élevoit à la piété et à l’ouvrage, qu’elle nourrissoit et entretenoit de tout, et qu’elle pourvoyoit quand elles étoient en âge. Elle avoit fondé avec le chancelier et bâti un hôpital à Pontchartrain, où tout le spirituel et le temporel abondoit, où ils alloient souvent servir les pauvres, et qui leur coûta plus de deux cent mille livres, et de l’entretien duquel ils n’étoient pas quittes à huit ni à dix mille livres par an. De tant de bonnes œuvres il n’en paraissoit que cet hôpital et sa communauté de Versailles, qui ne se pouvoient cacher et dont encore on ne voyoit que l’écorce. Tout le reste étoit enseveli dans le plus profond secret. Elle donnoit ordre à tout les matins, et aux choses domestiques, et il n’étoit plus mention de rien après, et tout dans une règle admirable.

Mais l’année 1709 la trahit. La disette et la cherté fit une espèce de famine. Elle redoubla ses aumônes, et, comme tout mouroit de faim dans les campagnes, elle établit des fours à Pontchartrain, des marmites et des gens pour distribuer des pains et des potages à tous venants, et de la viande cuite à la plupart tant que le soleil étoit sur l’horizon. L’affluence fut énorme. Personne ne s’en alloit sans emporter du pain de quoi nourrir deux ou trois personnes plusieurs jours, et du potage pour une journée. Ce concours a eu bien des journées de trois mille personnes, et avec tant d’ordre que nul ne se pressoit, ne passoit son tour d’arrivée, et avec tant de paix qu’on n’eût pas dit qu’il y eût plus de cinquante personnes. Plus la donnée avoit été nombreuse, plus la chancelière étoit aise, et cela dura six à sept mois de la sorte.

Le chancelier, ravi de faire aussi ces bonnes œuvres, l’en laissoit entièrement maîtresse. Leur union, leur amitié, leur estime étoit infinie et réciproque. Ils ne se séparoient de lieu que par une rare nécessité, et ils couchoient partout dans la même chambre. Ils avoient mêmes amis, mêmes parents, même société. En tout ils ne furent qu’un. Ils le furent bien aussi dans les regrets de leur première belle-fille, dont jamais ils ne purent se consoler. Telle fut la chancelière de Pontchartrain, que Dieu épura de plus en plus par de longues et pénibles infirmités, qui finirent par une hydropisie de poitrine, qu’elle porta avec une patience, un courage et une piété qui fut l’exemple de la cour et du monde. Elle s’en sépara entièrement au milieu de Versailles plusieurs mois avant sa mort, pour ne voir plus que sa plus étroite famille, Mme de Saint-Simon et des gens de bien, uniquement occupée jour et nuit de son salut. Elle y mourut le jeudi 12 avril, à […….], à […….] ans, universellement regrettée de toute la cour, qui l’aimoit et la respectoit, et pleurée des pauvres presque avec désespoir. Le chancelier alla cacher le sien dans son petit appartement de l’institution de l’Oratoire. Jamais Mme de Saint-Simon et moi n’eûmes de meilleure amie. Nous en fûmes amèrement touchés. Son fils fut le seul de toute la famille qui essuya cette perte avec tranquillité, et même des domestiques.

La reine douairière de Danemark mourut en ce même temps. Elle étoit Hesse, et petite-fille de la fameuse landgrave, dont le courage, l’âme haute et guerrière et l’attachement à la France ont tant fait parler d’elle. Elle étoit cousine germaine de Madame.

L’évêque de Senlis mourut aussi. Il étoit frère de Chamillart, le meilleur et le plus imbécile des hommes, dont le visage et le maintien ne le témaignoient guère moins que le discours. Sans quoi que ce soit de l’orgueil ni de l’impertinence si ordinaire aux enfants, aux frères, aux proches des ministres, c’étoit une fatuité de bonté et de confiance qui le persuadoit de l’amitié de tout le monde, qui le rendoit libre et caressant. Il étoit ravissant sur M. le Prince qui lui faisoit mille bassesses qu’il prenoit toutes pour soi, et avec grand soin de bien faire entendre que la place de son frère n’y avoit aucune part, que M. le Prince étoit le meilleur homme du monde, le plus agréable voisin, et qu’il ne comprenoit pas qu’on pût le trouver autrement ; mais quand la place du frère fut perdue, les bonnes grâces et les prévenances de M le Prince s’évanouirent avec elle. Il n’alloit plus le voir, il ne l’attiroit plus à Chantilly. Il l’en bannit bientôt par ses manières. Plus de présents de gibier, plus de liberté à ses gens de chasser même chez leur maître. Le pauvre homme ne put digérer ce changement qui lui fut peut-être plus sensible que la chute de son frère, parce qu’il lui montroit sa sottise. Pendant la faveur, ses nièces et tout ce qui le voyoit en familiarité se moquoit de lui grossièrement, et il le comprenoit si peu, qu’il en riait le premier. Son frère même s’en divertissoit quelquefois. Avec tout cela tout le monde l’aimoit tant il étoit bon homme. Il ne savoit rien, mais des mœurs excellentes, peut-être avoit-il conservé son innocence baptismale. C’étoit un homme à mettre bien richement à Mende ou à Auch, et à l’y confiner pour qu’on ne le vît jamais. Son frère fit la sottise de le faire passer de Dol à Senlis, de le mettre à la cour, de l’y attacher à la mort de M. de Meaux par la charge de premier aumônier de Mme la Dauphine, où il fut la risée de toutes ses dames ; enfin de le mettre de l’Académie française en sa place, qui avoit eu la misère de l’élire. Cela combla toute mesure parce qu’il se crut bel esprit. Chamillart écrivit au roi pour lui demander le logement qu’il avoit conservé, et l’obtint aussitôt. Ce qui montra que le goût du roi n’étoit pas affaibli, malgré Mme de Maintenon et toutes les machines qui le dépostèrent.

Mme Voysin mourut à Paris d’une assez longue maladie : pourroit-on croire, si on ne le savoit, que ce fut de chagrin, unie comme elle étoit avec son mari, et dans l’état radieux où il étoit, et qu’il ne devoit qu’à elle ? On a vu (t. VII, p. 254) quelle étoit cette femme, et à quel point elle fut utile à Voysin, qui sans elle n’avoit rien qui pût lui faire faire fortune qu’il ne mérita jamais, beaucoup moins une aussi démesurée qui l’a enfin porté à la tète de la guerre et de la robe. Mme de Maintenon étoit changeante : elle n’avoit mis le mari en place que pour avoir sa femme à la cour. Outre qu’elle les comptoit tous et avec raison à elle sans réserve, ce qu’elle brassa depuis par lui pour M. du Maine ne pouvoit entrer dans ses vues, alors que la petite vérole et le poison n’avoient pas détruit la maison royale, et que les princes du sang d’âge étoient encore pleins de vie. Mme Voysin eut dans les premiers temps de son arrivée à la cour toute la faveur de Mme de Maintenon et toute sa confiance. Elle ne s’aperçut pas assez tôt qu’il ne falloit pas rassasier d’elle. L’indigestion vint peu à peu. Toute la faveur, toute la confiance passa de la femme au mari. Elle le trouva homme à tout faire, et que pour lui plaire aucune considération ne l’arrêteroit. Cela soutint quelque temps sa femme, mais le goût étoit passé. Tout ce qui lui avoit tant plu en elle, commença à lui être à charge ou à lui paroître ridicule. Son assiduité, ses empressements, ses flatteries l’importunèrent ; ses douceurs et ses complaisances la dégoûtèrent. Son vêtement et sa coiffure imitée de la sienne lui semblèrent ridicules. Mme Voysin commençoit à sentir sa décadence, lorsque sa jalousie de Mme Desmarets acheva de la perdre.

Vauxbourg, conseiller d’État, d’une vertu, d’une probité, d’une piété rare dans tous ses emplois, où il s’étoit montré assez capable, étoit frère aîné de Desmarets, et il avoit épousé la sœur de Voysin. Cette alliance des deux ministres réussit assez bien entre-deux, mais ne put concilier leurs femmes. Mme Desmarets, grande, bien faite, toujours bien mise sans affectation, avoir un air simple, naturel et, avec de l’esprit, beaucoup de monde, rien du tout de bourgeois, un air et des manières nobles, un dehors de franchise qui n’étoit pas sans art, mais cet art n’étoit pas sans duplicité. Ses soins et ses respects pour Mme de Maintenon étoient sans bassesse. Elle se ménagea toujours si bien à l’approcher, que, bien loin de lui devenir à charge, elle eut l’adresse de s’en faire toujours désirer. Tout cela étoit bien loin de l’air doucereux, composé, préparé et de l’extrême bourgeoisie de Mme Voysin : aussi en fut-elle coulée à fond. Elle ne put soutenir une disgrâce personnelle ni une rivale d’autant plus odieuse qu’elle n’y trempoit en rien, et ne lui donnoit aucun sujet de plainte. La cour s’aperçut du changement, le mari le sentit. Il en fut outré sans toutefois oser en rien montrer. La douleur extrême prit sur la santé de Mme Voysin jusqu’alors ferme et brillante. La maladie se déclara, elle s’en alla à Paris, elle y mourut enfin de désespoir le vendredi 20 avril, à cinquante-un ans, peu regrettée. Ce fut une délivrance pour Mme de Maintenon. Le mari, tout dévoué à la fortune, s’en consola aisément ; peut-être même se trouva-t-il soulagé de n’avoir plus quelqu’un de si nécessairement intime pris en aversion par Mme de Maintenon, auprès de laquelle il n’avoit plus besoin de personne.

Peu de jours après mourut Zurbeck, ancien lieutenant général, colonel du régiment des gardes suisses et des neuf autres régiments suisses au service de France. Ce fut une grande dépouille à distribuer pour M. du Maine.

Le Bailleul, président à mortier, mourut en même temps. Il étoit fils de l’ami de mon père, et petit-fils du surintendant des finances. Lui et le maréchal d’Huxelles, et Saint-Germain-Beaupré étoient enfants du frère et des deux sœurs. C’étoit un homme d’honneur et de vertu, d’ailleurs fort peu de chose. Il ne laissa qu’un fils qui, excepté l’honneur et la vertu, lui ressembla au reste. Il étoit dès lors fort décrié, mais les efforts du maréchal d’Huxelles, qui fit valoir son nom dans le parlement, et les services de ses pères, lui obtinrent enfin la charge avec grand’peine. Il ne prit pas celle de l’exercer, se ruina avec honte et scandale, et la vendit enfin à Chauvelin, depuis garde des sceaux, dont la fortune et la disgrâce ont tant fait parler. Ce dernier Bailleul est mort sans s’être marié, dans la dernière obscurité.