Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/15

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XV.


Six conseillers d’État nommés commissaires, et l’un d’eux rapporteur de l’affaire des princes du sang et bâtards au conseil de régence, et temps court fixé aux deux partis pour lui remettre leurs papiers. — Extrême embarras du duc et de la duchesse du Maine. — Leurs mesures forcées. — Requête de trente-neuf personnes, se disant la noblesse, présentée par six d’entre eux au parlement pour faire renvoyer l’affaire des princes du sang et des bâtards aux états généraux du royaume. — Réflexion sur cette requête. — Le premier président avec les gens du roi portent la requête au régent et lui demandent ses ordres. — Digression sur la fausseté d’un endroit, entre autres, concernant cette affaire, des Mémoires manuscrits de Dangeau. — Courte dissertation sur les porteurs de la requête de la prétendue noblesse au parlement, et sur cette démarche. — Les six porteurs de la requête au parlement arrêtés par des exempts des gardes du corps, et conduits à la Bastille et à Vincennes. — Libelle très séditieux répandu sur les trois états. — Le régent travaille avec le rapporteur et avec les commissaires. — Formation d’un conseil extraordinaire de régence pour juger. — Lettre sur le dixième et la capitation de force gentilshommes de Bretagne au comte de Toulouse, pour tocsin de ce qui y suivit bientôt. — Députation du parlement au roi pour lui rendre compte de ce qui s’y étoit passé sur l’affaire des princes du sang et bâtards, et recevoir ses ordres. — Arrêt en forme d’édit rendu au conseil de régence, enregistré au parlement, qui prononce sur l’affaire des princes du sang et des bâtards ; adouci par le régent, et aussitôt après adouci de son autorité contre la teneur de l’arrêt. — Rage de la duchesse du Maine. — Douleur de Mme la duchesse d’Orléans. — Scandale du monde. — Les six prisonniers très honorablement remis en liberté ; leur hauteur. — Misère du régent. — Il ôte néanmoins la pension et le logement qu’il donnoit à M. de Châtillon, qui va s’enterrer pour toujours en Poitou. — Conduite des ducs en ces mouvements, et la mienne particulière. — Motifs et mesures des bâtards et du duc de Noailles, peut-être les mêmes, peut-être différents, pour faire convoquer les états généraux. — Occasion de la pièce suivante, qui empêche la convocation des états généraux. — Raisons de l’insérer ici, et après coup.


Les gens du roi du parlement, à qui l’arrêt préparatoire du conseil de régence avoit renvoyé les princes du sang et les bâtards pour leur remettre leurs mémoires et pièces respectives, ayant refusé de s’en charger, il fut résolu, au conseil de régence du dimanche 6 juin, d’en charger six commissaires. Les princes du sang et les bâtards sortirent du conseil lorsque M. le duc d’Orléans mit cette affaire sur le tapis. Je sortis incontinent après eux, et les autres ducs du conseil me suivirent. Je ne crus pas qu’il nous convînt d’être juges dans cette affaire, où nous devions désirer que justice fût faite aux princes du sang contre les bâtards, après avoir présenté au roi une requête pour la restitution de notre rang contre ces derniers. Les commissaires nommés furent six conseillers d’État : Pelletier de Sousy, Amelot, Nointel, Argenson, La Bourdonnaye et Saint-Contest, nommé rapporteur, à qui tous les mémoires et papiers respectifs durent être remis dans le 20 juin pour tout délai, pour être vus par les six commissaires, puis en leur présence, être rapportés au conseil de régence, où le régent se réserva d’appeler qui il jugeroit à propos pour remplir les places des princes du sang, bâtards et ducs du conseil de régence, qui n’en devoient pas être juges.

M. et Mme du Maine, pressés de la sorte, se trouvèrent dans le dernier embarras. Leur déclaration de ne reconnoître pour juges que le roi majeur ou les états généraux avoit mis M. le duc d’Orléans dans la nécessité de les juger, ou de perdre toute l’autorité de la régence. Ils avoient espéré de si bien étourdir sa faiblesse de cette hardiesse, et des manèges d’Effiat, de Besons et des autres gens à eux qui obsédoient le régent, qu’ils avoient compté l’arrêter tout court. Mais lorsque l’arrêt préparatoire intervenu si peu de jours après leur eut appris qu’ils s’étoient trompés, et que cette audace, qu’ils avoient cru leur salut, étoit une faute capitale qui précipiteroit leur jugement, ils se trouvèrent dans une angoisse qui fut coup sur coup portée au comble par l’arrêt intervenu sur cette prétendue noblesse dont M. le duc d’Orléans avoit refusé de recevoir le mémoire ou la requête, qu’il n’avoit renvoyée à personne, qui étoit ainsi tombée dans l’eau ; et par la défense de l’arrêt du conseil de régence à tous nobles de la signer, et celle de M. le duc d’Orléans à tous nobles de s’assembler, sous peine de désobéissance. La débandade qui avoit suivi de cette prétendue noblesse, l’impossibilité de faire plus subsister à son égard le prétexte des ducs, et de continuer ainsi à l’ameuter et à la grossir ; la nécessité de prendre promptement un parti devenoit extrême ; il ne leur restoit que celui de se servir de l’aveuglement de ce qui étoit resté de cette noblesse fascinée, pour essayer, par un coup de désespoir, d’en faire peur au régent et aux princes du sang, en flattant le parlement et en les unissant ensemble. Il fallut pour cela sortir de derrière le rideau à l’ombre duquel ils s’étoient tenus cachés tant qu’avoit pu durer le prétexte des ducs, et se montrer à découvert. Ils persuadèrent donc tumultuairement à ce reste de noblesse enivrée qu’il y alloit de tout pour elle de souffrir que l’affaire entre eux et les princes du sang fût jugée par le régent et par un conseil qu’il choisiroit sous le nom de conseil extraordinaire de régence, et la firent tumultuairement résoudre à la requête la plus folle et dont l’audace fut pareille à l’ineptie.

Trente-neuf personnes portant l’épée à titres fort différents, sans élection, sans députation, sans mission, sans autorité que d’eux-mêmes, soi-disant l’ordre de la noblesse, signèrent et présentèrent comme telle une requête au parlement pour demander que l’affaire d’entre les princes du sang et bâtards fût renvoyée aux états généraux du royaume, parce que, s’y agissant du droit d’habilité à la succession à la couronne, il n’y avoit en cette matière de juges compétents que les états généraux du royaume, et entre ces trois états, le seul second ordre qui est celui de la noblesse. L’audace étoit sans exemple. C’étoient des gens ramassés, sans titre et sans pouvoir, qui usurpoient le respectable nom de la noblesse, qui, n’ayant point été convoquée par le roi, ne pouvoit faire corps, s’assembler, députer, donner des instructions, ni autoriser personne ; ainsi, dès là, très punissables. Usurpation pourquoi faite ? Pour attenter à l’autorité du régent, et sans être, sans existence, sans consistance, lui arracher une cause si majeure pour s’en saisir eux-mêmes, sans autre droit que leur bon plaisir. L’ineptie n’étoit pas moindre. Dans leur folle prétention, ils étoient la noblesse en corps, par conséquent le second ordre de l’État ; et ce second ordre de l’État, si auguste et si grand, se prostitue à cette bassesse sans exemple de présenter une requête à autre qu’au roi, de la présenter à un tribunal de justice qui, si relevé qu’il soit, n’est que membre, et non pas ordre de l’État, et non seulement membre d’un ordre, mais du troisième, qui est le tiers état, si disproportionné de l’ordre de la noblesse, et ce prétendu ordre de la noblesse, encore présente à ce simple tribunal de justice, membre du tiers état, une requête intitulée : À nos seigneurs de parlement, supplient, etc. Ce n’est pas la peine d’être si glorieux, si fous et si enivrés de sa naissance, et de l’état que l’orgueil et la vanité insensée lui veut attribuer, que de la mettre ainsi sous les pieds d’une compagnie de gens de loi, et d’invoquer son autorité pour user, par sa protection et son prétendu pouvoir, de celui qu’on prétend ne tenir que de sa naissance, en chose si capitale que la décision sur la succession à la couronne. Si jamais on voyoit des états généraux assemblés, ces messieurs de la requête auroient bien à craindre le châtiment du second ordre des trois états du royaume, et qu’il ne voulût plus reconnoître pour siens, des nobles qui, en tant qu’il a été en eux, l’ont avili et dégradé jusqu’à les jeter dans la poussière aux pieds de nos seigneurs membres du tiers état. Ni l’audace ni l’ineptie, quoique l’une et l’autre au plus haut comble, ne se présentèrent point à l’esprit ni au jugement de ces messieurs. Ils se laissèrent fasciner d’une démarche hardie, qui mettoit au jour une si belle prétention, sans s’apercevoir qu’ils étoient d’une part dépourvus de tout titre, et qu’ils se déshonoroient complètement de l’autre par ce recours au parlement.

Cette compagnie plus sage qu’eux, et qui savoit mieux mesurer ses démarches, eut plus d’envie de rire de celle-là que de s’en enorgueillir. Cette rare requête, ou plutôt unique depuis la monarchie, n’eut pas été plutôt présentée que, quelque abandonné que fût le premier président à M. et à Mme du Maine, sans qui cette folie ne s’étoit pas tentée dans l’espérance pour dernière ressource d’effrayer M. le duc d’Orléans par cet éclat ; et l’empêcher de passer outre au jugement, le premier président, dis-je, n’osa branler, et l’alla porter au régent accompagné des gens du roi et lui demander ses ordres.

Avant d’aller plus loin, la nécessité de constater la vérité des faits m’oblige ici à une digression nouvelle. Dangeau, dont je me réserve à parler ailleurs, écrivoit depuis plus de trente ans tous les soirs jusqu’aux plus fades nouvelles de la journée. Il les dictoit toutes sèches, plus encore qu’on ne les trouve dans la Gazette de France [1]. Il ne s’en cachoit point, et le roi l’en plaisantoit quelquefois. C’étoit un honnête homme et un très bon homme, mais qui ne connoissoit que le feu roi et Mme de Maintenon dont il faisoit ses dieux, et s’incrustoit de leurs goûts et de leurs façons de penser quelles qu’elles pussent être. La fadeur et l’adulation de ses Mémoires sont encore plus dégoûtantes que leur sécheresse, quoiqu’il fût bien à souhaiter que, tels qu’ils sont, on en eût de pareils de tous les règnes. J’en parlerai ailleurs davantage. Il suffit seulement de dire ici que Dangeau étoit très pitoyablement glorieux, et tout à la fois valet, comme ces deux choses se trouvent souvent jointes, quelque contraires qu’elles paraissent être. Ses Mémoires sont pleins de cette basse vanité, par conséquent très partiaux, et quelquefois plus que fautifs par cette raison. Il y est très politique autant que la partialité le lui permet, et toujours en adoration du roi même depuis sa mort, de ses bâtards, de Mme de Maintenon, et très opposé à M. le duc d’Orléans, au gouvernement nouveau, et singulièrement aux ducs, surtout de l’ignorance la plus crasse qui se montre en mille endroits de ses Mémoires.

On a vu en son temps qu’il avoit marié son fils à la fille unique de Pompadour. Pompadour étoit des plus avant dans le secret du parti de M. et de Mme du Maine, comme on verra en son temps, et dès lors par là des plus avant avec cette prétendue noblesse. Mme de Pompadour étoit sœur de la duchesse douairière d’Elboeuf mère de la feue duchesse de Mantoue ; il vivoit intimement avec eux. Cette alliance de son fils lui avoit tourné la tête, et ces deux soeurs, filles de feu Mme de Navailles, étoient sous la protection déclarée de Mme de Maintenon. C’en est assez pour ce qui va suivre. Tant que le roi vécut, Dangeau, qui ne bougeoit de la cour, qui étoit son unique élément, y tenoit une maison honorable, et vivoit là et ailleurs avec la bonne compagnie, et avec les gens les plus à la mode. Il avoit grand soin d’être bien informé des choses publiques, car d’ailleurs il ne fut jamais de rien. Depuis la mort du roi ses informations n’étoient plus les mêmes ; l’ancienne cour se trouvoit éparpillée et ne savoit plus rien ; lui-même retiré chez lui, touchant à quatre-vingts ans, ne voyoit plus que des restes d’épluchures, et il y paroît bien à la suite de ses Mémoires depuis la mort du roi. À propos de cette requête au parlement de la prétendue noblesse sur l’affaire des princes du sang et des bâtards, il dit sur le samedi 19 juin que le duc du Maine et le comte de Toulouse allèrent au parlement, et firent leurs protestations contre tout ce qui seroit réglé dans l’affaire qu’ils ont avec les princes du sang ; et sur le lundi 21 juin, il dit que M. le Duc et M. le prince de Conti allèrent au parlement, qu’ils demandèrent que la protestation des princes légitimes ne fût pas reçue, et que M. le prince de Conti lut un petit mémoire lui-même. Voilà qui est bien précis sur la date, et bien circonstancié sur les faits.

Je n’eus occasion de voir ces Mémoires que depuis la mort de Dangeau, et cet endroit me surprit au dernier point. Je n’en avois aucune idée. Je ne pouvois comprendre qu’un fait de cet éclat fût sitôt effacé de ma mémoire, surtout avec la part que j’avois prise à toute cette affaire, par rapport à l’intérêt des ducs. D’un autre côté, je ne pouvois imaginer que Dangeau eût mis dans ses Mémoires une fausseté de cette espèce, et tellement datée et circonstanciée. Cela me tourmenta quelques jours ; enfin, je pris le parti d’aller trouver le procureur général Joly de Fleury, et de lui demander ce qui en était. Il m’assura qu’il n’y en avoit pas un mot, qu’il étoit très certain que jamais le duc du Maine et le comte de Toulouse n’étoient venus faire ces protestations au parlement, ni M. le Duc et M. le prince de Conti non plus demander qu’elles ne fussent pas reçues, qu’il avoit cela très présent à la mémoire, et qu’un fait de tel éclat ne lui auroit pas échappé de la mémoire dans la place qu’il remplissoit dès lors, et qui le mettoit [en état] d’en être bien et promptement informé, s’il y en eût eu seulement la moindre, chose, de ce que le parlement y eût fait ou voulu faire, et des suites que cela y auroit eues et au Palais-Royal [2]. Il est vrai aussi que Dangeau n’en marque aucune, quoiqu’il fût impossible que cela n’en eût eu de façon ou d’autre, quoiqu’il soit exact à n’en omettre aucune. Reste à voir si c’est une fausseté qu’il ait faite exprès, et qu’à faute de mieux, le duc du Maine ait désirée, pour qu’il restât au moins quelque part, et quelque part qui bien que sans plus d’autorité que les gazettes, seroit un jour comme elles entre les mains de tout le monde, pour qu’il restât, dis-je, un témoignage qu’il avoit conservé son prétendu droit aussi authentiquement qu’il, avoit pu le faire, et qu’il l’avoit mis de la sorte à couvert contre tout jugement selon lui incompétent, par un acte si solennel, et qui n’avoit reçu ni condamnation ni contradiction. (En effet elle en étoit bien à couvert, puisque jamais elle n’a été faite) et après prétendre, que ne se trouvant pas dans les registres du parlement, elle en aura été ou omise par ordre exprès du régent, ou tirée par la même autorité de ces registres si elle y avoit été d’abord mise. Peut-être aussi Dangeau l’aura-t-il cru et mis sur la parole de Pompadour, avec la circonstance de M. le Duc et de M. le Prince deux jours après, pour mieux appuyer et assurer le premier mensonge, dont ce vieillard renfermé chez lui aura été la dupe. Quoi qu’il en soit, il est sûr que la chose est fausse, et que le, procureur général Joly de Fleury, dont la mémoire ni la personne en cela ne peuvent être suspectes, me l’a très certainement et très nettement assurée telle. De même conséquence et fausseté, et ce que le procureur général m’a certifié être également faux, c’est ce que Dangeau ajoute du même samedi 19 juin, jour qu’il raconte cette protestation faite dans la grand’chambre par les deux bâtards en personne, que le parlement résolut de se rassembler le lundi matin pour répondre à la protestation des bâtards, et qu’en attendant, ils envoyèrent recevoir les ordres de M. le duc d’Orléans là-dessus. Puis de ce lundi 21 juin, jour où il marque l’entrée des deux princes du sang au parlement pour lui demander de ne pas recevoir la protestation des bâtards, il ajoute que le parlement envoie les gens du roi au roi pour recevoir ses ordres sur ce qu’ils auront à faire sur la protestation des bâtards. Après quoi il n’en parle plus, non plus que de chose non avenue. Or de façon ou d’autre il y auroit eu des ordres au parlement là-dessus, et le parlement eût envoyé au régent pour les avoir, car au roi qui n’étoit pas d’âge à en donner, ce n’eût été qu’une forme, et du samedi il n’auroit pas attendu au lundi pour cela, ni s’il avoit envoyé dès le samedi au régent comme il l’insinue, il auroit encore moins envoyé au roi deux jours après. Après cet éclaircissement nécessaire, revenons.

MM. de Châtillon, de Rieux, de Clermont et de Baufremont qui, avec les quatre autres qu’on a nommés ci-dessus, avoient été au Palais-Royal présenter au régent le mémoire ou requête dont on a parlé, qui ne l’avoit pas voulu recevoir, furent aussi ceux qui allèrent présenter au parlement la requête sur l’affaire des princes du sang et bâtards accompagnés de MM. de Polignac et de Vieuxpont. On a fait connoître les quatre premiers. À l’égard des deux autres, Polignac étoit un petit bilboquet qui n’avoit pas le sens commun, conduit et nourri par son frère le cardinal de Polignac, à vendre et à dépendre, qui étoit de tout temps de M. et de Mme du Maine, et leur plus intime confident. Le pauvre petit Polignac obéit et ne sut pas seulement de quoi il s’agissoit ; je dis l’écorce même, car il en étoit entièrement incapable jamais deux frères ne furent si complètement différents en tout. Vieuxpont étoit un assez bon officier général, qui ne connoissoit que cela, et qui logeoit chez son beau-père, le premier écuyer, où il vivoit dans la plus aveugle dépendance. On a vu ailleurs ce que c’étoit que Mme de Beringhen et le duc d’Aumont son frère, à quel point ils étoient vendus au premier président, et le premier écuyer d’ailleurs son ami intime, et d’ancienneté tout aux bâtards. Son gendre, sottement glorieux d’ailleurs et fort court d’esprit, goba aisément ce prestige de noblesse, crut figurer, et obéit à beau-père et à belle-mère, et aux jargons du duc d’Aumont. Le crime étoit complet, 1° de se prétendre être la noblesse ne pouvant être que des particuliers, par toutes les raisons palpables qu’on en a vues ci-dessus ; 2° de s’assembler contre la défense expresse à eux faite par le régent ; car faire une requête souscrite de trente-neuf signatures et présentée au parlement par six seigneurs en personne n’est pas chose qui se puisse sans s’être concertés, et pour cela nécessairement assemblés ; 3° se mêler de choses supérieures à tous particuliers comme tels ; 4° d’oser implorer l’autorité du parlement pour arrêter le jugement d’une affaire dont le régent du royaume est saisi, qu’il a déclaré qu’il va juger, qui s’y est engagé par des démarches juridiques et publiques, pour lui en ôter la connoissance, comme si le parlement pouvoit plus que le régent, et pour la faire renvoyer à un tribunal qui n’existe point. Le régent sentit qu’il falloit opter entre lâcher tout à fait les rênes du gouvernement et faire une punition exemplaire. Il porta cette requête au conseil de régence, où elle nous fut lue avec les signatures. On en raisonna sans opiner, et le régent en parut fort altéré ; mais ceux qui l’obsédoient, aidés de sa faiblesse et de sa facilité, de plus contredits de personne, car moi ni pas un autre duc n’en dîmes pas un seul mot, trouvèrent moyen de tourner cette punition de la manière la plus singulière.

On fit l’honneur à ces six messieurs qui avoient été au parlement présenter la requête, de les faire arrêter par des exempts des gardes du corps, le samedi matin 19 juin, qui les conduisirent partie à la Bastille, partie à Vincennes, où ils furent comblés de civilités et de toutes sortes de bons traitements, sans pourtant voir personne. Cet emprisonnement fit grand bruit parce qu’on n’en attendoit pas tant de l’infatigable débonnaireté de M. le duc d’Orléans ; mais la manière si distinguée en fit encore davantage, et tant de ménagements, si fort déplacés, firent triompher la prétendue noblesse, et envier publiquement l’honneur d’être des prisonniers. Trois jours après, il courut un libelle extrêmement insolent et séditieux, intitulé Écrit des trois états, qui ramena le souvenir des écrits les plus emportés de la Ligue. Il ne parut que manuscrit, mais dix mille copies à la fois, qui se multiplièrent bien davantage.

Parmi tout ce bruit, Saint-Contest travailloit souvent avec M. le duc d’Orléans, et il travailloit en même temps avec les six commissaires, qui allèrent aussi deux fais tous six travailler avec M. le duc d’Orléans. Outre ceux du conseil de régence qui n’étoient point parties ni ducs, et qui demeuroient juges de l’affaire des princes du sang et bâtards, le maréchal d’Huxelles, MM. de Bordeaux, de Biron ; et Beringhen, premier écuyer, leur forent joints des conseils de conscience, de guerre, des affaires étrangères et du dedans. Cela ne fut déclaré que le dimanche matin 27 juin, au conseil de régence, c’est-à-dire après qu’il fut levé en sortant. Le lendemain lundi, le comte de Toulouse, qui se tenoit fort à part dans tous ces mouvements qui n’étoient point du tout de son goût, rendit compte à M. le duc d’Orléans qu’il avoit reçu une lettre, souscrite de quantité de gentilshommes de Bretagne, sur l’impossibilité où étoit cette province de payer le dixième, et de la sage réponse qu’il leur avoit faite. Je remarque cette lettre comme le premier coup de tocsin de ce qu’on verra dans la suite en Bretagne. Le mercredi 30 juin, le premier président, tous les présidents à mortier et les gens du roi allèrent à onze heures aux Tuileries, députés pour venir rendre compte au roi de ce qui s’étoit passé sur l’affaire des princes du sang et légitimés, lui remettre la requête et protestation de la prétendue noblesse, et recevoir ses ordres M. le duc d’Orléans présent, et le chancelier, à qui le roi remit de la main à la main ce que le premier président lui avoit présenté ; le chancelier leur dit que le roi leur feroit savoir sa volonté.

L’après-dînée du même jour se tint le conseil de régence extraordinaire pour le jugement, qui fut continué le lendemain matin jeudi 1er juillet. L’arrêt ne fut pas tout d’une voix. Saint-Contes fit un très beau rapport et fut en entier pour les princes du sang ainsi que la plupart des juges. La rare bénignité de M. le duc d’Orléans, que tant de criminels et d’audacieux manèges n’avoient pu émousser, sa facilité, sa faiblesse pour ceux qui l’obsédoient et qui étoient aux bâtards, quelque vapeur de crainte, et cette politique favorite divide et impera, le mit en mouvement pour faire revenir les juges à quelque chose de plus doux. La succession à la couronne fut totalement condamnée, le rang des enfants supprimé, celui des deux bâtards modéré. L’arrêt, tourné en forme d’édit, fut trouvé trop doux au parlement, et pour cette raison enregistré avec difficulté le mardi 6 juillet. Et malgré la teneur de l’édit, M. le duc d’Orléans, de pleine autorité, le modéra de fait encore, en sorte que les bâtards n’y perdirent que l’habilité de succéder à la couronne, et le traversement du parquet au parlement. M. le Duc défendit aux maîtres d’hôtel du roi de lui laisser présenter la serviette par les enfants du duc du Maine ; le duc de Mortemart premier gentilhomme de la chambre d’année, leur refusa le service de prince du sang, et il y eut difficulté dans les salles des gardes de prendre les armes pour eux. M. le duc d’Orléans ordonna sur-le-champ qu’ils fussent traités en princes du sang à l’ordinaire, et comme avant l’arrêt ce qu’il fit exécuter. Cette très étrange bonté n’empêcha pas Mme du Maine de faire les hauts cris comme une forcenée, ni Mme la duchesse d’Orléans de pleurer jour et nuit, et d’être deux mois sans vouloir voir personne, excepté ses plus familières et en très petit nombre, et encore sur la fin. M. du Maine avoit le don de ne montrer jamais que ce qui lui convenoit, et ses raisons pour en user en cette occasion. Il ne vint pourtant pas au premier conseil de régence, il fit dire qu’il étoit incommodé, mais il se trouva au second à son ordinaire. Le comte de Toulouse parut toujours le même, et ne s’absenta de rien. Excepté les enrôlés avec M. du Maine, le reste du monde fut étrangement mécontent, et les princes du sang encore davantage, d’une si démesurée mollesse, mais n’en pouvant plus tirer mieux, ils triomphèrent de ce qu’ils avoient obtenu.

Les six prisonniers, bien servis et bien avertis par d’Effiat, écrivirent au bout d’un mois à M. le duc de Chartres, qui envoya leur lettre à M. le duc d’Orléans par Cheverny, son gouverneur, de même nom que Clermont-Gallerande l’un d’eux. M. le duc d’Orléans fit espérer leur prochaine liberté. Le samedi 17 juillet, le premier écuyer alla par ordre du régent prendre les trois qui étoient à Vincennes, et Cheverny les trois qui étoient à la Bastille, et les amenèrent chez M. le duc de Chartres, qui alla les mener à M. le duc d’Orléans. Le régent leur dit qu’ils connoissoient assez qu’il ne faisoit du mal que lorsqu’il s’y croyoit fortement obligé. Pas un des six ne prit la peine de lui dire une seule parole, et se retirèrent aussitôt. Cette sortie de prison eut tout l’air d’un triomphe, et par le choix des conducteurs, et par la hauteur et le silence des prisonniers rendus libres. Il sembla qu’ils faisoient grâce au régent de lui épargner les reproches, et que ce prince avoit tâché de mériter cette modération de leur part par une si étonnante façon de les mettre en liberté. Il le sentit après coup, et se repentit de sa mollesse, comme il lui arrivoit souvent après des fautes dont après il ne se corrigeoit pas plus. Il éprouva bientôt après le fruit d’une si foible conduite, et l’effet qu’elle avoit fait sur tous ceux qui, avec dérision et mépris, en avoient su profiter. Il eut pourtant le courage d’ôter le même jour à M. de Châtillon la pension de douze mille livres qu’il lui donnoit, et son logement au Palais-Royal. Comme il étoit fort pauvre, et depuis bien des années fort obscur, il alla bientôt après s’enterrer dans une très petite terre qu’il avoit auprès de Thouars, où il est presque toujours demeuré jusqu’à sa mort.

Les ducs ne prirent aucune part à pas un de tous ces mouvements et demeurèrent parfaitement tranquilles ; ils n’avoient rien ni à perdre ni à gagner, et laissèrent bourdonner et aboyer. À l’égard des bâtards, contents des requêtes qu’ils avoient présentées au roi, et portées au régent sur la restitution de leur rang à cet égard, ils n’avoient pas trouvé assez de fermeté, de justice, ni de parole dans le régent sur le bonnet et les autres choses concernant le parlement, pour s’en promettre davantage contre des personnes si proches, si grandement établies, et si fortement soutenues d’intrigues et d’obsessions près de lui. Ils estimèrent donc qu’après avoir mis leur droit à couvert par leurs requêtes au roi, le repos et la tranquillité étoit le seul parti qu’ils eussent à prendre, en attendant des conjonctures plus favorables, si tant étoit qu’il en arrivât, et les surprenants adoucissements que, de pleine autorité, le régent apporta à l’arrêt en forme d’édit beaucoup trop doux encore aux yeux des juges et du parlement qui l’enregistra, témoigna bien la sagesse de cette prévoyance. À mon égard en particulier, je continuai dans mon même silence avec le régent par les mêmes raisons que je viens de dire, et pour lui montrer aussi une sorte d’indifférence sur une conduite que je ne pouvois ni approuver ni changer, et je me contentai de lui répandre froidement et laconiquement, lorsque rarement il ne put s’empêcher de me parler de ces deux affaires qui, n’ayant qu’une même source, marchèrent en même temps. Elles m’ont paru mériter d’être rapportées tout de suite, et sans mélange d’aucune autre. C’est cette raison qui m’a fait remettre ici après coup ce qui en auroit trop longuement interrompu la narration. C’est une pièce que je crois convenir mieux ici malgré son étendue, que parmi les autres pièces, par la connexité qu’elle a avec la matière de ces Mémoires et l’éclaircissement naturel qu’elle y pourra donner.

Dans les commencements que l’affaire s’échauffa entre les princes du sang et les bâtards au point que M. le duc d’Orléans sentit qu’il ne pourroit éviter de la juger, les bâtards qui désespérèrent de le pouvoir échapper et qui n’établissoient leurs ressources que dans l’éloignement de ce jugement, le firent sonder par d’Effiat sur le renvoi aux états généraux, pour s’en délivrer. C’étoit toujours plusieurs mois de délais avant qu’ils fussent assemblés, car ils sentoient bien qu’en les y renvoyant, les princes du sang ne souffriroient pas que ce fût un renvoi de temps indéfini et sans bout. Les mesures qui leur réussissoient si bien avec cette foule de toute espèce qui se disoit la noblesse, et celles qu’ils prenoient sourdement de loin dans les provinces, leur persuadoient que, jugés pour jugés, il valoit encore mieux pour eux hasarder cette voie où leurs cabales leur donnoient du jeu pour faire mille querelles dans les états, leur faire mettre mille prétentions en avant pour les rompre, si le vent du bureau ne leur étoit pas favorable, que de se laisser juger par un conseil formé par M. le duc d’Orléans, que M. du Maine avoit tant et si cruellement et dangereusement et monstrueusement offensé, et dont le fils unique, premier prince du sang, avoit contre eux un intérêt pareil et commun avec M. le Duc et M. le prince de Conti. En cadence de d’Effiat, le duc de Noailles, soit qu’il fût dans la même bouteille comme les mouvements de la prétendue noblesse à qui il avoit donné l’être et le ton par lui-même, par Coetquen son beau-frère, et par d’autres émissaires à la mort du roi, comme je l’ai raconté en son lieu ; soit qu’en effet à bout et en crainte sur la gestion des finances dont il avoit embrassé seul toute l’autorité, par conséquent les suites et le poids, et sujet en toutes choses à voler d’idée en idée et de passer subitement aux plus contradictoires sans autre cause que sa singulière mobilité, il se fût avisé de souhaiter à contretemps ce qu’il avoit seul empêché si fort à temps, il se mit à déployer toute son éloquence auprès de M. le duc d’Orléans pour lui persuader qu’il n’y avoit plus de remède à l’état déplorable des finances, que d’assembler les états généraux. Le régent en fut d’autant plus susceptible que d’Effiat le touchoit par son endroit sensible qui étoit l’incertitude et la timidité. Il commençoit par se donner du temps et se délivrer de poursuites, et se déchargeoit de l’embarras et de l’iniquité d’un jugement qui ne pouvoit qu’exciter violemment la partie condamnée dans une affaire sans milieu, comme étoit le droit maintenu ou supprimé de succéder à la couronne, d’où dépendoient mille suites poignantes ; et du côté des finances, plus il avoit résolu d’assembler pour les régler les états généraux à la mort du roi, plus le seul duc de Noailles l’en avoit empêché, comme je l’ai raconté en son temps, plus l’avis du même Noailles de les assembler maintenant, pour trouver ressource aux finances, avoit de poids à ses yeux.

Dans l’irrésolution où il se trouvoit sur une chose de conséquences si importantes, il s’en ouvrit à moi, et m’en demanda mon avis, comme il faisoit toujours dans ce qui l’embarrassoit, où dans ce qui étoit important. Je me récriai d’abord sur un si dangereux parti. Il m’opposa mon propre avis lors de la dernière année et de la mort du roi. Je répandis que ce qui étoit excellent alors se trouveroit pernicieux aujourd’hui que tout avoit changé de face. Il voulut discuter, je coupai court, et lui dis que la matière valoit bien d’y penser, et de lui mettre devant les yeux beaucoup de choses, qui s’oublient ou se déplacent dans les conversations, au lieu qu’un écrit se fait plus mûrement, se trouve toujours ensuite sous la main sans rien perdre, et se livre plus parfaitement à la balance. Il me dit que je le fisse donc, mais qu’il étoit pressé de prendre son parti, et ce parti, je vis qu’on l’entraînoit au précipice. La crainte que j’eus de l’y voir rapidement enlevé m’engagea à lui promettre mon écrit dans deux jours, et en effet je le lui apportai le troisième sans avoir eu presque le temps de relire. Pour le montrer à personne, sa teneur fera comprendre que je ne l’imaginai pas. On y verra la mesure d’un écrit fait pour ce prince, et adressé à lui, fort différente comme de raison de la liberté des conversations autorisée par la familiarité de toute notre vie, et des temps pour lui les plus abandonnés et les plus périlleusement orageux. Le voici.




  1. On peut aujourd’hui apprécier le Journal de Dangeau dans l’édition que publient MM. Didot : Journal du marquis de Dangeau avec les additions de Saint-Simon, etc. (Paris 1854 et ann. suiv.) Les éditeurs ont mis en tête une Notice sur la vie de Dangeau, où ils s’efforcent de le défendre contre les attaques de Voltaire et de Saint-Simon.
  2. Une note, écrite sur la marge du manuscrit autographe de Saint-Simon est ainsi conçue : « Le fait rapporté par Dangeau est vrai, je viens de le vérifier sur le Journal du parlement. » Cette note est probablement de M. Le Dran, qui était principat commis des affaires étrangères en 1761, lorsque les manuscrits de Saint-Simon y furent déposés.