Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/8

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CHAPITRE VIII.


Retraite du chancelier de Pontchartrain. — Voysin chancelier, et conserve sa place de secrétaire d’État. — M. du Maine. — Mot plaisant et salé de M. de Lauzun. — Électeur de Bavière deux fois à Marly. — Roi Stanislas aux Deux-Ponts. — Arrivée de la flotte des Indes au Port-Louis. — Trois mille livres d’augmentation de pension à Mme de Saint-Géran. — Le fils de Fagon intendant des finances. — Mariage de Brassac avec la fille du feu maréchal de Tourville. — Reine de Pologne veuve de Jean Sobieski ; causes de sa haine pour la France, de son séjour à Rome, de sa retraite à Blois. — Égalité de rois du cardinal Mazarin. — Reine de Pologne, médiocrement reçue, ne veut aucune réception ; va droit à Blois, sans pouvoir approcher de la cour ni de Paris. — Service de M. le duc de Berry à Saint-Denis. — Prince de Dombes y fait le troisième deuil. — Tranchée ouverte devant Barcelone, 12 juillet. — Maisons président à mortier ; sa femme ; leur famille, leur caractère, leur conduite, leur situation, leurs vues. — Désir de Maisons de lier avec moi ; comment il y réussit. — Première entrevue de Maisons avec moi fort singulière. — Notre commerce s’établit. — Maisons me fait aller de Marly le trouver. — Il m’apprend que les bâtards et leur postérité sont devenus princes du sang en plein, et capables de succéder à la couronne. — Scène singulière chez Maisons. — La nouvelle se publie à Marly, effet qu’elle y produit. — Mon compliment aux bâtards. — Comte de Toulouse. — Cause secrète de la conservation de la place de secrétaire d’État au nouveau chancelier.


Le chancelier fit alors un événement qui n’avoit point encore eu de semblable et qui surprit étrangement, on pourroit ajouter funestement. Toute sa vie il avoit formé le dessein de mettre un intervalle entre la vie et la mort, souvent il me l’avoit dit. Sa femme l’avoit empêché bien des fois de se retirer avant qu’il fût chancelier, elle le retint encore depuis, et en mourant elle lui fit promettre que, s’il vouloit enfin se retirer, il demeureroit encore six semaines à y penser. Dès qu’il alla après sa mort à l’institution des pères de l’Oratoire, dans un petit appartement qu’il y avoit, où il se retiroit les bonnes fêtes, il songea à exécuter son dessein, et il y prit secrètement toutes ses mesures.

Elles ne purent être si cachées qu’elles ne transpirassent dans sa famille. La Vrillière, qui en fut alarmé, m’en avertit ; nous consultâmes le premier écuyer lui et moi ; ils me pressèrent de lui parler sur les inconvénients de cette retraite pour lui-même, et pour son fils si détesté qu’il laisseroit par là à découvert. J’eus beau dire, je ne gagnai rien.

Il attendit son terme, et il parla au roi, dont la surprise fut extrême. Il ne croyoit pas qu’un chancelier pût se démettre, et il est vrai qu’il n’y en avoit point d’exemple. Quoique l’aversion que Mme de Maintenon avoit conçue pour lui, qui, depuis la mort de sa femme qu’elle avoit toujours aimée et considérée, n’eut plus de contre-poids ; que cette haine et l’opinion que le roi avoit prise de longue main du jansénisme du chancelier, l’eût fort changé à son égard ; l’habitude et l’ancien goût qu’il avoit pour lui ne laissoient pas de prévaloir, et de se faire sentir dans toute leur étendue quand il fut question d’une véritable séparation. Le roi n’oublia rien pour le retenir par ses raisons et par tout ce qu’il y put ajouter de tendre, et qui marquoit le plus son estime ; il le trouva ferme et déterminé. Le roi se rabattit à lui demander quinze jours pour y penser encore. Ce terme finit avec le mois de juin ; le chancelier retourna à la charge, et obtint enfin, quoiqu’à grand’peine, la liberté après laquelle il soupiroit, et dont il a fait un si courageux et si saint usage.

La netteté de son esprit, l’agrément de ses manières, la justesse et la précision de ses raisonnements toujours courts, lumineux, décisifs, surtout son antipode de pédanterie, et cet alliage qu’il savoit faire avec tant de mesure et de légèreté du respect avec la liberté, du sérieux avec la fine plaisanterie qui étoit en lui des traits vifs et perçants, plaisoit toujours infiniment au roi, qui d’ailleurs étoit peiné que tout homme qui l’approchoit le quittât.

Le bruit de l’événement qui se préparoit ne bourdonna que quatre ou cinq jours avant l’exécution, et d’une manière encore fort douteuse. Le dimanche 1er juillet, le chancelier resta seul assez longtemps avec le roi après que les autres ministres furent sortis du conseil d’État, et ce fut là où, malgré les derniers efforts du roi, le chancelier arracha son congé. Le roi, fort attendri, lui fit donner parole de le venir voir de temps en temps par les derrières. En entrant, en sortant, ni pendant le conseil, à ce que dirent après les autres ministres, il ne parut quoi que ce soit sur le visage ni dans les manières du chancelier, et la plupart de la cour étoit encore dans l’incertitude.

Le lendemain lundi, 2 juillet, comme le roi fut rentré chez lui après sa messe ; on vit arriver le chancelier en chaise, à la porte du petit salon d’entre l’appartement du roi et celui de Mme de Maintenon. Comme il n’y avoit point de conseil, chacun courut du grand salon. On le vit entrer chez le roi avec la cassette des sceaux, et on ne douta plus alors de la retraite. Ce fut une louange et une consternation générale. Je savois la chose par lui-même. Je le vis entrer et sortir avec le cœur bien serré, lui avec l’air de l’avoir bien au large. Le roi le combla d’amitiés et de marques d’estime, de confiance et de regrets ; et sans qu’il lui demandât rien, lui donna une pension de trente-six mille livres, et la conservation du rang et des honneurs de chancelier. En finissant l’audience, il demanda au roi d’avoir soin de ses deux secrétaires, qui en effet étoient de très honnêtes gens, et sur-le-champ le roi donna à chacun une pension de deux mille livres.

Pendant qu’il étoit chez le roi, la nouvelle courut, et fit amasser tout ce qui se trouva d’hommes dans Marly qui firent presque foule sur son passage. Il sortit de chez le roi comme il y étoit entré, sans qu’il parût en rien différent de son ordinaire ; saluant à droite et à gauche, mais sans parler à personne, ni personne à lui. Il se mit dans sa chaise où il l’avoit laissée, gagna son pavillon, où il monta tout de suite dans son carrosse qui l’attendoit, et s’en alla à Paris. Il y fut plus d’un mois dans sa maison en butte à ce qu’il ne put refuser les premiers jours, puis se resserra tant qu’il put. La maison que la mort du Charmel avoit laissée tout à fait vacante, et qu’il faisoit accommoder pour lui, n’étoit pas encore prête. Dès qu’il y put habiter, il s’y retira. J’aurai lieu ailleurs de parler de sa solitude, et de la vie qu’il y mena également sainte et contente.

Outre l’âge, la douleur, et la liberté que lui donnoit la perte de la chancelière pour cette résolution de tous les temps de mettre un intervalle entre la vie et la mort, il se sentit hâté de l’exécuter par les événements qu’il prévoyoit devenir de jour en jour plus difficiles à soutenir dans sa place. Il voyoit les desseins du P. Tellier, les progrès de l’affaire de la constitution, le renversement des libertés de l’Église gallicane, de celles des écoles, la persécution qui s’échauffoit, et les plus saintes barrières qui n’arrêtoient plus. Il prévit que la tyrannie des jésuites et de leurs supports, qui avoient transformé leur cause en celle de l’autorité du roi en ce monde et de son salut en l’autre, se porteroit peu à peu à toutes les sortes de violences. Il n’en vouloit pas être le ministre par le sceau, ni même le témoin muet. Parler et refuser le sceau, c’étoit se perdre sans rien arrêter, et ce fut une de ses plus pressantes raisons de ne différer pas de se mettre à l’écart. Une autre, qui ne le diligenta pas moins, fut le vol rapide qu’il voyoit prendre à la bâtardise, qui, délivrée des fils de France et des princes du sang d’âge à la contenir, ne donneroit plus de bornes à son audace et à ses conquêtes. C’étoit encore un article sur lequel on ne pouvoit se passer de son ministère, auquel il avoit horreur de le prêter où ses représentations l’auroient perdu sans en pouvoir espérer aucun fruit. La prompte suite a fait sentir toute la sagacité de ses vues. Il avoit été contrôleur général dix ans, et peu après qu’il le fut ministre d’État, puis secrétaire d’État à la mort de Seignelay en 1690, le 5 septembre 1699 chancelier et garde des sceaux ; et lors de sa retraite il avoit soixante et onze ans, sans jamais la plus légère infirmité, et la tête comme à quarante.

Fort peu après qu’il fut sorti du cabinet du roi, Pelletier de Sousy y entra pour son travail ordinaire sur les fortifications. Cela dura peu ; et quand il eut fini, le roi, qui avoit eu le temps de choisir un chancelier depuis que celui qui quittoit cette place lui en avoit demandé la permission avec tant de persévérance instante, envoya chercher Voysin, lui remit la cassette des sceaux, et le déclara chancelier. On ne douta pas qu’il ne remît sa charge de secrétaire d’État du département de la guerre. Il n’y avoit point d’exemple d’aucun chancelier secrétaire d’État à la fois, mais celui-ci avoit l’appétit bon, et il fut l’un et l’autre.

De Mesmes, bien éveillé, bien averti, avoit tourné vers cette première charge de la robe une gueule béante. Le grand appui et l’unique qu’il eût lui manqua. M. du Maine, plein de tout ce qui ne tarda pas à éclore, avoit plus besoin du premier président totalement et servilement à lui que d’un chancelier ; il ne pouvoit jamais trouver de premier président plus en sa main, ni plus parfaitement corrompu et vendu à la fortune, par conséquent à la faveur et à la protection, que Mesmes ; il étoit donc de son intérêt principal de l’y conserver. Pour chancelier il avoit Voysin tout prêt, tout initié dans le conseil, dans l’habitude, dans la privance du roi, et aussi corrompu que l’autre pour la fortune et la faveur, mais nullement propre à manier rien que par voie d’autorité et de violence, et qui d’ailleurs étoit dans la confiance intime de Mme de Maintenon, et valet à tout faire et à tout entreprendre ; aussi elle et lui ne balancèrent-ils pas à préférer Voysin, qu’ils gouvernèrent comme ils voulurent auprès du roi, tandis que le premier président, vendu à M. du Maine, fut réservé pour le servir à la cour et dans le parlement par tout l’art et les manéges infâmes, dont il sera temps incontinent de parler à plus d’une reprise. J’ai suffisamment expliqué ailleurs quels étoient ces deux chanceliers et ce premier président pour n’avoir rien ici à y ajouter qu’un mot sur l’écorce.

Voysin porta ses deux [charges] comme on vient de le dire, et le roi eut l’enfantillage de s’amuser à le montrer. Au conseil, et tous les matins même qu’il n’y en avoit point, Voysin étoit vêtu en chancelier. L’après-dînée, il étoit en manteau court de damas, et travailloit ainsi avec le roi. Les soirs, comme c’étoit l’été, il quittoit son manteau, et paraissoit à la promenade du roi en justaucorps de damas. Cela parut extrêmement ridicule et parfaitement nouveau. M. de Lauzun, qui alloit volontiers faire des courses de Marly à Paris, se trouva en compagnie, où on lui demanda des nouvelles de Marly. « Rien, répondit-il de ce ton bas et ingénu qu’il prenoit si souvent, il n’y a aucunes nouvelles ; le roi s’amuse à habiller sa poupée. » L’éclat de rire prit aux assistants qui entendirent bien ce qu’il vouloit dire, et lui en sourit aussi malignement, et gagna la porte.

L’électeur de Bavière vint courre le cerf à Marly, et vit le roi avec tout le monde à la chasse. Il joua après dans le salon jusqu’à minuit. Le roi, au sortir de son souper, entra, contre sa coutume, dans le salon, s’approcha de l’électeur, et le vit jouer quelques moments. L’électeur alla faire media noche chez d’Antin, avec Mme la Duchesse et grande compagnie, puis retourna à Saint-Cloud. Il y fit deux autres chasses de même, sans voir le roi en particulier ni ailleurs qu’à la chasse.

On sut en même temps que le roi Stanislas, après avoir fort longtemps erré et ne sachant où se retirer, étoit enfin arrivé aux Deux-Ponts avec quatre officiers seulement du régiment du baron Spaar. Ce duché, qui a un beau château logeable et meublé, appartenoit au roi de Suède, qui l’avoit fait recevoir là en asile.

On apprit en même temps une nouvelle plus intéressante, l’arrivée au Port-Louis de la flotte des Indes orientales, riche de dix millions en marchandises.

Le roi donna mille écus d’augmentation de pension à Mme de Saint-Géran ; et choisit Fagon, maître des requêtes, fils de son premier médecin, pour la charge d’intendant des finances qu’avoit du Buisson, qui l’avoit très dignement remplie, mais devenu trop vieux pour en pouvoir continuer les fonctions. Ce fut une grande distinction pour Fagon à son âge, et qui n’avoit point été intendant de province. Il parut depuis homme de beaucoup d’esprit et de capacité, et figura grandement dans les finances.

Brassac épousa la fille du feu maréchal de Tourville, qui fut quelque temps après dame de Mme la duchesse de Berry. Personne n’avoit été plus singulièrement ni plus délicatement jolie, avec une taille charmante qui y répondoit. La petite vérole la changea à tel point qu’il n’y eut personne qui la pût reconnoître. Je le rapporte par l’extraordinaire de la chose portée à cet excès. La graisse survint bientôt après, et en fit une tour, d’ailleurs une bonne, honnête et très aimable femme.

Il y avoit du temps que la reine de Pologne, veuve du célèbre Jean Sobieski, étoit embarrassée de sa retraite, et qu’elle avoit eu envie de venir finir sa vie en France. La passion qu’elle avoit eue autrefois de venir montrer sa couronne dans sa patrie, sous prétexte des eaux de Bourbon, l’en avoit rendue la plus mortelle ennemie. Elle voulut savoir sur quoi compter précisément. À l’égard du cérémonial, il se trouva que, la Pologne étant couronne élective, la reine ne pouvoit lui donner la main. Il étoit même bien nouveau que le roi la donnât aux rois héréditaires, et c’est du cardinal Mazarin que l’introduction de l’égalité des rois est venue, et que ceux du Nord, qui ne faisoient pas difficulté de donner la main aux ambassadeurs de nos rois, ont non seulement abrogé cet usage, mais en sont venus à se parangonner à eux. La reine de Pologne, qui n’avoit d’autre objet de son voyage que l’orgueil de se voir égalée à la reine, le rompit aussitôt et ne le pardonna jamais.

On a prétendu que ses menées avoient eu grande part à former la fameuse ligue d’Augsbourg contre la France ; et il est certain qu’elle se servit toute sa vie du pouvoir presque entier qu’elle s’étoit acquis sur le roi son mari, pour l’éloigner de la France contre son goût, et l’attacher à la maison d’Autriche, dont elle fut récompensée par le grand mariage de son fils aîné avec une sœur de l’impératrice, et des reines d’Espagne et de Portugal, de la duchesse de Modène et de l’électeur palatin Neubourg.

Elle ne laissa pas parmi ses desservices de demander au roi de faire son père duc et pair. Le peu de succès qu’eurent ses instances lui inspira un nouveau dépit, qu’elle fit éclater dans toute son étendue, contre la France et contre le prince de Conti, à la mort du roi son époux. À bout d’espérance d’un duché pour son père, qui étoit veuf depuis longtemps et chevalier du Saint-Esprit, elle le fit cardinal par la nomination de Pologne.

Son humeur altière et son extrême avarice l’avoient fait détester en Pologne ; et l’aversion publique qu’elle témoigna sans mesure au prince Jacques, son fils aîné, coûta la couronne à sa famille. Elle ne put donc se résoudre à demeurer dans un pays où, après avoir été tout, elle se trouvoit haïe, méprisée, étrangère et sans appui par la division de ses enfants, et prit le parti d’aller avec son père s’établir à Rome. Elle avoit compté y être traitée comme l’avoit été la reine Christine de Suède ; mais celle-ci étoit reine héréditaire par elle-même, et avoit de plus touché la cour de Rome par sa conversion du luthéranisme. Il y eut donc des différences, qui mortifièrent tellement la reine de Pologne qu’elle ne put plus soutenir le séjour de Rome dès qu’elle y eut perdu le cardinal d’Arquien, et que, ne sachant que devenir, elle voulut venir en France. De la façon qu’elle s’étoit comportée il n’est pas surprenant que la demande qu’elle en fit fût reçue froidement, et que la liberté d’y venir se fît attendre. À la fin le roi consentit, mais à condition qu’elle ne songeroit pas à venir, ni même à s’approcher de la cour ni de Paris, et lui donna le choix d’une ville sur la Loire, et même des châteaux de Blois, d’Amboise et de Chambord.

Elle arriva, le 4 juillet, à Marseille, sur les galères du pape, et y trouva pour la recevoir, de la part du roi, le marquis de Béthune, fils de sa sœur, et père de la maréchale de Belle-Ile, qui n’étoit pas encore mariée pour la première fois. Elle ne voulut point d’honneurs nulle part, de peur apparemment qu’ils ne fussent pas tels qu’elle les auroit souhaités, séjourna peu à Marseille, et s’en alla par le plus droit à Blois, qu’elle avoit choisi, et dont elle ne sortit plus. Elle avoit avec elle la fille aînée du prince Jacques son fils, qui épousa depuis, à Rome, le roi Jacques d’Angleterre, que les Anglois appellent le Prétendant. Elles vécurent à Blois dans la plus grande solitude et sans nul éclat.

M. le Duc, M. le comte de Charolois son frère, et M. le prince de Conti devoient faire le deuil du service de M. le duc de Berry à Saint-Denis. Le comte de Charolois se trouva malade ; M. le duc de Chartres avoit onze ans. Des princes aussi jeunes et plus jeunes ont fait le deuil en pareilles cérémonies ; et, sans remonter bien loin, les fils de Mme la dauphine de Bavière à son enterrement, qui étoient plus chers à la France ; et M. de Chartres n’avoit pas les mêmes raisons de s’en dispenser que M. le duc d’Orléans ; mais le temps pressoit, on en voulut profiter, et le roi ne voulut pas manquer l’occasion d’y faire figurer le prince de Dombes en troisième. Cette parité sembla fort étrange : ce n’étoit pourtant qu’un léger essai. Il n’y eut à ce service que les compagnies à l’ordinaire, et les seuls officiers de la maison de Berry. L’abbé Prévost fit l’oraison funèbre. Ce fut le lundi 16 juillet.

Le maréchal de Berwick fit ouvrir, le 12 juillet au soir, la tranchée devant Barcelone.

Maisons, président à mortier, et sa femme, sœur aînée de la maréchale de Villars, furent deux espèces de personnages dont il est temps de parler. Son grand-père, aussi président à mortier, fut surintendant des finances, bâtit le superbe château de Maisons, étoit ami de mon père, qui pour l’obliger, car rien ne lui coûta jamais pour ses amis, lui vendit presque pour rien la capitainerie de Saint-Germain en Laye qu’il avoit, et qui étoit nécessaire au président par la position de Maisons tout prés de Saint-Germain et au milieu de la capitainerie. C’est lui qui, lorsqu’on lui ôta les finances, dit tout haut : « Ils ont tort ; car j’ai fait mes affaires, et j’allois faire les leurs. » Tant qu’il vécut l’amitié subsista avec mon père. Son fils, père de celui dont il s’agit, et président à mortier, voyoit aussi mon père. C’est lui qui présida si indignement au jugement de notre procès avec M. de Luxembourg, comme je l’ai rapporté en son lieu. Sa conduite ne me donna pas envie de cultiver l’ancienne amitié, et je n’en eus pas davantage à l’égard de son fils, de qui aussi je n’entendis point parler jusque tout au commencement de cette année, et tout au plus tôt tout à la fin de la précédente. Cet exposé étoit nécessaire pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Maisons étoit un grand homme, de fort belle représentation, de beaucoup d’esprit, de sens, de vues et d’ambition, mais de science dans son métier fort superficielle, fort riche, la parole fort à la main, l’air du grand monde, rien du petit-maître ni de la fatuité des gens de robe, nulle impertinence du président à mortier. Je pense que l’exemple de M. de Mesmes lui avoit fort servi à éviter ces ridicules dont l’autre s’étoit chamarré. Loin comme lui de faire le singe du grand seigneur, de l’homme de la cour et du grand monde, il se contentoit de vivre avec la meilleure compagnie de la ville et de la cour, que sa femme et lui avoient su attirer chez eux par les manières les plus polies, même modestes, et sans jamais s’écarter de ce qu’ils devoient à chacun ; respect aux uns, civilité très marquée aux autres ; avec un air de liberté et de familiarité mesurée, qui, loin de choquer ni d’être déplacée, leur attiroit le gré de savoir mettre tout le monde à son aise, sans jamais la moindre échappée qui fût de trop.

Sa femme, avec très peu ou point d’esprit, avoit celui de savoir tenir une maison avec grâce et magnificence, et de se laisser conduire par lui. Elle n’avoit donc rien de la présidente, ni des femmes de robe, seulement quelque petit grain plus que lui du grand monde, mais avec la même politesse et les mêmes ménagements. C’étoit une grande femme qui avec moins d’embonpoint eût eu la taille belle, et une beauté romaine que bien des gens préféroient à celle de sa soeur. Elle eut le bon sens de bien vivre toujours avec elle, et de ravaler bien soigneusement la jalousie du rang et de la concurrence de beauté ; et Maisons, de son côté, vivoit en déférence très marquée, mais intimement, avec le maréchal de Villars.

Il eut le bon esprit de sentir de fort bonne heure que le parlement étoit la base sur laquelle il devoit porter ; que du crédit qu’il y auroit dépendroit sa considération dans le monde ; et que tout celui dans lequel il se mêloit ne lui deviendroit utile qu’autant que sa compagnie le compteroit. Il fut donc assez avisé pour en faire son principal, attirer chez lui les magistrats du parlement, courtiser, pour ainsi dire, les plus estimés dans toutes les chambres, les persuader qu’il se faisoit honneur d’être l’un d’eux, faire conduire sa femme en conséquence, être très assidu au palais et y gagner la basse robe en général, et en particulier ce qui se distinguoit le plus parmi les avocats, les procureurs, les greffiers, par ses manières gracieuses, ouvertes, affables, par des louanges et des prévenances qui l’en firent adorer. De cette conduite il en résulta une réputation qui dans tout le parlement n’eut pas deux voix, qui gagna la cour et le monde ; qui donna jalousie au premier président, et qui fit regarder Maisons comme celui qui mèneroit toujours le parlement à tout ce qu’il voudroit.

La situation de Maisons si près de Marly lui fournit des occasions, qu’il sut bien ménager, d’y attirer des gens principaux de la cour. Il devint du bon air d’y aller de Marly, et il se contenta longtemps d’y voir la cour de ses terrasses. Il alloit peu à Versailles, il rapprocha mesurément ses voyages à une fois la semaine ; et, à force de gens principaux d’autour du roi qui pendant les longs Marlys alloient dîner à Maisons, le roi s’accoutuma à lui parler de ce lieu presque toutes les fois qu’il le voyoit, et jamais il n’en fut gâté. Il avoit si bien fait que M. le Duc et M. le prince de Conti étoient en liaison avec lui, et qu’il regarda leur mort comme une perte qu’il faisoit. Il travailloit aussi en dessous, et je ne sais par où il s’étoit mis fort en commerce avec M. de Beauvilliers, mais un commerce qui ne paraissoit point, et dont je n’ai démêlé ni le comment ni la date.

Ces deux princes du sang morts, il se tourna vers M. le duc d’Orléans, et il lui fut aisé de s’en approcher par Canillac, son ami intime, qui l’étoit de tout temps de ce prince, mais qui ne le voyoit qu’à Paris, parce qu’il ne venoit comme jamais à la cour. Il vanta donc tant le mérite de Maisons, son crédit dans le parlement et dans le monde, les avantages qui s’en pouvoient tirer et de son conseil, que M. le duc d’Orléans, accoutumé à se laisser dominer à l’esprit de Canillac, crut trouver un trésor dans la connoissance et l’attachement de Maisons.

Celui-ci, qui vouloit circonvenir le prince, ne trouva pas Canillac suffisant, leurs séparations de lieu étoient trop continuelles ; il jeta son coussinet sur moi. Je pense qu’il me craignoit par ce que j’ai raconté de son père. Il avoit un fils unique à peu près de l’âge de mes enfants ; il y avoit déjà longtemps qu’il avoit fait toutes les avances et qu’il les voyoit souvent. Cela ne rendoit rien au delà, et ce n’étoit pas le compte du père ; enfin il me fit parler par M. le duc d’Orléans. Ce fut alors que j’appris cette liaison nouvelle, combien Maisons en désiroit avec moi, estime, louanges, amitié des pères que ce prince me rapporta ; je fus froid, je payai de compliments, j’alléguai que je n’allois que très peu à Paris, et pour des moments, et je m’en crus quitte. Peu de jours après, M. le duc d’Orleans rechargea, je ne fus pas plus docile. Quatre ou cinq jours après, je fus fort surpris que M. le duc de Beauvilliers m’en parlât, me dit les mêmes choses, m’apprit sa liaison, me voulût persuader que celle que Maisons désiroit que je prisse avec lui pouvoit être extrêmement utile à bien des choses, et finalement, voyant que je n’y prenois point, employât l’autorité qu’il avoit sur moi, et me dit qu’il m’en prioit, et qu’il le désiroit puisque je n’avois point de raison particulière ni personnelle pour m’en défendre. Je vis bien clairement alors que Maisons, n’avançant pas à son gré par M. le duc d’Orléans, étoit bien au fait de moi, et qu’il avoit bien compris que je ne résisterois pas au duc de Beauvilliers si celui-ci entreprenoit de former la liaison, et ne voulût pas être éconduit ; aussi ne le fut-il pas, mais après être demeuré sur la défensive avec M. le duc d’Orléans, je ne voulus pas lui montrer que je rendois les armes à un autre.

L’attente ne fut pas longue. Ce prince m’attaqua de nouveau, me maintint que rien ne seroit plus utile pour lui qu’une liaison de Maisons avec moi, qui n’osoit le voir que rarement et comme à la dérobée, et avec qui il ne pouvoit avoir le même loisir ni la même liberté de discuter bien des choses qui pouvoient se présenter. J’avois d’autres fois répondu à tout cela, mais comme j’avois résolu de me rendre à lui depuis que l’autorité du duc de Beauvilliers m’avoit vaincu, je consentis à ce que le prince voulut.

Maisons en fut bientôt informé. Il ne voulut pas laisser refroidir la résolution. M. le duc d’Orléans me pressa d’aller coucher une nuit à Paris. En y arrivant j’y trouvai un billet de Maisons, qui m’avoit déjà fait dire merveilles par le prince et par le duc. Ce billet, pour les raisons qu’il réservoit à me dire, contenoit un rendez-vous à onze heures du soir, ce jour-là même, derrière les Invalides, dans la plaine, avec un air fort mystérieux. J’y fus avec un vieux cocher de ma mère et un laquais, pour dépayser mes gens. Il faisoit un peu de lune. Maisons en mince équipage m’attendoit. Nous nous rencontrâmes bientôt. Il monta dans mon carrosse. Je n’ai jamais compris le mystère de ce rendez-vous. Il n’y fut question que d’avances, de compliments, de protestations, de souvenirs des anciennes liaisons de nos pères, et de tout ce que peut dire un homme d’esprit et du monde qui veut former une liaison étroite ; du reste de propos généreux, de louanges et d’attachement pour M. le duc d’Orléans et pour M. de Beauvilliers, sur la situation présente de la cour, en un mot toutes choses qui n’alloient à rien d’important ni de particulier. Je répondis le plus civilement qu’il me fut possible à l’abondance qu’il me prodigua. J’attendois ensuite quelque chose qui méritât l’heure et le lieu ; ma surprise fut grande de n’y trouver que du vide, et seulement pour raison que cette première entrevue devoit être secrète, après laquelle il n’y auroit plus d’inconvénient qu’il vînt quelquefois chez moi à Versailles, et serrer les visites, après qu’on se seroit accoutumé à l’y voir quelquefois, et me priant de n’aller point chez lui à Paris de longtemps, où il se trouvoit toujours trop de monde. Ce tête-à-tête ne dura guère plus de demi-heure. C’étoit beaucoup encore pour ce qu’il s’y passoit. Nous nous séparâmes en grande politesse, et dès la première fois qu’il alla à Versailles, il vint chez moi sur la fin de la matinée.

Il ne fut pas longtemps sans y venir ainsi tous les dimanches. Nos conversations peu à peu devinrent plus sérieuses. Je ne laissois pas d’être en garde, mais je le promenois sur plusieurs sujets, et lui s’y prêtoit très volontiers.

Nous raisonnions et nous étions sur ce pied-là ensemble, lorsque, rentrant chez moi à Marly sur la fin de la matinée du dimanche 29 juillet, je trouvai un laquais de Maisons avec un billet par lequel il me conjuroit, toutes affaires cessantes, de venir sur-le-champ chez lui à Paris où il m’attendroit seul, et où je verrois qu’il s’agissoit de chose qui ne pouvoit souffrir le moindre retardement, qui ne se pouvoit même désigner par écrit, et qui étoit de la plus extrême importance. Il y avoit longtemps que ce laquais étoit arrivé, et qu’il me faisoit chercher partout par mes gens. Mme de Saint-Simon étoit à Versailles avec Mme la duchesse de Berry, qui venoit souper les soirs avec le roi sans coucher encore à Marly, et je devois dîner chez M. et Mme de Lauzun. Y manquer auroit mis la curiosité et la malignité de M. de Lauzun en besogne : je n’osois donc pas disparaître. Je donnai ordre à ma voiture ; dès que j’eus dîné je m’éclipsai. Personne ne me vit monter en chaise ; j’arrivai fort diligemment chez moi à Paris, d’où j’allai sur-le-champ chez Maisons avec l’empressement qu’il est aisé d’imaginer.

Je le trouvai seul avec le duc de Noailles. Du premier coup d’œil je vis deux hommes éperdus, qui me dirent d’un air mourant, mais après une vive quoique courte préface, que le roi déclaroit ses deux bâtards, et à l’infini leur postérité masculine, vrais princes du sang, en droit d’en prendre la qualité, les rangs et honneurs entiers, et capables de succéder à la couronne au défaut de tous les autres princes du sang. À cette nouvelle, à laquelle je ne m’attendois pas, et dont le secret jusqu’alors s’étoit conservé sans la plus légère transpiration, les bras me tombèrent. Je baissai la tête et je demeurai dans un profond silence, absorbé dans mes réflexions. Elles furent bientôt interrompues par des cris auxquels je me réveillai. Ces deux hommes se mirent en pied à courir la chambre, à taper des pieds, à pousser et à frapper les meubles, à dire rage à qui mieux mieux, et à faire retentir la maison de leur bruit. J’avoue que tant d’éclat me fut suspect de la part de deux hommes, l’un si sage et si mesuré, et à qui ce rang ne faisoit rien, l’autre toujours si tranquille, si narquois, si maître de lui-même. Je ne sus quelle subite furie succédoit en eux à un si morne accablement, et je ne fus pas sans soupçon que leur emportement ne fût factice pour exciter le mien. Si ce fut leur dessein, il réussit tout au contraire. Je demeurai dans ma chaise, et leur demandai froidement à qui ils en vouloient. Ma tranquillité aigrit leur furie. Je n’ai de ma vie rien vu de si surprenant.

Je leur demandai s’ils étoient devenus fous, et si au lieu de cette tempête il n’étoit pas plus à propos de raisonner, et de voir s’il y avoit quelque chose à faire. Il s’écrièrent que c’étoit parce qu’il n’y avoit rien à faire à une chose non seulement résolue, mais exécutée, mise en déclaration, et envoyée au parlement, qu’ils étoient outrés de la sorte ; que M. le duc d’Orléans, en l’état où il étoit avec le roi, n’oseroit souffler ; les princes du sang en âge de trembler comme des enfants qu’ils étoient ; les ducs hors de tout moyen de s’opposer, et le parlement réduit au silence et à l’esclavage ; et là-dessus à qui des deux crieroit le plus fort et pesteroit davantage, car rien de leur part ne fut ménagé, ni choses, ni termes, ni personnes.

J’étois bien aussi en colère, mais il est vrai que ce sabbat me fit rire et conserva ma froideur. Je convins avec eux que quant alors je n’y voyois point de remède, et nulles mesures à prendre ; mais qu’en attendant ce qui pouvoit arriver à l’avenir, je les aimois encore mieux princes du sang capables de la couronne, qu’avec leur rang intermédiaire. Et il est vrai que je le pensai ainsi dès que j’eus repris mes esprits.

Enfin l’ouragan s’apaisa peu à peu. Nous raisonnâmes et ils m’apprirent que le premier président et le procureur général, qui en effet étoient venus ce jour-là de très bonne heure à Marly chez le chancelier, qui avoit vu le roi dans son cabinet, à l’issue de son lever, et qui étoient revenus à Paris tout de suite, en avoient rapporté la déclaration tout expédiée. Il falloit néanmoins que liaisons l’eût sue plus tôt d’ailleurs, parce qu’à l’heure que le laquais qu’il m’envoya arriva à Marly, ces messieurs n’en pouvoient pas être revenus à Paris quand il partit. Nos discours n’allant à rien, je pris congé et regagnai Marly au plus vite, afin que mon absence ne fît point parler.

Tout cela néanmoins me conduisit vers l’heure du souper du roi. J’allai droit au salon, je le trouvai très morne. On se regardoit, on n’osoit presque s’approcher, tout au plus quelque signe dérobé ou quelque mot en se frôlant coulé à l’oreille. Je vis mettre le roi à table, il me sembla plus morgué qu’à l’ordinaire, et regardant fort à droite et à gauche. Il n’y avoit qu’une heure que la nouvelle avoit éclaté, on en étoit glacé encore, et chacun fort sur ses gardes. À chose sans ressource il faut prendre son parti, et il se prend plus aisément et plus honnêtement quand la chose ne porte pas immédiatement comme le rang intermédiaire dont les bâtards n’eurent jamais de moi ni compliment ni la moindre apparence. J’avois donc pris ma résolution.

Dès que le roi fut à table, et qui m’avoit fort fixement regardé en passant, j’allai chez M. du Maine ; bien que l’heure fût un peu indue, les portes tombèrent devant moi, et je remarquai un homme surpris d’aise de ma visite, et qui vint au-devant de moi presque sur les airs, tout boiteux qu’il était. Je lui dis que pour cette fois je venois lui faire mon compliment, et un compliment sincère ; que nous n’avions rien à prétendre sur les princes du sang ; que ce que nous prétendions et ce qui nous étoit dû, c’étoit qu’il n’y eût personne entre les princes du sang et nous ; que dès qu’il l’étoit et les siens, nous n’avions plus rien à dire qu’à nous réjouir de n’avoir plus à essuyer ce rang intermédiaire que je lui avouois qui m’étoit insupportable. La joie de M. du Maine éclata à ce compliment. Tout ce qu’il m’en fit, tout ce qu’il m’en dit ne peut se rendre, avec une politesse, un air même de déférence que l’esprit inspire dans le transport du triomphe.

J’en dis autant le lendemain au comte de Toulouse et à Mme la duchesse d’Orléans, cent fois plus bâtarde et plus aise que ses frères, et qui les voyoit déjà couronnés. Mme la Duchesse fort princesse du sang, et point du tout comme Mme sa sœur, parut fort sérieuse, et n’ouvrit point sa porte. M. le duc d’Orléans fut fâché, mais fâché à sa manière, et n’eut pas grand’peine à ne rien montrer. Ducs et princes étrangers enragés, mais de rage mue. La cour éclata en murmures sourds bien plus qu’on n’auroit cru. Paris se déchaîna et les provinces ; le parlement, chacun à part, ne se contraignit pas. Mme de Maintenon, transportée de son ouvrage, en recevoit les adorations de ses familières. Elle et M. du Maine n’avoient pas oublié ce qui avoit pensé arriver du rang de ses enfants. Quoiqu’il n’y eût plus personne du sang légitime à craindre, ils ne laissèrent pas d’être effarouchés, et le roi fut gardé à vue, et persuadé par des récits apostés de la joie et de l’approbation générale à ce qu’il venoit de faire. M. du Maine n’eut garde de se vanter de l’air triste, morne, confondu, qui accompagnoit tous les compliments, dont une cour esclave lui portoit un hommage forcé, et qui n’en cachoit pas la violence. Mme du Maine triompha à Sceaux de la douleur publique. Elle redoubla de fêtes et de plaisirs, prit pour bons les compliments les plus secs et les plus courts, et glissa sur le grand nombre de gens qui ne purent se résoudre d’aller eux-mêmes à son adoration. Les bâtardeaux déifiés ne parurent que quelques moments à Marly. M. du Maine crut nécessaire cet air de modestie et de ménagement pour le public. Il n’eut pas tort.

Le comte de Toulouse profita de ce monstrueux événement sans y avoir eu aucune part. Ce fut l’ouvrage de son frère, de sa fidèle et toute-puissante protectrice, et de l’art qui fut lors aperçu d’avoir fait conserver à Voysin, devenu chancelier, sa charge de secrétaire d’État. Comme chancelier il n’auroit rien eu qui l’eût approché du roi, plus de travail réglé avec lui, plus de prétextes de lui aller parler quand il le jugeoit à propos. Il n’auroit eu que les occasions de la fin des conseils, quand les ministres en sortent ; et comme il n’étoit chargé de rien qui eût rapport au roi, il eût fallu l’attaquer sans préface, sans prétexte, sans insinuation, et sans moyen de sonder le terrain ; quoique sur les bâtards, il auroit trouvé le roi en garde. L’usurpation de ses audiences l’eut effarouché et rendu Voysin désagréable, et comme le chancelier n’a point de travail avec le roi que pour des affaires extraordinaires, rares, courtes, qui même pour l’ordinaire ne sont pas secrètes, comme mon affaire avec M. de La Rochefoucauld et autres pareilles quoique de différentes natures, ces audiences, si elles avoient été répétées, auroient fait nouvelle, excité une curiosité dangereuse au secret dont ce mystère d’iniquité avoit tant intérêt de se couvrir, et dont les artisans sentoient si bien l’importance. Ce fut aussi ce qui fit conserver à Voysin cette place de secrétaire d’État, qui lui donnoit une occasion nécessaire de travailler presque tous les jours seul avec le roi ou Mme de Maintenon en tiers unique, et la faculté des prétextes d’y travailler extraordinairement et tous les jours, et plus d’une fois par jour tant que bon lui sembloit, sans que cela parût extraordinaire au roi ni à sa cour. Par là Voysin se trouvoit à portée d’examiner les moments, les humeurs, de sonder, d’avancer, de s’arrêter ; par là nul temps perdu qui ne se pût retrouver le lendemain, et quelquefois le jour même ; par là liberté de discuter et de pousser sa pointe quand il y trouvoit lieu, et de prolonger la conversation tant qu’il étoit nécessaire ; sans quoi ils n’en seroient jamais venus à bout.

Le roi, malgré tout ce qu’il sentoit d’affection pour ses bâtards, avoit toujours des restes de ses anciens principes. Il n’avoit pas oublié l’adresse de la planche de la légitimation du chevalier de Longueville sans nommer la mère, pour parvenir à donner un état à ses enfants, lorsqu’il avoit voulu les tirer de leur néant propre, et de l’obscurité secrète dans laquelle ils avoient été élevés. De ce néant, ce qu’il fit par degrés pour les conduire possiblement au trône est si prodigieux que ce tout ensemble mérite d’être exposé ici sous un même coup d’œil tout à la fois, et comparer les premiers degrés qui, par un effort inconnu jusqu’alors de puissance, les égala peu à peu aux autres hommes, en les égalant aux droits communs de tous ; avec les derniers qui les portèrent à la couronne. On ne parlera ici que des enfants de Mme de Montespan.