Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/12

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CHAPITRE XII.


Ondes de la cour. — Agitation du duc de Noailles. — Curiosité très embarrassante de Mme la duchesse d’Orléans. — Maisons me fait une proposition énorme et folle, et ne se rebute point de la vouloir persuader à M. le duc d’Orléans et à moi. — Réflexions sur le but de Maisons. — Rare impiété et fin de Maisons et de sa famille.


Plus le temps paraissoit s’avancer par la décadence extérieure du roi, dont pourtant les journées étoient toujours les mêmes, plus chacun pensoit à soi, quoique la terreur qu’on avoit de ce monarque dépérissant à vue d’œil fût telle que M. le duc d’Orléans n’en étoit pas moins absolument esseulé jusque dans le salon de Marly. Mais je remarquois bien qu’on cherchoit à s’approcher de moi, et gros du monde, et gens les plus considérables, et de ces politiques aussi dont le manège effronté court après ceux à qui ils n’ont jamais parlé, dès qu’ils se les croient pouvoir rendre utiles, auprès desquels leur souplesse fait effort de les approcher. Je m’étois souvent moqué de ces prompts amis du crédit et des places ; je riais en moi-même de ce vil empressement pour un homme qui n’en avoit encore que l’espérance, et j’en divertissois M. le duc d’Orléans pour le prémunir d’avance là-dessus lui-même.

Le duc de Noailles, qui ne le voyoit qu’en Nicodème [1], redoubloit peu à peu ses visites. Il tâchoit inutilement de s’attirer quelque confidence sur les projets d’un prochain avenir. Il m’en faisoit des plaintes amères, il se rabattoit sur la peine où le mettoit de ne pouvoir rien tirer sur les places que je lui avois dit que je désirois pour lui et pour son oncle. Je le tenois en haleine, je lui disois que la proposition que j’en avois faite avoit bien pris, mais que je n’en pouvois savoir davantage. Tantôt il me prioit d’insister, tantôt il m’assuroit que je savois bien à quoi m’en tenir, et me conjuroit de rompre mon silence. Je voyois en lui une passion extrême de cette place des finances, dont il m’entretenoit sans cesse, mais le roi ne me paraissoit pas assez proche de sa fin, même après son testament fait, pour qu’on pût s’expliquer à personne de ce qui le devoit survivre, de sorte que je m’en tins là avec le duc de Noailles, et M. le duc d’Orléans aussi. Mais le testament fait, j’eus lieu de douter qu’il se tînt dans la même réserve sur ce qui regardoit Maisons avec lui, et quoique ce qui se verra de ce magistrat semble fort contrarier ce soupçon, tout ce que je remarquai depuis le testament surtout et dans l’un et dans l’autre, me persuada que Maisons comptoit fermement sur les sceaux et sur le premier crédit, sans toutefois que ni l’un ni l’autre m’en aient rien laissé entendre.

Mme la duchesse d’Orléans n’étoit pas la moins inquiète des limbes où on la laissoit sur l’avenir. Elle sentoit toute la situation du duc du Maine. Elle ne pouvoit se dissimuler ce qu’il méritoit de M. le duc d’Orléans. Cet intérêt à part, qui lui étoit le plus sensible, elle étoit touchée de celui de M. le duc d’Orléans, et de ce qu’il pouvoit former de projets, et prendre de mesures pour après le roi. Ses tête-à-tête avec moi, surtout depuis le testament et l’habilité des bâtards à la couronne, rouloient pour la plupart là-dessus, rarement la duchesse Sforce en tiers, et me mettoient à la torture. Elle ne doutoit point que M. le duc d’Orléans n’eût en moi une confiance entière ; elle ne voyoit que moi avec qui il pût s’ouvrir, consulter, projeter sur l’avenir. L’expérience lui avoit appris qu’il se reposoit beaucoup trop sur moi des vues, des mesures, des projets qu’il n’étoit pas trop bon lui-même pour faire et pour imaginer, et que, quand cela lui arrivoit, c’étoit à moi qu’il les confioit, et avec qui il en délibéroit. L’imminence de tout le grand qui alloit tomber sur lui ne permettoit pas de croire que ni lui ni moi n’eussions rien là-dessus dans l’esprit, et la même expérience que Mme la duchesse d’Orléans avoit de l’un et de l’autre la persuadoit bien que, s’il étoit possible que M. le duc d’Orléans n’eût encore rien de débrouillé dans la tête, il s’en falloit tout que je fusse au même point. Sa curiosité étoit donc extrême, et ses questions par conséquent : c’étoit des contours adroits pour me surprendre, des gens dont elle me demandoit ce que je pensois, en un mot tout ce que l’art, le manège, la supériorité, le raisonnement, la liberté, l’amitié, la confiance, le plus proche intérêt, peuvent déployer sous toutes sortes de faces, avec tout l’esprit, la justesse et l’insinuation possible, mis sans cesse en œuvre avec une infatigable persévérance.

J’avois affaire à une personne fort supérieure, fort clairvoyante, fort appliquée, fort réfléchie, fort de suite, et qui par tout ce que j’avois manié de concert avec elle, et sous ses yeux, me connoissoit trop pour que je pusse me cacher de penser à l’avenir. Le plus grand intérêt et le même intérêt d’elle comme épouse, de moi à tout ce que je leur étais, et, depuis le raccommodement que j’avois fait de M. le duc d’Orléans avec elle en le séparant de Mme d’Argenton, l’amitié la plus intime et la confiance la plus entière établies entre elle et moi, et par le désir commun de M. le duc d’Orléans et d’elle, sans la plus légère altération jusqu’alors, devenoient en ces moments des liens bien embarrassants pour moi. Il falloit donc ménager et maintenir cette amitié, cette confiance, ce respect, cet air de communauté d’intérêts, surtout ne lui pas paroître rêver, comme l’on dit, à la suisse, dans de pareilles conjonctures, après lui en avoir montré tant de différence dans de grandes affaires : telles que celle d’Espagne, celle du mariage de Mme la duchesse de Berry, celle des noires et affreuses imputations, et de tant d’autres importantes ou de cour, ou d’intérieur de la famille royale. En même temps me bien garder de laisser rien entrevoir, ni même soupçonner des secrets qui n’étoient pas les miens, raisonner toujours et répondre à tout comme à la sœur du duc du Maine, pour la grandeur duquel elle auroit sacrifié avec transport de joie mari, enfants et elle-même.

Je ne trouvai donc de ressource que dans la longueur des verbiages pour consumer le temps, l’embarras des combinaisons, le danger de penser à rien pendant la vie du roi, l’inutilité de tous projets, si le roi faisoit des dispositions, et après qu’il les eut faites, la folie d’imaginer les pouvoir attaquer, qui fut mon plus sûr retranchement et le plus utile, enfin la paresse d’esprit, la légèreté, le peu de suite qu’elle connoissoit dans M. le duc d’Orléans ; paraphraser longuement toutes ces difficultés, les tourner de tous les sens, surtout me tenir de fort court sur les personnes, sur lesquelles elle me promenoit et me demandoit ce que j’en pensois, plus encore en garde contre mon air et mon visage qu’elle observoit toujours, pour tâcher attentivement à y découvrir mieux que dans mes paroles. Je me rabattois encore pour m’excuser de penser là-dessus par l’inutilité de le faire, sur la sagesse du gouvernement du roi, sur la longue et générale habitude qu’on s’étoit faite de l’admiration, de la soumission, de la crainte ; sur le danger de tout changement dans ces moments critiques ; sur la difficulté de trouver mieux ni aussi bien ; sur la rareté des sujets, sur les jalousies et le péril des méprises en matière d’innovation et de choix ; sur le fâcheux état des finances et de l’intérieur du royaume, enfin sur le testament du roi, après qu’il fut su qu’il en avoit fait un, qui me donna beau champ sur le respect qu’un tel et si long règne avoit imprimé dans l’esprit de tout le monde pour ses volontés, dont l’exécution seroit le seul parti sage et le meilleur qu’on pût prendre en soi, et dans un pays où la longue habitude de l’obéissance aveugle a tellement passé en loi qu’il n’y a plus personne qui imagine qu’il soit permis ni possible de s’y soustraire.

Tous ces propos, enflés et allongés, ne satisfaisoient point Mme la duchesse d’Orléans. Elle avoit eu trop d’occasions de me voir des sentiments plus libres, et de regimber contre l’éperon, pour se payer de ce que je lui répondois. Elle m’objecta le testament de Louis XIII, et en raisonna au mieux sur les conséquences à en tirer et à en prévoir pour celui de Louis XIV. Je sentis incontinent toute sa défiance de mes réponses, et toute celle qu’elle avoit de la solidité de ce dernier testament, dont, à ce qui s’y étoit passé et qui a été rapporté t. XI, p. 173 et suiv., elle ne se pouvoit cacher que le roi ne doutât lui-même autant, ou plus que personne. Il étoit très important de la rassurer sur l’une et sur l’autre défiance.

Je me mis donc à raisonner sur la comparaison des temps, des personnes, des conjonctures, sur la différence d’un règne plein de factions et de guerres civiles, d’avec un autre du double de durée, d’une puissance absolue déployée en tout genre, sans la plus légère, non pas contradiction, mais représentation, qui non seulement avoit anéanti toute autre autorité que la sienne immédiate, mais encore tout crédit, toute union, toute autre considération que la sienne et de ses ministres, par conséquent tout personnage et toute autre fonction d’emploi quelconque et de charges que des domestiques, ce qui ne laissoit personne aujourd’hui en aucun moyen de s’opposer ni de résister à quoi que ce soit, si tant est qu’il y eût encore quelqu’un qui s’avisât de se souvenir qu’esclave et sujet n’est pas la même chose ; qu’il y avoit loin d’une reine de quarante et un ans, fille d’Espagne, qui avoit elle-même passé déjà par plus d’une étamine en affaires d’État, en tous les temps jusqu’alors intimement unie à la reine sa belle-mère et à Monsieur, qui avoit des généraux et des ministres attachés à elle, et dans les pays étrangers des créatures habiles, comme la duchesse de Chevreuse dans le considérable, et dans le bas, mais non moins utiles, comme Beringhen et d’autres que leurs aventures communes avec elle y avoit fait fuir pour leur sûreté, à M. le duc d’Orléans qui n’avoit que sa naissance, mais ni gouvernement, ni charge, ni troupes sous ses ordres, et qu’elle voyoit elle-même dans un abandon si universel quoique si proche du timon du royaume ; qu’il y avoit loin encore d’un prince foible tel que Gaston, qui ne savoit jamais prendre aucun parti par lui-même, ni soutenir aucun de ceux qu’on lui avoit fait prendre, saisi à la chaude, au dépourvu, à l’instant, sans avoir un moment pour parler à quelqu’un, par une reine avec qui tout l’avoit tenu uni jusqu’alors dans toutes les différentes situations de sa vie, par conséquent accoutumé à se croire un avec elle, d’ailleurs sans force par lui-même pour résister aux cajoleries de cette reine et à une parole à lui donner sur-le-champ, dont il fut assez simple pour se promettre plus qu’il ne lui quittoit, et de M. le Prince pris avec la même promptitude, à qui l’exemple de Monsieur ferma la bouche, qui ne le pressoit pas moins de le suivre que faisoit la reine, et dont l’union contre lui, s’il leur résistoit, lui fit tout appréhender, et dont le consentement entraîna aussitôt celui de tout le conseil de régence, hors d’état de leur résister seuls à tous les trois ; qu’il y avoit bien loin de la situation si brusque de ces trois mêmes personnes et de la leur d’ailleurs en elle-même, et de celle de M. le duc d’Orléans, d’avec la situation des personnes en faveur de qui il est croyable que le roi a fait des dispositions, qui sont apparemment en volonté et en moyens de les défendre ; qui n’ont ni les raisons de faiblesse et d’intimes liaisons qu’eut Gaston, ni le poids, ni le péril d’un tel exemple, en refusant de s’y conformer comme M. le Prince ne l’osa, ni la disparité et la nudité de ceux du conseil de régence pour maintenir la part qui leur étoit donnée au gouvernement, quand Monsieur et M. le Prince s’en dépouilloient en faveur de la reine ; que de plus les dispositions de Louis XIII avoient été rendues publiques par la lecture que ce monarque en avoit fait faire dans sa chambre, en présence de la reine, de Monsieur, de M. le Prince, des grands et des plus considérables de sa cour, même des principaux magistrats qu’il y avoit mandés ; la reine, ainsi que tout le monde, savoit leur contenu, au lieu qu’à l’égard de celles que le roi a faites, M. le duc d’Orléans est avec tout le monde dans les plus profondes ténèbres, dont le voile ne sera levé qu’après que le roi ne sera plus, et levé pour M. le duc d’Orléans et pour tout le monde à la fois, en plein parlement, par l’ouverture et la lecture du testament qui y sera faite ; qu’ainsi la différence est entière entre la facilité de la reine qui savoit à quoi tendre et comment y tendre, et l’épaisse obscurité de M. le duc d’Orléans qui le tient dans la plus invincible ignorance de ce qu’il a à faire, à qui il a à faire, et même s’il a quelque chose à faire. « Il n’en faut pas tant, madame, ajoutai-je avec feu, pour servir de raison à ne rien faire, même à ne pas penser, à un homme aussi difficile à mettre en mouvement que vous devez connoître M. le duc d’Orléans, même dans les choses les plus aplanies et les plus importantes, s’il vous plaît de vous souvenir du mariage de Mme la duchesse de Berry et de beaucoup d’autres que vous avez vues comme moi. »

C’est ainsi que je m’efforçois d’échapper aux filets de toutes les sortes qui m’étoient continuellement tendus. Mais cette fausseté indispensable me coûtoit si prodigieusement, que j’étois toujours en crainte de la trahison de mon visage, du son de ma voix, de toute ma contenance. Il n’est pas possible d’exprimer le combat qui se passe au fond d’une âme franche, droite, naturelle, vraie, qui, au milieu des périls de la plus dangereuse cour du monde n’a jamais pu se masquer même sur rien, et à qui il en a bien des fois coûté cher, sans avoir pu se résoudre à prendre leçon de ses expériences, dont ces Mémoires sont pleins ; quel tourment, dis-je, elle souffre lorsqu’elle se trouve en ce détroit unique : ou de perdre l’État que je comptois sauver et réparer, perdre M. le duc d’Orléans dont j’avois seul le secret, et me perdre moi-même ; ou de tromper avec soin, art et industrie, une princesse avec qui je vivois depuis des années dans la plus intime et la plus réciproque amitié et confiance, qu’il falloit voir sans cesse sur ce même pied, en être attaqué sans mesure aussi avec toute sorte d’art et d’industrie, et la tromper continuellement par toutes sortes de détours. Je revenois quelquefois de chez elle chez M. le duc d’Orléans l’avertir promptement, pour qu’il se trouvât de la conformité dans ce qu’il lui répondroit avec les discours que je lui avois tenus, souvent aux larmes, et si plein de rage et de désespoir, qu’il augmentoit encore par en rire, lui à qui ce personnage n’étoit pas si nouveau, que je me licenciois de colère à lui en dire plus que très librement mon avis ; et c’est de la sorte que s’écoula tout le temps jusqu’à la mort du roi.

On a vu que l’édit qui appelle les bâtards du roi à la couronne, etc., comme ayant l’honneur d’être ses fils et petits-fils, est de juillet 1714, enregistré le 2 août, même année ; que le roi remit son testament aux premier président et procureur général le dimanche matin 27 août, même année ; qu’il n’y eut que vingt-six jours entre l’édit et le testament, et que le duc du Maine, Mme de Maintenon et le chancelier surent bien employer le temps et n’en point perdre. Il n’y en eut guère non plus entre le testament fait et livré et le dernier voyage que le roi ait fait à Fontainebleau, pendant lequel le duc du Maine commença à ourdir la noire et profonde trame de l’affaire du bonnet, et qu’il sut conduire comme on l’a vu. Je ne sais si Maisons étoit entré avec lui dans la confidence de ce chef-d’œuvre de scélérate politique, et qu’en ce cas il eût prévu que le fracas de la fin de cette affaire me rendroit peu accessible à lui, et moins capable de me prêter à ses raisonnements. Quoi qu’il en soit, il ne tarda pas à m’en venir faire un si surprenant, aussitôt que le testament fut déposé au parlement, qu’il est nécessaire, avant de le rapporter, de remettre courtement ici devant les yeux ce qui se passa à cet égard.

Mesmes et d’Aguesseau, premier président et procureur général, mandés de se trouver à l’issue du lever du roi à Versailles pour le dimanche 27 août 1714, y arrivèrent droit chez le chancelier, qui leur remit un édit fort court et fort sec, signé et scellé, pour le faire enregistrer le lendemain. Le roi y déclaroit que « le paquet remis par lui aux premier président et procureur général du parlement contenoit son testament, par lequel il avoit pourvu à la garde et à la tutelle du roi mineur, et au choix d’un conseil de régence, dont, pour de justes considérations, il n’avoit pas voulu rendre les dispositions publiques ; qu’il vouloit que ce dépôt fût conservé au greffe du parlement pendant sa vie, et qu’au moment qu’il plairoit à Dieu de le retirer de ce monde, toutes les chambres du parlement s’assemblassent avec tous les princes de la maison royale, et tous les pairs de France qui s’y pourroient trouver, pour, en leur présence, y être fait ouverture du testament, et après sa lecture, les dispositions qu’il contenoit être rendues publiques et exécutées, sans qu’il fût permis à personne d’y contrevenir, et le duplicata dudit testament être envoyé à tous les parlements du royaume, par les ordres du conseil de régence, pour y être enregistré. »

Pas un mot dans cet édit d’honnêteté pour le parlement, ni terme d’estime ni de confiance ; nulle nomination, ni indication même d’exécuteur du testament ; enfin, ce n’est point au parlement ni à personne qu’il est confié. L’édit ordonne seulement qu’il sera déposé au greffe, sans parler d’aucune sorte de précaution pour l’y garder, et le greffe est choisi simplement comme un lieu public et ordinaire de dépôt. Ainsi le parlement n’y est chargé de rien, ni pas un de ses magistrats ; et le greffe ne l’est que comme de tous autres actes qui y sont déposés. Les duplicata envoyés aux parlements du royaume par les ordres du conseil de régence font voir une attention marquée pour l’autorité de ce conseil, et pour omettre le nom de régent, laquelle est bien significative, et qui relève bien aussi toute la négligence affectée dans l’édit pour le parlement, qui étoit l’occasion et le lieu de dire des choses à flatter cette compagnie, dont il résulte deux choses : l’une, que le parlement n’y fut pour rien, ni en corps, ni par aucun de ses membres ; l’autre, que les précautions si grandes pour la conservation du dépôt furent uniquement du cru et du fait du premier président, pour rendre odieux le seul homme en haine duquel le testament parût fait, comme étant capable de s’en saisir par violence, et mettre ce dépôt ainsi que le duc du Maine, en faveur duquel il parut visiblement fait, sous la protection de la justice, du parlement, du peuple, de la multitude. Il est certain que le duc du Maine ne pouvoit rien ajouter à de telles précautions, ni plus complètement profiter d’un premier président qui lui avoit livré son âme.

Le premier président et le procureur général allèrent chez le roi, au sortir de chez le chancelier. Ce voyage si concerté n’avoit point de moments convenables pour une visite du premier président à M. du Maine, dont sûrement il avoit bien auparavant reçu les ordres et les instructions, et tout débattu et concerté avec lui. Le roi, en leur disant ce qui a été rapporté, et sans parler d’aucune précaution, leur donna le paquet cacheté qui renfermoit son testament, et au sortir du cabinet du roi ils s’en retournèrent à Paris. En y arrivant, ils envoyèrent chercher des ouvriers. Ils les conduisirent dans une tour du palais, qui est derrière la buvette de la grand’chambre et le cabinet du premier président, laquelle répond au greffe et le joint. Ils firent creuser un grand trou dans la muraille de cette tour, qui est fort épaisse, y déposèrent le testament, en firent fermer l’ouverture d’une porte de fer, d’une grille aussi de fer en seconde porte, et murailler par-dessus. La porte et la grille eurent chacune trois différentes serrures, mais les mêmes à la porte et à la grille, et une clef pour chacune des trois, qui par conséquent ouvroit chacune deux serrures, une de la grille et une de la porte. Le premier président en garda une, le procureur général une autre, et la troisième fut confiée au greffier en chef du parlement, sous prétexte que le dépôt étoit tout contre la chambre du greffe, en effet, pour éviter occasion de jalousie entre l’ancien des présidents à mortier et le doyen du parlement, et la division entre les présidents et les conseillers qu’elle auroit pu faire naître.

Le lendemain lundi 28 août, le premier président assembla les chambres dès le matin, leur rendit compte du sujet de son voyage de la veille, fit présenter l’édit par les gens du roi, qui fut enregistré, paraphrasa les sages et justes précautions du roi avec force louanges, et n’oublia pas de suppléer au silence de l’édit par tout ce qu’il put de superbes flatteries, et de ce qu’il crut de plus propre à intéresser la compagnie à la protection des dispositions du roi, lorsqu’il en seroit temps, et à la piquer d’honneur pour en procurer l’entière exécution.

Revenons présentement à Maisons. Ce président, comme je l’ai déjà dit, venoit presque tous les dimanches au lever du roi, et après sa messe chez moi, où la porte étoit fermée à tout le monde, de règle tant qu’il y étoit, et c’étoit toujours tête à tête. Il vint donc le premier dimanche d’après celui où le roi avoit remis son testament au premier président et au procureur général, c’est-à-dire le huitième jour après. Le dépôt étoit enfermé, et l’édit qui l’annonçoit enregistré il y en avoit cinq. Il me fit un discours pathétique où il disserta fortement l’éclat, le venin, les motifs plus que très apparents du testament, tout ce dont M. le duc d’Orléans étoit menacé. Il n’oublia pas de m’exciter par tout ce qu’il en put croire capable sur le surcroît de grandeur, et tout le pouvoir qui en résulteroit à M. du Maine et à la bâtardise, et de fois à autre s’interrompant sur la séduction, et par des déclamations vives contre les auteurs et les coopérateurs d’une pièce si funeste à l’État et à la maison royale.

Quand il eut bien péroré, je lui dis qu’il ne me persuadoit rien de nouveau ; que je voyois les mêmes vérités que lui avec la même évidence ; que le pis que j’y trouvois, c’est qu’il n’y avoit point de remède. « Point de remède ! m’interrompit-il avec son rire en dessous, il y en a toujours aux choses les plus extrêmes avec du courage et de l’esprit ; et je m’étonne qu’avec ce que vous avez de l’un et de l’autre, de vous trouver court sur ce qui va tout mettre en confusion ; » et de là, à s’étendre sur ce qu’il y alloit de tout pour M. le duc d’Orléans, [dans le cas] qu’une pièce qui ne pouvoit avoir été fabriquée qu’entre M. du Maine, Mme de Maintenon et le chancelier, et où sûrement rien n’avoit été oublié en faveur du duc du Maine et contre M. le duc d’Orléans, vît jamais le jour. Je convins que ce seroit bien le plus court ; en même temps je lui demandai comment supprimer un testament déclaré par un édit enregistré, pièce par conséquent publique et solennelle encore par sa nature, déposée de plus avec tant d’éclat, et de si solides précautions connues de tout le monde, dans l’intérieur le plus enfoncé du palais, et le plus sûr par la nature et par l’art qui y avoit été ajouté. « Vous voilà donc bien embarrassé, me répliqua Maisons ; avoir à l’instant de la mort du roi des troupes sûres et des officiers sages, avisés et affidés tout prêts, avec eux des maçons et des serruriers, marcher au palais, enfoncer les portes et la niche, enlever le testament, et qu’on ne le voie jamais. »

Dans ma surprise extrême, je lui demandai quel fruit d’une si prodigieuse violence, et de plus quelle mécanique pour en venir à bout. J’ajoutai que, quoi qu’il y eût dans le testament, je ne voyois point de comparaison entre la possible espérance qu’il n’eût pas plus d’exécution qu’en avoit eu celui de Louis XIII, comme le roi lui-même ne s’étoit pas caché de le penser, entre essuyer même ses dispositions quelles qu’elles fussent, et violer à main armée un dépôt public et solennel, de cette qualité unique et si royale, dans le sein du sanctuaire de la justice, au milieu de la capitale, soulever le peuple et les provinces, la raison, la nature, ce que les hommes ont de plus sacré entre eux, donner aux ennemis de M. le duc d’Orléans les armes les plus spécieuses, lui débaucher ce qu’il peut avoir d’amis sages et raisonnables par la honte et le péril de lui demeurer attachés, donner aux horreurs répandues contre lui un poids que tous les artifices et toute l’autorité n’avoient pu leur acquérir, autoriser tout ce qui se déclareroit contre lui à tirer les plus grands usages de cette folie, et armer la juste fureur du parlement si grandement outragé par un attentat de cette nature, et dans le moment critique où l’usage abusif presque tourné en loi lui donnoit une autorité avec laquelle il falloit compter dès cet instant même, et souvent encore dans le cours de la régence. Que si, dans l’exécution si odieuse par elle-même, et que les bâtards et le parlement qu’elle réuniroit pour toujours avoient tant d’intérêt d’empêcher, il arrivoit une sédition, peut-être appuyée des Suisses, et qu’il y eût du sang répandu, personne ne pouvoit prévoir jusqu’où cette action étoit capable de conduire, laquelle, quoi qu’il en succédât, combleroit M. le duc d’Orléans d’opprobre, de la plus grande, de la plus juste, de la plus universelle haine, et d’un mépris égal, si par l’événement le testament échappoit à l’attaque.

Tout cela fut commenté bien plus au long, sans que Maisons pût être ébranlé le moins du monde, et toutefois sans qu’il eût rien à répondre que l’importance de soustraire un testament qu’il étoit clair qu’on n’avoit fait que contre M. le duc d’Orléans et en faveur des bâtards. Maisons, au partir de chez moi, alla faire à M. le duc d’Orléans la même proposition avec les mêmes instances, et me gagna de la main, espérant apparemment de le persuader s’il lui parloit avant moi. Heureusement il n’en fut pas mieux reçu. Nous lui fîmes à peu près les mêmes objections, parce qu’elles se présentoient d’elles-mêmes, sans lui faire changer de sentiment ? et nous nous le contâmes l’un à l’autre, M. le duc d’Orléans et moi, et tous deux dans un étonnement extrême. Ce qui nous en donna davantage, c’est qu’il persista jusqu’à sa mort, qui précéda de très peu de jours celle du roi, à presser M. le duc d’Orléans de cette extravagance, et moi jusqu’à la persécution.

Il ne tint pas à ses instances redoublées que je ne fisse la sottise d’aller à la buvette de la grand’chambre reconnoître les lieux sur les indications qu’il m’en donnoit, moi qui n’en avois aucun prétexte, et qui de plus n’alloit jamais au palais que pour des réceptions de pairs, ou des occasions où le roi les y mandoit, et qui même alors n’avois jamais approché seulement de la buvette. Ne pouvant vaincre là-dessus ce qu’il appeloit mon opiniâtreté, il me demanda au moins de m’arrêter sur le quai de la Mégisserie, où on vend tant de ferrailles, et d’examiner de là, la rivière entre-deux, la tour où étoit le testament, qu’il me désigna et qui donnoit sur le quai des Morfondus, mais en arrière des bâtiments de ce quai. On peut juger quelle connoissance on pouvoit en tirer de ce point de vue. Je lui promis, non de m’arrêter sur ce quai pour me faire regarder des passants, mais d’y passer, et de voir ainsi ce que je pourrois remarquer, en ajoutant que c’étoit par complaisance, et pour le satisfaire sur une chose en soi indifférente, parce que rien au monde ne me pourroit tenter, encore moins me persuader, sur une pareille entreprise. L’incompréhensible est comment elle avoit pu entrer dans une tête aussi sensée, et que jusqu’à la mort, quoiqu’il nous ait trouvés inébranlables, M. le duc d’Orléans et moi, il ne se soit jamais lassé de nous presser là-dessus, ni rebuté de l’espérance de nous y amener.

Le plus mortel ennemi de M. le duc d’Orléans n’auroit pu imaginer rien de plus funeste à lui persuader, et je ne sais si on auroit trouvé plusieurs personnes assez dépourvues de sens pour y donner sérieusement. Que penser donc d’un président à mortier, de la considération que Maisons s’étoit acquise au palais, à la ville, à la cour, où il avoit toujours passé pour un homme d’esprit, sage, avisé, intelligent, capable et mesuré ? Était-il assez infatué de la nécessité dont il étoit pour M. le duc d’Orléans de supprimer le testament, assez aveuglé de la parole des sceaux qu’il avoit enfin arrachée de ce prince, à ce que j’en pus juger, et de toute l’autorité qu’il se promettoit de tirer de cette place, qu’il sentoit bien qui seroit conservée à Voysin si M. du Maine étoit maître, après tout ce que cette âme damnée avoit si nouvellement fait pour lui, que la passion l’empêchât de voir les suites affreuses et indispensables de l’entreprise qu’il proposoit, que je lui mettois sans cesse devant les yeux, et à pas une desquelles il n’avoit d’autre réponse que le danger évident des dispositions du testament pernicieuses pour M. le duc d’Orléans, toutes pour la grandeur du duc du Maine qui les sauroit bien faire valoir, établi comme il l’étoit, et la nécessité dès là indispensable de le supprimer comme que ce pût être ?

Sa persévérance de près d’une année, qui ne put être, non pas rebutée, mais même le moins du monde ralentie, ni par des raisons si palpables, ni par la résistance toujours égale qu’il trouva en M. le duc d’Orléans et en moi ; sa réserve là-dessus pour Canillac, dont il se servoit auprès de M. le duc d’Orléans pour soi-même, pour le parlement et pour tant d’autres choses, réserve dont il n’excepta personne, sans exception là-dessus que M. le duc d’Orléans et moi, donneroient-elles d’autres pensées ? Aurait-il été assez noir pour, de concert avec le duc du Maine, ouvrir cet abîme sous nos pas, et ne se lasser point de nous y pousser pour nous perdre, et par la chute de M. le duc d’Orléans, unique par son âge entre tous les princes du sang à pouvoir être revêtu de la régence, y porter le duc du Maine, qui de là à la couronne n’auroit eu qu’un pas à faire, et qui n’en ignoroit pas les moyens ? Un si puissant objet pour une âme de la trempe de celle du duc du Maine, et qui avoit su se le préparer avec tant d’art et de si loin, n’est rien moins qu’incroyable, si l’on se rapproche par quels chemins ce fils de ténèbres étoit parvenu à escalader tous les degrés du trône dont la place s’étoit aplanie et nettoyée devant lui, et tout ce qu’il avoit mis en œuvre pour noircir avec tant de succès le seul obstacle qui lui restoit à vaincre, d’un crime si fatal et si étranger à ce prince, crime qui, pour le moins, n’étoit pas fatal au duc du Maine pour la sûreté jusque-là plus que douteuse, jusqu’aux yeux du roi même, de tout ce qu’il en avoit obtenu jusqu’alors, et par les pas de géant qu’il fit après vers la couronne. Ce service de Maisons valoit bien le sacrifice de Voysin qui ne pouvoit plus être utile au duc du Maine, et d’éblouir Maisons de tout ce que le savant art de ce futur maire du palais n’auroit pas manqué de présenter à son ambition.

Qu’on se rappelle les anciennes liaisons de Maisons avec le duc du Maine, assez fortes pour en avoir espéré la place de premier président, refroidies par la préférence donnée à Mesmes ; le renouement de ces liaisons ensuite, leur secret et celui dont il couvroit toujours celles qu’il prit tant de soin de faire et d’étreindre avec M. le duc d’Orléans, et combien promptement et d’avance il fut toujours instruit avant personne des pas derniers des bâtards vers le trône ; la scène qu’à ce propos il me donna chez lui pour m’aveugler, et par moi M. le duc d’Orléans, car la course qu’il me fit faire à Paris pour m’y apprendre ce qui fut le soir même public à Marly, étoit sans ce retentum [2] parfaitement inutile ; le contraste de cette scène avec ce dîner à huis clos qu’il donna mystérieusement aux deux bâtards le jour de leur visite au parlement pour l’enregistrement de leur habilité à la couronne ; l’embarras extrême où il tomba quand il m’en vit informé ; son manège avec M. et Mme du Maine sur l’affaire du bonnet, et sous ce prétexte ses visites si fréquentes à Sceaux, où il ne paraissoit point, mais où il passoit deux heures chaque fois enfermé seul avec M. et Mme du Maine ; les distinctions que seul de sa robé il recevoit du roi sur ses fins, toutes les fois qu’il se présentoit devant lui, et celle qu’il eut dans les derniers mois, encore plus unique, d’aller de Maisons à Marly quand il vouloit, comme le duc de Berwick de Saint-Germain, sous prétexte d’un voisinage dont on ne s’étoit pas avisé jusque-là, et qui avec raison avoit été de tout temps pour le duc de Berwick ; enfin la douleur si marquée de sa mort, arrivée le jeudi au soir, 22 août de cette année, dix jours avant celle du roi, que témoigna le duc du Maine qui n’en étoit pas prodigue, et l’ardeur si empressée avec laquelle il emporta dès le lendemain, vendredi matin, la charge de président à mortier pour le jeune Maisons qui n’avoit pas dix-sept ans, et qui étoit accouru à lui de Paris dans cette confiance ; qu’on ramasse tout cela, je le dis avec horreur, conclura-t-on que ce soit pousser trop loin les soupçons ?

À mon égard, il lui falloit un homme toujours à portée de M. le duc d’Orléans, et à portée de tout avec lui, et qui fût dans le secret de leur liaison. Canillac ne voyoit ce prince qu’à Paris où il n’avoit que des moments, et assez rarement depuis un temps ; Maisons n’en pouvoit donc espérer le même usage, et il se flattoit de me vaincre par le coin de la bâtardise que Canillac avoit bien aussi, mais peut-être moins que moi, parce qu’il perdoit moins avec eux. Maisons, de longue main en grande société avec lui, eût peut-être été fâché de le perdre, et pour moi c’étoit double gain à tous égards, pour un bâtard et pour un président à mortier, et de s’ouvrir à d’autres n’alloit pas à leur but, et y étoit même directement contraire. Enfin Maisons vouloit-il voir si à la fin M. le duc d’Orléans ou moi serions assez dépourvus de sens commun pour mordre à un si pernicieux hameçon, nous conduire au bord du précipice, nous y laisser jeter dans l’espérance que le désordre effroyable qui en naîtroit mettroit la dictature du royaume entre les mains du parlement, que lui par son crédit dans la compagnie et par ses accès [3], il se rendroit l’entremetteur entre les partis, et feroit longuement ainsi la première et la plus utile figure ; ou, nous voyant près de tenter l’entreprise, y faire naître lui-même des difficultés, nous affubler après de l’ignominie d’une résolution si folle et si désespérée, et se donner auprès du duc du Maine, du parlement, du public, l’honneur de l’avoir empêchée ? Quoi qu’il en soit, il est incompréhensible qu’un président à mortier sage, sensé, et de conduite toujours approuvée, avec beaucoup d’esprit, de réputation et de connoissance du monde, fort riche et fort compté partout, ait pu concevoir un projet d’une extravagance aussi parfaite et aussi désespérée, le proposer, en presser, et ne se point lasser de faire les derniers efforts pour le persuader, et continuellement, et sans se rebuter de rien pendant toute une année, et jusqu’à sa mort. Il n’a pas assez vécu pour donner le temps de percer ces étranges ténèbres. Elles suffisent du moins pour consoler de sa mort les gens sages, les gens de bien et d’honneur, et ceux qui aiment la paix, et qui détestent les désordres. Achevons tout de suite ce qui regarde Maisons et les siens, pour n’en pas interrompre les derniers jours de Louis XIV.

Il n’est malheureusement que trop commun de trouver de ces prétendus esprits forts qui se piquent de n’avoir point de religion, et qui, séduits par leurs mœurs et par ce qu’ils croient le bel air du monde, laissent volontiers voir ce qu’ils tâchent de se persuader là-dessus, sans toutefois en pouvoir venir à bout avec eux-mêmes. Mais il est bien rare d’en trouver qui n’aient point de religion, sans que, par leur état dans le monde, ils osent s’en parer. Pour le prodige que je vais exposer, je doute qu’il ait jamais eu d’exemple, en même temps que je n’en puis douter par ce que mes enfants et ceux qui étoient auprès d’eux m’en ont appris, qui dès leur première jeunesse, comme on l’a vu ci-dessus, ont vécu avec le fils de Maisons dans la plus grande familiarité, et dans l’amitié la plus intime qui n’a fini qu’avec la vie de ce jeune magistrat. Son père étoit sans aucune religion. Veuf sans enfants fort jeune, il épousa la sœur aînée de la maréchale de Villars, qui se trouva n’avoir pas plus de religion que lui. Ils eurent ce fils unique pour lequel ils mirent tous leurs soins à chercher un homme d’esprit et de mise qui joignit la connoissance du monde à une belle littérature, union bien rare, mais ce qui l’est encore plus, et dont le père et la mère firent également leur capital, un précepteur qui n’eût aucune religion, et qui, par principes, élevât avec soin leur fils à n’en point avoir. Pour leur malheur, ils rencontrèrent ce phénix accompli dans ces trois parties, d’agréable compagnie, qui se faisoit désirer dans la bonne, sage, mesuré, savant, de beaucoup d’esprit, très corrompu en secret, mais d’un extérieur sans reproche et sans pédanterie, réservé dans ses discours. Pris sur le pied et pour le dessein d’ôter toute religion à son pupille, en gardant tous les dehors indispensables, il s’en acquitta avec tant de succès, qu’il le rendit sur la religion parfaitement semblable au père et à la mère, qui ne réussirent pas moins bien à en faire un homme du grand monde comme eux, et comme eux parfaitement décrassé des fatuités de la présidence, du langage de la robe, des airs aussi de petit-maître qui méprise son métier, auquel, avec du sens et beaucoup d’esprit, il s’adonna de façon à surpasser son père en tout, s’il eut vécu. Il étoit unique, et le père et la mère et lui s’aimoient passionnément. J’ai suffisamment parlé de M. et de Mme de Maisons pour n’avoir plus que ce mot à ajouter.

Au milieu des richesses, de la considération publique, d’amis distingués en tout genre, touchant de la main à la plus haute fortune de son état et la plus ardemment désirée, il est surpris d’un léger dévoiement dans ce temps de crise où il n’avoit pas le temps de s’écouter. Il prend mal à propos deux ou trois fois de la rhubarbe, plus mal à propos le cardinal de Bissy le vient entretenir longtemps sur la constitution, et contraint l’effet de la rhubarbe ; le feu se met dans les entrailles sans qu’il veuille consentir à être malade ; le progrès devient extrême en peu d’heures ; les médecins bientôt à bout n’osent l’avouer, le mal augmente à vue d’œil ; tout devient éperdu chez lui ; il y meurt à quarante-huit ans, au milieu d’une foule d’amis, de clients, de gens qui se font de fête, sans volonté ou sans loisir, de penser un moment à ce qui alloit arriver à son âme.

Sa femme, après les premiers transports, et un long désespoir d’une si cruelle trahison de la fortune, car son mari n’avoit point de secret pour elle, paya enfin de courage et ramassa ses forces pour conserver les amis et les familiers de la maison, et la continuer sur le pied que son mari l’avoit mise. Mais l’âme n’y étoit plus. Restoient les nouvelles, les petites intrigues, les cabales du parlement, les discours des gens oisifs et mécontents, un reste de tribunal en peinture qui ressembloit mieux à un café renforcé qu’elle faisoit valoir tout ce qu’elle pouvoit, dans lequel elle éleva son fils sur les traces de son père. La vie de Mme de Maisons se passa dix ou douze ans de la sorte, en projets et en travaux dont la chimère et les vaines espérances la flattoient, pleine d’opulence, de santé, d’autorité sur son fils, et de celle du reste de ses charmes sur ses amis et sur tout ce qui venoit chez elle, soutenue de la considération après laquelle elle couroit, lorsque, surprise d’une apoplexie dans son jardin, elle rassura son fils et ses amis au lieu de profiter pour penser à elle d’un intervalle de peu de jours, au bout desquels une seconde attaque l’emporta, sans lui laisser un moment de libre, le 5 mai 1727, dans sa quarante-sixième année.

Son fils, longtemps fort affligé, chercha à se continuer à s’acquérir des amis, surtout à se distinguer dans son métier. Il s’y attira en effet de l’estime et du crédit, et de la considération dans le monde, comme un jeune homme tourné à devenir un grand sujet. Les exemples domestiques ne lui servirent que pour ce monde à courir après la fortune, lorsque plein de vues, et ne se refusant rien de ce que peut donner l’abondance, il fut surpris à Paris de la petite vérole. La prompte déclaration de ce mal lui tourna la tête. Il se crut mort, il pensa à ce qu’il avoit méconnu toute sa vie, mais la frayeur qui le tourna subitement à la mort ne lui laissa plus de liberté, et il mourut de la sorte dans sa trente-troisième année, le 13 septembre 1731, laissant un fils unique, qui, au milieu d’une troupe de femmes qui ne le perdoient jamais de vue, tomba d’entre leurs bras, et en mourut en peu de jours à dix-huit mois, un an après son père, dont les grands biens allèrent à des collatéraux. Je n’ai pu refuser cette courte remarque à une aussi rare impiété. Ces Mémoires ne sont pas un traité de morale ; aussi me suis-je contenté d’un récit le plus simple et le plus nu ; mais qu’il me soit permis d’y appliquer ces deux versets du psaume xxxvi qui paraissent si faits exprès : « J’ai vu l’impie exalté comme les cèdres du Liban : je n’ai fait que passer, il n’étoit déjà plus ; je n’en ai pas même trouvé la moindre trace. »




  1. En secret, comme Nicodème visita d’abord Jésus-Christ.
  2. On appelait ordinairement retentum la partie d’un arrêt qui n’était pas rendue publique (quod erat retentum in mente judicis).
  3. Ce mot est peu lisible dans le manuscrit. L’auteur a peut-être écrit amis, ce qui ferait un sens préférable.