Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/5

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CHAPITRE V.


Nécessité d’interrompre un peu le reste si court de la vie du roi. — Première partie du caractère de M. le duc d’Orléans. — Débonnaireté et son histoire. — Malheur de l’éducation et de la jeunesse de M. le duc d’Orléans. — Folie de l’abbé Dubois, qui le perd auprès du roi pour toujours. — Caractère de l’abbé depuis cardinal Dubois. — Deuxième partie du caractère de M. le duc d’Orléans. — M. le duc d’Orléans excellemment peint par Madame. — Aventure du faux marquis de Ruffec. — Quel étoit M. le duc d’Orléans sur la religion. — Caractère de Mme la duchesse d’Orléans. — Saint-Pierre et sa femme ; leur caractère. — Duchesse Sforce. — Courte digression sur les Sforce. — Caractère de la duchesse Sforce.


Le règne de Louis XIV, conduit jusqu’à sa dernière extrémité, ne laisse plus à rapporter maintenant que ce qui s’est passé dans le dernier mois de sa vie, encore au plus. Ces derniers événements, si curieux et si importants à exposer dans la plus exacte vérité et netteté, et dans leur ordre le plus exact, sont tellement liés avec ceux qui suivent immédiatement la mort de ce monarque, qu’il n’est pas possible de les séparer. Il n’est pas moins curieux et nécessaire aussi d’exposer les projets, les pensées, les difficultés, les différents partis qui roulèrent dans la tête du prince qui alloit nécessairement être à la tête du royaume pendant la minorité, quelques mesures que Mme de Maintenon et le duc du Maine eussent pu prendre pour ne lui laisser que le nom de régent, et ce qu’ils n’avoient pu lui ôter, et quelle sorte d’administration il voulut établir. C’est donc ici le lieu d’expliquer tant de choses, après quoi on reprendra la narration du dernier mois de la vie du feu roi, et des choses qui l’ont suivie. Mais avant d’entrer dans cette épineuse carrière, il est à propos de faire bien connoître, si l’on peut, celui qui en est le premier personnage, ses entraves intérieures et extérieures, et tout ce qui lui appartient personnellement. Je dis si l’on peut, parce que je n’ai de ma vie rien connu de si éminemment contradictoire et si parfaitement en tout que M. le duc d’Orléans. On s’apercevra aisément qu’encore que je le visse à nu depuis tant d’années, qu’il ne se cachât pas à moi, que j’aie été dans ces dernières années-ci le seul homme qui le voulût voir, et l’unique avec lequel il pût s’ouvrir et s’ouvrit en effet à cœur ouvert et par confiance et par nécessité, on sentira, dis-je, que je ne le connoissois pas encore, et que lui-même aussi ne se connoissoit pas parfaitement. Pour le tableau de la cour, des personnages, des desseins, des brigues, des partis, il se trouve tout fait par tout ce qui a été raconté et expliqué jusqu’ici. En se le rappelant on verra d’un coup d’œil quelle étoit la cour de Louis XIV en ces derniers temps de sa vie, et le détail mis au jour de toutes les différentes parties de tout le groupe de ce spectacle.

M. le duc d’Orléans étoit de taillé médiocre au plus, fort plein, sans être gros, l’air et le port aisé et fort noble, le visage large, agréable, fort haut en couleur, le poil noir et la perruque de même. Quoiqu’il eût fort mal dansé, et médiocrement réussi à l’académie, il avoit dans le visage, dans le geste, dans toutes ses manières une grâce infinie, et si naturelle qu’elle ornoit jusqu’à ses moindres actions, et les plus communes. Avec beaucoup d’aisance quand rien ne le contraignoit, il étoit doux, accueillant, ouvert, d’un accès facile et charmant, le son de la voix agréable, et un don de la parole qui lui étoit tout particulier en quelque genre que ce pût être, avec une facilité et une netteté que rien ne surprenoit, et qui surprenoit toujours. Son éloquence étoit naturelle jusque dans les discours les plus communs et les plus journaliers, dont la justesse étoit égale sur les sciences les plus abstraites qu’il rendoit claires, sur les affaires du gouvernement, de politique, de finance, de justice, de guerre, de cour, de conversation ordinaire, et de toutes sortes d’arts et de mécanique. Il ne se servoit pas moins utilement des histoires et des Mémoires, et connoissoit fort les maisons. Les personnages de tous les temps et leurs vies lui étoient présents, et les intrigues des anciennes cours comme celles de son temps. À l’entendre, on lui auroit cru une vaste lecture. Rien moins. Il parcouroit légèrement, mais sa mémoire étoit si singulière qu’il n’oublioit ni choses, ni noms, ni dates, qu’il rendoit avec précision ; et son appréhension étoit si forte qu’en parcourant ainsi, c’étoit en lui comme s’il eût tout lu fort exactement. Il excelloit à parler sur-le-champ, et en justesse et en vivacité, soit de bons mots, soit de reparties. Il m’a souvent reproché, et d’autres plus que lui, que je ne le gâtois pas, mais je lui ai souvent aussi donné une louange qui est méritée par bien peu de gens, et qui n’appartenoit à personne si justement qu’à lui : c’est qu’outre qu’il avoit infiniment d’esprit et de plusieurs sortes, la perspicacité singulière du sien se trouvoit jointe à une si grande justesse, qu’il ne se seroit jamais trompé en aucune affaire s’il avoit suivi la première appréhension de son esprit sur chacune. Il prenoit quelquefois cette louange de moi pour un reproche, et il n’avoit pas toujours tort, mais elle n’en étoit pas moins vraie. Avec cela nulle présomption, nulle trace de supériorité d’esprit ni de connoissance, raisonnant comme d’égal à égal avec tous, et donnant toujours de la surprise aux plus habiles. Rien de contraignant ni d’imposant dans la société, et quoiqu’il sentît bien ce qu’il étoit, et de façon même de ne le pouvoir oublier en sa présence, il mettoit tout le monde à l’aise, et lui-même comme au niveau des autres.

Il gardoit fort son rang en tout genre avec les princes du sang, et personne n’avoit l’air, le discours, ni les manières plus respectueuses que lui ni plus nobles avec le roi et avec les fils de France. Monsieur avoit hérité en plein de la valeur des rois ses père et grand-père, et l’avoit transmise tout entière à son fils. Quoiqu’il n’eût aucun penchant à la médisance, beaucoup moins à ce qu’on appelle être méchant, il étoit dangereux sur la valeur des autres. Il ne cherchoit jamais à en parler, modeste et silencieux même à cet égard sur ce qui lui étoit personnel, et racontoit toujours les choses de cette nature où il avoit eu le plus de part, donnant avec équité toute louange aux autres et ne parlant jamais de soi, mais il se passoit difficilement de pincer ceux qu’il ne trouvoit pas ce qu’il appeloit francs du collier, et on lui sentoit un mépris et une répugnance naturelle à l’égard de ceux qu’il avoit lieu de croire tels. Aussi avoit-il le foible de croire ressembler en tout à Henri IV, de l’affecter dans ses façons, dans ses reparties, de se le persuader jusque dans sa taille et la forme de son visage, et de n’être touché d’aucune autre louange ni flatterie comme de celle-là qui lui alloit au cœur. C’est une complaisance à laquelle je n’ai jamais pu me ployer. Je sentois trop qu’il ne recherchoit pas moins cette ressemblance dans les vices de ce grand prince que dans ses vertus, et que les uns ne faisoient pas moins son admiration que les autres. Comme Henri IV, il étoit naturellement bon, humain, compatissant, et cet homme si cruellement accusé du crime le plus noir et le plus inhumain, je n’en ai point connu de plus naturellement opposé au crime de la destruction des autres, ni plus singulièrement éloigné de faire peine même à personne, jusque-là qu’il se peut dire que sa douceur, son humanité, sa facilité avoient tourné en défaut, et je ne craindrai pas de dire qu’il tourna en vice la suprême vertu du pardon des ennemis, dont la prodigalité sans cause ni choix tenoit trop près de l’insensible, et lui a causé bien des inconvénients fâcheux et des maux dont la suite fournira des exemples et des preuves.

Je me souviens qu’un an peut-être avant la mort du roi, étant monté de bonne heure après dîner chez Mme la duchesse d’Orléans à Marly, je la trouvai au lit pour quelque migraine, et M. le duc d’Orléans seul dans la chambre, assis dans le fauteuil du chevet du lit. À peine fus-je assis que Mme la duchesse d’Orléans se mit à me raconter un fait du prince et du cardinal de Rohan, arrivé depuis peu de jours, et prouvé avec la plus claire évidence. Il rouloit sur des mesures contre M. le duc d’Orléans pour le présent et l’avenir, et sur le fondement de ces exécrables imputations si à la mode par le crédit et le cours que Mme de Maintenon et M. du Maine s’appliquoient sans cesse à leur donner. Je me récriai d’autant plus que M. le duc d’Orléans avoit toujours distingué et recherché, je ne sais pourquoi, ces deux frères, et qu’il croyoit pouvoir compter sur eux : « Et que dites-vous de M. le duc d’Orléans, ajouta-t-elle ensuite, qui, depuis qu’il le sait, qu’il n’en doute pas, et qu’il n’en peut -douter, leur fait tout aussi bien qu’à l’ordinaire ? » À l’instant je regardai M. le duc d’Orléans qui n’avoit dit que quelques mots pour confirmer le récit de la chose à mesure qu’il se faisoit, et qui étoit couché négligemment dans sa chaise, et je lui dis avec feu : « Pour cela, monsieur, il faut dire la vérité, c’est que depuis Louis le Débonnaire il n’y en eut jamais un si débonnaire que vous. » À ces mots, il se releva dans sa chaise, rouge de colère jusqu’au blanc des yeux, balbutiant de dépit contre moi qui lui disois, prétendoit-il, des choses fâcheuses, et contre Mme la duchesse d’Orléans qui les lui avoit procurées, et qui riait. « Courage, monsieur, ajoutai-je, traitez bien vos ennemis, et fâchez-vous contre vos serviteurs. Je suis ravi de vous voir en colère, c’est signe que j’ai mis le doigt sur l’apostume ; quand on la presse, le malade crie. Je voudrois en faire sortir tout le pus, et après cela vous seriez tout un autre homme et tout autrement compté. » Il grommela encore un peu et puis s’apaisa. C’est là une des deux occasions seules où il se soit jamais mis en vraie colère contre moi. Je rapporterai l’autre en son temps.

Deux ou trois ans après la mort du roi, je causois à un coin de la longue et grande pièce de l’appartement des Tuileries, comme le conseil de régence alloit commencer dans cette même pièce où il se tenoit toujours tandis que M. le duc d’Orléans étoit tout à l’autre bout, parlant à quelqu’un, dans une fenêtre. Je m’entendis appeler comme de main en main ; on me dit que M. le duc d’Orléans me vouloit parler. Cela arrivoit souvent en se mettant au conseil. J’allai donc à cette fenêtre où il étoit demeuré. Je trouvai un maintien sérieux, un air concentré, un visage fâché qui me surprit beaucoup. « Monsieur me dit-il d’abordée, j’ai fort à me plaindre de vous que j’ai toute ma vie compté pour le meilleur de mes amis. — Moi, monsieur ! plus étonné encore, qu’y a-t-il donc, lui dis-je, s’il vous plaît ? — Ce qu’il y a, répondit-il avec une mine encore plus colère, chose que vous ne sauriez nier, des vers que vous avez faits contre moi. — Moi, des vers ! répliquai-je ; eh ! qui diable vous conte de ces sottises-là ? et depuis près de quarante ans que vous me connoissez, est-ce que vous ne savez pas que de ma vie je n’ai pu faire, non pas deux vers, mais un seul ? — Non, par…, reprit-il, vous ne pouvez nier ceux-là, et tout de suite me chante un pont-neu à sa louange dont le refrain étoit : Notre régent est débonnaire, la, la, il est débonnaire, avec un grand éclat de rire. — Comment, lui dis-je, vous vous en souvenez encore ! et en riant aussi, pour la vengeance que vous en prenez, souvenez-vous-en du moins à bon escient. » Il demeura à rire longtemps, à ne s’en pouvoir empêcher avant de se mettre au conseil. Je n’ai pas craint d’écrire cette bagatelle, parce qu’il me semble qu’elle peint.

Il aimoit fort la liberté, et autant pour les autres que pour lui-même. Il me vantoit un jour l’Angleterre sur ce point, où il n’y a point d’exils ni de lettres de cachet, et le roi ne peut défendre que l’entrée de son palais ni tenir personne en prison, et sur cela me conta en se délectant, car tous nos princes vivoient lors, qu’outre la duchesse de Portsmouth, Charles II avoit bien eu de petites maîtresses ; que le grand prieur, jeune et aimable en ce temps-là, qui s’étoit fait chasser pour quelque sottise, étoit allé passer son exil en Angleterre, où il avoit été fort bien reçu du roi. Pour le remercîment, il lui débaucha une de ces petites maîtresses dont le roi étoit si passionné alors, qu’il lui fit demander grâce, lui offrit de l’argent, et s’engagea de le raccommoder en France. Le grand prieur tint bon. Charles lui fit défendre le palais. Il s’en moqua et alloit tous les jours à la comédie avec sa conquête, et s’y plaçoit vis-à-vis du roi. Enfin le roi d’Angleterre, ne sachant plus que faire pour s’en délivrer, pria tellement le roi de le rappeler en France, qu’il le fut. Mais le grand prieur tint bon, dit qu’il se trouvoit bien en Angleterre, et continua son manège. Charles outré en vint jusqu’à faire confidence au roi de l’état où le mettoit le grand prieur, et obtint un commandement si absolu et si prompt qu’il le fit repasser incontinent en France. M. le duc d’Orléans admiroit cela, et je ne sais s’il n’auroit pas voulu être le grand prieur. Je lui répondis que j’admirois moi-même que le petit-fils d’un roi de France se pût complaire dans un si insolent procédé que moi sujet, et qui, comme lui, n’avois aucun trait au trône, je trouvois plus que scandaleux et extrêmement punissable. Il n’en relâcha rien, et faisoit toujours cette histoire avec volupté. Aussi d’ambition de régner ni de gouverner n’en avoit-il aucune. S’il fit une pointe tout à fait insensée pour l’Espagne, c’est qu’on la lui avoit mise dans la tête. Il ne songea même, comme on le verra, tout de bon à gouverner que lorsque force fut d’être perdu et déshonoré, ou d’exercer les droits de sa naissance ; et, quant à régner, je ne craindrai pas de répondre que jamais il ne le désira, et que, le cas forcé arrivé, il s’en seroit trouvé également importuné et embarrassé. Que vouloit-il donc ? me demandera-t-on ; commander les armées tant que la guerre auroit duré, et se divertir le reste du temps sans contrainte ni à lui ni à autrui.

C’étoit en effet à quoi il étoit extrêmement propre. Une valeur naturelle, tranquille, qui lui laissoit tout voir, tout prévoir, et porter les remèdes, une grande étendue d’esprit pour les échecs d’une campagne, pour les projets, pour se munir de tout ce qui convenoit à l’exécution, pour s’en aider à point nommé, pour s’établir d’avance des ressources et savoir en profiter bout à bout, et user aussi avec une sage diligence et vigueur de tous les avantages que lui pouvoit présenter le sort des armes. On peut dire qu’il étoit capitaine, ingénieur, intendant d’armée, qu’il connoissoit la force des troupes, le nom et la capacité des officiers, et les plus distingués de chaque corps, [savait] s’en faire adorer, les tenir néanmoins en discipline, exécuter, en manquant de tout, les choses les plus difficiles. C’est ce qui a été admiré en Espagne, et pleuré en Italie, quand il y prévit tout, et que Marsin lui arrêta les bras sur tout. Ses combinaisons étoient justes et solides tant sur les matières de guerre que sur celles d’État ; il est étonnant jusqu’à quel détail il en embrassoit toutes les parties sans confusion, les avantages et les désavantages des partis qui se présentoient à prendre, la netteté avec laquelle il les comprenoit et savoit les exposer, enfin la variété infinie et la justesse de toutes ses connoissances sans en montrer jamais, ni avoir en effet meilleure opinion de soi.

Quel homme aussi au-dessus des autres, et en tout genre connu ! et quel homme plus expressément formé pour faire le bonheur de la France, lorsqu’il eut à la gouverner ! Ajoutons-y une qualité essentielle, c’est qu’il avoit plus de trente-six ans à la mort des Dauphins et près de trente-huit à celle de M. le duc de Berry, qu’il avoit passés particulier, éloigné entièrement de toute idée de pouvoir arriver au timon ; courtisan battu des orages et des tempêtes, et qui avoit vécu de façon à connoître tous les personnages, et la plupart de ce qui ne l’étoit pas ; en un mot l’avantage d’avoir mené une vie privée avec les hommes, et acquis toutes les connoissances, qui, sans cela, ne se suppléent point d’ailleurs. Voilà le beau, le très beau sans doute et le très rare. Malheureusement il y a une contre-partie qu’il faut maintenant exposer, et ne craindre pas quelque légère répétition, pour le mieux faire, de ce qu’on a pu voir ailleurs.

Ce prince si heureusement né pour être l’honneur et le chef-d’œuvre d’une éducation, n’y fut pas heureux. Saint-Laurent, homme de peu, qui n’étoit même chez Monsieur que sous-introducteur des ambassadeurs, fut le premier à qui il fut confié. C’étoit un homme à choisir par préférence dans toute l’Europe pour l’éducation des rois. Il mourut avant que son élève fût hors de sous la férule, et par le plus grand des malheurs, sa mort fut telle et si prompte qu’il n’eut pas le temps de penser en quelles mains il le laissoit, ni d’imaginer qui s’y ancreroit en titre. On a vu (t. Ier, p. 20) que ce fut l’abbé Dubois, comment il y parvint, combien il s’introduisit avant dans l’amitié et la confiance d’un enfant qui ne connoissoit personne, et l’énorme usage qu’il en sut faire pour espérer fortune et acquérir du pain. Le précepteur sentoit qu’il ne tiendroit pas longtemps par cette place, et tout le poids d’avoir été l’instrument du consentement qu’il surprit au jeune prince pour son mariage, lequel ne lui avoit pas rendu ce qu’il en avoit espéré, et qui l’avoit même perdu auprès du roi par la folie qu’il eut, dans une audience secrète qu’il en obtint, de lui demander pour prix de son service la nomination au chapeau. Il se vit donc réduit à M. de Chartres, et ne pensa plus qu’à le gouverner. Il a fait un si grand personnage depuis la mort du roi, qu’il est nécessaire de le faire connoître. On y reviendra bientôt.

Monsieur, qui étoit fort glorieux et gâté encore par avoir eu un gouverneur devenu duc et pair dans sa maison, et dont la postérité successive, décorée de la même dignité, étoit demeurée dans la charge de premier gentilhomme de sa chambre, et par celle de dame d’honneur de Madame, remplie par la duchesse de Ventadour, voulut des gens titrés pour gouverneurs de M. son fils. Cela n’étoit pas aisé, mais il en trouva, et ne considéra guère autre chose. M. de Navailles fut le premier qui accepta. Il étoit duc à brevet et maréchal de France, plein de vertu, d’honneur et de valeur, et avoit figuré autrefois, mais ce n’étoit pas un homme à élever un prince. Il y fut peu et mourut en février 1684, à soixante-cinq ans. Le maréchal d’Estrades lui succéda, qui en auroit été fort capable, mais il étoit fort vieux, et mourut en février 1686, à soixante-dix-neuf ans. M. de La Vieuville, duc à brevet, le fut après, qui mourut en février 1689, un mois après avoir été fait chevalier de l’ordre. Il n’avoit rien de ce qu’il falloit pour cet emploi, mais ce fut une perte pour Monsieur, qui ne trouva plus de gens titrés qui en voulussent. Saint-Laurent, qui avoit toute sa confiance, avoit aussi toute l’autorité effective, et suppléoit à ces messieurs, qui n’étoient que ad honores. Les deux sous-gouverneurs étoient La Bertière, brave et honnête gentilhomme, mais dont le prince ne s’embarrassoit guère, quoiqu’il l’estimât, et Fontenay, qui en étoit extrêmement capable, mais qui avoit au moins quatre-vingts ans. Il avoit élevé le comte de Saint-Paul tué au passage du Rhin, sur le point d’être élu roi de Pologne, dont le fameux Sobieski profita. Le marquis d’Arcy fut le dernier gouverneur. Il avoit passé par des ambassades avec réputation, et servi de même. C’étoit un homme de qualité ; qui le sentoit fort, chevalier de l’ordre de 1688. Son frère aîné l’avoit été en 1661. D’Arcy étoit aussi conseiller d’État d’épée. On a vu ailleurs comment il se conduisit dans cet emploi, surtout à la guerre. Sa mort arrivée à Maubeuge, en juin 1694, fut le plus grand malheur qui pût arriver à son élève, sur qui il avoit pris non seulement toute autorité, mais toute confiance, et à qui toutes ses manières et sa conduite plaisoient et lui inspiroient une grande estime, qui en ce genre ne va point sans déférence.

Le prince n’ayant plus ce sage mentor, qu’on a vu qu’il a toujours regretté, ainsi que le maréchal d’Estrades, et qui l’a toute sa vie marqué à tout ce qui est resté d’eux, tomba tout à fait entre les mains de l’abbé Dubois et des jeunes débauchés qui l’obsédèrent. Les exemples domestiques de la cour de Monsieur, et ce que de jeunes gens sans réflexion, las du joug, tout neufs, sans expérience, regardent comme le bel air dont ils sont les esclaves, et souvent jusque malgré eux, effacèrent bientôt ce que Saint-Laurent et le marquis d’Arcy lui avoient appris de bon. Il se laissa entraîner à la débauche et à la mauvaise compagnie, parce que la bonne, même de ce genre, craignoit le roi, et l’évitoit. Marié par force et avec toute l’inégalité qu’il sentit trop tard, il se laissa aller à écouter des plaisanteries de gens obscurs qui, pour le gouverner, le vouloient à Paris ; il en fit à son tour, et se croyant autorisé par le dépit que Monsieur témaignoit de ne pouvoir obtenir pour lui ni gouvernement qui lui avoit été promis, ni commandement d’armée, il ne mit plus de bornes à ses discours ni à ses débauches, partie facilité, partie ennui de la cour, vivant comme il faisoit avec Mme sa femme, partie chagrin de voir M. le Duc, et bien plus M. le prince de Conti en possession de ce qu’il y avoit de plus brillante compagnie, enfin dans le ruineux dessein de se moquer du roi, de lui échapper, de le piquer à son tour, et de se venger ainsi de n’avoir ni gouvernement ni armée à commander. Il vivoit donc avec des comédiennes et leurs entours, dans une obscurité honteuse, et à la cour tout le moins qu’il pouvoit. L’étrange est que Monsieur le laissoit faire par ce même dépit contre le roi, et que Madame, qui ne pouvoit pardonner au roi ni à Mme sa belle-fille son mariage, désapprouvant la vie que menoit M. son fils, ne lui en parloit presque point intérieurement ravie des déplaisirs de Mme sa belle-fille, et du chagrin qu’en avoit le roi.

La mort si prompte et si subite de Monsieur changea les choses. On a vu tout ce qui arriva M. le duc d’Orléans, content et n’ayant plus Monsieur pour bouclier, vécut quelque temps d’une façon plus convenable, et avec assiduité à la cour, mieux avec Mme sa femme par les mêmes raisons, mais toujours avec un éloignement secret qui ne finit que quand je les raccommodai, lorsque je le séparai de Mme d’Argenton : l’amour et l’oisiveté l’attachèrent à cette maîtresse qui l’éloigna de la cour. Il voyoit chez elle des compagnies qui le vouloient tenir, de concert avec elle, dont l’abbé Dubois étoit le grand conducteur. En voilà assez pour marquer les tristes routes qui ont gâté un si beau naturel. Venons maintenant aux effets qu’a produits ce long et pernicieux poison, ce qui ne se peut bien entendre qu’après avoir fait connoître celui à qui il le dut presque en entier.

L’abbé Dubois étoit un petit homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie d’esprit, qui étoit en plein ce qu’un mauvais françois appelle un sacre, mais qui ne se peut guère exprimer autrement. Tous les vices combattoient en lui à qui en demeureroit le maître. Ils y faisoient un bruit et un combat continuel entre eux. L’avarice, la débauche, l’ambition étoient ses dieux ; la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens ; l’impiété parfaite, son repos ; et l’opinion que la probité et l’honnêteté sont des chimères dont on se pare, et qui n’ont de réalité dans personne, son principe, en conséquence duquel tous moyens lui étoient bons. Il excelloit en basses intrigues, il en vivoit, il ne pouvoit s’en passer, mais toujours avec un but où toutes ses démarches tendoient, avec une patience qui n’avoit de terme que le succès, ou la démonstration réitérée de n’y pouvoir arriver, à moins que, cheminant ainsi dans la profondeur et les ténèbres, il ne vit jour à mieux en ouvrant un autre boyau. Il passoit ainsi sa vie dans les sapes. Le mensonge le plus hardi lui étoit tourné en nature avec un air simple, droit, sincère, souvent honteux. Il auroit parlé avec grâce et facilité, si, dans le dessein de pénétrer les autres en parlant, la crainte de s’avancer plus qu’il ne vouloit ne l’avoit accoutumé à un bégayement factice qui le déparoit, et qui, redoublé quand il fut arrivé à se mêler de choses importantes, devint insupportable, et quelquefois inintelligible. Sans ses contours et le peu de naturel qui perçoit malgré ses soins, sa conversation auroit été aimable. Il avoit de l’esprit, assez de lettres, d’histoire et de lecture, beaucoup de monde, force envie de plaire et de s’insinuer, mais tout cela gâté par une fumée de fausseté qui sortoit malgré lui de tous ses pores et jusque de sa gaieté, qui attristoit par là. Méchant d’ailleurs avec réflexion et par nature, et, par raisonnement, traître et ingrat, maître expert aux compositions des plus grandes noirceurs, effronté à faire peur étant pris sur le fait ; désirant tout, enviant tout, et voulant toutes les dépouilles. On connut après, dès qu’il osa ne se plus contraindre, à quel point il étoit intéressé, débauché, inconséquent, ignorant en toute affaire, passionné toujours, emporté, blasphémateur et fou, et jusqu’à quel point il méprisa publiquement son maître et l’État, le monde sans exception et les affaires, pour les sacrifier à soi tous et toutes, à son crédit, à sa puissance, à son autorité absolue, à sa grandeur, à son avarice, à ses frayeurs, à ses vengeances. Tel fut le sage à qui Monsieur confia les mœurs de son fils unique à former, par le conseil de deux hommes qui ne les avoient pas meilleures, et qui en avoient bien fait leurs preuves.

Un si bon maître ne perdit pas son temps auprès d’un disciple tout neuf encore, et en qui les excellents principes de Saint-Laurent n’avoient pas eu le temps de prendre de fortes racines, quelque estime et quelque affection qu’il ait conservée toute sa vie pour cet excellent homme. Je l’avouerai ici avec amertume, parce que tout doit être sacrifié à la vérité, M. le duc d’Orléans apporta au monde une facilité, appelons les choses par leur nom, une faiblesse qui gâta sans cesse tous ses talents, et qui fut à son précepteur d’un merveilleux usage toute sa vie. Hors de toute espérance du côté du roi depuis la folie d’avoir osé lui demander sa nomination au cardinalat, il ne songea plus qu’à posséder son jeune maître par la conformité à soi. Il le flatta du côté des mœurs pour le jeter dans la débauche, et lui en faire un principe pour se bien mettre dans le monde, jusqu’à mépriser tous devoirs et toutes bienséances, ce qui le feroit bien plus ménager par le roi qu’une conduite mesurée ; il le flatta du côté de l’esprit, dont il le persuada qu’il en avoit trop et trop bon pour être la dupe de la religion, qui n’étoit, à son avis, qu’une invention de politique, et de tous les temps, pour faire peur aux esprits ordinaires et retenir les peuples dans la soumission. Il l’infatua encore de son principe favori que la probité dans les hommes et la vertu dans les femmes ne sont que des chimères sans réalité dans personne, sinon dans quelques sots en plus grand nombre qui se sont laissé imposer ces entraves comme celles de la religion, qui en sont des dépendances, et qui pour la politique sont du même usage, et fort peu d’autres qui ayant de l’esprit et de la capacité se sont laissé raccourcir l’un et l’autre par les préjugés de l’éducation. Voilà le fond de la doctrine de ce bon ecclésiastique, d’où suivoit la licence de la fausseté, du mensonge, des artifices, de l’infidélité, de la perfidie, de toute espèce de moyens, en un mot, tout crime et toute scélératesse tournés en habileté, en capacité, en grandeur, liberté et profondeur d’esprit, de lumière et de conduite, pourvu qu’on sût se cacher et marcher à couvert des soupçons et des préjugés communs.

Malheureusement tout concourut en M. le duc d’Orléans à lui ouvrir le cœur et l’esprit à cet exécrable poison. Une neuve et première jeunesse, beaucoup de force et de santé, les élans de la première sortie du joug et du dépit de son mariage et de son oisiveté, l’ennui qui suit la dernière, cet amour, si fatal en ce premier âge, de ce bel air qu’on admire aveuglément dans les autres, et qu’on veut imiter et surpasser, l’entraînement des passions, des exemples et des jeunes gens qui y trouvoient leur vanité et leur commodité, quelques-uns leurs vues à le faire vivre comme eux et avec eux. Ainsi il s’accoutuma à la débauche, plus encore au bruit de la débauche jusqu’à n’avoir pu s’en passer, et qu’il ne s’y divertissoit qu’à force de bruit, de tumulte et d’excès. C’est ce qui le jeta à en faire souvent de si étranges et de si scandaleuses, et comme il vouloit l’emporter sur tous les débauchés, à mêler dans ses parties les discours les plus impies et à trouver un raffinement précieux à faire les débauches les plus outrées, aux jours les plus saints, comme il lui arriva pendant sa régence plusieurs fois le vendredi saint de choix et les jours les plus respectables. Plus on étoit suivi, ancien, outré en impiété et en débauche, plus il considéroit cette sorte de débauchés, et je l’ai vu sans cesse dans l’admiration poussée jusqu’à la vénération pour le grand prieur, parce qu’il y avoit quarante ans qu’il ne s’étoit couché qu’ivre, et qu’il n’avoit cessé d’entretenir publiquement des maîtresses et de tenir des propos continuels d’impiété et d’irréligion. Avec de tels principes et la conduite en conséquence, il n’est pas surprenant qu’il ait été faux jusqu’à l’indiscrétion de se vanter de l’être, et de se piquer d’être le plus raffiné trompeur.

Lui et Mme la duchesse de Berry disputoient quelquefois qui des deux en savoit là-dessus davantage, et quelquefois à sa toilette devant Mme de Saint-Simon, et ce qui y étoit avant le public, et M. le duc de Berry même, qui étoit fort vrai et qui en avoit horreur, et sans que Mme de Saint-Simon, qui n’en souffroit pas moins et pour la chose et pour l’effet, pût la tourner en plaisanterie, ni leur faire sentir la porte pour sortir d’une telle indiscrétion. M. le duc d’Orléans en avoit une infinie dans tout ce qui regardoit la vie ordinaire et sur ce qui le regardoit lui-même. Ce n’étoit pas injustement qu’il étoit accusé de n’avoir point de secret. La vérité est qu’élevé dans les tracasseries du Palais-Royal, dans les rapports, dans les redits dont Monsieur vivoit et dont sa cour étoit remplie, M. le duc d’Orléans en avoit pris le détestable goût et l’habitude, jusqu’à s’en être fait une sorte de maxime de brouiller tout le monde ensemble, et d’en profiter pour n’avoir rien à craindre des liaisons, soit pour apprendre par les aveux, les délations et les piques, et par la facilité encore de faire parler les uns contre les autres. Ce fut une de ses principales occupations pendant tout le temps qu’il fut à la tête des affaires, et dont il se sut le plus de gré, mais qui, tôt découverte, le rendit odieux et le jeta en mille fâcheux inconvénients. Comme il n’étoit pas méchant, qu’il étoit même fort éloigné de l’être, il demeura dans l’impiété et la débauche où Dubois l’avoit premièrement jeté, et que tout confirma toujours en lui par l’habitude, dans la fausseté, dans la tracasserie des uns aux autres, dont qui que ce soit ne fut exempt, et dans la plus singulière défiance qui n’excluoit pas en même temps et pour les mêmes personnes, de la plus grande confiance ; mais il en demeura là sans avoir rien pris du surplus des crimes familiers à son précepteur.

Revenu plus assidûment à la cour, à la mort de Monsieur, l’ennui l’y gagna et le jeta dans les curiosités de chimie dont j’ai parlé ailleurs, et dont on sut faire contre lui un si cruel usage. On a peine à comprendre à quel point ce prince étoit incapable de se rassembler du monde, je dis avant que l’art infernal de Mme de Maintenon et du duc du Maine l’en eût totalement séparé ; combien peu il étoit en lui de tenir une cour ; combien avec un air désinvolte il se trouvoit embarrassé et importuné du grand monde, et combien dans son particulier, et depuis dans sa solitude au milieu de la cour quand tout le monde l’eut déserté, il se trouva destitué de toute espèce de ressource avec tant de talents, qui en devoient être une inépuisable d’amusements pour lui. Il étoit né ennuyé, et il étoit si accoutumé à vivre hors de lui-même, qu’il lui étoit insupportable d’y rentrer, sans être capable de chercher même à s’occuper. Il ne pouvoit vivre que dans le mouvement et le torrent des affaires, comme à la tête d’une armée, ou dans les soins d’y avoir tout ce dont il auroit besoin pour les exécutions de la campagne, ou dans le bruit et la vivacité de la débauche. Il y languissoit dès qu’elle étoit sans bruit et sans une sorte d’excès et de tumulte, tellement que son temps lui étoit pénible à passer. Il se jeta dans la peinture après que le grand goût de la chimie fut passé ou amorti par tout ce qui s’en étoit si cruellement publié. Il peignoit presque toute l’après-dînée à Versailles et à Marly. Il se connoissoit fort en tableaux, il les aimoit, il en ramassoit et il en fit une collection qui en nombre et en perfection ne le cédoit pas aux tableaux de la couronne. Il s’amusa après à faire des compositions de pierres et de cachets à la merci du charbon, qui me chassoit souvent d’avec lui, et des compositions de parfums les plus forts qu’il aima toute sa vie, et dont je le détournois, parce que le roi les craignoit fort, et qu’il sentoit presque toujours. Enfin jamais homme né avec tant de talents de toutes les sortes, tant d’ouverture et de facilité pour s’en servir, et jamais vie de particulier si désœuvrée ni si livrée au néant et à l’ennui. Aussi Madame ne le peignit-elle pas moins heureusement qu’avoit fait le roi par l’apophtegme qu’il répondit sur lui à Maréchal, et que j’ai rapporté.

Madame étoit pleine de contes et de petits romans de fées. Elle disoit qu’elles avoient toutes été conviées à ses couches, que toutes y étoient venues, et que chacune avoit doué son fils d’un talent, de sorte qu’il les avoit tous ; mais que par malheur on avoit oublié une vieille fée disparue depuis si longtemps qu’on ne se souvenoit plus d’elle, qui, piquée de l’oubli, vint appuyée sur son petit bâton et n’arriva qu’après que toutes les fées eurent fait chacune leur don à l’enfant ; que, dépitée de plus en plus, elle se vengea en le douant de rendre absolument inutiles tous les talents qu’il avoit reçus de toutes les autres fées, d’aucun desquels, en les conservant tous, il n’avoit jamais pu se servir. Il faut avouer qu’à prendre la chose en gros le portrait est parlant.

Un des malheurs de ce prince étoit d’être incapable de suite dans rien, jusqu’à ne pouvoir comprendre qu’on en pût avoir. Un autre, dont j’ai déjà parlé, fut une espèce d’insensibilité qui le rendoit sans fiel dans les plus mortelles offenses et les plus dangereuses ; et comme le nerf et le principe de la haine et de l’amitié, de la reconnoissance et de la vengeance est le même, et qu’il manquoit de ce ressort, les suites en étoient infinies et pernicieuses. Il étoit timide à l’excès, il le sentoit et il en avoit tant de honte qu’il affectoit tout le contraire, jusqu’à s’en piquer. Mais la vérité étoit, comme on le sentit enfin dans son autorité par une expérience plus développée, qu’on n’obtenoit rien de lui, ni grâce ni justice, qu’en l’arrachant par crainte, dont il étoit infiniment susceptible, ou par une extrême importunité. Il tâchoit de s’en délivrer par des paroles, puis par des promesses, dont sa facilité le rendoit prodigue, mais que qui avoit de meilleures serres lui faisoit tenir. De là tant de manquements de paroles qu’on ne comptoit plus les plus positives pour rien, et tant de paroles encore données à tant de gens pour la même chose qui ne pouvoit s’accorder qu’à un seul, ce qui étoit une source féconde de discrédit et de mécontents. Rien ne le trompa et rie lui nuisit davantage que cette opinion qu’il s’étoit faite de savoir tromper tout le monde. On ne le croyoit plus, lors même qu’il parloit de la meilleure foi, et sa facilité diminua fort en lui le prix de toutes choses. Enfin la compagnie obscure, et pour la plupart scélérate, dont il avoit fait sa société ordinaire de débauche, et que lui-même ne feignoit pas de nommer publiquement ses roués, chassa la bonne jusque dans sa puissance et lui fit un tort infini.

Sa défiance sans exception étoit encore une chose infiniment dégoûtante avec lui, surtout lorsqu’il fut à la tête des affaires, et le monstrueux unisson à ceux de sa familiarité hors de débauche. Ce défaut, qui le mena loin, venoit tout à la fois de sa timidité, qui lui faisoit craindre ses ennemis les plus certains, et les traiter avec plus de distinctions que ses amis ; de sa facilité naturelle ; d’une fausse imitation d’Henri IV, dont cela même n’est ni le plus beau ni le meilleur endroit ; et de cette opinion malheureuse que la probité étoit une parure fausse, sans réalité, d’où lui venoit cette défiance universelle. Il étoit néanmoins très persuadé de la mienne, jusque-là qu’il me l’a souvent reprochée comme un défaut et un préjugé d’éducation qui m’avoit resserré l’esprit et accourci les lumières ; et il m’en a dit autant de Mme de Saint-Simon, parce qu’il la croyoit vertueuse. Je lui avois aussi donné des preuves d’attachement trop fortes, trop fréquentes, trop continuelles dans les temps les plus dangereux, pour qu’il en pût douter ; et néanmoins voici ce qui m’arriva dans la seconde ou troisième année de la régence, et je le rapporte comme un des plus forts coups de pinceau, et si [1] dès lors mon désintéressement lui avoit été mis en évidence par les plus fortes coupelles [2], comme on le verra par la suite.

On étoit en automne. M. le duc d’Orléans avoit congédié les conseils pour une quinzaine. J’en profitai pour aller passer ce temps à la Ferté ; je venois de passer une heure seul avec lui, j’en avois pris congé et j’étois revenu chez moi, où, pour être en repos, j’avois fermé ma porte. Au bout d’une heure au plus, on me vint dire que Biron étoit à la porte, qu’il ne se vouloit point laisser renvoyer, et qu’il disoit qu’il avoit ordre de M. le duc d’Orléans, qui l’envoyoit, de me parler de sa part. Il faut ajouter que mes deux fils avoient chacun un régiment de cavalerie, et que tous les colonels étoient lors par ordre à leurs corps. Je fis entrer Biron avec d’autant plus de surprise, que je ne faisois que de quitter M. le duc d’Orléans. Je demandai donc avec empressement ce qu’il y avoit de si nouveau. Biron fut embarrassé, et à son tour s’informa où étoit le marquis de Ruffec. Ma surprise fut encore plus grande ; je lui demandai ce que cela vouloit dire. Biron, de plus en plus empêtré, m’avoua que M. le duc d’Orléans en étoit inquiet, et l’envoyoit à moi pour le savoir. Je lui dis qu’il étoit à son régiment comme tous les autres, et logé dans Besançon chez M. de Lévi, qui commandoit en Franche-Comté. « Mais, me dit Biron, je le sais bien ; n’auriez-vous point quelque lettre de lui ? — Pourquoi faire ? répondis-je. — C’est que franchement, puisqu’il vous faut tout dire, M. le duc d’Orléans, me répondit-il, voudroit voir de son écriture. »  Il m’ajouta que peu après que je l’eus quitté, il étoit descendu dans le petit jardin de Mme la duchesse d’Orléans, laquelle étoit à Montmartre ; que la compagnie ordinaire, c’est-à-dire les roués et les p…… s’y promenoient avec lui ; qu’il étoit venu un commis de la poste avec des lettres, à qui il avoit parlé quelque temps en particulier ; qu’après cela il avoit appelé lui Biron, lui avoit montré une lettre datée de Madrid du marquis de Ruffec à sa mère, et que là-dessus il lui avoit donné sa commission de me venir trouver.

À ce récit je sentis un mélange de colère et de compassion, et je ne m’en contraignis pas avec Biron. Je n’avois point de lettres de mon fils, parce que je les brûlois à mesure comme tous papiers inutiles. Je chargeai Biron de dire à M. le duc d’Orléans une partie de ce que je sentois ; que je n’avois pas la plus légère connoissance avec qui que ce fût en Espagne, et le lieu où mon fils étoit ; que je le priois instamment de dépêcher sur-le-champ un courrier à Besançon, pour le mettre en repos par ce qu’il lui rapporteroit. Biron, haussant les épaules, me dit que tout cela étoit bel et bon, mais que, si je retrouvois quelque lettre du marquis de Ruffec, il me prioit de la lui envoyer sur-le-champ, et qu’il mettroit ordre qu’elle lui parvint même à table, malgré l’exacte clôture de leurs soupers. Je ne voulus pas retourner au Palais-Royal pour y faire une scène, et je renvoyai Biron. Heureusement Mme de Saint-Simon rentra quelque temps après ; je lui contai l’aventure. Elle trouva une dernière lettre du marquis de Ruffec que nous envoyâmes à Biron. Elle perça jusqu’à table comme il me l’avoit dit. M. le duc d’Orléans se jeta dessus avec empressement. L’admirable est qu’il ne connoissoit point son écriture. Non seulement il la regarda, mais il la lut ; et comme il la trouva plaisante, il en régala tout haut sa compagnie, dont elle devint l’entretien, et lui tout à coup affranchi de ses soupçons. À mon retour de la Ferté, je le trouvai honteux avec moi, et je le rendis encore davantage par ce que je lui dis là-dessus.

Il revint encore d’autres lettres de ce prétendu marquis de Ruffec. Il fut arrêté longtemps après à Bayonne, à table chez Dadoncourt, qui y commandoit, et qui en prit tout à coup la résolution sur ce qu’il lui vit prendre des olives avec une fourchette. Il avoua au cachot qui il étoit ; et ses papiers décelèrent le libertinage du jeune homme qui court le pays, et qui, pour être bien reçu et avoir de l’argent, prit le nom de marquis de Ruffec, se disoit brouillé avec moi, écrivoit à Mme de Saint-Simon pour se raccommoder par elle et la prier de payer ce qu’on lui prêtoit, le tout pour qu’on vît ses lettres, et que cela, joint à ce qu’il disoit de la famille, le fît croire mon fils et lui en procurât les avantages. C’étoit un grand garçon, bien fait, avec de l’esprit, de l’adresse et de l’effronterie, qui étoit fils d’un huissier de Madame, qui connoissoit toute la cour, et qui, dans le dessein qu’il avoit pris de passer pour mon fils, s’étoit bien informé de la famille pour en parler juste et n’être point surpris. On le fit enfermer pour quelque temps. Il avoit auparavant couru monde sons d’autres noms. Il crut que celui de mon fils, de l’âge auquel il se trouvoit à peu près, lui rendroit davantage.

La curiosité d’esprit de M. le duc d’Orléans, jointe à une fausse idée de fermeté et de courage, l’avoit occupé de bonne heure à chercher à voir le diable, et à pouvoir le faire parler. Il n’oublioit rien, jusqu’aux plus folles lectures, pour se persuader qu’il n’y a point de Dieu, et il croyoit le diable jusqu’à espérer de le voir et de l’entretenir. Ce contraste ne se peut comprendre, et cependant il est extrêmement commun. Il y travailla avec toutes sortes de gens obscurs, et beaucoup avec Mirepoix, mort en 1699, sous-lieutenant des mousquetaires noirs, frère aîné du père de Mirepoix, aujourd’hui lieutenant général et chevalier de l’ordre. Ils passoient les nuits dans les carrières de Vanvres et de Vaugirard à faire des invocations. M. le duc d’Orléans m’a avoué qu’il n’avoit jamais pu venir à bout de rien voir ni entendre, et se déprit enfin de cette folie. Ce ne fut d’abord que par complaisance pour Mme d’Argenton, mais après par un réveil de curiosité, qu’il s’adonna à faire regarder dans un verre d’eau le présent et le futur, dont j’ai rapporté sur son récit des choses singulières ; et il n’étoit pas menteur. Faux et menteur, quoique fort voisins, ne sont pas même chose ; et quand il lui arrivoit de mentir, ce n’étoit jamais que, lorsque pressé sur quelque promesse ou sur quelque affaire, il y avoit recours malgré lui pour sortir d’un mauvais pas.

Quoique nous nous soyons souvent parlé sur la religion, où, tant que j’ai pu me flatter de quelque espérance de le ramener, je me tournois de tous sens avec lui pour traiter cet important chapitre sans le rebuter ; je n’ai jamais pu démêler le système qu’il pouvoit s’être forgé, et j’ai fini par demeurer persuadé qu’il flottoit sans cesse sans s’en être jamais pu former. Son désir passionné, comme celui de ses pareils en mœurs, étoit qu’il n’y eût point de Dieu ; mais il avoit trop de lumière pour être athée, qui sont une espèce particulière d’insensés bien plus rare qu’on ne croit. Cette lumière l’importunoit ; il cherchoit à l’éteindre et n’en put venir à bout. Une âme mortelle lui eût été une ressource ; il ne réussit pas mieux dans les longs efforts qu’il fit pour se la persuader. Un Dieu existant et une âme immortelle le jetoient en un fâcheux détroit, et il ne se pouvoit aveugler sur la vérité de l’un et de l’autre. Le déisme lui parut un refuge, mais ce déisme trouva en lui tant de combats, que je ne trouvai pas grand’peine à le ramener dans le bon chemin, après que je l’eus fait rompre avec Mme d’Argenton. On a vu avec quelle bonne foi de sa part par ce qui en a été raconté. Elle s’accordoit avec ses lumières dans cet intervalle de suspension de débauche. Mais le malheur de son retour vers elle le rejeta d’où il étoit parti. Il n’entendit plus que le bruit des passions qui s’accompagna pour l’étourdir encore des mêmes propos d’impiété, et de la folle affectation de l’impiété. Je ne puis donc savoir que ce qu’il n’étoit pas, sans pouvoir dire ce qu’il étoit sur la religion. Mais je ne puis ignorer son extrême malaise sur ce grand point, et n’être pas persuadé qu’il ne se fût jeté de lui-même entre les mains de tous les prêtres et de tous les capucins de la ville, qu’il faisoit trophée de tant mépriser, s’il étoit tombé dans une maladie périlleuse qui lui en auroit donné le temps. Son grand foible en ce genre étoit de se piquer d’impiété et d’y vouloir surpasser les plus hardis.

Je me souviens qu’une nuit de Noël à Versailles, où il accompagna le roi à matines et aux trois messes de minuit, surprit la cour par sa continuelle application à lire dans le livre qu’il avoit apporté, et qui partit un livre de prière. La première femme de chambre de Mme la duchesse d’Orléans, ancienne dans la maison, fort attachée et fort libre, comme le sont tous les vieux bons domestiques, transportée de joie de cette lecture, lui en fit compliment chez Mme la duchesse d’Orléans le lendemain, où il avoit du monde. M. le duc d’Orléans se plut quelque temps à la faire danser, puis lui dit : « Vous êtes bien sotte, madame Imbert ; savez-vous donc ce que je lisois ? C’étoit Rabelois que j’avois porté de peur de m’ennuyer. » On peut juger de l’effet de cette réponse. La chose n’étoit que trop vraie, et c’étoit pure fanfaronnade. Sans comparaison des lieux ni des choses, la musique de la chapelle étoit fort au-dessus de celle de l’Opéra et de toutes les musiques de l’Europe ; et comme les matines, laudes et les trois messes basses de la nuit de Noël duroient longtemps, cette musique s’y surpassoit encore. Il n’y avoit rien de si magnifique que l’ornement de la chapelle et que la manière dont elle étoit éclairée. Tout y étoit plein ; les travées de la tribune remplies de toutes les dames de la cour en déshabillé, mais sous les armes. Il n’y avoit donc rien de si surprenant que la beauté du spectacle, et les oreilles y étoient charmées. M. le duc d’Orléans aimoit extrêmement la musique ; il la savoit jusqu’à composer, et il s’est même amusé à faire lui-même une espèce de petit opéra, dont La Fare fit les vers, et qui fut chanté devant le roi ; cette musique de la chapelle étoit donc de quoi l’occuper le plus agréablement du monde, indépendamment de l’accompagnement d’un spectacle si éclatant, sans avoir recours à Rabelois ; mais il falloit faire l’impie et le bon compagnon.

Mme la duchesse d’Orléans étoit une autre sorte de personne. Elle étoit grande et de tous points majestueuse ; le teint, la gorge, les bras admirables, les yeux aussi ; la bouche assez bien avec de belles dents, un peu longues ; des joues trop larges et trop pendantes qui la gâtoient, mais qui n’empêchoient pas la beauté. Ce qui la déparoit le plus étoient les places de ses sourcils qui étoient comme pelés et rouges, avec fort peu de poils ; de belles paupières et des cheveux châtains bien plantés. Sans être bossue ni contrefaite, elle avoit un côté plus gros que l’autre, une marche de côté, et cette contrainte de taille en annonçoit une autre qui étoit plus incommode dans la société, et qui la gênoit elle-même. Elle n’avoit pas moins d’esprit que M. le duc d’Orléans, et de plus que lui une grande suite dans l’esprit ; avec cela une éloquence naturelle, une justesse d’expression, une singularité dans le choix des termes qui couloit de source et qui surprenoit toujours, avec ce tour particulier à Mme de Montespan et à ses soeurs, et qui n’a passé qu’aux personnes de sa familiarité ou qu’elle avoit élevées ; Mme la duchesse d’Orléans disoit tout ce qu’elle vouloit et comme elle le vouloit, avec force délicatesse et agrément ; elle disoit même jusqu’à ce qu’elle ne disoit pas, et faisoit tout entendre selon la mesure et la précision qu’elle y vouloit mettre ; mais elle avoit un parler gras si lent, si embarrassé, si difficile aux oreilles qui n’y étoient pas fort accoutumées, que ce défaut, qu’elle ne paraissoit pourtant pas trouver tel, déparoit extrêmement ce qu’elle disoit.

La mesure et toute espèce de décence et de bienséance étoient chez elle dans leur centre, et la plus exquise superbe dans son trône. On sera étonné de ce que je vais dire, et toutefois rien n’est plus exactement véritable : c’est qu’au fond de son âme elle croyoit avoir fort honoré M. le duc d’Orléans en l’épousant. Il lui en échappoit des traits fort souvent qui s’énonçoient dans leur imperceptible. Elle avoit trop d’esprit pour ne pas sentir que cela n’eût pu se supporter, trop d’orgueil aussi pour l’étouffer ; impitoyable avec cela jusqu’avec ses frères sur le rang qu’elle avoit épousé, et petite-fille de France jusque sur sa chaise percée. M. le duc d’Orléans, qui en riait souvent, l’appeloit Mme Lucifer en parlant à elle, et elle convenoit que ce nom ne lui déplaisoit pas. Elle ne sentoit pas moins tous les avantages et toutes les distinctions que son mariage avoit valus à M. le duc d’Orléans à la mort de Monsieur ; et ses déplaisirs de la conduite de M. le duc d’Orléans avec elle, où toutefois l’air extérieur étoit demeuré convenable, ne venoient point de jalousie, mais du dépit de n’en être pas adorée et servie comme une divinité, sans que de sa part elle eût voulu faire un seul pas vers lui, ni quoi que ce fût qui pût lui plaire et l’attacher, ni se contraindre en quoi que ce soit qui le pouvoit éloigner, et qu’elle voyoit distinctement qui l’éloignoit. Jamais de sa part en aucun temps rien d’accueillant, de prévenant pour lui, de familier, de cette liberté d’une femme qui vit bien avec son mari, et toujours recevant ses avances avec froid, et une sorte de supériorité de grandeur. C’est une des choses qui avoient le plus éloigné M. le duc d’Orléans d’elle, et dont tout ce que M. le duc d’Orléans y mit de son côté après leur vrai raccommodement put moins [triompher] que la politique, que les besoins d’une part, les vues de l’autre amenèrent, laquelle encore ne réussit qu’à demi. Pour sa cour, car c’est ainsi qu’il falloit parler de sa maison et de tout ce qui alloit chez elle, c’étoit moins une cour qu’elle vouloit qu’un culte ; et je crois pouvoir dire avec vérité qu’elle n’a jamais trouvé en sa vie que la duchesse de Villeroy et moi qui ne le lui en ayons jamais rendu, et qui lui ayons toujours dit et fait ordinairement faire tout ce qu’il nous paraissoit à propos. La duchesse de Villeroy étoit haute, franche, libre, sûre, et le lien ; comme on l’a vu, entre Mme la duchesse de Bourgogne et elle, et moi le lien entre elle et M. son mari ; cela pouvoit bien entrer pour beaucoup dans une pareille exception. Mme de Saint-Simon, qui ne la gâtoit pas non plus, n’avoit pas les mêmes occasions avec elle, jusqu’au mariage de Mme la duchesse de Berry.

La timidité de Mme la duchesse d’Orléans étoit en même temps extrême. Le roi l’eût fait trouver mal d’un seul regard un peu sévère, et Mme de Maintenon peut-être aussi ; du moins trembloit-elle devant elle, et sur les choses les plus communes, et en public, elle ne leur répondoit jamais qu’en balbutiant et la frayeur sur le visage. Je dis répondoit, car de prendre la parole avec le roi surtout, cela étoit plus fort qu’elle. Sa vie, au reste, étoit fort languissante dans une très ferme santé ; solitude et lecture jusqu’au dîner seule, ouvrage le reste de la journée, et du monde depuis cinq heures du soir qui n’y trouvoit ni amusement ni liberté, parce qu’elle n’a jamais su mettre personne à son aise. Ses deux frères furent tour à tour ses favoris. Jamais de commerce que de rare et sérieuse bienséance avec Mme la duchesse du Maine ; avec ses sœurs, on a vu ailleurs comme elles étoient ensemble, c’est-à-dire point du tout. Lorsque je commençai à la voir, le favori étoit son petit frère. C’est ainsi que par amitié et âge elle appeloit le comte de Toulouse. Il la voyoit tous les jours avec la compagnie, assez souvent seul dans son cabinet avec elle. M. du Maine, ce n’étoit alors que par visites peu fréquentes, et encore moins avec la compagnie. Ses vues l’en rapprochèrent après le mariage de M. le duc de Berry ; et depuis la mort de ce prince, il la ménageoit, mais pour s’en faire ménager, et de M. le duc d’Orléans par elle avec un manège merveilleux. Pour moi je ne la voyois jamais quand la compagnie avoit commencé. C’étoit presque toujours tête à tête, souvent avec M. le duc d’Orléans, quelquefois, mais rarement surtout avant la mort du roi, avec M. le comte de Toulouse, jamais avec M. du Maine. Ni l’un ni l’autre ne mettoient jamais le pied chez M. le duc d’Orléans qu’aux occasions ; ni l’un ni l’autre ne l’aimoient. Le duc du Maine avoit peu de disposition, intérêt à part, à aimer personne. Il épousa ensuite les sentiments de Mme de Maintenon, et on a vu après ce qu’il sut faire pour éloigner M. le duc d’Orléans des droits de sa naissance, et se saisir du souverain pouvoir. Le comte de Toulouse froid, menant une vie toute différente, et n’approuvant pas celle de M. le duc d’Orléans, touché des déplaisirs de sa sœur, et retenu par les mécontentements du roi. Je n’ai remarqué depuis en lui dans tous les temps que vérité, honneur, conduite sage, et devoirs de lui à M. le duc d’Orléans, sans que ces choses se soient poussées jusqu’à liaison et amitié.

Mme la duchesse d’Orléans avoit une maison dont elle ne faisoit d’usage que pour leurs fonctions et grossir sa cour. Elle n’en faisoit pas davantage de ce qui la remplissoit le plus souvent. Ainsi je ne m’arrêterai qu’à ce très peu de personnes qui avoient pris du crédit sur son esprit. Celui de Saint-Pierre, son premier écuyer, lui avoit imposé par un flegme de sénateur, et un impérieux silence qu’il ne rompoit guère que pour prononcer des sentences et des maximes. C’étoit un intrigant d’un esprit fort dangereux, duquel elle se devoit d’autant plus défier que, pour son coup d’essai, ce sage l’avoit brouillée avec M. le duc d’Orléans sur la compagnie de ses Cent-Suisses qu’eut Nancré, et qu’il voulut emporter de haute lutte, jusqu’à commettre ainsi Mme la duchesse d’Orléans qui l’en dédommagea, non de la promesse mais de la prétention, par la charge de son premier écuyer que la mort de Fontaine-Martel fit vaquer peu après. M. le duc d’Orléans avoit défendu à Saint-Pierre de mettre le pied chez lui. Saint-Pierre s’en moquoit, et parloit de lui avec la dernière insolence, traitant la chose de couronne à couronne. Il ne daigna en aucun temps faire un seul pas vers ce prince, dont la faiblesse trouva plus commode de le mépriser. Ce fut un pernicieux ouvrier entre le mari et la femme, et en tout ce qu’il put au dehors contre M. le duc d’Orléans. Sa femme, bonne demoiselle de Bretagne, qui avoit été fort jolie et fort aventurière, l’air et le jeu fort étourdis, mais avec de l’esprit et de l’art, apaisoit M. le duc d’Orléans à force de badinages et de manèges. C’étoit elle qui avoit introduit son mari, lequel avoit été cassé de capitaine de vaisseau, pour avoir mis la sédition dans la marine, lorsque le roi y voulut établir l’école du petit Renault. Comme cela est ancien et chétif, je n’ai jamais su comment Mme de Saint-Pierre s’étoit introduite elle-même, mais en peu de temps Mme la duchesse d’Orléans ne s’en put passer ni lui rien refuser ; cela a duré bien des années, et l’amitié et la familiarité toujours. Elle étoit gaie, libre, plaisante, savoit toutes les galanteries de la cour ; et la meilleure créature du monde. Marly les tenta, Mme la duchesse d’Orléans y fit l’impossible, et ne se rebuta point pendant plusieurs années. Elle y échoua toujours. Saint-Pierre étoit un très petit gentilhomme de basse Normandie, si tant est qu’il le fût bien, et le roi qui s’en informa n’en voulut pas ouïr parler pour Marly, pour manger ni pour entrer dans les carrosses. Ce fut le ver rongeur des Saint-Pierre qui, non contents de s’être enrichis et placés, vouloient faire les seigneurs.

J’ai dit ailleurs un mot de Mme de Jussac, qui étoit une femme du premier mérite en tout genre et du plus aimable ; ainsi je n’en redirai rien ici.

La duchesse Sforce étoit celle qui possédoit le plus le cœur et l’esprit de Mme la duchesse d’Orléans. C’étoit sa cousine germaine, seconde fille de Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan, qui l’avoit mariée fort jeune à Rome au duc Sforce en 1678, qui mourut sans enfants en 1685 à soixante-sept ans, veuf en premières noces d’une Colonne, fille du prince de Carbognano. Il étoit chevalier de l’ordre, qu’il avoit reçu en septembre 1675 par les mains du duc de Nevers à Rome, avec le duc de Bracciano. Sa mère étoit fille du duc de Mayenne, chef de la Ligue, et il étoit le neuvième descendant de père en fils de ce fameux Attendolo, qui de laboureur de Cotignola devint un des plus grands capitaines de l’Europe, seigneur et comte de sa patrie, avec d’autres grands États, gonfalonier de l’Église et connétable de Naples sous la reine Jeanne, et qui établit une puissante maison. Il prit le nom de Sforza d’un sobriquet sur la force de corps, sur ce que, résistant avec insolence à son général Alberic Balbiano sur le partage du butin, Balbiano lui demanda s’il vouloit usar meco forza, et qu’il feroit bien de prendre le nom de Sforza qu’il prit en effet, et le fit passer à sa postérité. De Bosio, son puîné, est venu le duc Sforce qui donne lieu à cette remarque, dont le frère aîné fut duc de Milan, par son mariage avec l’héritière fille du duc Philippe-Marie Visconti. Son fils Galeas-Marie, successivement gendre du marquis de Mantoue et du duc de Savoie, fut tué jeune et laissa le duché de Milan à son fils Jean-Galeas tout enfant sous la tutelle de son frère Ludovic, si connu par le surnom de More, qui le maria à la fille d’Alphonse, duc de Calabre, depuis roi de Naples, l’empoisonna après et usurpa le duché de Milan sur son petit-neveu François qui ne fut point marié ; et tous deux moururent en France : celui-ci, abbé de Marmoutier ; Louis le More à Loches, dans une cage où il vécut plusieurs années, et où Louis XII l’avoit fait enfermer, après l’avoir fait prisonnier. Son fils aîné rentra ensuite dans le duché de Milan, et en fut encore dépouillé, et vint achever sa vie à Paris sans alliance. Son frère François fut plus heureux. Il fut rétabli à Milan, et mourut sans enfants de la fille de ce Christiern, roi de Danemark, fameux par ses insignes cruautés et sa catastrophe, et d’une sœur de Charles-Quint. Il y a eu d’autres branches tant légitimes que bâtardes de ces Sforce qui ont eu en Italie des établissements et des alliances considérables. Je n’ai pu refuser ce petit écart de curiosité avant d’en venir à la duchesse Sforce.

Elle étoit belle, sage et spirituelle, et plut assez au roi à son retour pour donner lieu à Mme de Maintenon de l’écarter. C’étoit encore assez qu’elle fût nièce de Mme de Montespan, et qu’elle en eût ce langage singulier dont j’ai parlé plus d’une fois. Il se forma dans les suites une liaison de convenance entre elle et Mme la duchesse d’Orléans, qui parvint au dernier point d’intimité et de confiance, jusqu’à ne pouvoir se passer l’une de l’autre, qui a duré tant que la duchesse Sforce a vécu, dont Mme de Castries, leur cousine germaine, fille de M. de Vivonne et dame d’atours de Mme la duchesse d’Orléans, qui avoit bien plus d’esprit, et le même tour que Mme Sforce, mouroit de jalousie. Mme Sforce avoit de l’esprit, comme il a été remarqué, mais sage, sensé, avisé, réfléchi ; bonne et honnête par nature, éloignée de tout mal, et se portant à tout bien, et cette intimité avec Mme la duchesse d’Orléans fut un bonheur pour cette princesse, pour M. le duc d’Orléans et pour toute cette branche royale. Elles passoient leur vie ensemble, et dînoient presque tous les jours tête à tête. Son extérieur droit, sec, froid et haut, avoit du rebutant. Elle aimoit à gouverner. Tout montroit en elle une rinçure de la princesse des Ursins. Mais perçant cet épiderme, vous ne trouviez que sagesse, mesure, bonté, politesse, raison, désir d’obliger, de concilier, surtout vérité, sincérité, droiture, sûreté entière, secret inviolable, assemblage si précieux et si rare, surtout à la cour, et dans une femme. Elle étoit glorieuse sans orgueil et sans bassesse, c’est-à-dire qu’elle se sentoit fort, et qu’elle se conduisoit avec réserve et dignité loin de toute prostitution de cour, où avec cela elle se faisoit compter, quoique en allant tort peu.

La parenté que j’avois avec elle par sa mère, sœur de Mme de Montespan, m’en attira des honnêtetés, rares parce que nous ne nous rencontrions guère, plus ordinaires à Mme de Saint-Simon, qu’elle voyoit souvent chez Mme la duchesse d’Orléans. Aussitôt qu’après le congé donné à Mme d’Argenton, je fus en commerce particulier avec Mme la duchesse d’Orléans, Mme Sforce me fit des avances de liaison auxquelles je répondis à son gré. Je ne la connoissois point assez pour être prévenu de tout son mérite, mais sur ce que j’en avois appris, et sur ce que je savois de son intimité avec Mme la duchesse d’Orléans et sans partage, je crus utile au maintien du raccommodement que je venois de faire avec tant de peine, et à tout ce qui pourroit survenir de vues et d’affaires à M. le duc d’Orléans, de vivre dans l’intelligence qui m’étoit offerte. Bientôt après nous être un peu connus, et Mme de Saint-Simon quelquefois en tiers, ou seule avec elle, quoique rarement depuis cette époque, elle nous plut tant et nous à elle que l’amitié et la confiance suivirent bientôt, que rien depuis n’a pu affaiblir. Je ne parle point de la duchesse de Villeroy, dont j’ai suffisamment fait mention ailleurs, et qui mourut peu de jours avant Monseigneur. Ainsi au temps où nous sommes, il n’étoit plus question que de la regretter il y avoit longtemps.




  1. Quoique mon désintéressement lui eût été mis en évidence.
  2. Épreuves. Le mot coupelle désigne, au sens propre, un vase dont on se sert pour purifier, par l’action du feu, les métaux de tout alliage.