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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/18

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CHAPITRE XVIII.


Le czar vient en France, et ce voyage importune. — Origine de la haine personnelle du czar pour le roi d’Angleterre. — Kurakin ambassadeur de Russie en France ; quel. — Motifs et mesures du czar qui veut, puis ne veut plus être catholique. — Courte réflexion sur Rome. — Il est reçu à Dunkerque par les équipages du roi, et à Calais par le marquis de Nesle. — Il est en tout défrayé avec toute sa suite. — On lui rend parfois les mêmes honneurs qu’au roi. — On lui prépare des logements au Louvre et à l’hôtel de Lesdiguières, qu’il choisit. — Je propose au régent le maréchal de Tessé pour le mettre auprès du czar pendant son séjour, qui l’attend à Beaumont. — Vie que menoit le maréchal de Tessé. — Journal du séjour du czar à Paris. — Verton, maître d’hôtel du roi, chargé des tables du czar et de sa suite, gagne les bonnes grâces du czar. — Grandes qualités du czar ; sa conduite à Paris. — Sa figure ; son vêtement ; sa nourriture. — Le régent visite le czar. — Le roi visite le czar en cérémonie. — Le czar visite le roi en toute pareille cérémonie. — Le czar voit les places du roi en relief. — Le czar visite Madame, qui l’avoit envoyé complimenter ; puis [va] à l’Opéra avec M. le duc d’Orléans, qui là lui sert à boire. — Le czar aux Invalides. — Mme la duchesse de Berry et Mme la duchesse d’Orléans, perdant espérance d’ouïr parler du czar, envoient enfin le complimenter. — Il ne distingue les princes du sang en rien, et trouve mauvais que les princesses du sang prétendissent qu’il les visitât. — Il visite Mme la duchesse de Berry. — Dîne avec M. le duc d’Orléans à Saint-Cloud, et visite Mme la duchesse d’Orléans au Palais-Royal. — Voit le roi comme par hasard aux Tuileries. — Le czar va à Versailles. — Dépense pour le czar. — Il va à Petit-Bourg et à Fontainebleau ; voit en revenant Choisy, et par hasard Mme la princesse de Conti un moment, qui y étoit demeurante. — Le czar va passer plusieurs jours à Versailles, Trianon et Marly ; voit Saint-Cyr ; fait à Mme de Maintenon une visite insultante. — Je vais voir le czar chez d’Antin tout à mon aise sans en être connu. — Mme la duchesse l’y va voir par curiosité. — Il en est averti ; il passe devant elle, la regarde, et ne fait ni la moindre civilité, ni semblant de rien. — Présents. — Le régent va dire adieu au czar, lequel va dire adieu au roi sans cérémonie, et reçoit chez lui celui du roi de même. — Départ du czar, qui ne veut être accompagné de personne. — Il va trouver la czarine à Spa. — Le czar visite le régent. — Personnes présentées au czar. — Maréchal de Tessé commande tous les officiers du roi servant le czar. — Le czar, en partant, s’attendrit sur la France et sur son luxe. — Il refuse le régent qui, à la prière du roi d’Angleterre, désiroit qu’il retirât ses troupes du Mecklenbourg. — Il désire ardemment de s’unir avec la France, sans pouvoir réussir, à notre grand et long dommage, par l’intérêt de l’abbé Dubois et l’infatuation de l’Angleterre funestement transmise à ses successeurs.


Pierre Ier, czar de Moscovie, s’est fait avec justice un si grand nom chez lui et par toute l’Europe et l’Asie, que je n’entreprendrai pas de faire connoître un prince si grand, si illustre, comparable aux plus grands hommes de l’antiquité, qui a fait l’admiration de son siècle, qui sera celle des siècles suivants, et que toute l’Europe s’est si fort appliquée à connoître. La singularité du voyage en France d’un prince si extraordinaire m’a paru mériter de n’en rien oublier, et la narration de n’être point interrompue. C’est par cette raison que je la place ici un peu plus tard qu’elle ne devroit l’être dans l’ordre du temps, mais dont les dates rectifieront le défaut.

On a vu en son temps diverses choses de ce monarque ; ses différents voyages en Hollande, Allemagne, Vienne, Angleterre et dans plusieurs parties du nord ; l’objet de ces voyages et quelques choses de ses actions militaires, de sa politique, de sa famille. On a vu aussi qu’il avoit voulu venir en France dans les dernières années du feu roi, qui l’en fit honnêtement détourner. N’ayant plus cet obstacle, il voulut contenter sa curiosité, et il fit dire au régent par le prince Kurakin, son ambassadeur ici, qu’il alloit partir des Pays-Bas où il étoit pour venir voir le roi.

Il n’y eut pas moyen de n’en pas paroître fort aise, quoique le régent s’en fût bien volontiers passé. La dépense étoit grande à le défrayer ; l’embarras pas moins grand avec un si puissant prince et si clairvoyant ; mais plein de fantaisies, avec un reste de mœurs barbares et une grande suite de gens d’une conduite fort différente de la commune de ces pays-ci, pleins de caprices et de façons étranges, et leur maître et eux très délicats et très entiers sur ce qu’ils prétendoient leur être dû ou permis.

Le czar de plus étoit avec le roi d’Angleterre en inimitié ouverte qui alloit entre eux jusqu’à l’indécence et d’autant plus vive qu’elle étoit personnelle ; ce qui ne gênoit pas peu le régent dont l’intimité avec le roi d’Angleterre étoit publique, et que l’intérêt personnel de l’abbé Dubois portoit fort indécemment aussi jusqu’à la dépendance. La passion dominante du czar étoit de rendre ses États florissants par le commerce. Il y avoit fait faire quantité de canaux pour le faciliter. Il y en eut un pour lequel il eut besoin du concours du roi d’Angleterre, parce qu’il traversoit un petit coin de ses États d’Allemagne. La jalousie du commerce empêcha Georges d’y consentir. Pierre, engagé dans la guerre de Pologne, puis dans celle du Nord, dans laquelle Georges l’étoit aussi, négocia vainement. Il en fut d’autant plus irrité, qu’il ne le trouvoit pas en situation d’agir par la force, et que ce canal, extrêmement avancé, ne put être continué. Telle fut la source de cette haine, qui a duré toute leur vie et dans la plus vive aigreur.

Kurakin étoit d’une branche de cette ancienne maison des Jagellons, qui avoit longtemps porté les couronnes de Pologne, de Danemark, de Norvège et de Suède. C’étoit un grand homme bien fait, qui sentoit fort la grandeur de son origine, avec beaucoup d’esprit, de tour et d’instruction. Il parloit assez bien françois et plusieurs langues ; il avoit fort voyagé, servi à la guerre, puis été employé en différentes cours. Il ne laissoit pas de sentir encore le russe, et l’extrême avarice gâtoit fort ses talents. Le czar et lui avoient épousé les deux soeurs, et en avoient chacun un fils. La czarine avoit été répudiée et mise dans un couvent près de Moscou, sans que Kurakin se fût senti de cette disgrâce. Il connoissoit parfaitement son maître avec qui il avoit conservé de la liberté, de la confiance et beaucoup de considération ; en dernier lieu, il avoit été trois ans à Rome, d’où il étoit venu à Paris ambassadeur. À Rome, il étoit sans caractère et sans affaires que la secrète pour laquelle le czar l’y avoit envoyé comme un homme sûr et éclairé.

Ce monarque, qui se vouloit tirer lui et son pays de leur barbarie et s’étendre par des conquêtes et des traités, avoit compris la nécessité des mariages pour s’allier avec les premiers potentats de l’Europe. Cette grande raison lui rendoit nécessaire la religion catholique, dont les grecs se trouvoient séparés de si peu qu’il ne jugea pas son projet difficile à faire recevoir chez lui en y laissant d’ailleurs la liberté de conscience. Mais ce prince instruit l’étoit assez pour vouloir être auparavant éclairci sur les prétentions romaines. Il avoit envoyé pour cela à Rome un homme obscur, mais capable de se bien informer, qui y passa cinq ou six mois, et qui ne lui rapporta rien de satisfaisant. Il s’en ouvrit, en Hollande, au roi Guillaume, qui le dissuada de son dessein, et qui lui conseilla même d’imiter l’Angleterre, et de se faire lui-même chef de la religion chez lui, sans quoi il n’y seroit jamais bien le maître. Ce conseil plut d’autant plus au czar que c’étoit par les biens et par l’autorité des patriarches de Moscou, ses grand-père et bisaïeul, que son père étoit parvenu à la couronne, quoique d’une condition ordinaire parmi la noblesse russienne.

Ces patriarches dépendoient pourtant de ceux du rite grec de Constantinople, mais fort légèrement. Ils s’étoient saisis d’un grand pouvoir et d’un rang prodigieux, jusque-là qu’à leur entrée à Moscou, le czar leur tenoit l’étrier et conduisoit à pied leur cheval par la bride. Depuis le grand-père de Pierre, il n’y avoit point eu de patriarche à Moscou. Pierre Ier, qui avoit régné quelque temps avec son frère aîné, qui n’en étoit pas capable, et qui étoit mort sans laisser de fils, il y avoit longtemps, n’avoit jamais voulu de patriarche non plus que son père. Les archevêques de Novogorod y suppléoient en certaines choses comme occupant le premier siège après celui de Moscou, mais sans presque d’autorité que le czar usurpa tout entière, et plus soigneusement encore depuis le conseil que le roi Guillaume lui avoit donné, en sorte que peu à peu il s’étoit fait le véritable chef de la religion dans ses vastes États.

Néanmoins la passion de pouvoir ouvrir à sa postérité la facilité de faire des mariages avec des princes catholiques, l’honneur surtout de les allier à la maison de France et à celle d’Autriche, le fit revenir à son premier projet. Il se voulut flatter que celui qu’il avoit envoyé secrètement à Rome n’avoit pas été bien informé, ou qu’il avoit mal compris ; il résolut donc d’approfondir ses doutes, de manière qu’il ne lui en restât plus sur le parti qu’il auroit à prendre.

Ce fut dans ce dessein qu’il choisit le prince Kurakin, dont les lumières et l’intelligence lui étoient connues, pour aller à Rome sous prétexte de curiosité, dans la vue qu’un seigneur de cette qualité s’ouvriroit l’entrée chez ce qu’il y avoit de meilleur, de plus important et de plus distingué à Rome, et qu’en y demeurant, sous prétexte d’en aimer la vie et de vouloir tout voir à son aise et admirer à son gré toutes les merveilles qui y sont rassemblées en tant de genres, il auroit loisir et moyen de revenir parfaitement instruit de tout ce qu’il vouloit savoir. Kurakin y demeura, en effet, trois ans mêlé avec les savants d’une part, et avec la meilleure compagnie de l’autre, d’où peu à peu il tira ce qu’il voulut apprendre avec d’autant plus de facilité que cette cour triomphe de ses prétentions temporelles, de ses conquêtes en ce genre, au lieu de les tenir dans le secret. Sur le rapport long et fidèle que Kurakin en fit au czar, ce prince poussa un soupir en disant qu’il vouloit être maître chez lui, et n’y en pas mettre un plus grand que soi, et oncques depuis ne songea à se faire catholique.

Tels sont les biens que les papes et leur cour font à l’Église, et qu’ils procurent aux âmes dont ce vicaire de Jésus-Christ, qui les a rachetées, est le grand pasteur, et dont sur la sienne il répondra au souverain Pasteur, qui a déclaré à saint Pierre comme aux autres apôtres que son royaume n’est pas de ce monde, et qui demanda à ces deux frères, qui le voulurent prendre pour juge de leur différend sur leur héritage, qui l’avoit établi sur eux en cette qualité ? et qui ne s’en voulut point mêler quoique ce fût une bonne œuvre que d’accorder deux frères, pour enseigner aux pasteurs et aux prêtres par un si grand exemple et si précis, qu’ils n’ont aucun pouvoir ni aucun droit sur le temporel par quelque raison que ce puisse être, et qu’ils sont essentiellement exclus de s’en mêler.

Ce fait du czar sur Rome, le prince Kurakin ne s’en est pas caché. Tout ce qui l’a connu le lui a ouï conter ; j’ai mangé chez lui et lui chez moi, et je l’ai fort entretenu et ouï discourir avec plaisir sur beaucoup de choses.

Le régent averti par lui de la prochaine arrivée du czar en France, par le côté maritime, envoya les équipages du roi, chevaux, carrosses, voitures, fourgons, tables et chambres, avec du Libois, un des gentilshommes ordinaires du roi, dont j’ai quelquefois parlé, pour aller attendre le czar à Dunkerque, le défrayer jusqu’à Paris de tout et toute sa suite, et lui faire rendre partout les mêmes honneurs qu’au roi même. Ce monarque se proposoit de donner cent jours à son voyage. On meubla pour lui l’appartement de la reine mère au Louvre, où il se tenoit divers conseils, qui s’assemblèrent chez les chefs depuis cet ordre.

M. le duc d’Orléans, raisonnant avec moi sur le seigneur titré qu’il pourroit choisir pour mettre auprès du czar pendant son séjour, je lui conseillai le maréchal de Tessé comme un homme qui n’avoit rien à faire, qui avoit fort l’usage et le langage du monde, fort accoutumé aux étrangers par ses voyages de guerre et de négociations en Espagne, à Turin, à Rome, en d’autres cours d’Italie, qui avoit de la douceur et de la politesse, et qui sûrement y feroit fort bien. M. le duc d’Orléans trouva que j’avois raison, et dès le lendemain l’envoya chercher et lui donna ses ordres.

C’étoit un homme qui avoit toujours été dans des liaisons fort contraires à M. le duc d’Orléans et qui étoit demeuré avec lui fort sur le pied gauche. Embarrassé de sa personne, il avoit pris un air de retraite. Il s’étoit mis dans un bel appartement aux Incurables. Il en avoit pris un autre aux Camaldules, près de Grosbois. Il avoit dans ces deux endroits de quoi loger toute sa maison. Il partageoit sa semaine entre cette maison de ville et cette maison de campagne. Il donnoit dans l’une et dans l’autre à manger tant qu’il pouvoit, et avec cela se prétendoit dans la retraite. Il fut donc fort aise d’être choisi pour faire les honneurs au czar, se tenir près de lui, l’accompagner partout, lui présenter tout le monde. C’étoit aussi son vrai ballot, et il s’en acquitta très bien.

Quand on sut le czar proche de Dunkerque, le régent envoya le marquis de Nesle [1] le recevoir à Calais et l’accompagner jusqu’à l’arrivée du maréchal de Tessé, qui ne devoit aller que jusqu’à Beaumont au-devant de lui. En même temps on fit préparer l’hôtel de Lesdiguières pour le czar et sa suite ; dans le doute qu’il n’aimât mieux une maison particulière avec tous ses gens autour de lui que le Louvre. L’hôtel de Lesdiguières étoit grand et beau, touchant à l’Arsenal, et appartenoit au maréchal de Villeroy, qui logeoit aux Tuileries. Ainsi la maison étoit vide, parce que le duc de Villeroy, qui n’étoit pas homme à grand train, l’avoit trouvée trop éloignée pour y loger. On le meubla entièrement et très magnifiquement des meubles du roi.

Le maréchal de Tessé attendit un jour le czar à Beaumont à tout hasard pour ne le pas manquer. Il y arriva le vendredi 7 mai sur le midi. Tessé lui fit la révérence à la descente de son carrosse, eut l’honneur de dîner avec lui, et de l’amener le jour même à Paris.

Il voulut entrer dans Paris dans un carrosse du maréchal, mais sans lui, avec trois de ceux de sa suite. Le maréchal le suivoit dans un autre. Il descendit à neuf heures du soir au Louvre, entra partout dans l’appartement de la reine mère. Il le trouva trop magnifiquement tendu et éclairé, remonta tout de suite en carrosse et s’en alla à l’hôtel de Lesdiguières, où il voulut loger. Il en trouva aussi l’appartement qui lui étoit destiné trop beau, et tout aussitôt fit tendre son lit de camp dans une garde-robe. Le maréchal de Tessé, qui devoit faire les honneurs de sa maison et de sa table, l’accompagner partout et ne point quitter le lieu où il seroit, logea dans un appartement de l’hôtel de Lesdiguières, et eut beaucoup à faire à le suivre et souvent à courir après lui. Verton, un des maîtres d’hôtel du roi, fut chargé de le servir et de toutes les tables tant du czar que de sa suite. Elle étoit d’une quarantaine de personnes de toutes les sortes, dont il y en avoit douze ou quinze de gens considérables par eux-mêmes ou par leurs emplois, qui mangeoient avec lui.

Verton étoit un garçon d’esprit, fort d’un certain monde, homme de bonne chère et de grand jeu, qui fit servir le czar avec tant d’ordre, et sut si bien se conduire, que le czar le prit en singulière amitié ainsi que toute sa suite.

Ce monarque se fit admirer par son extrême curiosité toujours tendante à ses vues de gouvernement, de commerce, d’instruction, de police ; et cette curiosité atteignit à tout et ne dédaigna rien dont les moindres traits avoient une utilité suivie, marquée, savante, qui n’estima que ce qui méritoit l’être, en qui brilla l’intelligence, la justesse, la vive appréhension de son esprit. Tout montroit en lui la vaste étendue de ses lumières et quelque chose de continuellement conséquent. Il allia d’une manière tout à fait surprenante la majesté la plus haute, la plus fière, la plus délicate, la plus soutenue, en même temps la moins embarrassante quand il l’avoit établie dans toute sa sûreté avec une politesse qui la sentoit, et toujours et avec tous et en maître partout, mais qui avoit ses degrés suivant les personnes. Il avoit une sorte de familiarité qui venoit de liberté ; mais il n’étoit pas exempt d’une forte empreinte de cette ancienne barbarie de son pays qui rendoit toutes ses manières promptes, même précipitées, ses volontés incertaines, sans vouloir être contraint ni contredit sur pas une. Sa table, souvent peu décente, beaucoup moins ce qui la suivoit, souvent aussi avec un découvert d’audace et d’un roi partout chez soi, ce qu’il se proposoit de voir ou de faire toujours dans l’entière indépendance des moyens qu’il falloit forcer à son plaisir et à son mot. Le désir de voir à son aise, l’importunité d’être en spectacle, l’habitude d’une liberté au-dessus de tout lui faisoit souvent préférer les carrosses de louage, les fiacres mêmes, le premier carrosse qu’il trouvoit sous sa main de gens qui étoient chez lui et qu’il ne connoissoit pas. Il sautoit dedans et se faisoit mener par la ville ou dehors. Cette aventure arriva à Mme de Matignon, qui étoit allée là bayer, dont il mena le carrosse à Boulogne et dans d’autres lieux de campagne, qui fut bien étonnée de se trouver à pied. Alors c’étoit au maréchal de Tessé et à sa suite, dont il s’échappoit ainsi, à courir après, quelquefois sans le pouvoir trouver.

C’étoit un fort grand homme, très bien fait, assez maigre, le visage assez de forme ronde ; un grand front ; de beaux sourcils ; le nez assez court sans rien de trop gros par le bout ; les lèvres assez grosses ; le teint rougeâtre et brun ; de beaux yeux noirs, grands, vifs, perçants, bien fendus ; le regard majestueux et gracieux quand il y prenoit garde, sinon sévère et farouche, avec un tic qui ne revenoit pas souvent, mais qui lui démontoit les yeux et toute la physionomie, et qui donnoit de la frayeur. Cela durcit un moment avec un regard égaré et terrible, et se remettoit aussitôt. Tout son air marquoit son esprit, sa réflexion et sa grandeur, et ne manquoit pas d’une certaine grâce. Il ne portoit qu’un col de toile, une perruque ronde brune, comme sans poudre, qui ne touchoit pas ses épaules, un habit brun juste au corps, uni, à boutons d’or, veste, culotte, bas, point de gants ni de manchettes, l’étoile de son ordre sur son habit et le cordon par dessous, son habit souvent déboutonné tout à fait, son chapeau sur une table et jamais sur sa tête, même dehors. Dans cette simplicité, quelque mal voituré et accompagné qu’il pût être, on ne s’y pouvoit méprendre à l’air de grandeur qui lui étoit naturel.

Ce qu’il buvoit et mangeoit en deux repas réglés est inconcevable, sans compter ce qu’il avaloit de bière, de limonade et d’autres sortes de boissons entre les repas, toute sa suite encore davantage ; une bouteille ou deux de bière, autant et quelquefois davantage de vin, des vins de liqueur après, à la fin du repas des eaux-de-vie préparées, chopine et quelquefois pinte. C’étoit à peu près l’ordinaire de chaque repas. Sa suite à sa table en avaloit davantage, et [ils] mangeoient tous à l’avenant à onze heures du matin et à huit du soir. Quand la mesure n’étoit pas plus forte, il n’y paraissoit pas. Il y avoit un prêtre aumônier qui mangeoit à la table du czar, plus fort de moitié que pas un, dont le czar, qui l’aimoit, s’amusoit beaucoup. Le prince Kurakin alloit tous les jours à l’hôtel de Lesdiguières ; mais il demeura logé chez lui.

Le czar entendoit bien le françois, et, je crois, l’auroit parlé s’il eût voulu ; mais, par grandeur, il avoit toujours un interprète. Pour le latin et bien d’autres langues, il les parloit très bien. Il eut chez lui une salle des gardes du roi, dont il ne voulut presque jamais être suivi dehors. Il ne voulut point sortir de l’hôtel de Lesdiguières, quelque curiosité qu’il eût, ni donner aucun signe de vie, qu’il n’y eût reçu la visite du roi.

Le samedi matin, lendemain de son arrivée, le régent alla voir le czar. Ce monarque sortit de son cabinet, fit quelques pas au-devant de lui, l’embrassa avec un grand air de supériorité, lui montra la porte de son cabinet, et, se tournant à l’instant sans nulle civilité, y entra. Le régent le suivit, et le prince Kurakin après lui, pour leur servir d’interprète. Ils trouvèrent deux fauteuils vis-à-vis l’un de l’autre ; le czar s’assit en celui du haut bout, le régent dans l’autre. La conversation dura près d’une heure, sans parler d’affaires, après quoi le czar sortit de son cabinet, le régent après lui, qui, avec une profonde révérence médiocrement rendue, le quitta au même endroit où il l’avoit trouvé en entrant.

Le lundi suivant 10 mai, le roi alla voir le czar, qui le reçut à sa portière, le vit descendre de carrosse, et marcha de front à la gauche du roi jusque dans sa chambre où ils trouvèrent deux fauteuils égaux. Le roi s’assit dans celui de la droite, le czar dans celui de la gauche, le prince Kurakin servit d’interprète. On fut étonné de voir le czar prendre le roi sous les deux bras, le hausser à son niveau, l’embrasser ainsi en l’air, et le roi à son âge, et qui n’y pouvoit pas être préparé, n’en avoir aucune frayeur. On fut frappé de toutes les grâces qu’il montra devant le roi, de l’air de tendresse qu’il prit pour lui, de cette politesse qui couloit de source, et toutefois mêlée de grandeur, d’égalité de rang, et légèrement de supériorité d’âge ; car tout cela se fit très distinctement sentir. Il loua fort le roi, il en parut charmé, et il en persuada tout le monde. Il l’embrassa à plusieurs reprises. Le roi lui fit très joliment son petit et court compliment, et M. du Maine, le maréchal de Villeroy, et ce qui se trouva là de distingué fournirent la conversation. La séance dura un petit quart d’heure. Le czar accompagna le roi comme il l’avoit reçu, et le vit monter en carrosse.

Le mardi 11 mai, le czar alla voir le roi entre quatre et cinq heures. Il fut reçu du roi à la portière de son carrosse, et conduit de même, eut la droite sur le roi partout. On étoit convenu de tout le cérémonial, avant que le roi l’allât voir. Le czar montra les mêmes grâces et la même affection pour le roi, et sa visite ne fut pas plus longue que celle qu’il en avoit reçue ; mais la foule le surprit fort.

Il étoit allé dès huit heures du matin voir les places Royale, des Victoires et de Vendôme, et le lendemain il fut voir l’Observatoire, les manufactures des Gobelins et le Jardin du Roi des simples. Partout là il s’amusa beaucoup à tout examiner et à faire beaucoup de questions.

Le jeudi 13 mai, il se purgea, et ne laissa pas l’après-dînée d’aller chez plusieurs ouvriers de réputation. Le vendredi 14, il alla dès six heures du matin dans la grande galerie du Louvre voir les plans en relief de toutes les places du roi, dont Asfeld avec ses ingénieurs lui fit les honneurs. Le maréchal de Villars s’y trouva aussi pour la même raison avec quelques lieutenants généraux. Il examina fort longtemps tous ces plans ; il visita ensuite beaucoup d’endroits du Louvre, et descendit après dans le jardin des Tuileries, dont on avoit fait sortir tout le monde. On travailloit alors au Pont-Tournant. Il examina fort cet ouvrage, et y demeura longtemps. L’après-dînée, il alla voir Madame au Palais-Royal, qui l’avoit envoyé complimenter par son chevalier d’honneur. Excepté le fauteuil, elle le reçut comme elle auroit fait le roi. M. le duc d’Orléans l’y vint, prendre pour le mener à l’Opéra dans sa grande loge, tous deux seuls sur le banc de devant avec un grand tapis. Quelque temps après, le czar demanda s’il n’y auroit point de bière. Tout aussitôt on en apporta un grand gobelet sur une soucoupe. Le régent se leva, la prit, et la présenta au czar, qui, avec un sourire et une inclination de politesse, prit le gobelet sans aucune façon, but et le remit sur la coupe, que le régent tint toujours. En la rendant, il prit une assiette qui portoit une serviette, qu’il présenta au czar, qui, sans se lever, en usa comme il avoit fait pour la bière, dont le spectacle parut assez étonné. Au quatrième acte il s’en alla souper, et ne voulut pas que le régent quittât la loge. Le lendemain samedi, il se jeta dans un carrosse de louage, et alla voir quantité de curiosités chez les ouvriers.

Le 16 mai, jour de la Pentecôte, il alla aux Invalides, où il voulut tout voir et tout examiner partout. Au réfectoire, il goûta de la soupe des soldats et de leur vin, but à leur santé, leur frappant sur l’épaule, et les appelant camarades. Il admira beaucoup l’église, l’apothicairerie et l’infirmerie, et parut charmé de l’ordre de cette maison. Le maréchal de Villars lui en fit les honneurs. La maréchale de Villars y alla pour le voir comme bayeuse. Il sut que c’étoit elle, et lui fit beaucoup d’honnêtetés.

Lundi 17 mai, il dîna de bonne heure avec le prince Ragotzi, qu’il en avoit prié, et alla après voir Meudon, où il trouva des chevaux du roi pour voir les jardins et le parc à son aise. Le prince Ragotzi l’y accompagna.

Mardi 18, le maréchal d’Estrées le vint prendre à huit heures du matin et le mena, dans son carrosse, à sa maison d’Issy, où il lui donna à dîner, et l’amusa fort le reste de la journée avec beaucoup de choses qu’il lui fit voir touchant la marine.

Mercredi 19, il s’occupa de plusieurs ouvrages et ouvriers. Mme la duchesse de Berry et Mme la duchesse d’Orléans, à l’exemple de Madame, envoyèrent le matin complimenter le czar par leurs premiers écuyers. Elles en avoient toutes trois espéré un compliment ou même une visite. Elles se lassèrent de n’en point entendre parler, et à la fin se ravisèrent. Le czar répondit qu’il irait les remercier. Des princes et princesses du sang, il ne s’en embarrassa pas plus que des premiers seigneurs de la cour, et ne les distingua pas davantage. Il avoit trouvé mauvais que les princes du sang eussent fait difficulté de l’aller voir, s’ils n’étoient assurés qu’il rendroit une visite aux princesses du sang, ce qu’il rejeta avec grande hauteur, tellement qu’aucune d’elles ne le vit que par curiosité, en voyeuse, excepté Mme la princesse de Conti, par hasard. Tout cela s’expliquera dans la suite.

Jeudi 20 mai, il devoit aller dîner à Saint-Cloud, où M. le duc d’Orléans l’attendoit avec cinq ou six courtisans seulement, mais un peu de fièvre qu’il eut la nuit l’obligea le matin de s’envoyer excuser.

Vendredi 21, il alla voir Mme la duchesse de Berry au Luxembourg, où il fut reçu comme le roi. Après sa visite il se promena dans les jardins. Mme la duchesse de Berry s’en alla cependant à la Muette pour lui laisser la liberté de voir toute sa maison, qu’il visita fort curieusement. Comptant partir vers le 16 juin, il demanda des bateaux pour ce temps-là à Charleville, dans le dessein de descendre la Meuse.

Samedi 22, il fut à Bercy, chez Pajot d’Ons-en-Bray, principal directeur de la poste, dont la maison est pleine de toutes sortes de raretés et de curiosités, tant naturelles que mécaniques. Le célèbre P. Sébastien, carme, y était. Il s’y amusa tout le jour, et y admira plusieurs belles machines.

Le dimanche 23 mai, il fut dîner à Saint-Cloud, où M. le duc d’Orléans l’attendoit ; il vit la maison et les jardins, qui lui plurent fort ; passa, en s’en retournant, au château de Madrid, qu’il visita, et alla de là voir Mme la duchesse d’Orléans au Palais-Royal, où, parmi beaucoup de politesses, il ne laissa pas de montrer un grand air de supériorité, ce qu’il avoit bien moins marqué chez Madame et chez Mme la duchesse de Berry.

Lundi 24, il alla aux Tuileries de bonne heure, avant que le roi fût levé. Il entra chez le maréchal de Villeroy, qui lui fit voir les pierreries de la couronne. Il les trouva plus belles et en plus grand nombre qu’il ne pensoit, mais il dit qu’il ne s’y connoissoit guère. Il témoignoit faire peu de cas des beautés purement de richesses et d’imagination, de celles surtout auxquelles il ne pouvoit atteindre. De là, il voulut aller voir le roi qui, de son côté, venoit le trouver chez le maréchal de Villeroy. Cela fut compassé exprès pour que ce ne fût point une visite marquée, mais comme de hasard. Ils se rencontrèrent dans un cabinet, où ils demeurèrent. Le roi, qui tenoit un rouleau de papier à la main, le lui donna, et lui dit que c’étoit la carte de ses États. Cette galanterie plut fort au czar, dont la politesse et l’air d’amitié et d’affection furent les mêmes, avec beaucoup de grâce, mais de majesté et d’égalité.

L’après-dînée il alla à Versailles où le maréchal de Tessé le laissa au duc d’Antin, chargé de lui en faire les honneurs. L’appartement de Mme la Dauphine étoit préparé pour lui, et il coucha dans la communication de Mgr le Dauphin, père du roi, qui fait à cette heure des cabinets pour la reine.

Mardi 25, il avoit parcouru les jardins, et s’étoit embarqué sur le canal dès le grand matin, avant l’heure qu’il avoit donnée à d’Antin pour se rendre chez lui. Il vit tout Versailles, Trianon et la Ménagerie. Sa principale suite fut logée au château. Ils menèrent avec eux des demoiselles qu’ils firent coucher dans l’appartement qu’avoit Mme de Maintenon tout proche de celui où le czar couchoit. Bloin, gouverneur de Versailles, fut extrêmement scandalisé de voir profaner ainsi ce temple de la pruderie, dont la déesse et lui qui étoient vieux l’auroient été moins autrefois. Ce n’étoit pas la manière du czar ni de ses gens de se contraindre.

Mercredi 26, le czar, qui s’amusa fort tout le jour à Marly et à la machine, manda au maréchal de Tessé à Paris qu’il y arriveroit le lendemain matin à huit heures à l’hôtel de Lesdiguières, où il comptoit le trouver, et qu’il le mèneroit en lieu de voir la procession de la Fête-Dieu. Le maréchal lui fit voir celle de Notre-Dame.

Le défrai de ce prince coûtoit six cents écus par jour, quoiqu’il eût beaucoup fait diminuer sa table dès les premiers jours. Il eut un moment envie de faire venir à Paris la czarine qu’il aimoit beaucoup ; mais il changea bientôt d’avis. Il la fit aller à Aix-la-Chapelle ou à Spa, à son choix, pour y prendre des eaux en l’attendant.

Dimanche 30 mai, il partit avec Bellegarde, fils et survivancier de d’Antin pour les bâtiments, et beaucoup de relais pour aller dîner chez d’Antin à Petit-Bourg, qui l’y reçut et le mena l’après-dînée voir Fontainebleau où il coucha, et le lendemain à une chasse du cerf de laquelle le comte de Toulouse lui fit les honneurs. Le lieu lui plut médiocrement, et point du tout la chasse où il pensa tomber de cheval ; il trouva cet exercice trop violent, qu’il ne connoissoit point. Il voulut manger seul avec ses gens au retour dans l’île de l’Étang de la cour des Fontaines. Ils s’y dédommagèrent de leurs fatigues. Il revint à Petit-Bourg seul dans un carrosse avec trois de ses gens. Il parut dans ce carrosse qu’ils avoient largement bu et mangé.

Mardi le 1er juin, il s’embarqua au bas de la terrasse de Petit-Bourg pour revenir par eau à Paris. Passant devant Choisy, il se fit arrêter, et voulut voir la maison et les jardins. Cette curiosité l’obligea d’entrer un moment chez Mme la princesse de Conti qui y était. Après s’être promené il se rembarqua, et il voulut passer sous tous les ponts de Paris.

Jeudi 3 juin, octave de la Fête-Dieu, il vit de l’hôtel de Lesdiguières la procession de la paroisse de Saint-Paul. Le même jour il alla coucher encore à Versailles, qu’il voulut revoir avec plus de loisir ; il s’y plut fort, et voulut aussi coucher à Trianon, puis trois ou quatre nuits à Marly dans les pavillons les plus près du château qu’on lui prépara.

Vendredi 11 juin, il fut de Versailles à Saint-Cyr où il vit toute la maison et les demoiselles dans leurs classes. Il y fut reçu comme le roi. Il voulut aussi voir Mme de Maintenon qui dans l’apparence de cette curiosité s’étoit mise au lit, ses rideaux fermés hors un qui ne l’étoit qu’à demi. Le czar entra dans sa chambre, alla ouvrir les rideaux des fenêtres en arrivant, puis tout de suite tous ceux du lit, regarda bien Mme de Maintenon tout à son aise, ne lui dit pas un mot ni elle à lui, et sans lui faire aucune sorte de révérence, s’en alla. Je sus qu’elle en avoit été fort étonnée et encore plus mortifiée ; mais le feu roi n’étoit plus. Il revint le samedi 12 juin à Paris.

Le mardi 15 juin, il alla de bonne heure chez d’Antin à Paris. Travaillant ce jour-là avec M. le duc d’Orléans, je finis en une demi-heure ; il en fut surpris et voulut me retenir. Je lui dis que j’aurois toujours l’honneur de le trouver, mais non le czar qui s’en alloit, que je ne l’avois point vu, et que je m’en allois chez d’Antin bayer tout à mon aise. Personne n’y entroit que les conviés et quelques dames avec Mme la Duchesse et les princesses ses filles qui vouloient bayer aussi. J’entrai dans le jardin où le czar se promenoit. Le maréchal de Tessé qui me vit de loin vint à moi, comptant me présenter au czar. Je le priai de s’en bien garder et de ne point s’apercevoir de moi en sa présence, parce que je voulois le regarder tout à mon aise, le devancer et l’attendre tant que je voudrois pour le bien contempler, ce que je ne pourrois plus faire si j’en étois connu. Je le priai d’en avertir d’Antin, et avec cette précaution je satisfis ma curiosité tout à mon aise. Je le trouvai assez parlant mais toujours comme étant partout le maître. Il rentra dans un cabinet où d’Antin lui montra divers plans et quelques curiosités, sur quoi il fit plusieurs questions. Ce fut là où je vis ce tic dont j’ai parlé. Je demandai à Tessé si cela lui arrivoit souvent ; il me dit plusieurs fois par jour, surtout quand il ne prend pas garde à s’en contraindre. Rentrant après dans le jardin, d’Antin lui fit raser l’appartement bas, et l’avertit que Mme la Duchesse y étoit avec des dames qui avoient grande envie de le voir. Il ne répondit rien et se laissa conduire. Il marcha plus doucement, tourna la tête vers l’appartement où tout étoit debout et sous les armes, mais en voyeuses. Il les regarda bien toutes et ne fit qu’une très légère inclination de la tête à toutes à la fois sans la tourner le long d’elles, et passa fièrement ; je pense à la façon dont il avoit reçu d’autres dames qu’il auroit montré plus de politesse à celles-ci, si Mme la Duchesse n’y eût pas été, à cause de la prétention de la visite. Il affecta même de ne s’informer pas laquelle c’étoit ni du nom de pas une des autres. Je fus là près d’une heure à ne le point quitter et à le regarder sans cesse. Sur la fin je vis qu’il le remarquoit : cela me rendit plus retenu dans la crainte qu’il ne demandât qui j’étois. Comme il alloit rentrer, je passai en m’en allant dans la salle où le couvert étoit mis. D’Antin toujours le même avoit trouvé moyen d’avoir un portrait très ressemblant de la czarine qu’il avoit mis sur la cheminée de cette salle, avec des vers à sa louange, ce qui plut fort au czar dans sa surprise. Lui et sa suite trouvèrent le portrait fort ressemblant.

Le roi lui donna deux magnifiques tentures de tapisseries des Gobelins. Il lui voulut donner aussi une belle épée de diamants laquelle il s’excusa d’accepter ; lui, de son côté, fit distribuer environ soixante mille livres aux domestiques du roi qui l’avoient servi, donna à d’Antin et aux maréchaux d’Estrées et de Tessé à chacun son portrait enrichi de diamants, cinq médailles d’or et onze d’argent des principales actions de sa vie. Il fit un présent d’amitié à Verton et pria instamment le régent de l’envoyer auprès de lui, chargé des affaires du roi, qui le lui promit.

Mercredi 16 juin, il fut à cheval à la revue des deux régiments des gardes, des gens d’armes, chevau-légers et mousquetaires. Il n’y avoit que M. le duc d’Orléans : le czar ne regarda presque pas ces troupes qui s’en aperçurent. Il fut de là dîner-souper à Saint-Ouen, chez le duc de Tresmes où il dit que l’excès de la chaleur de la poussière et de la foule de gens à pied et à cheval lui avoit fait quitter la revue plus tôt qu’il n’auroit voulu. Le repas fut magnifique ; il sut que la marquise de Béthune qui y étoit en voyeuse étoit fille du duc de Tresmes ; il la pria de se mettre à table ; ce fut la seule dame qui y mangea avec beaucoup de seigneurs. Il y vint plusieurs dames aussi en voyeuses à qui il fit beaucoup d’honnêtetés, quand il sut qui elles étoient.

Jeudi 17, il alla pour la seconde fois à l’Obervatoire, et de là souper chez le maréchal de Villars.

Vendredi 18 juin, le régent fut de bonne heure à l’hôtel de Lesdiguières dire adieu au czar. Il fut quelque temps avec lui, le prince Kurakin en tiers. Après cette visite, le czar alla dire adieu au roi aux Tuileries. Il avoit été convenu qu’il n’y auroit plus entre eux de cérémonies. On ne peut montrer plus d’esprit, de grâces ni de tendresses pour le roi que le czar en fit paroître en toutes ces occasions, et le lendemain encore que le roi alla lui souhaiter à l’hôtel de Lesdiguières un bon voyage, où tout se passa ainsi sans cérémonies.

Dimanche 20 juin, le czar partit et coucha à Livry, allant droit à Spa où il étoit attendu par la czarine, et ne voulut être accompagné de personne, pas même en sortant de Paris. Le luxe qu’il remarqua le surprit beaucoup ; il s’attendrit en partant sur le roi et sur la France, et dit qu’il voyoit avec douleur que ce luxe la perdroit bientôt. Il s’en alla charmé de la manière dont il avoit été reçu, de tout ce qu’il avoit vu, de la liberté qu’on lui avoit laissée, et dans un grand désir de s’unir étroitement avec le roi, à quoi l’intérêt de l’abbé Dubois et de l’Angleterre fut un funeste obstacle dont on a souvent eu et on a encore grand sujet de repentir.

On ne finiroit point sur ce czar si intimement et si véritablement grand, dont la singularité et la rare variété de tant de grands talents et de grandeurs diverses, feront toujours un monarque digne de la plus grande admiration jusque dans la postérité la plus reculée, malgré les grands défauts de la barbarie de son origine, de son pays et de son éducation. C’est la réputation qu’il laissa unanimement établie en France, qui le regarda comme un prodige dont elle demeura charmée.

Je suis certain que le czar alla voir M. le duc d’Orléans dès les premiers jours, qu’il ne lui rendit que cette unique visite au Palais-Royal ; que M. le duc d’Orléans le reçut et le conduisit à son carrosse, que leur conversation s’y passa dans un cabinet, seuls avec le prince Kurakin en tiers, et qu’elle dura assez longtemps. J’en ai oublié le jour.

Ce monarque fut très content du maréchal de Tessé et de tout le service. Ce maréchal commandoit à tous les officiers de la maison du roi de tout genre qui servirent le czar.

Beaucoup de gens se firent présenter à lui, mais de considération. Beaucoup aussi ne se soucièrent pas de l’être ; aucune dame ne le fut, et les princes du sang ne le virent point, dont il ne témoigna rien que par sa conduite avec eux, quand il en vit chez le roi. En partant il s’attendrit sur la France, et dit qu’il voyoit avec douleur que son grand luxe la perdroit bientôt.

Il avoit des troupes en Pologne et beaucoup dans le Mecklembourg ; ces dernières inquiétoient fort le roi d’Angleterre qui avoit eu recours aux officiers de l’empereur et à tous les moyens qu’il avoit pu pour engager le czar à les en retirer. Il pria instamment M. le duc d’Orléans de tâcher de l’obtenir de ce prince tandis qu’il étoit en France. M. le duc d’Orléans n’y oublia rien, mais sans succès.

Néanmoins le czar avoit une passion extrême de s’unir avec la France. Rien ne convenoit mieux à notre commerce, à notre considération dans le Nord, en Allemagne et par toute l’Europe. Ce prince tenoit l’Angleterre en brassière par le commerce, et le roi Georges en crainte pour ses États d’Allemagne. Il tenoit la Hollande en grand respect et l’empereur en grande mesure. On ne peut nier qu’il ne fit une grande figure en Europe et en Asie, et que la France n’eût infiniment profité d’une union étroite avec lui. Il n’aimoit point l’empereur, il désiroit de nous déprendre peu à peu de notre abandon à l’Angleterre, et ce fut l’Angleterre qui nous rendit sourds à ses invitations jusqu’à la messéance, lesquelles durèrent encore longtemps après son départ. En vain je pressois souvent le régent sur cet article, et lui disois des raisons dont il sentoit toute la force, et auxquelles il ne pouvoit répondre. Mais son ensorcellement pour l’abbé Dubois, aidé encore alors d’Effiat, de Canillac, du duc de Noailles, étoit encore plus fort.

Dubois songeoit au cardinalat et n’osoit encore le dire à son maître. L’Angleterre, sur laquelle il avoit fondé toutes ses espérances de fortune, lui avoit servi d’abord à être de quelque chose par le leurre de son ancienne connoissance avec Stanhope. De là il s’étoit fait envoyer en Hollande le voir à son passage, puis à Hanovre ; enfin il avoit fait les traités qu’on a vus, et s’en étoit fait conseiller d’État, puis fourré dans le conseil des affaires étrangères. Il avoit été, puis [était] retourné en Angleterre. Les Anglois qui voyoient son ambition et son crédit, le servoient à son gré pour en tirer au leur. Son but étoit de se servir du crédit du roi d’Angleterre sur l’empereur qui étoit grand et de sa liaison alors intime et personnelle, pour se faire cardinal par l’autorité de l’empereur qui pouvoit tout à Rome, et qui faisoit trembler le pape.

Cette riante perspective nous tint enchaînés à l’Angleterre avec la dernière servitude, qui ne permit rien au régent qu’avec sa permission, que Georges étoit bien éloigné d’accorder à la liaison avec le czar, tant à cause de leur haine et de leurs intérêts, que par ménagement pour l’empereur deux points si capitaux pour l’abbé Dubois que le czar se dégoûta enfin de notre surdité pour lui, et de notre indifférence qui alla jusqu’à ne lui envoyer ni Verton, ni personne de la part du roi.

On a eu lieu depuis d’un long repentir des funestes charmes de l’Angleterre, et du fol mépris que nous avons fait de la Russie. Les malheurs n’en ont pas cessé par un aveugle enchaînement, et on n’a enfin ouvert les yeux que pour en sentir mieux l’irréparable ruine scellée par le ministère de M. le Duc, et par celui du cardinal Fleury ensuite, également empoisonnés de l’Angleterre, l’un par l’énorme argent qu’en tira sa maîtresse après le cardinal Dubois, l’autre par l’infatuation la plus imbécile.


  1. Le marquis d’Argenson rapporte sur ce personnage, l’anecdote suivante (Mémoires, édit. de 1825, p. 193-194) : « Le marquis de Nesle avait brigué la mission d’aller au-devant du czar Pierre et de lui faire les honneurs de la France, lors du voyage de ce prince au commencement de ce règne. On sait que le marquis se pique d’une extrême magnificence. Il avait si bien pris ses mesures qu’il changeait d’habit tous les jours. Toute l’attention que cette recherche lui attira du czar fut que ce prince dit à quelqu’un : « En, vérité, je plains M. de Nesle d’avoir un si mauvais tailleur qu’il ne puisse trouver un habit fait à sa guise. »