Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/2

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CHAPITRE II.


Caractère de Mme de Maintenon. — Goût de direction. — Persécution du jansénisme. — Antérieures dissipations des saints et savants solitaires de Port-Royal. — Révocation de l’édit de Nantes. — Établissement de Saint-Cyr. — Vues de Mme de Maintenon, qui manque une seconde fois la déclaration de son mariage. — Mme de Maintenon seconde dame d’atours de la Dauphine de Bavière, qu’elle environne de personnes toutes à elle, inutilement. — Malheurs et mort de cette Dauphine. — Fénelon, archevêque de Cambrai, et Bossuet, évêque de Meaux, consultés et contraires à la déclaration du mariage. — Le premier achève d’être perdu. — Raisons qui sauvent l’autre. — Mme de Montespan chassée pour toujours de la cour. — Époque de l’union la plus intime entre Mme de Maintenon et le duc du Maine. — Crayon léger de celui-ci.


C’étoit une femme de beaucoup d’esprit, que les meilleures compagnies, où elle avoit d’abord été soufferte, et dont bientôt elle fit le plaisir, avoient fort polie et ornée de la science du monde, et que la galanterie avoit achevé de tourner au plus agréable. Ses divers états l’avoient rendue flatteuse, insinuante, complaisante, cherchant toujours à plaire. Le besoin de l’intrigue, toutes celles qu’elle avoit vues, en plus d’un genre, et de beaucoup desquelles elle avoit été, tant pour elle-même que pour en servir d’autres, l’y avoient formée, et lui en avoient donné le goût, l’habitude et toutes les adresses. Une grâce incomparable à tout, un air d’aisance, et toutefois de retenue et de respect, qui par sa longue bassesse lui étoit devenu naturel, aidoient merveilleusement ses talents, avec un langage doux, juste, en bons termes, et naturellement éloquent et court. Son beau temps, car elle avoit trois ou quatre ans plus que le roi, avoit été celui des belles conversations, de la belle galanterie, en un mot de ce qu’on appeloit les ruelles ; lui en avoit tellement donné l’esprit, qu’elle en retint toujours le goût et la plus forte teinture. Le précieux et le guindé ajouté à l’air de ce temps-là, qui en tenoit un peu, s’étoit augmenté par le vernis de l’importance, et s’accrut depuis par celui de la dévotion, qui devint le caractère principal, et qui fit semblant d’absorber tout le reste. Il lui étoit capital pour se maintenir où il l’avoit portée, et ne le fut pas moins pour gouverner. Ce dernier point étoit son être ; tout le reste y fut sacrifié sans réserve. La droiture et la franchise étoient trop difficiles à accorder avec une telle vue, et avec une telle fortune ensuite, pour imaginer qu’elle en retînt plus que la parure. Elle n’étoit pas aussi tellement fausse que ce fût son véritable goût, mais la nécessité lui en avoit de longue main donné l’habitude, et sa légèreté naturelle la faisoit paroître au double de fausseté plus qu’elle n’en avoit.

Elle n’avoit de suite en rien que par contrainte et par force. Son goût étoit de voltiger en connoissances et en amis comme en amusements, excepté quelques amis fidèles de l’ancien temps dont on a parlé, sur qui elle ne varia point, et quelques nouveaux des derniers temps qui lui étoient devenus nécessaires. À l’égard des amusements, elle ne les put guère varier depuis qu’elle se vit reine. Son inégalité tomba en plein sur le solide, et fit par là de grands maux. Aisément engouée, elle l’étoit à l’excès ; aussi facilement déprise, elle se dégoûtoit de même, et l’un et l’autre très souvent sans cause ni raison.

L’abjection et la détresse où elle avoit si longtemps vécu lui avoit rétréci l’esprit, et avili le cœur et les sentiments. Elle pensoit et sentoit si fort en petit, en toutes choses, qu’elle étoit toujours en effet moins que Mme Scarron, et qu’en tout et partout elle se retrouvoit telle. Rien n’étoit si rebutant que cette bassesse jointe à une situation si radieuse ; rien aussi n’étoit à tout bien empêchement si dirimant, comme rien de si dangereux que cette facilité à changer d’amitié et de confiance.

Elle avoit encore un autre appât trompeur. Pour peu qu’on pût être admis à son audience, et qu’elle y trouvât quelque chose à son goût, elle se répandoit avec une ouverture qui surprenoit, et qui ouvroit les plus grandes espérances ; dès la seconde, elle s’importunoit, et devenoit sèche et laconique. On se creusoit la tête pour démêler et la grâce et la disgrâce, si subites toutes les deux ; on y perdoit son temps. La légèreté en étoit la seule cause, et cette légèreté étoit telle qu’on ne se la pouvoit imaginer. Ce n’est pas que quelques-uns n’aient échappé à cette vacillité si ordinaire, mais ces personnes n’ont été que des exceptions, qui ont d’autant plus confirmé la règle qu’elles-mêmes ont éprouvé force nuages dans leur faveur, et que, quelle qu’elle ait été, c’est-à-dire depuis son dernier mariage, aucune ne l’a approchée qu’avec précaution, et dans l’incertitude.

On peut juger des épines de sa cour, qui d’ailleurs étoit presque inaccessible et par sa volonté et par le goût du roi, et encore par la mécanique des temps et des heures, d’une cour qui toutefois opéroit une grande et intime partie de toutes choses, et qui presque toujours influoit sur tout le reste.

Elle eut la faiblesse d’être gouvernée par la confiance, plus encore par les espèces de confessions, et d’en être la dupe par la clôture où elle s’étoit renfermée. Elle eut aussi la maladie des directions, qui lui emporta le peu de liberté dont elle pouvoit jouir. Ce que Saint-Cyr lui fit perdre de temps en ce genre est incroyable ; ce que mille autres couvents lui en coûtèrent ne l’est pas moins. Elle se croyoit l’abbesse universelle, surtout pour le spirituel, et de là entreprit des détails de diocèses. C’étoient là ses occupations favorites. Elle se figuroit être une mère de l’Église. Elle en pesoit les pasteurs du premier ordre, les supérieurs de séminaires et de communautés, les monastères et les filles qui les conduisoient, ou qui y étoient les principales. De là une mer d’occupations frivoles, illusoires, pénibles, toujours trompeuses, des lettres et des réponses à l’infini, des directions d’âmes choisies, et toutes sortes de puérilités qui aboutissoient d’ordinaire à des riens, quelquefois aussi à des choses importantes, et à de déplorables méprises en décisions, en événements d’affaires, et en choix.

La dévotion qui l’avoit couronnée, et par laquelle elle sut se conserver, la jeta par art et par goût de régenter, qui se joignit à celui de dominer, dans ces sortes d’occupations ; et l’amour-propre, qui n’y rencontroit jamais que des adulateurs, s’en nourrissoit. Elle trouva le roi qui se croyoit apôtre, pour avoir toute sa vie persécuté le jansénisme, ou ce qui lui étoit présenté comme tel. Ce champ parut propre à Mme de Maintenon à repaître ce prince de son zèle, et à s’introduire dans tout.

L’ignorance la plus grossière en tous genres dans laquelle on avoit eu grand soin d’élever le roi, et par divers intérêts de l’entretenir ensuite, et de lui inculquer de bonne heure la défiance générale et l’exacte clôture dans lesquelles il s’est barricadé sous la clef de ses ministres, et, à d’autres égards, sous celle de son confesseur et de ceux qu’il a eu intérêt de lui produire, lui avoit fait prendre de bonne heure la pernicieuse habitude de prendre parti sur parole dans les questions de théologie, et entre les différentes écoles catholiques, jusqu’à en faire sa propre affaire à Rome.

La reine mère, et le roi bien plus qu’elle dans les suites, séduits par les jésuites, s’étoient laissé persuader par eux le contradictoire exact et précis de la vérité : savoir que toute autre école que la leur en vouloit à l’autorité royale, et n’avoit qu’un esprit d’indépendance et républicain. Le roi là-dessus, ni sur bien d’autres choses, n’en savoit pas plus qu’un enfant. Les jésuites n’ignoroient pas à qui ils avoient affaire. Ils étoient en possession d’être les confesseurs du roi, et les distributeurs des bénéfices dont ils avoient la feuille ; l’ambition des courtisans et la crainte que ces religieux inspiroient aux ministres leur donnoit une entière liberté. L’attention si vigilante du roi à se tenir toute sa vie barricadé contre tout le monde, en affaires, leur étoit un rempart assuré, et leur donnoit la facilité de lui parler, et la sécurité d’y être seuls reçus sur les choses qui regardoient la religion, et d’être seuls écoutés. Il leur fut donc aisé de le préoccuper, jusqu’à l’infatuation la plus complète, que quiconque parloit autrement qu’eux, étoit janséniste, et que janséniste étoit être ennemi du roi et de son autorité, laquelle étoit la partie foible et sensible du roi jusqu’à l’incroyable. Ils parvinrent donc à disposer en plein de lui à leur gré, et par conscience et par jalousie de son autorité sur tout ce qui regardoit cette affaire, et encore sur tout ce qui y avoit le moindre trait, c’est-à-dire sur toutes choses et gens qu’il leur convenoit de lui montrer par ce côté.

C’est par où ils dissipèrent ces saints solitaires illustres, que l’étude et la pénitence avoient assemblés à Port-Royal, qui firent de si grands disciples, et à qui les chrétiens seront à jamais redevables de ces ouvrages fameux qui ont répandu une si vive et si solide lumière pour discerner la vérité des apparences, le nécessaire de l’écorce, en faire toucher au doigt l’étendue si peu connue, si obscurcie, et d’ailleurs si déguisée, éclairer la foi, allumer la charité, développer le cœur de l’homme, régler ses mœurs, lui présenter un miroir fidèle, et le guider entre la juste crainte et l’espérance raisonnable. C’étoit donc à en poursuivre jusqu’aux derniers restes, et partout ; que la dévotion du roi s’exerçoit, et celle de Mme de Maintenon conformée sur la sienne, lorsqu’un autre champ parut plus propre à présenter à ce prince.

Le jansénisme commençoit à paroître usé ; il ne sembloit plus bon aux jésuites qu’à faute de mieux, et au besoin ils étoient bien sûrs d’y retrouver longtemps de quoi glaner, lorsque après quelque intervalle ils lui pourroient rendre quelques grâces de nouveauté. Avec de telles avances pour se croire en droit de commander aux consciences, il restoit peu à faire pour exciter le zèle du roi contre une religion solennellement frappée des plus éclatants anathèmes par l’Église universelle, et qui s’en étoit elle-même frappée la première en se séparant de toute l’antiquité sur des points de foi fondamentaux.

Le roi étoit devenu dévot, et dévot dans la dernière ignorance. À la dévotion se joignit la politique. On voulut lui plaire par les endroits qui le touchoient le plus sensiblement, la dévotion et l’autorité. On lui peignit les huguenots avec les plus noires couleurs : un État dans un État, parvenu à ce point de licence à force de désordres, de révoltes, de guerres civiles, d’alliances étrangères, de résistances à force ouverte contre les rois ses prédécesseurs, et jusqu’à lui-même réduit à vivre en traités avec eux. Mais on se garda bien de lui apprendre la source de tant de maux, les origines de leurs divers degrés et de leurs progrès, pourquoi et par qui les huguenots furent premièrement armés, puis soutenus, et surtout de lui dire un seul mot des projets de si longue main pourpensés, des horreurs et des attentats de la Ligue contre sa couronne, contre sa maison, contre son père, son aïeul et tous les siens.

On lui voila avec autant de soin ce que l’Évangile, et, d’après cette divine loi, les apôtres et tous les Pères à leur suite enseignent sur la manière de prêcher Jésus-Christ, de convertir les infidèles et les hérétiques, et de se conduire en ce qui regarde la religion. On toucha un dévot de la douceur de faire aux dépens d’autrui une pénitence facile, qu’on lui persuada sûre pour l’autre monde. On saisit l’orgueil d’un roi en lui montrant une action qui passoit le pouvoir de tous ses prédécesseurs, en lui détournant les yeux de tant de grands exploits personnels et de tant de hauts faits d’armes pensés et résolus par son héroïque père, et par lui-même exécutés à la tête de ses troupes avec une vaillance qui leur en donnoit et qui les fit vaincre souvent contre toute apparence dans les plus grands périls, en l’y voyant à leur tête aussi exposé qu’eux, et de toute la conduite de ce grand roi, qui abattit sans ressource ce grand parti huguenot, lequel avoit soutenu sa lutte depuis François Ier avec tant d’avantages, et qui, sans la tête et le bras de Louis le Juste, ne seroit pas tombé sous les volontés de Louis XIV. Ce prince étoit bien éloigné d’arrêter sa vue sur un si solide emprunt.

On le détermina, lui qui se piquoit si principalement de gouverner par lui-même, d’un chef-d’œuvre tout à la fois de religion et de politique, qui faisoit triompher la véritable par la ruine de toute autre, et qui rendoit le roi absolu en brisant toutes ses chaînes avec les huguenots, et en détruisant à jamais ces rebelles, toujours prêts à profiter de tout pour relever leur parti et donner la loi à ses rois.

Les grands ministres n’étoient plus alors. Le Tellier au lit de la mort, son funeste fils étoit le seul qui restât ; car Seignelay ne faisoit guère que poindre. Louvois, avide de guerre, atterré sous le poids d’une trêve de vingt ans, qui ne faisoit presque que d’être signée, espéra qu’un si grand coup porté aux huguenots remueroit tout le protestantisme de l’Europe, et s’applaudit en attendant de ce que, le roi ne pouvant frapper sur les huguenots que par ses troupes, il en seroit le principal exécuteur, et par là de plus en plus en crédit. L’esprit et le génie de Mme de Maintenon, tel qu’il vient d’être représenté avec exactitude, n’étoit rien moins que propre ni capable d’aucune affaire au delà de l’intrigue. Elle n’étoit pas née ni nourrie à voir sur celles-ci au delà de ce qui lui en étoit présenté, moins encore pour ne pas saisir avec ardeur une occasion si naturelle de plaire, d’admirer, de s’affermir de plus en plus par la dévotion. Qui d’ailleurs eût su un mot de ce qui ne se délibéroit qu’entre le confesseur, le ministre alors comme unique, et l’épouse nouvelle et chérie ; et qui de plus eût osé contredire ? C’est ainsi que sont menés à tout, par une vole ou par une autre, les rois qui, par grandeur, par défiance, par abandon à ceux qui les tiennent, par paresse ou par orgueil, ne se communiquent qu’à deux ou trois personnes, et bien souvent à moins, et qui mettent entre eux et tout le reste de leurs sujets une barrière insurmontable.

La révocation de l’édit de Nantes sans le moindre prétexte et sans aucun besoin, et les diverses proscriptions plutôt que déclarations qui la suivirent, furent les fruits de ce complot affreux qui dépeupla un quart du royaume, qui ruina son commerce, qui l’affaiblit dans toutes ses parties, qui le mit si longtemps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa les tourments et les supplices dans lesquels ils firent réellement mourir tant d’innocents de tout sexe par milliers, qui ruina un peuple si nombreux, qui déchira un monde de familles, qui arma les parents contre les parents pour avoir leur bien et les laisser mourir de faim ; qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes, qui leur donna le spectacle d’un si prodigieux peuple proscrit, nu, fugitif, errant sans crime, cherchant asile loin de sa patrie ; qui mit nobles, riches, vieillards, gens souvent très estimés pour leur piété, leur savoir, leur vertu, des gens aisés, faibles, délicats, à la rame, et sous le nerf très effectif du comité, pour cause unique de religion ; enfin qui, pour comble de toutes horreurs, remplit toutes les provinces du royaume de parjures et de sacrilèges, où tout retentissoit de hurlements de ces infortunées victimes de l’erreur, pendant que tant d’autres sacrifioient leur conscience à leurs biens et à leur repos, et achetoient l’un et l’autre par des abjurations simulées d’où sans intervalle on les traînoit à adorer ce qu’ils ne croyoient point, et à recevoir réellement le divin corps du Saint des saints, tandis qu’ils demeuroient persuadés qu’ils ne mangeoient que du pain qu’ils devoient encore abhorrer. Telle fut l’abomination générale enfantée par la flatterie et par la cruauté. De la torture à l’abjuration, et de celle-ci à la communion, il n’y avoit pas souvent vingt-quatre heures de distance, et leurs bourreaux étoient leurs conducteurs et leurs témoins. Ceux qui, par la suite, eurent l’air d’être changés avec plus de loisir, ne tardèrent pas, par leur fuite ou par leur conduite, à démentir leur prétendu retour.

Presque tous les évêques se prêtèrent à cette pratique subite et impie. Beaucoup y forcèrent ; la plupart animèrent les bourreaux, forcèrent les conversions, et ces étranges convertis à la participation des divins mystères, pour grossir le nombre de leurs conquêtes, dont ils envoyoient les états à la cour pour en être d’autant plus considérés et approchés des récompenses.

Les intendants des provinces se distinguèrent à l’envi à les seconder, eux et les dragons, et à se faire valoir aussi à la cour par leurs listes. Le très peu de gouverneurs et de lieutenants généraux de province qui s’y trouvoient, et le petit nombre de seigneurs résidant chez eux, et qui purent trouver moyen de se faire valoir à travers les évêques et les intendants, n’y manquèrent pas.

Le roi recevoit de tous les côtés des nouvelles et des détails de ces persécutions et de toutes ces conversions. C’étoit par milliers qu’on comptoit ceux qui avoient abjuré et communié : deux mille dans un lieu, six mille dans un autre, tout à la fois, et dans un instant. Le roi s’applaudissoit de sa puissance et de sa piété. Il se croyoit au temps de la prédication des apôtres, et il s’en attribuoit tout l’honneur. Les évêques lui écrivoient des panégyriques ; les jésuites en faisoient retentir les chaires et les missions. Toute la France étoit remplie d’horreur et de confusion, et jamais tant de triomphes et de joie, jamais tant de profusion de louanges. Le monarque ne doutoit pas de la sincérité de cette foule de conversions ; les convertisseurs avoient grand soin de l’en persuader et de le béatifier par avance. Il avaloit ce poison à longs traits. Il ne s’étoit jamais cru si grand devant les hommes, ni si avancé devant Dieu dans la réparation de ses péchés et du scandale de sa vie. Il n’entendoit que des éloges, tandis que les bons et vrais catholiques et les saints évêques gémissoient de tout leur cœur de voir des orthodoxes imiter, contre les erreurs et les hérétiques, ce que les tyrans hérétiques et païens avoient fait contre la vérité, contre les confesseurs et contre les martyrs. Ils ne se pouvoient surtout consoler de cette immensité de parjures et de sacrilèges. Ils pleuroient amèrement l’odieux durable et irrémédiable que de détestables moyens répandoient sur la véritable religion, tandis que nos voisins exultoient de nous voir ainsi nous affaiblir et nous détruire nous-mêmes, profitoient de notre folie, et bâtissoient des desseins sur la haine que nous nous attirions de toutes les puissances protestantes.

Mais à ces parlantes vérités le roi étoit inaccessible. La conduite même de Rome à son égard ne put lui ouvrir les yeux ; de cette cour qui n’avoit pas eu honte autrefois d’exalter la Saint-Barthélemy, jusqu’à en faire des processions publiques pour en remercier Dieu, et jusqu’à avoir employé les plus grands maîtres à peindre dans le Vatican cette action exécrable.

Odescalchi occupoit le pontificat, sous le nom d’Innocent XI. C’étoit un bon évêque, mais un prince très incapable, entièrement autrichien, et ses ministres de même génie. La grande affaire de la régale l’avoit brouillé avec le roi dès l’entrée de son pontificat. Les quatre propositions de l’assemblée du clergé de 1682 [1], l’irritèrent bien davantage. Cette main basse sur les huguenots ne put tirer de lui la moindre approbation. Il s’en tint toujours à l’attribuer à politique pour détruire un parti qui avoit tant et si longtemps agité la France, et l’affaire des franchises étant survenue après, les deux cours se portèrent à de grandes extrémités. Par l’événement, et sur le point d’honneur des franchises, et sur le point si capital des propositions de 1682, on ne s’aperçut que trop que M. de Lyonne n’étoit plus, et que nous étions bien éloignés du temps de la fameuse affaire des Corses et du traité de Pise.

Le magnifique établissement de Saint-Cyr suivit de près la révocation de l’édit de Nantes. Mme de Montespan avoit bâti à Paris une belle maison de Filles de Saint-Joseph qu’elle avoit fondée pour l’instruction des jeunes filles, et leur apprendre toutes sortes d’ouvrages, dont il en est sorti de parfaitement beaux en toutes sortes d’ornements d’église, et d’autres meubles superbes pour le roi, et pour qui en a voulu faire faire ; et c’est dans cette maison que Mme de Montespan se retira lorsqu’elle fut obligée de quitter tout à fait la cour. L’émulation porta Mme de Maintenon à des vues plus hautes et plus vastes, qui, en gratifiant la pauvre noblesse, l’en pût faire renarder comme une protectrice en qui toute la nobles se devoit s’intéresser. Elle espéra s’aplanir un chemin à faire déclarer son mariage, en s’illustrant par un monument dont elle pût entretenir et amuser le roi, qui l’amusât elle-même, et qui pût lui servir de retraite si elle avoit le malheur de perdre le roi, comme il arriva en effet. La riche mense abbatiale [2] de Saint-Denis, qu’elle fit unir à Saint-Cyr, diminua d’autant la dépense d’une si grande fondation aux yeux du roi et du public, et l’objet en étoit en soi si utile qu’il ne reçut que de justes applaudissements.

Sa déclaration étoit toujours son plus ardent désir. L’opposition que Louvois y avoit si héroïquement mise sur le point d’éclater le perdit bientôt après, comme on l’a vu, et l’archevêque de Paris avec lui, qui s’y étoit associé. Elle n’éteignit pas pour cela toute son espérance. Elle s’étoit flattée d’en avoir jeté les fondements sans y avoir pu penser alors ; car ce fut du vivant de la reine que, pour se recrépir et passer l’éponge sur sa première vie, elle fit entendre au roi modestement sa noblesse, puis au mariage de Monseigneur l’importance d’environner la Dauphine de personnes sûres, et de lui donner à elle-même un titre auprès d’elle, qui lui donnât droit et moyen d’y veiller.

C’est ce qui, comme on l’a vu, y fit passer Mme de Richelieu dame d’honneur de la reine, moyennant la charge de chevalier d’honneur à son mari, pour l’exercer et la vendre après tant qu’il pourroit sans en avoir rien payé, qui étoient, comme on l’a vu, les anciens et intimes amis de Mme de Maintenon, laquelle fut faite seconde dame d’atours avec la maréchale de Rochefort. La distance étoit étrange entre les deux dames d’atours ; il n’en falloit qu’une ; le choix de la seconde indigna tout le monde. La première étoit de longue main accoutumée au servage des ministres et des maîtresses, et ne songea qu’à plaire à ce soleil levant dans son automne. Elle se flatta aussi de succéder à la duchesse de Richelieu, beaucoup plus âgée qu’elle et infirme ; elle y fut trompée, le roi voulut une duchesse. On a vu comment et pourquoi Mme de Maintenon y bombarda Mme d’Arpajon, à l’étonnement de toute la cour, et plus de la duchesse d’Arpajon que de personne.

Malgré tous ces entours, la fierté allemande séduisit l’esprit et le plus cher intérêt de la Dauphine. Monseigneur qui n’aimoit point Mme de Maintenon ne contraignit point son épouse. Il étoit toujours alors avec la princesse de Conti qui le gouvernoit, et qui, fille de Mme de La Vallière, n’avoit rien de commun avec les enfants de Mme de Montespan, ni avec leur gouvernante, desquels tous elle étoit fort éloignée. Elle n’aimoit pas mieux la Dauphine, dont elle craignoit la concurrence et pis dans la confiance de Monseigneur. Elle ne fut donc pas fâchée de la voir prendre si mal avec Mme de Maintenon, et se mettre par ses manières à cet égard de travers avec le roi, et perdre toute considération, comme il arriva. Elle fut peu comptée. On prétendit que la princesse de Conti excessivement parfumée la vit de fort près et longtemps, comme elle venoit d’accoucher de M. le duc de Berry. Quoi qu’il en soit, sa courte vie depuis ne fut plus qu’une maladie continuelle, plus ou moins forte ; et sa mort soulagea mari, beau-père, et plus que tous, belle-mère, qui, quatorze mois après, se vit aussi délivrée de Louvois.

Ce fut pour lors que l’espérance d’être déclarée reprit toutes ses forces. Monseigneur et Monsieur y auroient été des obstacles ; mais ils vivoient dans une telle dépendance du roi que leur considération n’étoit comptée pour rien à cet égard. On a vu combien le bruit fut grand que la déclaration du mariage étoit imminente lors de l’ouverture de l’appartement de la reine, demeuré jusque-là fermé, depuis que la Dauphine y étoit morte ; que ce fut sous prétexte d’y exposer à l’admiration de la cour les superbes ornements des quatre couleurs que le roi envoyoit à l’église de Strasbourg, et le mot étrange à bout portant que Tonnerre, évêque-comte de Noyon, lâcha au roi en plein petit couvert sur cette déclaration.

Ce fut en effet alors qu’elle fut sur le point d’être faite. Mais le roi, plein encore de ce qui lui étoit arrivé là-dessus, consulta le célèbre Bossuet, évêque de Meaux, et Fénelon, archevêque de Cambrai, qui l’en dissuadèrent l’un et l’autre, et qui, cette seconde fois, firent manquer le coup pour toujours. L’archevêque étoit déjà mal avec Mme de Maintenon sur l’affaire de Mme Guyon, sans espérance de retour, à cause de Godet, évêque de Chartres, comme on l’a vu en son temps, mais encore alors assez entier auprès du roi, où il ne tarda pas d’être perdu sans ressource. Bossuet échappa à la disgrâce que Mme de Maintenon n’entreprit même pas, par plusieurs raisons. Godet, qui la possédoit absolument, comme on l’a vu ailleurs, avoit besoin de la plume et du grand nom de Bossuet pour pousser Fénelon à bout. Bossuet tenoit au roi par l’habitude et l’estime, et par être entré en évêque des premiers temps dans la confiance la plus intime du roi et la plus secrète dans les temps de ses désordres ; enfin il avoit rendu à Mme de Maintenon, sans que ce fût son objet, le service le plus sensible.

C’étoit un homme dont l’honneur, la vertu, la droiture étoit aussi inséparable que la science et la vaste érudition. Sa place de précepteur de Monseigneur l’avoit familiarisé avec le roi, qui s’étoit adressé plus d’une fois à lui dans les scrupules de sa vie. Bossuet lui avoit souvent parlé là-dessus avec une liberté digne des premiers siècles et des premiers évêques de l’Église. Il avoit interrompu le cours du désordre plus d’une fois ; il avoit osé poursuivre le roi, qui lui avoit échappé. Il fit à la fin cesser tout mauvais commerce, et il acheva de couronner cette grande œuvre par les derniers coups qui chassèrent pour jamais Mme de Montespan de la cour. Mme de Maintenon, au centre de la gloire, ne pouvoit goûter de repos tant qu’elle y voyoit son ancienne maîtresse demeurante, et tous les jours visitée par le roi. C’étoit, ce lui sembloit, autant de temps et de reste d’autorité pris sur elle. De plus, elle ne pouvoit éviter de lui rendre, sinon d’anciens respects, au moins de grands égards, et des devoirs apparents. Outre qu’ils la faisoient trop souvenir de son ancienne bassesse, elle en éprouvoit souvent de Mme de Montespan d’amères et de bien expresses commémoraisons, sans ménagements. Les visites journelles en demi-public du roi à son ancienne maîtresse, toujours entre la messe et le dîner, pour les rendre plus nécessairement courtes, et par bienséance, faisoient un contraste fort ridicule avec son assiduité longue de tous les jours chez celle qui l’avoit servie, et chez qui, sans nom de maîtresse ni d’épouse, étoit le creuset de la cour et de l’État. Cette sortie de la cour de Mme de Montespan, pour n’y plus revenir, fut donc une grande délivrance pour Mme de Maintenon, et elle n’ignora pas qu’elle la dut à M. de Meaux tout entière, qui à la fin lui en attira les ordres réitérés.

Ce fut l’époque de l’union si parfaite et si intime de M. du Maine et de Mme de Maintenon, et de l’adoption qu’elle en fit, qui s’approfondit et se consolida toujours depuis de plus en plus, qui lui fraya le chemin à toutes les incroyables grandeurs où de l’une à l’autre il parvint, et qui enfin l’auroit mis sur le trône, si telle avoit pu être la puissance de son ancienne mie.

le duc du Maine étoit trop continuellement dans l’intérieur du roi, pour ne s’être pas aperçu de bonne heure de la faveur naissante de Mme de Maintenon, de ses progrès rapides, et que les premiers effets n’en pouvoient être que la disgrâce de Mme de Montespan. Personne n’avoit plus d’esprit que le duc du Maine, ni d’art caché sous toutes les sortes de grâces qui peuvent charmer, avec l’air, le plus naturel, le plus simple, quelquefois le plus naïf ; personne ne prenoit plus aisément toutes sortes de formes ; personne ne connoissoit mieux les gens qu’il avoit intérêt de connoître ; personne n’avoit plus de tour, de manège, d’adresse pour s’insinuer auprès d’eux ; personne encore, sous un extérieur dévot, solitaire, philosophe, sauvage, ne cachoit des vues plus ambitieuses ni plus vastes, que son extrême timidité de plus d’un genre servoit encore à couvrir. On a vu ailleurs son caractère ; on n’en rappelle ici que ce qui sert à la matière que l’on traite, sans vouloir s’en écarter.

Le duc du Maine s’aperçut donc de bonne heure des épines de sa position entre sa mère et sa gouvernante, que l’enlèvement du cœur du roi rendoit irréconciliables. Il sentit en même temps que sa mère ne lui seroit qu’un poids fort entravant, tandis qu’il pouvoit tout espérer de sa gouvernante. Le sacrifice lui en fut donc bientôt fait. Il entra dans tout avec M. de Meaux pour hâter la retraite de sa mère ; il se fit un mérite auprès de Mme de Maintenon de presser lui-même Mme de Montespan de s’en aller à Paris pour ne plus revenir à la cour ; il se chargea de lui en porter l’ordre du roi, et à la fin l’ordre très positif ; il s’en acquitta sans ménagement ; il la fit obéir, et se dévoua par là Mme de Maintenon sans réserve. Il fut longtemps très mal avec sa mère, qui ne le vouloit point voir, et jamais depuis il n’y fut véritablement bien. Ce fut aussi la moindre de ses peines. Il eut à lui celle qui régnoit, et qui régna toujours, et il l’eut au point d’en disposer toute sa vie, et que toute la sienne elle ne mit point de bornes à son affection pour lui.




  1. Les quatre propositions de l’assemblée de 1682 contiennent en substance les articles suivants : 1° Les rois ne sont point soumis pour le temporel à la puissance ecclésiastique : ils ne peuvent être déposés par les papes ni leurs sujets déliés du serment de fidélité ; 2° les décrets du concile de Constance sur l’autorité des conciles généraux doivent être admis dans leur plénitude ; 3° l’exercice de la puissance ecclésiastique doit être réglé d’après les canons ; les lois et coutumes de l’Église gallicane doivent être observées ; 4° le jugement du pape, même en matière de foi, n’est infaillible que lorsqu’il est approuvé par le consentement de toute l’Église. Ces propositions célèbres furent défendues par Bossuet.
  2. On appelait mense abbatiale la partie des revenus d’un monastère qui était spécialement affectée aux dépenses de l’abbé.