Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/2

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CHAPITRE II.


Mort à Rome du cardinal de Bouillon. — Précis de sa vie. — Cause et genre de sa mort. — Son caractère. — Cardinal de Bouillon méprisé et délaissé à Rome. — Imagine pour les cardinaux la distinction de conserver leur calotte sur leur tête, parlant au pape, lesquels lui en donnent le démenti. — La rage l’en saisit, et il en crève. — Personnel du cardinal de Bouillon. — Belle et singulière retraite du cardinal Marescotti. — Quel il fut ; sa mort. — Voyage du duc et de la duchesse de Savoie en Sicile. — Conduite de ce nouveau roi dans sa famille et avec son fils aîné. — Rare mérite de ce prince, et sa mort causée par la jalousie et les duretés de son père. — Voysin, comme chancelier, va prendre sa place au parlement. — Tallard, démis à son fils, ne peut être pair. — Son fils l’est fait au lieu de lui. — Affaires de Suisse en deux mots. — Renouvellement très-mal à propos de l’alliance des seuls cantons catholiques avec la France. — Changements en Espagne. — Orry, chassé d’Espagne et de la cour en France. — Veragua et Frigilliane chefs des conseils de marine et du commerce, et de celui des Indes. — Cellamare ambassadeur en France. — Chalois et Lanti ont défense de retourner en Espagne. — Giudice chef des affaires étrangères et de justice, et gouverneur du prince des Asturies. — P. Robinet chassé ; P. Daubenton confesseur du roi d’Espagne en sa place. — Leur caractère. — Flotte et Renaut en liberté. — Réconciliation de M. le duc d’Orléans avec le roi d’Espagne. — Alonzo Manriquez fait duc del Arco, grand d’Espagne et grand écuyer. — Son caractère et sa fortune. — Valouse premier écuyer. — Montalègre sommelier du corps ; sa fortune ; son caractère. — Valero vice-roi du Mexique ; sa fortune ; son caractère. — Princesse des Ursins à Paris. — Dégoûts qu’elle essuie. — Je passe huit heures de suite tête à tête avec elle. — Court et triste voyage de la princesse des Ursins à Versailles. — Elle obtient quarante mille livres de rente sur la ville, au lieu de sa pension de vingt mille livres.


Le cardinal de Bouillon mourut à Rome le 7 mars de cette année, a soixante et onze ans et six mois ; il y fit une fin digne de sa vie. Quoiqu’on ait souvent parlé de lui en ces Mémoires, la singularité de ce personnage si étrange mérite au moins un court abrégé par dates. Il étoit né à Turenne, le 24 août 1643 [1], dans l’apogée de sa plus proche famille. On a vu par quel art le roi se crut quitte à bon marché de lui donner sa nomination, qui le fit cardinal, 5 août 1669. Il n’avoit pas vingt-six ans faits. En décembre 1671, à vingt-huit ans et quelques mois, il fut grand aumônier de France par la mort du cardinal Antoine Barberin, et eut rapidement les abbayes de Cluny, Saint-Ouen de Rouen, Saint-Waast d’Arras, Saint-Martin de Pontoise, Saint-Pierre de Beaujeu, Tournus et Vigogne. Il se trouva aux conclaves où furent élus Clément X, Innocent XI, Alexandre VIII, Innocent XII et Clément XI qu’il sacra évêque avant son couronnement. Il ouvrit la porte sainte à Rome pour le grand jubilé de 1700, par l’indisposition du pape et celle du doyen du sacré collège dont il étoit sous-doyen, et dont sa vanité fit faire des tableaux. Il devint doyen et évêque d’Ostie et de Velletri par la mort du cardinal Cibo, de la manière qui a été rapportée. Il fut aussi grand doyen de Liège et prévôt de Strasbourg, et songea toujours à se revêtir ou ses neveux, de ces deux évêchés. Le premier lui coûta un exil avec la déclaration formelle du roi contre lui, l’autre le précipita dans l’abîme d’où il ne put sortir.

L’éclat de M. de Turenne, son oncle, le mit fort avant dans la faveur du roi. La brouillerie ouverte de ce fameux capitaine avec le puissant Louvois lui ouvrit la confiance du roi, parce que M. de Turenne obtint que tout ce qu’il écriroit au roi de l’armée, et ce que le roi lui écriroit aussi ne passeroit point par Louvois, mais uniquement par le cardinal de Bouillon. Louvois ne voyoit pas moins les lettres de M. de Turenne, et n’étoit guère moins maître des ordres et des réponses du roi à M. de Turenne ; mais, comme il étoit censé ignorer les unes et les autres, c’étoit au roi que ce général écrivoit au lieu du secrétaire d’État, et le roi, au lieu du secrétaire d’État, qui lui faisoit réponse, ou qui directement lui envoyoit ses ordres. Cela faisoit donc un commerce continuel entre le roi et le cardinal de Bouillon, à qui, pour abréger des écritures, le roi disoit mille choses et mille détails de bouche pour les mander de sa part à son oncle, cela qui initioit d’autant plus le cardinal de Bouillon dans les affaires que M. de Turenne se mêloit aussi assez souvent de projets, de négociations et de commerces secrets, du su du roi, qui, pendant qu’il étoit sur la frontière ou à l’armée, passoient tous par le cardinal de Bouillon. La présence de M. de Turenne à la cour l’y rehaussoit encore, et sa mort même fut une occasion d’entrer de plus en plus avec le roi, d’en être mieux traité, par la commune douleur, et [d’obtenir] un surcroît de grandeur par la majesté de ses obsèques, où néanmoins le roi défendit tout titre ou toute qualité de prince. Le duc de Bouillon et le comte d’Auvergne, ses frères, étoient : l’un, grand chambellan et gouverneur d’Auvergne ; l’autre avoit succédé à M. de Turenne au gouvernement de Limousin, et à la charge de colonel général de la cavalerie. Ses deux sœurs avoient épousé : l’une, le duc d’Elbœuf ; l’autre, un frère de l’électeur de Bavière, oncle de Mme la Dauphine. Mme de Bouillon, avec des sœurs et des cousines germaines si prodigieusement établies, vivoit en reine de Paris ; et la comtesse d’Auvergne avoit presque des États en Hollande.

Le cardinal de Bouillon vivoit dans la plus brillante et la plus magnifique splendeur. La considération, les distinctions, la faveur la plus marquée éclatoient en tout ; il se permettoit toutes choses, et le roi souffroit tout d’un cardinal. Nul homme si heureux pour ce monde, s’il avoit bien voulu se contenter d’un bonheur aussi accompli ; mais il l’étoit trop pour pouvoir monter plus haut, et le cardinal de Bouillon, accoutumé par le rang accordé à sa maison aux usurpations et aux chimères, croyoit reculer quand il n’avançoit pas. Ses diverses tentatives déplurent. Il prétendit, au mariage de Mme la Duchesse, manger avec le roi à la noce ; il y échoua avec l’indignation du roi qui le chassa, et qui bientôt après l’empêcha publiquement d’être élu évêque de Liège. Il se raccrocha, se remit mieux que jamais, et fut souvent chargé des affaires du roi à Rome, et de son secret aux conclaves. On a vu les liaisons qui le firent retourner à Rome en 1697, et obtenir en même temps la coadjutorerie de Cluny pour son neveu l’abbé d’Auvergne. On a vu la hardiesse et la duplicité avec laquelle il trompa le pape et le roi, pour faire ce même neveu cardinal, et combien sa plus que fourberie fut reconnue à Versailles et au Vatican. On a vu le personnage qu’il fit dans l’affaire et dans la condamnation du livre de Fénelon, archevêque de Cambrai, ce qui commença sa disgrâce ; et la fureur avec laquelle il se conduisit sur la coadjutorerie de Strasbourg en 1700, qui la combla. La désobéissance formelle à ses rappels réitérés en France lui coûta sa charge, dont il fut privé, et la saisie de tous ses revenus. Il voulut être doyen du sacré collège. Il subit, après y être parvenu, son exil à Cluny, à la fin de 1700. Pendant dix ans., il n’est souplesse ni bassesse qu’il ne tentât, comme on l’a vu, ni misère d’orgueil qu’il ne montrât sans cesse. Il s’occupa à lutter contre les moines de Cluny. Il y essuya les plus grands dégoûts et quelquefois les affronts. Le désespoir qu’il conçut d’une situation si différente de celle qui avoit achevé de le gâter et de le perdre lui fit prendre le parti de l’évasion, et enfanta cette lettre également folle, ingrate, insolente et criminelle, qu’il écrivit au roi. La mort de son neveu, déserteur en Hollande, le dégoût de ses hauteurs, l’orgueilleux dérangement de ses manières, tournèrent bientôt en mépris le grand accueil qu’il avoit reçu aux Pays-Bas. Son procédé avec la duchesse d’Aremberg, et l’indigne mariage de sa fille, veuve de son neveu, qu’il fit pour devenir maître des biens des enfants qu’il avoit laissés, la conviction juridique et publique de cette infamie, celle du procès qu’il perdit là-dessus contre la duchesse d’Aremberg, achevèrent de le déshonorer, et de lui rendre le séjour des Pays-Bas insupportable. Il n’avoit plus que Rome où pouvoir aller. Il sentit, par l’expérience qu’il en avoit déjà faite, tout le poids de ses différentes situations sur ce grand théâtre. Il y alla donc le plus lentement qu’il put, et y arriva vers Pâques de 1712.

Le mépris et l’embarras de l’y voir l’y avoient devancé. Il espéra en vain des égards, que le pape ne lui put refuser pour la part qu’il avoit eue à son exaltation, et pour avoir été sacré de sa main. Il attendit des retours de son crédit et de sa magnificence passée ; il se flatta de retrouver dès amis de son ancienne splendeur, et des généreux touchés de sa fortune présente, enfin il compta sur la grandeur de la place de doyen du sacré collège, qu’il se promettoit de bien faire valoir. Saisi dans tous ses revenus, il ne jouissoit que d’Ostie. Il avoit eu soin de beaucoup épargner et amasser pendant son exil, mais ces sommes, quelque considérables qu’elles fussent, il n’y toucha qu’à regret et le moins qu’il put. Il se mit donc au noviciat des jésuites, ses inaltérables amis de tous les temps, et il y vécut en cardinal pauvre. Tout ce qui n’étoit pas brouillé sans mesure avec le roi n’osa le voir, ni avoir secrètement avec lui aucun commerce. L’échange de Sedan non consommé jusqu’à cette heure, et le rang de sa maison, l’un et l’autre si aisé à détruire, lui furent une cruelle bride qui le retint de se livrer publiquement aux ennemis de la France, qui même le méprisèrent trop pour le rechercher. Il fut donc sans crédit à Rome, n’y eut que la considération d’écorce qui ne se put refuser au doyen des cardinaux, avec les accès au pape, que cette place, et ce qu’on a vu de personnel entre eux, lui avoient acquis, mais sans aucune estime. On peut juger ce qu’un homme si prodigieusement et en même temps si bassement superbe, aussi touché du petit comme du grand, dut souffrir d’un contraste si accablant sur ce premier théâtre de l’univers, où il se trouvoit si honteusement en spectacle. Parmi ces tourments, et dans la première place à Rome après le pape, cet orgueilleux imagina d’introduire une distinction nouvelle.

C’est la coutume en Italie parmi les ecclésiastiques d’ôter sa calotte en parlant à un beaucoup plus grand que soi, et les cardinaux ont toujours les leurs à la main lorsqu’ils parlent au pape. Le cardinal de Bouillon trouva qu’il seroit d’une grande distinction pour les cardinaux de conserver seuls leur calotte sur leur tête en parlant au pape. Il lui en parla ; le pape sourit et ne voulut pas le refuser ; mais il y mit que cela ne se feroit que de concert et avec le consentement de tous les cardinaux. Bouillon en parla aux plus considérables, mais en petit nombre, jugeant des autres par lui-même, persuadé qu’ils seroient tous ravis de cette distinction, de l’invention de laquelle ils lui sauroient le meilleur gré du monde. Ceux à qui il en parla lui répondirent ambigument ; ils ne voulurent ni s’engager à cette fantaisie ni prêter le collet au cardinal de Bouillon, qui plein de son idée crut les avoir persuadés, et qu’ils persuaderoient les autres. Incontinent après, il y eut un consistoire indiqué. Le pape y est au haut bout seul, assis dans un fauteuil, les cardinaux sur des bancs des deux côtés ; et, après que ce qui se doit passer en consistoire est achevé, le doyen des cardinaux se lève et va parler au pape, et après lui tous les cardinaux qui veulent lui dire quelque chose. Les matières finies, le cardinal de Bouillon alla le premier parler au pape, ayant sa calotte sur la tête. Dès qu’on s’en aperçut voilà un murmure général qui s’éleva jusqu’à l’interrompre. Il retourna assez embarrassé à sa place, mais il le fut bien davantage lorsqu’il vit aller les autres cardinaux au pape, et tous la calotte à la main. Il ne put, malgré son trouble, s’empêcher de faire signe à ceux à qui il avoit parlé de mettre leur calotte sur leur tête ; ce fut sans succès auprès de chacun. Il frémissoit de sa place et le montroit ; il n’y gagna que la honte, et il sortit du consistoire plein de dépit et de confusion. Ce fut bien pis lorsqu’il apprit que le sacré collège se vouloit plaindre au pape d’une innovation, qu’un particulier, quoique doyen, n’étoit pas en droit de faire, et d’en demander justice et réparation. Le pape, à la vérité, détourna cet orage par son autorité en faveur de Bouillon, mais il le blâma fort d’avoir hasardé la chose sans en être convenu avec tous les cardinaux, comme il le lui avoit prescrit. Le bruit n’en continua que plus fort parmi le sacré collège qui élit le pape, qui est si intéressé en sa grandeur, qui tient de lui toute la sienne, et qui n’en connoit point à ses dépens. Bien loin de se trouver flatté de cette imagination de Bouillon, dont l’orgueil et les chimères lui étoient toujours suspects, et qui avoit perdu toute considération personnelle et toute estime parmi les cardinaux, la prélature et partout à Rome qui se moqua continuellement de lui, qui, dans les premiers jours, avoit aigri son affaire pensant la renouer en parlant à d’autres cardinaux ; les propos furent si unanimes, si vifs, si peu ménagés qu’il en fut encore plus touché que de l’affront public d’avoir échoué. Alors il ne put plus se cacher à lui-même le mépris et l’aversion dans lesquels il étoit généralement tombé, lui qui jusqu’alors s’étoit toujours efforcé de se persuader le contraire. Il en tomba malade aussitôt de rage ; et de rage il en mourut en cinq ou six jours, chose étrange pour un homme si familiarisé avec la rage, et qui en vivoit depuis plusieurs années. Personne à Rome ne le regretta, ni en France, si ce n’est peut-être les Bouillon. Le roi le méprisa au point de ne pas même nommer son nom.

Le cardinal de Bouillon étoit un homme fort maigre, brun, de grandeur ordinaire, de taille aisée et bien prise. Son visage n’auroit eu rien de marqué s’il avoit eu les yeux comme un autre ; mais, outre qu’ils étoient fort près du nez, ils le regardoient tous deux à la fois jusqu’à faire croire qu’ils s’y vouloient joindre. Cette loucherie qui étoit continuelle faisoit peur, et lui donnoit une physionomie hideuse. Il portoit des habits gris, doublés de rouge, avec des boutons d’or d’orfèvrerie à pointe, d’assez beaux diamants ; jamais vêtu comme un autre, et toujours d’invention, pour se donner une distinction. Il avoit de l’esprit mais confus, savoit peu, fort l’air et les manières du grand monde, ouvert, accueillant, poli d’ordinaire, mais tout cela étoit mêlé de tant d’air de supériorité qu’on étoit blessé même de ses politesses. On n’étoit pas moins importuné de son infatigable attention au rang qu’il prétendoit jusqu’à la minutie, à primer dans la conversation, à la ramener toujours à soi ou aux siens avec la plus dégoûtante vanité. Les besoins le rendoient souple jusqu’au plus bas valetage. Il n’avoit d’amis que pour les dominer et se les sacrifier. Vendu corps et âme aux jésuites, et eux réciproquement à lui, il trouva en eux mille importantes ressources dans les divers états de sa vie, jusqu’à des instruments de ses félonies. Sa vie en aucun temps n’eut d’ecclésiastique et de chrétien que ce qui servoit à sa vanité.

Son luxe fut continuel et prodigieux en tout ; son faste le plus recherché, et le plus industrieux pour établir et jouir de toute la grandeur qu’il imaginoit. Ses mœurs étoient infâmes, il ne s’en cachoit pas ; et le roi, qui abhorra toujours ce vice jusque dans son propre frère, le souffrit dans M. de Vendôme et dans le cardinal de Bouillon, non seulement sans peine, mais il en fit longtemps ses favoris. Peu d’hommes distingués se sont déshonorés aussi complètement que celui-là, et sur autant de chapitres les plus importants. Ses débauches, son ingratitude, ses félonies ; la fabrication du cartulaire de Brioude pour se faire descendre des ducs d’Aquitaine, juridiquement prouvée, condamnée, lacérée, le faussaire condamné sur son propre aveu, les Bouillon forcés d’avouer tout au roi et aux juges, et le cardinal de Bouillon prouvé et avoué l’inventeur et celui qui avoit mis de Bar en besogne de cette fabrication, de concert avec son frère et ses neveux ; le trait de double tromperie, lui chargé des affaires du roi à Rome, pour duper le roi et le pape l’un par l’autre pour faire l’abbé d’Auvergne cardinal ; le spectacle de désobéissance donné à Rome ; sa prétention de n’en devoir point au roi ; la folie de sa lettre en s’évadant ; l’infamie et la cause plus infâme encore du mariage qu’il fit de sa nièce avec Mesy, plaidée et prouvée juridiquement aux Pays-Bas ; toutes les misères qui précédèrent sa fuite ; l’audace de se faire élire abbé de Saint-Amand par avarice, contre les bulles du pape, sur la nomination du roi ; on ne finiroit pas si on vouloit reprendre toutes les manières dont il s’est déshonoré, et les excès de son ingratitude et de ses félonies, lui qui devoit au roi les biens, les charges, les dignités, le rang, les établissements de sa maison, après ce qu’elle avoit commis contre Henri IV qui le premier l’avoit élevée, Louis XIII et Louis XIV dans sa minorité, et qui lui-même ne fut doyen des cardinaux, en désobéissant avec tant d’éclat, que par avoir été cardinal à vingt-six ans de la nomination du roi. Il eut en mourant la vanité de nommer six cardinaux pour ses exécuteurs testamentaires, lui qui ne pouvoit disposer de rien en France, et qui n’avoit que ce qu’il avoit porté d’argent, de pierreries et d’argenterie à Rome. On peut dire de lui qu’il ne put être surpassé en orgueil que par Lucifer, auquel il sacrifia tout comme à sa seule divinité.

Je ne puis mieux placer la conduite d’un autre cardinal si édifiante, si sage et si sainte, qu’en contraste avec celle du cardinal de Bouillon, et qui par sa singularité même mérite la curiosité, parce qu’elle n’a point eu d’exemple auparavant ni d’imitateurs après, et je ne l’avancerai que de deux mois. Galeas Marescotti, né 1er octobre 1627, étoit d’une famille de Rome, noble, ancienne, alliée à la maison des Ursins et à d’autres fort considérables. Il fut d’abord archevêque de Corinthe in partibus, nonce en Pologne, après en Espagne pendant la minorité de Charles II. Clément X le fit cardinal, 27 mai 1675, à moins de quarante-huit ans. Il s’étoit acquis beaucoup de réputation de piété et de savoir dans sa prélature, et de capacité dans ses nonciatures ; et il passa depuis pour un des plus hommes d’honneur et de bien, et des plus habiles du sacré collège. Aussi y passa-t-il par toutes les plus grandes charges qui se donnent au mérite. Il fut légat de Ferrare, et ensuite secrétaire d’État, deux emplois dont le premier n’a qu’un temps limité, l’autre finit avec le pape qui l’a donné. Il eut depuis plusieurs emplois importants, entre autres celui de préfet du saint-office, et qui l’est tellement que les papes se le sont presque toujours réservé depuis. Il eut d’autres préfectures, la protection des dominicains, et d’autres grands ordres, et devint en 1708 chef de l’ordre des cardinaux-prêtres. Il avoit alors plus de quatre-vingts ans, et ne voulut point passer à son tour d’option dans l’ordre des cardinaux-évêques. Peu de temps après il cessa tout commerce ordinaire, et se renferma aux fonctions indispensables.

Lorsqu’il se fut accoutumé peu à peu à cette sorte de séparation, qui étoit grande pour lui, parce qu’il étoit extrêmement honoré, visité et consulté, il pria le pape de disposer de ses emplois, et de le dispenser de toute fonction de cardinal, résolu de ne plus entrer même au conclave. Sa santé étoit vigoureuse, et sa tête comme à cinquante ans. Le pape résista longtemps et céda enfin à ses instances. Il déclara en même temps qu’il ne recevroit plus les visites des nouveaux cardinaux, ni celles des ambassadeurs, qu’il n’en rendroit aucunes, et, pour y couper court, il alla prendre congé du pape et le supplier de le dispenser de plus aller à son palais. Il se renferma dans le sien, d’où il ne sortit plus que pour aller rarement dire la messe dehors certains jours fort solennels. Il partagea tout son temps entre la prière et les lectures spirituelles, dans une continuelle préparation à la mort. Comme il étoit fort aimé et fort honoré, et qu’il étoit savant, il choisit ce qu’il y avoit de plus pieux et de plus doctes religieux de tous les ordres, et à qui leurs emplois le pouvoient permettre, pour venir tous les jours chez lui à une heure marquée, toujours la même ; de manière que, depuis le moment qu’il se levoit jusqu’à celui qu’il se couchoit, il n’étoit pas un moment seul et changeoit de compagnie presque toutes les heures. Il prioit avec les uns, les autres lui faisoient des lectures sur lesquelles ils faisoient des réflexions, enfin il y en avoit qui après son repas servoient une heure a sa récréation Parmi ces exercices rien de foible ni de triste, mais toujours une grande présence de Dieu et du compte qu’il se préparoit à lui rendre, sans jamais rien de vain ni de mondain. Il avoit été fort aumônier toute sa vie, il le devint encore davantage. Au mois de mai de cette année, il remit au pape tout ce qu’il avoit de bénéfices et de pensions sur des bénéfices, et ne conserva que le revenu de son patrimoine. Il fut visité par Clément XI plusieurs fois, et par les papes, ses successeurs, sans qu’il soit jamais retourné en leur palais. Les cardinaux non seulement l’invitèrent d’entrer aux conclaves qu’il y eut depuis, et l’en pressèrent inutilement, mais quoiqu’il fût demeuré chez lui, et que les cardinaux n’aient point de voix quand ils ne sont pas dans le conclave, il ne laissa pas d’en être consulté plusieurs fois, et d’influer sur les élections qui s’y firent. Benoît XIII l’alla voir aussitôt après son exaltation, et les autres papes lui firent lé même honneur. Il ne démentit pas d’un seul point la vie qu’il avoit embrassée jusqu’à sa mort, arrivée le 3 juillet 1726, ayant joui d’une bonne santé jusqu’à cette dernière maladie, et de toute sa tête jusqu’à la mort qui eut toutes les marques de celles des prédestinés. Il avoit près de quatre-vingt-dix-neuf ans, et fut regretté comme s’il n’en avoit eu que cinquante, des pauvres surtout dont il étoit le père, sans toutefois avoir fait tort à sa famille. Le pape assista lui-même à ses obsèques avec le sacré collège ; il avoit plus de cinquante ans de cardinalat. Disons encore un mot d’Italie. Le duc de Savoie, nouveau roi de Sicile, étoit allé, comme on l’a dit, en prendre possession, s’y faire couronner, connoître le pays et les gens, et en tirer tout ce qui lui fut possible. Il avoit mené la reine sa femme, qui y fut aussi couronnée, et laissé à Turin un conseil bien choisi, de peu de personnes, pour gouverner en son absence. Il avoit offert la régence à la duchesse sa mère, qui le pria de l’en dispenser. Jamais il ne lui avoit pardonné de l’avoir voulu faire roi de Portugal, en épousant l’infante, sa cousine germaine, et y allant demeurer. Il lui pardonnoit aussi peu d’être toute française, et adorée dans tous ses États et dans sa cour. Sa jalousie avoit été fort poussée, ainsi que les dégoûts qu’il lui avoit donnés. Il n’y avoit entre eux qu’une sèche bienséance. Ces raisons firent que la régence fut froidement offerte et sagement refusée. L’épouse, aussi française que la mère, n’étoit pas plus heureuse. La belle-mère et la belle-fille vécurent toute leur vie dans la plus intime amitié et dans la confiance la plus parfaite. C’est ce qui obligea le roi de Sicile à la mener avec lui, pour qu’elle ne fût pas régente, et Madame Royale par elle. Il déclara régent le prince de Piémont, son fils aîné, qui étoit grand et bien fait pour son âge, et qui d’ailleurs promettoit toutes choses. Il chargea le conseil qu’il laissa de l’instruire et de lui rendre compte de tout pour le former aux affaires, et d’essayer quelquefois avec opiniâtreté à le laisser faire en certaines choses pour voir comment il s’y prendroit.

Le jeune prince s’appliqua et devint capable jusqu’à étonner le conseil ; et par la facilité de son accès, la sagesse et la justesse de ses réponses, sa modestie, sa politesse, son désir de plaire et d’obliger, le déplaisir qu’il montroit quand il étoit obligé de refuser, et l’adoucissement qu’il y savoit mettre, lui acquirent tous les coeurs. C’en étoit trop pour un père jaloux, qui eût été au désespoir d’avoir un fils sans talents pour gouverner, mais qui [était] jaloux de son ombre, et qui avoit trop de pénétration pour ne pas sentir qu’il étoit redouté, mais nullement aimé dans sa cour ni dans son pays, trouvoit un fils aîné, de seize ans, trop avancé dans l’estime et dans l’affection générale, et qui l’avoit trop bien su mériter. Son accueil à son retour et ses louanges à son fils furent fort sèches. Après le premier compte rendu, il ne l’admit plus en aucunes affaires, et les ministres eurent défense de lui rien communiquer. Le jeune prince sentit amèrement un procédé si peu mérité, et le souffrit sans se plaindre ni paroître même mécontent. Son père l’étoit infiniment de voir sa cour également empressée autour du prince, et après son retour en user par amour et par attachement pour son fils commesidéjà il eût régné. Il lui refusa donc jusqu’aux plus petites choses pour le décréditer, et pour diminuer cette foule et cette complaisance que tous prenoient en lui par la crainte de déplaire et de reculer la fortune. Le prince y fut extrêmement sensible, sans se déranger en rien de sa modestie, de ses respects et de ses devoirs. Cependant le carnaval arriva ; les dames qui, pendant la régence du prince, lui avoient fait leur cour chez Madame Royale, et en étoient fort connues, lui demandèrent un bal. Il ne crut pas déplaire en s’engageant d’en demander la permission au roi son père. Les affaires n’avoient aucun trait avec un bal, et ce plaisir étoit de son âge, de la saison, et convenoit dans une cour. Il en fit donc la demande. Le roi de Sicile, qui le vouloit décréditer et le mortifier en toutes façons, le refusa avec la plus grande dureté ; ce fut la dernière, après tant d’autres, et la dernière goutte qui fit verser le verre.

Le prince ne put soutenir un traitement si barbare si peu mérité, souffert avec tant de respect et de douceur, et auquel il n’apercevoit ni bornes ni mesures. La fièvre le prit la nuit ; il en confia la cause a la princesse de Carignan, sa sœur naturelle, qui me l’a conté, et à qui il avoit accoutumé de s’ouvrir uniquement sur les traitements qu’il recevoit. Il l’assura qu’il avoit le cœur flétri et qu’il n’en reviendroit pas, et avec peu de regret à la vie sous un tel père. Il ne parla pas si librement aux médecins, mais il les assura toujours qu’il n’en reviendroit pas ; et avec la même douceur il se disposa à la mort, et ne pensa plus qu’à l’autre vie. Sa maladie ne dura que cinq ou six jours ; les deux princesses, mère et grand’mère, la cour, la ville étoient dans le dernier désespoir. Le malheureux père y tomba lui-même ; il sentit en ces derniers jours tout ce que valoit son fils, tout ce qu’il alloit perdre, et ne put se dissimuler qu’il en étoit le bourreau. Mais l’impression étoit faite ; ses caresses tardives ne purent rappeler le prince à la vie. Si ce père, barbarement politique, avoit pu lire dans l’avenir et voir de si loin quel traitement le fils qui lui restoit lui préparoit, son désespoir eût été au comble. Il eut la douleur de perdre un fils accompli, généralement reconnu et goûté comme tel, d’en voir sa cour, sa ville, ses États dans la plus vive douleur, et dans la conviction entière que sa jalousie l’avoit fait mourir. Retournons maintenant en France.

Voysin regorgeoit des plus grands dons de la fortune, chancelier et garde des sceaux, ministre et secrétaire d’État au département de la guerre, avec plus d’autorité que Louvois, conseil intime de Mme de Maintenon et de M. du Maine, instrument du testament du roi et de tout ce que sa vieille et son bâtard se proposoient encore d’en arracher, ministre unique de l’affaire de la constitution, et dans la plus intime confiance et dépendance des chefs de ce redoutable parti, et l’âme aussi cautérisée qu’eux, il nageoit dans la plus solide et la plus entière confiance du roi, et dans la puissance la plus étendue. Il voulut jouir de sa gloire, et aller triompher au parlement en qualité de chancelier de France, où son propre grand-père paternel avoit été longtemps greffier criminel, et sans être monté plus haut crut avoir fait une fortune. Le chancelier de Pontchartrain et bien d’autres chanceliers n’y avoient jamais été, et il se trouvera peu ou point d’exemple qu’aucun y ait été sans occasion nécessaire, et seulement comme celui-ci pour le plaisir et la vanité d’y aller. Il s’y fit suivre par plus de cent officiers, et accompagner de tout ce qui lui fut permis de conseillers d’État et de maîtres des requêtes. Il n’oublia rien de la pompe de sa marche, de sa réception et de sa reconduite. Son discours montra plus de fortune que de talents. Aucun pair ni prince du sang ne s’y trouva ; ils ne marchent point pour la robe.

Tallard séchoit sur pied de n’avoir encore rien recueilli d’avoir livré le cardinal de Rohan au P. Tellier jusqu’à en avoir fait son esclave. La jalousie le perçoit de voir que cela même eut fait les princes de Rohan et d’Espinoy ducs et pairs, tandis qu’on le laissoit, et qu’il étoit d’autant plus pressé qu’il voyoit le roi diminuer tous les jours. Il ne voulut pas en être la dupe, et fit tant de bruit aux Rohan et au P. Tellier, qu’ils n’osèrent le pousser à bout. Vouloir et pouvoir étoit même chose auprès du roi et de Mme de Maintenon pour les maîtres de la constitution. Elle leur étoit trop chère et sacrée pour se dispenser d’en payer les dettes, et elle n’en avoit contracté aucune si utile que celle que Tallard s’étoit acquise sur elle en lui livrant le cardinal de Rohan. Tallard fut donc déclaré pair de France ; mais quand il fallut en venir à la mécanique des expéditions, la chose fut trouvée impossible, parce qu’il n’avoit qu’un duché vérifié qu’il avoit cédé à son fils en le mariant. On tourna, on chercha, mais à la fin il fallut que le père se contentât, en enrageant, que la pairie fût érigée pour son fils, et de demeurer lui comme il était.

Le comte du Luc, ambassadeur en Suisse, fit en ce temps-ci une faute dont la France et la Suisse se ressentent encore. Les cantons catholiques et protestants étoient depuis longtemps animés les uns contre les autres ; la longue affaire de l’abbé de Saint-Gall les avoit mis aux prises, et quelquefois aux armes. L’intérêt de la maison d’Autriche entretint sous main ce feu pour abaisser les cantons les uns par les autres et en profiter. Passionné, jeune, emporté, violent et sans expérience, y étoit nonce du pape, et il aigrit les choses de plus en plus. Du Luc étoit occupé du renouvellement de l’alliance de la France avec tout le corps helvétique, et les ministres de la maison d’Autriche à l’empêcher, à quoi rien n’étoit plus propre que d’entretenir la division dans la république. Du Luc espéra forcer les protestants par les catholiques, plus nombreux à la vérité, mais incomparablement plus faibles ; il conclut le renouvellement d’alliance avec ces derniers. Les cantons protestants, animés par les émissaires de Vienne, de Londres, de Hollande, imputèrent ce traité à affront et n’ont jamais voulu ouïr parler depuis de renouveler leur alliance avec la France, et les armes à la main s’en sont souvent vengés sur les cantons catholiques, et leur ont durement fait sentir leur supériorité.

Pendant que la princesse des Ursins s’acheminoit lentement vers Paris, sa catastrophe produisit de grands changements en Espagne. Orry l’avoit devancée, et trouva en arrivant à Paris défense d’approcher de la cour ; il courut même fortune de la prison et de pis. Le cardinal del Giudice [fut] non seulement rappelé, comme on l’a vu, mais mis à la tête des affaires politiques, de justice et religion ; le duc de Veragua eut celles de la marine et du commerce ; le vieux marquis Frigilliane fut fait chef du conseil des Indes ; le marquis de Bedmar le demeura du conseil de guerre ; et le prince de Cellamare, fils du duc de Giovenazzo, conseiller d’État, frère du cardinal del Giudice, qui venoit, comme on l’a vu, d’être fait grand écuyer de la reine, fut nommé ambassadeur en France. Chalois et Lanti, neveux de Mme des Ursins, qui avoient eu, comme on l’a vu, permission de la joindre en chemin, et qu’elle avoit envoyés l’un après l’autre devant elle à Paris, y reçurent défense de retourner en Espagne, ce qui embarrassa fort Lanti qui étoit Italien et qui n’avoit rien ici, et Chalois encore plus, à qui le roi refusoit la jouissance du rang et des honneurs de grand d’Espagne, qu’il ne lui avoit permis qu’à cette condition-là d’accepter.

Peu de jours après, le cardinal del Giudice fut fait gouverneur du prince des Asturies, emploi fort étrange pour un prêtre. Dans ce rayon de fortune, qui avoit déjà, comme on l’a vu, expatrié Macañas, il n’oublia point la générosité avec laquelle le P. Robinet avoit résisté à sa faveur, jointe alors à l’autorité de Mme des Ursins, pour l’archevêché de Tolède que le cardinal et la princesse des Ursins demandoient vivement, et que Giudice fut au moment d’obtenir, lorsqu’avec l’applaudissement général de la cour de la ville, de toute l’Espagne, le P. Robinet l’emporta, et le fit donner à cet illustre curé de village dont j’ai parlé ailleurs. Un prêtre et un Italien n’oublient guère. Giudice profita de sa faveur pour faire chasser Robinet, qui se retira en France, où il vécut très content simple jésuite à Strasbourg, sans se mêler à rien. Le P. Daubenton, lors assistant du général des jésuites à Rome, celui-là même qui, seul avec le cardinal Fabroni, avoit concerté et fabriqué la constitution Unigenitus, fut rappelé au confessionnal du roi d’Espagne. Ce changement de confesseur fut un grand et long malheur pour les deux couronnes. Robinet n’avoit nul intérêt, aucune ambition, n’étoit point entaché d’ultramontanisme, et n’étoit jésuite qu’autant que l’honneur et sa conscience le lui permettoient. Il étoit solidement homme de bien ; aussi vouloit-il le bien pour le bien, et y étoit également hardi et sage. Toute la cour et toute l’Espagne l’aimoient et l’honoroient, s’y confioient ; il ne s’en élevoit et ne s’en estimoit pas davantage, et il étoit droit, vrai et ennemi de toute intrigue. On verra ailleurs le parfoit contraste de son successeur avec lui.

Un mois après, Flotte et Renaut furent mis en liberté. La chute de Mme des Ursins fit voir clair au roi d’Espagne sur bien des choses. C’étoit elle qui avoit fait arrêter ces deux domestiques de M. le duc d’Orléans, et qui, soutenue de Mme de Maintenon par leur haine commune, et de Monseigneur poussé par la cabale qui le gouvernoit, ne visoit pas à moins qu’à la tête de M. le duc d’Orléans, comme je l’ai raconté en son lieu. La reine d’Espagne, qui devenoit fort maîtresse, ne cherchoit qu’à détruire ce que Mme des Ursins avoit édifié ; peut-être l’âge et la santé du roi la persuadèrent-ils tacitement de raccommoder le roi d’Espagne avec un prince à qui on ne pouvoit, le cas arrivant, ôter la régence. Ainsi, sans que M. le duc d’Orléans y songeât, ni personne pour lui, le roi d’Espagne écrivit au roi qu’ayant enfin reconnu l’innocence de Flotte et de Renaut, et la fausseté des accusations faites contre eux, il avoit ordonné qu’on les mît en liberté. Le roi d’Espagne ajouta dans la même lettre que, dans le désir qu’il avoit de se réconcilier avec M. le duc d’Orléans, il laissoit au roi d’en ordonner la manière. La surprise fut grande à la réception de cette lettre, et la rage de Mme de Maintenon. Un pareil désaveu, sur une affaire qu’on avoit poussée si étrangement loin auprès du roi, lui pouvoit faire ouvrir les yeux sur des calomnies plus atroces et plus domestiques. M. du Maine en trembla, et glissa sur ce fâcheux pas avec adresse et silence. M. le duc d’Orléans écrivit au roi d’Espagne, de concert avec le roi, et en reçut une réponse la plus honnête. Flotte et Renaut reçurent ordre de M. le duc d’Orléans d’aller à Madrid remercier le roi et la reine, dont ils furent bien reçus, et de revenir aussitôt en France où ils voudroient, excepté Paris et ses environs, pour prévenir sagement les questions et les propos qu’on se plairoit à leur faire tenir. Ils touchèrent promptement en Espagne de quoi payer toutes les dettes qu’ils y avoient faites, et la dépense de leur retour, par ordre de M. le duc d’Orléans, qui leur donna à leur arrivée une gratification et une pension honnête.

Il faut achever les changements d’Espagne, d’autant que je ne les préviens que de six semaines. Alonzo Manriquez étoit un homme de qualité, et le seul pour qui le roi d’Espagne eut invariablement une amitié constante. Il aimoit aussi le roi avec attachement ; il étoit grand, de taille aisée, fort bien fait, avec un air noble et un visage agréable, et, chose rare pour un Espagnol, il étoit blond et avoit de belles dents. Son esprit étoit médiocre, mais sage et mesuré au dernier point ; éloigné de se mêler d’affaires et de cabales, et tout aussi éloigné de faire sa cour à aucun ministre, même à la princesse des Ursins ; d’ailleurs l’homme le plus affable, le plus poli, le plus gracieux, de l’accès le plus facile. Son affection pour le roi d’Espagne lui en avoit donné pour les François. Il n’étoit pas riche, mais autant qu’il le pouvoit généreux et libéral. Dès qu’il fut grand seigneur, il devint magnifique et conserva les mêmes mœurs. Il étoit fort réservé à rendre de bons offices et à parler au roi pour quelqu’un, non que l’inclination ne l’y portât, mais il en sentoit le danger avec un prince aussi dépendant d’autrui. C’étoit un des plus grands toréadors de toute l’Espagne, et qui se consoloit le moins qu’on eût banni ces combats, où il avoit fait de grandes folies avec une grande valeur. C’est lui qui fut obligé de se retirer dans un couvent au plus vite, en attendant que sa grâce lui fût expédiée, et qui la fut promptement, pour avoir sauté à bas de son cheval et tiré le pied de la feue reine de son étrier, tombée et traînée par le sien, à qui il sauva ainsi la vie. Sa femme, qui avoit beaucoup de mérite, et qui étoit Enriquez, et avec qui il a toujours vécu dans la plus grande union, avoit souvent des musiques chez elle, et ils en eurent une fort bonne à eux quand ils se virent en état de figurer. Ils voyoient beaucoup plus de monde que tous les autres seigneurs espagnols, et bien plus librement. Alonzo Manriquez fut majordome du roi, puis premier écuyer, qui ne ressemble en rien au nôtre, comme on le verra ailleurs. Il quitta en ce temps-ci cette charge, parce qu’il fut fait grand d’Espagne sous le titre de duc del Arco, et qu’un grand d’Espagne ne peut être premier écuyer.

Valouse, gentilhomme de Provence, nourri page du roi, puis écuyer particulier de M. le duc d’Anjou, qui l’avoit suivi en Espagne, où, avec peu d’esprit, il se gouverna toujours fort sagement, et se maintint dans les bonnes grâces de son maître et des divers gouvernements, fut fait premier écuyer. Le roi d’Espagne fit en même temps persuader au duc de La Mirandole, qui étoit grand écuyer, de se démettre de cette charge, en lui en conservant les honneurs et les appointements ; il y consentit, et le duc del Arco fut fait grand écuyer. Il étoit aussi gentilhomme de la chambre et seul en exercice avec le marquis de Santa-Cruz, majordome-major de la reine. J’aurai ailleurs occasion de parler de ces deux seigneurs. Le duc del Arco ne ploya jamais sous Albéroni, qui ne l’aimoit pas, mais qui n’osa jamais se hasarder de l’entamer. C’étoit un des plus honnêtes et des plus accomplis hommes d’Espagne, doux, modeste, mais digne et haut aussi dans les occasions. Il montra beaucoup de valeur dans les campagnes d’Italie et d’Espagne, qu’il fit à la suite de son maître. Il étoit aussi parfaitement désintéressé avant et depuis sa fortune. Il ne demanda jamais rien au roi pour soi ; il avoit une des moindres commanderies de Saint-Jacques et n’en voulut point d’autres. Il portoit cet ordre à la boutonnière, comme ils font tous, et avoit le portrait du roi d’Espagne au revers de la médaille.

La charge de sommelier du corps ou de grand chambellan vaquoit depuis la mort du duc d’Albe, arrivée à Paris pendant son ambassade, en sorte qu’il ne l’avoit jamais faite. L’ancien des gentils hommes de la chambre l’exerce dans le cas d’absence ou de vacance ; et c’étoit le marquis de Montalègre, grand d’Espagne, qui l’étoit, et qui avoit toujours suppléé. Il étoit Guzman, et avoit épousé une sœur du marquis de Los Balbazès, qui étoit Spinola. Il avoit été une espèce de favori de Charles II, qui lui avoit donné la compagnie des hallebardiers qu’il avoit encore, qui étoit lors la seule garde des rois d’Espagne, avec certaine canaille de lanciers en petit nombre et qui ne suivoient qu’à cheval, qui demandoient l’aumône à la porte du palais. Philippe V les abolit en arrivant en Espagne, et mit les hallebardiers sur le pied et avec l’habillement des Cent-Suisses de la garde du roi. Ce marquis de Montalègre étoit un fort honnête homme, assez borné, qui ne se mêloit de rien ; mais poli, honnête, généreux, et qui vivoit fort retiré à l’espagnole.

Le duc de Liñarez, vice-roi du Mexique, avoit obtenu son rappel. Il étoit vice-roi de l’avènement de Philippe V à la couronne, et lui avoit envoyé de grands secours d’argent. Le marquis de Valero fut envoyé à sa place. Il étoit frère du duc de Bejar et oncle de Zuniga, qu’on a vu servir dans nos armées. Le roi d’Espagne avoit toujours aimé ce marquis de Valero, il l’avoit en arrivant trouvé majordome, et avoit toujours cherché à l’élever. C’étoit un vrai Espagnol, plein d’honneur, de courage et de fidélité, mais austère et inflexible, et qui n’étoit pas sans capacité. À son retour il fut grand d’Espagne et sommelier du corps avec beaucoup de crédit, dont il n’abusa jamais, et s’en servit utilement pour le roi et la monarchie. Ce fut dommage qu’il ne vécût pas assez. Il n’eut point d’enfants, et sa grandesse retourna à des neveux.

Enfin la princesse des Ursins arriva à Paris, et vint descendre et loger chez le duc de Noirmoutiers, son frère, dans une petite maison des Jacobins, qu’il occupoit dans la rue Saint-Dominique, porte à porte de la mienne. Ce voyage dut lui paroître bien différent du dernier qu’elle avoit fait en France, où elle avoit paru la reine de la cour. Peu de gens, outre ses anciens amis et ceux de son ancienne cabale, la vinrent voir, et néanmoins quelques envieux s’y mêlèrent ; ce qui fit assez de concours les premiers jours, après quoi les visites s’éclaircirent, et la solitude domina dès qu’on eut vu le succès de son voyage à Versailles, qu’on lui laissa attendre plusieurs jours. M. le duc d’Orléans, raccommodé avec le roi d’Espagne, sentit qu’il étoit solidement de son intérêt, encore plus que d’une foible vengeance, de montrer par quelque éclat que ce n’étoit qu’à la haine et à l’artifice de la princesse des Ursins qu’il devoit celui de son affaire d’Espagne, qui avoit été si près de lui [faire] porter la tête sur l’échafaud. Mme de Maintenon avec M. du Maine, et tous leurs puissants ressorts, soutenus de l’intérêt de la cabale de Meudon, étoient ceux qui avoient poussé à l’extrémité cette affaire, que Mme des Ursins leur avoit présentée. Mais les temps étoient changés, Monseigneur étoit mort, et la cabale de Meudon anéantie. Mme de Maintenon avoit tourné le dos à Mme des Ursins ; ainsi M. le duc d’Orléans, libre à l’égard de cette dernière ennemie, ne crut pas la devoir ménager. Il y fut poussé par Mme la duchesse d’Orléans, et plus encore par Madame, tellement qu’il pria le roi de défendre à la princesse des Ursins de se trouver en pas un lieu, même dans Versailles, où Mme la duchesse de Berry, Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans se pourroient rencontrer, lesquels firent en même temps une défense étroite à toutes leurs maisons de la voir, et demandèrent la même chose aux personnes qui leur étoient particulièrement attachées. Cet éclat fit un grand bruit, montra à découvert l’abandon de Mme de Maintenon, l’inconsidération du roi, et devint un grand embarras pour la princesse des Ursins.

Je n’avois pu trouver que M. le duc d’Orléans eût tort dans cette conduite, qui faisoit retomber à plomb sur les artifices tout ce qu’on avoit voulu lui imputer, et qui se trouvoit très heureusement placée au moment de la liberté rendue à Flotte et à Renaut, et de sa réconciliation avec le roi d’Espagne. Mais je lui représentai qu’ayant toujours été ami particulier de Mme des Ursins, laissant à part sa conduite envers lui, et ne mettant point de proportion dans mon attachement pour lui avec mon amitié pour elle, je ne pouvois oublier les marques qu’elle m’en avoit toujours données, particulièrement en ce dernier voyage si triomphant, comme je l’ai expliqué en son temps, et qu’il me seroit dur de ne la point voir. Nous capitulâmes donc, et M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans me permirent de la voir deux fois : une alors, l’autre quand elle partiroit, avec parole que je n’irais pas une troisième, et que Mme de Saint-Simon ne la verroit point, à cause d’eux et de Mme la duchesse de Berry, ce que nous digérâmes mal volontiers, mais il en fallut passer par là. Comme je voulus au moins profiter de ma bisque, je fis dire à Mme des Ursins les entraves où je me trouvois, et que, voulant au moins la voir à mon aise le très peu que je le pouvois, je lui laisserois passer les premiers jours et son premier voyage à la cour avant de lui demander audience. Mon message fut très bien reçu, elle savoit depuis longues années où j’en étois avec M. le duc d’Orléans, elle ne fut point surprise de ces entraves, et me sut au contraire bon gré de ce que j’avois obtenu. Quelques jours donc après qu’elle eut été à Versailles, j’allai chez elle à deux heures après midi. Aussitôt elle ferma sa porte sans exception, et je fus tête à tête avec elle jusqu’après dix heures du soir.

On peut juger combien de choses passent en revue dans un aussi long entretien. Je lui trouvai la même amitié et la même ouverture, beaucoup de sagesse sur M. le duc d’Orléans et les siens, et de franchise sur tout le reste. Elle me conta sa catastrophe sans jamais y mêler le roi, ni le roi d’Espagne, duquel elle se loua toujours ; mais sans se lâcher sur la reine, elle me prédit ce qu’on a vu depuis. Elle ne me dissimula rien de sa surprise, des mauvais traitements, jusqu’aux grosses injures de propos délibéré, de son départ, de son voyage, de son état, de tout ce qu’elle avoit essuyé. Elle me parla fort naturellement aussi de son voyage de Versailles, de sa désagréable situation à Paris, de la feue reine, du roi d’Espagne, de diverses personnes qui de son temps y avoient figuré dans le gouvernement et dehors, enfin des vues incertaines et diverses d’une honnête retraite, dont le lieu étoit combattu dans son esprit. Ces huit heures de conversation avec une personne qui y fournissoit tant de choses curieuses me parurent huit moments. L’heure du souper, même tardive, nous sépara, avec mille protestations vraies et réciproques, et un pareil regret entre elle et Mme de Saint-Simon de ne pouvoir se voir. Elle me promit de m’avertir de son départ à temps de passer encore une journée ensemble.

Son voyage à Versailles se passa peu agréablement. Elle alla le matin du mercredi 27 mars, dîner à Versailles chez la duchesse du Lude qui y demeuroit toujours. Elle y resta jusqu’à une demi-heure près de celle que le roi devoit passer chez Mme de Maintenon, où elle alla l’attendre seule avec elle ; elle n’y demeura guère plus en tiers avec eux, et se retira après à la ville, chez Mme Adam, femme d’un premier commis des affaires étrangères, qui lui donna à souper et à coucher, et où elle fut très peu visitée. Le lendemain elle dîna chez la duchesse de Ventadour, et s’en retourna à Paris. Elle obtint peu après de remettre sa pension du roi, moyennant une augmentation en rentes sur l’hôtel de ville, dont elle eut quarante mille livres de rente. Cela étoit, outre l’augmentation du double, plus solide qu’une pension, qu’elle ne doutoit pas de perdre dès que M. le duc d’Orléans en deviendroit le maître. Elle songeoit à se retirer en Hollande ; mais les États généraux ne voulurent point d’elle à la Haye ni à Amsterdam. Elle avoit compté sur la Haye. Elle pensa alors à Utrecht, mais elle s’en dégoûta bientôt, et tourna ses projets sur l’Italie. Elle ne retourna plus à la cour que pour en prendre congé. M. du Maine, en reconnoissance des grandeurs qu’elle avoit procurées à M. de Vendôme en Espagne, lui valut cette grâce pécuniaire du roi.


  1. Voy. notes à la fin du volume.