Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/5

La bibliothèque libre.


CHAPITRE V.


[Albéroni] compte sur l’appui de l’Angleterre ; reçoit avis de Stanhope d’envoyer quelqu’un de confiance veiller à Hanovre à ce qu’il s’y traitoit avec l’abbé Dubois. — Pensées des étrangers sur la négociation d’Hanovre. — Les Impériaux la traversent de toute leur adresse, et la Suède s’en alarme. — Affaires de Suède. — Pernicieuse haine d’Albéroni pour le régent. — Esprit de retour en France, surtout de la reine d’Espagne. — Sages réflexions d’Albéroni sur le choix, le cas arrivant. — Quel étoit M. le duc d’Orléans sur la succession à la couronne. — Affaire du nommé Pomereu. — Mme de Cheverny gouvernante des filles de M. le duc d’Orléans. — Livry obtient pour son fils la survivance de sa charge de premier maître d’hôtel du roi. — Effiat quitte le conseil des finances et entre dans celui de régence. — Honneurs du Louvre accordés à Dangeau et à la comtesse de Mailly par leurs charges perdues. — Origine de cette grâce à leurs charges. — Ce que c’est que les honneurs du Louvre. — Style de la république de Venise écrivant au Dauphin ; d’où venu. — Entreprise de la nomination du prédicateur de l’Avent devant le roi. — M. de Fréjus officie devant le roi sans en dire un seul mot au cardinal de Noailles. — Abbé de Breteuil en tabouret, rochet et camail, près du prie-Dieu du roi, comme maître de la chapelle, condamné de cette entreprise comme n’étant pas évêque. — Quel fut le P. de La Ferté, jésuite. — L’abbé Fleury, confesseur du roi. — Mort de la duchesse de Richelieu et de Mme d’Arnemonville. — Mort et caractère du maréchal de Châteaurenaud. — Belle anecdote sur le maréchal de Coetlogon. — Mort de la duchesse d’Orval. — Mort de d’Aguesseau, conseiller d’État ; son éloge. — Saint-Contest fait conseiller d’État, en quitte le conseil de guerre. — L’empereur prend Temeswar ; perd son fils unique. — La duchesse de Saint-Aignan va trouver son mari en Espagne avec trente mille livres de gratification. — Mort, caractère et famille de M. d’Étampes. — Mort de la comtesse de Roucy. — Mort de Mme Fouquet ; sa famille. — Force grâces au maréchal de Montesquiou, au grand prévôt, aux ducs de Guiche, de Villeroy, de Tresmes, et au comte de Hanau. — Le duc de La Force vice-président du conseil des finances. — Augmentation de la paye de l’infanterie. — Caractère de Broglio, fils et frère aîné des deux maréchaux de ce nom. — Le duc de Valentinois reçu au parlement, où les princes du sang ni bâtards n’assistent point. — Mariage du fils unique d’Estaing avec la fille unique de Mme de Fontaine-Martel, et la survivance du gouvernement de Douai. — Bonneval obtient son abolition en épousant une fille de Biron. — Dispute entre les grands officiers de service et le maréchal de Villeroy, qui, comme gouverneur du roi, prétend faire leur service et le perd. — Grande aigreur entre les princes du sang et bâtards sur les mémoires publiés par les derniers. — Étonnante apathie de M. le duc d’Orléans. — Ma façon d’être avec le duc de Maine et le comte de Toulouse.


La grande ressource d’Albéroni, à son avis, étoit l’appui qu’il se promettoit de l’Angleterre et de son commerce secret et direct avec Stanhope. Ce ministre l’avoit averti d’envoyer à la Haye quelqu’un de confiance pour veiller aux intérêts du roi d’Espagne, dans une crise où il s’agissoit d’un nouveau système pour l’Europe. On prétend qu’Albéroni fit part de l’avis au duc de Parme. Il ne se fiait à aucun Espagnol, et fit nommer Beretti Landi à l’ambassade de la Haye ; mais comme en ce même moment Claudio Ré, que le duc de Parme tenoit à Londres en qualité de secrétaire, reçut ordre de ce prince de se rendre à Hanovre, on se persuada que c’étoit pour y être chargé de la confiance d’Albéroni, sous le prétexte de solliciter le roi d’Angleterre d’obtenir de l’empereur d’admettre à son audience l’envoyé de Parme, et de le détourner de presser le mariage de la princesse de Modène avec le prince Ant. de Parme, que le duc son frère disoit n’avoir pas moyen de l’apanager pour faire cette alliance. Le dessein d’Albéroni, en se rendant maître du négociateur pour l’Espagne, étoit de se réserver l’honneur de traiter et de finir à Madrid l’essentiel de la négociation.

Tout le monde avoit les yeux ouverts sur l’alliance qui se traitoit entre la France et l’Angleterre. Les étrangers la regardoient comme un sujet de division entre le roi d’Espagne et le régent ; ils publioient qu’il y en avoit beaucoup déjà entre eux. L’empereur la craignoit dans la prévoyance que, lorsque les Anglois et les Hollandois seroient sûrs de la France, leur attachement à ses intérêts diminueroit beaucoup. Ainsi ses ministres la traversoient de tout leur possible. Il y avoit à Paris un baron d’Hohendorff fort attaché au prince Eugène, dont il avoit été aide de camp pendant la dernière guerre. Il se prétendoit autorisé de lettres de créance de l’empereur qu’il avoit même montrées du temps que Penterrieder étoit à Paris comme secrétaire de l’empereur, et véritablement chargé de ses affaires. Cet Hohendorff avoit même alors proposé au régent une alliance avec l’empereur, qui n’avoit pas eu de suite. Cet homme ne cessoit d’échauffer la vivacité de Stairs, d’ailleurs si contraire au traité, parce qu’il avoit été tiré de ses mains pour être porté à la Haye puis à Hanovre entre Stanhope et l’abbé Dubois, et parce qu’il baissoit la France. Hohendorff lui disoit continuellement que le régent tromperoit les Anglois, et que le Prétendant ne sortiroit point d’Avignon. On excitoit d’un autre côté la Suède, à qui on persuadoit faussement que la France sacrifieroit ses intérêts au roi d’Angleterre, et lui garantiroit la possession de Brème et de Verden qu’il lui avoit usurpés, tellement que l’ambassadeur de Suède, qui, de tout temps, étoit attaché à la France, en prit des impressions qui lui firent tenir des discours peu mesurés. Les affaires du roi son maître prenoient une face plus riante. Ses ennemis avoient assemblé de grandes forces pour faire une descente dans la province de Schonen, et envahir après la Suède : le czar étoit à Copenhague en dessein de passer la mer, et de commander cette expédition. Il s’y brouilla avec le roi de Danemark, au point que l’entreprise fut différée au printemps, les troupes renvoyées et les dépenses inutiles, qui avoient été fort à charge au Danemark ; le roi de Suède n’en put profiter. Il avoit des troupes, mais ni argent ni marine : il voulut acheter quelques vaisseaux en France et en Hollande, où étoit pour lors le baron de Goertz qui étoit chargé de ses finances, et qu’il y avoit envoyé. Il lui dépêcha donc un officier, et un autre au baron Spaar, son ambassadeur en France pour cet achat. Il envoya par cette voie ordre à Spaar de cultiver les bannes dispositions de la France, de lui persuader qu’il vouloit la paix, et de presser le payement des subsides qu’elle lui donnoit. Il n’osoit même avec ses ministres s’expliquer qu’en termes généraux sur ses desseins secrets, tant les bruits dont on vient de parler lui faisoient craindre un trop entier engagement de la France avec l’Angleterre.

Quelque désir qu’eût l’Espagne de prendre avec cette dernière couronne des liaisons particulières, Albéroni ne vouloit faire avec elle de traité que totalement séparé et détaché de celui de la France. Les vues sur l’avenir, et sur lesquelles il évitoit soigneusement de s’expliquer, ne convenoient point avec une alliance commune. Persuadé que le régent ne lui pardonneroit pas, il ne cessoit d’assurer le roi et la reine d’Espagne qu’ils ne devoient jamais compter sur la bonne foi ni sur les paroles de ce prince. Il n’ignoroit pas que le génie et les désirs de cette princesse étoient entièrement tournés vers le trône de France en cas de malheur. Elle sentoit l’importance de cacher ce sentiment pour ne pas s’exposer à perdre le certain pour l’incertain, et [craignait] ce que penseroient les Espagnols, et ce qu’ils diroient, si, après ce qu’ils avoient fait et souffert depuis quinze ans pour soutenir leur roi sur le trône, il les exposoit par son abandon à recevoir un nouveau roi de la main des Anglois et des Hollandois. Albéroni lui disoit que ces deux puissances disposeroient absolument des couronnes de France et d’Espagne, et que c’étoit pour cela que M. le duc d’Orléans n’oublioit rien pour les gagner. Albéroni néanmoins réfléchissoit quelquefois sur le danger qu’il y auroit pour le roi et pour la reine à changer de couronne, encore plus pour lui-même. Il se représentoit les François turbulents volages, hardis ; il étoit agité de la multitude des princes du sang capables avec le temps d’inquiéter le souverain, et qui deviendroient comme des chevaux indomptés et sans bride ni frein, si la minorité duroit : le parlement de Paris lui paraissoit devenu, comme autrefois, le correctif et le fléau de l’autorité royale. Il concluoit de ces réflexions que, si la monarchie d’Espagne pouvoit se rétablir, le roi d’Espagne auroit fort à balancer sur le choix d’un royaume qu’il acquerroit et qu’il gouverneroit très difficilement, ou d’un autre dont il étoit en possession, qu’il pouvoit gouverner despotiquement et comme en dormant. En effet, il n’y a point de pays où la soumission soit plus entière qu’en Espagne, ni où la volonté et l’autorité du roi sait plus affranchies de toutes farines, ni plus à couvert de toute résistance.

Tandis qu’on étoit si intérieurement occupé en Espagne des futurs contingents, je puis dire avec la plus exacte vérité que c’est la chose dont M. le duc d’Orléans le fut toujours le moins. Il est des vraisemblances qui n’ont aucune vérité, et des vérités qui n’ont point de vraisemblances. Celle-ci est de ce nombre au premier degré, et je ne crois pas que, depuis qu’il est dans l’univers des monarchies héréditaires, aucun héritier collatéral immédiat s’en soit moins soucié, y ait moins pensé, qui ait plus sincèrement désiré que la succession ne s’ouvrit point ; dirai-je tout, et le croira-t-on ? qui ait été moins touché, plus embarrassé, plus importuné de porter la couronne. Jamais en aucun temps rien même d’indirect là-dessus ; jamais quoi que ce soit sur cette matière dans aucun des conseils ; et si quelquefois l’indispensable connexité des affaires étrangères l’ont amené dans le cabinet du régent entre deux au trois de ses plus confidents, elle ne s’y traitoit précisément que par nécessité, simplement, courtement, même avec une sorte de contrainte sans parenthèses, sans rien d’inutile, comme on auroit raisonné sur la succession d’Angleterre ou de l’empereur. Les plus familiers connoissoient si bien M. le duc d’Orléans sur ce sujet, qu’il n’est arrivé à pas un d’eux de laisser échapper devant lui aucune sorte de flatterie là-dessus. Je suis peut-être celui avec qui cela a le plus été traité tête à tête avec lui à propos de sa conduite, des affaires étrangères, dont il me disoit tout ce qui ne passoit pas au conseil, à propos encore des finances et de la constitution. À la vérité il ne vouloit pas perdre son droit. Je l’y fortifiois même ; mais il n’en étoit touché que du côté de son honneur et de sa sûreté, desquels il ne se pouvoit agir que le malheur ne fût arrivé, considérations qui au contraire le lui faisoient craindre. Alors nous nous en parlions comme de toute autre sorte d’affaire importante. Il ne se cachoit pas de moi ainsi tête à tête ; et je le connoissois trop pour qu’il y eût réussi. Jamais je ne l’ai surpris an aucun chatouillement là-dessus, aucun air de joie, aucune échappée flatteuse, jamais [à] en prolonger le raisonnement. Je n’outrerai rien quand je dirai que cela alloit à l’insipidité et à une sorte d’apathie, que je sens qui m’auroit impatienté. Si le fils de Mgr le duc de Bourgogne m’eût été moins tendrement et précieusement cher, et qu’il se fût agi de succéder à un autre.

On a vu plusieurs fois dans ces Mémoires que le feu roi avoit fait du lieutenant de police de Paris, une espèce de ministre secret et confident, une sorte d’inquisiteur dont les successeurs de La Reynie, par qui commencèrent ces fonctions importantes, mais obscures, étendirent beaucoup le champ pour se donner plus de relations avec le roi, et cheminer mieux vers l’importance, l’autorité, la fortune. Le régent, moins autorisé que le feu roi, et qui avoit plus de raisons que lui d’être informé et d’arrêter les intrigues, trouva dans cette place Argenson, qu’on a vu qui avoit su se faire valoir à lui de l’affaire du cordelier, amené par M. de Chalois, et en avoit, je crois, à bon marché, acquis les bonnes grâces. Argenson, qui avoit beaucoup d’esprit, et qui avoit désiré cette place comme l’entrée, la base et le chemin de sa fortune, l’exerçoit très supérieurement, et le régent se servit de son ministère avec beaucoup de liberté. Le parlement, qui n’étoit attentif qu’à faire valoir partout son autorité, pour le moins comme en compétence avec celle du régent, souffroit avec impatience ce qu’il appeloit les entreprises de la cour. Il vouloit se dédommager du silence qu’il avoit été forcé de garder là-dessus sous le dernier règne, et reprendre aux dépens du régent tout ce qu’il avoit perdu sur les fonctions de la police, dont il est le supérieur. Le lieutenant de police lui en est comptable, jusque-là qu’il en reçoit les ordres, même les réprimandes à l’audience publique, debout et découvert à la barre du parlement, de la bouche du premier président ou de celui qui préside, qui ne l’appelle ni maître ni monsieur, mais nûment par son nom, quoique le lieutenant de police se soit trouvé les recevoir étant alors conseiller d’État. Le parlement voulut donc humilier d’Argenson qu’il haïssait du temps du feu roi, donner au régent une dure et honteuse férule, préparer pis à son lieutenant de police, faire parade et preuve de son pouvoir, en effrayer le public, et s’arroger celui de borner celui du régent.

Argenson s’étoit souvent servi sous l’autre règne, et quelquefois depuis, d’un drôle intelligent et adroit, qui étoit fort à sa main, et qui se nommoit Pomereu, pour des découvertes, pour faire arrêter des gens, et quelquefois les garder chez lui quelque temps. Le parlement crut avec raison qu’en faisant arrêter cet homme sous d’autres prétextes, il trouveroit le bout d’un fil qui le conduiroit en bien des tortuosités curieuses et secrètes qui donneroient beau jeu à son dessein, et le pareroit en même temps lui-même de la protection de la sûreté publique, contre la tyrannie des enlèvements obscurs et des chartres privées. Il se servit pour cela de la chambre de justice pour y paroître moins, mais composée de ses membres, qui souffla si bien les procédures de peur d’être arrêtée en chemin, que le premier soupçon qu’on en put avoir fut d’apprendre que Pomereu étoit par arrêt de cette chambre dans les prisons de la Conciergerie, qui sont celles du parlement. Argenson, qui en eut l’avis tout aussitôt, alla au moment même trouver le régent, qui à l’instant fit expédier une lettre de cachet, avec laquelle il envoya main-forte pour tirer Pomereu de prison, si le geôlier faisoit la moindre difficulté de le remettre aux porteurs de la lettre de cachet, lequel n’en osa faire aucune. L’exécution fut si prompte que cet homme ne fut pas une fleure dans la prison, et que ceux qui l’y avoient mis n’eurent pas le temps d’ouvrir un coffre de papiers, qui avoit été transporté avec lui à la Conciergerie, et qu’on eut grand soin d’emporter en l’en tirant. En même temps on écarta, et on mit à couvert tout ce qui pouvoit avoir trait à cet homme, et aux choses où il avoit été employé. On peut juger du dépit du parlement de se voir si hautement et si subitement enlever une proie dont il comptoit faire un si grand usage ; il n’oublia donc rien pour émouvoir le public par ses plaintes et par ses cris contre un tel attentat à la justice. La chambre de justice députa au régent qui se moqua d’elle, en permettant gravement aux députés de faire reprendre leur prisonnier, mais sans leur dire un seul mot sur sa sortie de prison. Il étoit dans Paris en lieu où on ne craignoit personne. La chambre de justice sentit la dérision et cessa de travailler. Elle crut embarrasser le régent, mais c’eût été à leurs propres dépens. Cela ne dura qu’un jour au deux. Le duc de Noailles alla leur parler ; ils comprirent qu’il n’en seroit autre chose ; que s’ils s’opiniâtroient on se passeroit d’eux, et qu’on auroit d’autres moyens d’exécuter ce qu’on [avait] entrepris contre les gens d’affaires. Ils se remirent à travailler, et le parlement en fut pour sa levée de bouclier, et n’avoir montré que sa mauvaise volonté et en même temps son impuissance.

M. le duc d’Orléans nomma gouvernante de mesdemoiselles ses filles Mme de Cheverny dont le mari étoit déjà gouverneur de M. le duc de Chartres. Ils en étoient l’un et l’autre fort capables, et la naissance et les emplois précédents de Cheverny honorèrent fort ces places qu’ils voulurent bien accepter.

Livry, premier maître d’hôtel du roi, obtint pour son fils la survivance de sa charge, et de conserver un brevet de retenue de quatre cent cinquante mille livres qu’il avoit dessus.

Effiat, ravi d’abord d’être quelque chose, trouva enfin son mérite peu distingué par la vice-présidence du conseil des finances. Il n’y voulut plus demeurer, mais entrer dans celui de régence à la dernière place. M. le duc d’Orléans eut la pitoyable facilité de le lui accorder, à la grande satisfaction de ses bons amis le duc du Maine, le maréchal de Villeroy et le chancelier. Personne ne s’en douta que lorsque cela fut fait.

Ce prince, dont la facilité se pouvoit appeler un dévoiement, accorda les honneurs du Louvre leur vie durant à Dangeau et à la comtesse de Mailly, qu’ils avoient perdus avec leurs charges de chevalier d’honneur et de dame d’atours par la mort de la dernière Dauphine. Le feu roi les leur avoit donnés avec ces charges, n’y ayant lors ni reine ni Dauphine. C’en fut le premier exemple, qu’ils durent à Mme de Maintenon. Il n’y avoit jamais eu que chez la reine où ces charges donnassent ces honneurs, et encore fort nouvellement ; et je doute même que cela ait été du temps de la reine mère, avant le mariage du roi son fils, tout au plus avant sa régence. Pour chez les Dauphines, il n’y en avoit point eu depuis la mort de François Ier jusqu’au mariage de Monseigneur ; car la trop fameuse Marie Stuart, qui la fut un moment, garda et communiqua à François Ier, son mari, Dauphin, le nom et le rang de reine et de roi d’Écosse en l’épousant ; d’où vient, pour le dire en passant, que la république de Venise a conservé de là l’usage, en écrivant à nos Dauphins, de les traiter à la royale, et de suscrire leur lettre au roi dauphin.

On a vu en son lieu, ici, à propos de Mme de Maintenon, qu’au mariage de Monseigneur elle voulut avoir une dame d’honneur de sa confiance ; que pour cela on fit passer la duchesse de Richelieu, dame d’honneur de la reine, à Mme la Dauphine ; que pour payer sa complaisance on fit présent au duc de Richelieu de la charge de chevalier d’honneur, avec permission dès lors de la vendre tout ce qu’il en pourroit trouver ; que Mme de Maintenon voulut un titre pour se recrépir, et qui l’approchât de la Dauphine sans la contraindre pour le service ; que pour cela il y eut pour le premier exemple deux dames d’atours : la maréchale de Rochefort pour l’être en effet, et Mme de Maintenon pour en avoir le nom. Ainsi le chevalier d’honneur et la première dame d’atours se trouvant avoir par eux-mêmes les honneurs du Louvre, Mme de Maintenon, à titre de seconde dame d’atours, les prit modestement, sous prétexte de l’éloignement des cours où tous les carrosses entrent de l’appartement qu’elle occupoit dès lors, et qu’elle n’a jamais changé, sur le palier du grand degré vis-à-vis celui du roi. Ces honneurs du Louvre ne sont rien autre chose que le privilège d’entrer dans son carrosse, ou en chaise avec des porteurs de sa livrée, dans la cour réservée où il n’entre que les carrosses et les porteurs en livrée des gens titrés. M. de Richelieu vendit bientôt après sa charge de chevalier d’honneur cinq cent mille livres à Dangeau. La charge étoit bien supérieure à celle de dame d’atours. Mme de Maintenon, toujours modeste, se piqua d’honneur sur les honneurs du Louvre qu’elle avoit, et les fit donner à Dangeau. Au mariage de Mgr le duc de Bourgogne, Mme de Dangeau étoit déjà une des favorites de Mme de Maintenon, qui la fit première dame du palais, rendre à son mari pour rien la charge de chevalier d’honneur qu’il avoit perdue à la mort de Mme la Dauphine, et donner celle de dame d’atours à la comtesse de Mailly, fille de son cousin germain, qu’elle avoit élevée chez elle comme sa nièce, et gardée jusqu’au mariage de M. le duc de Chartres, qu’elle la fit dame d’atours, pour le premier exemple d’une petite-fille de France, comme on l’a vu en son lieu. En même temps qu’elle fit rendre à Dangeau les honneurs du Louvre, sur son exemple à elle, elle les fit donner à la comtesse de Mailly. C’étoit une grâce de peu d’usage pour ces deux personnes. Dangeau étoit dans une grande vieillesse et hors de gamme par le total changement de la cour, ne sortoit presque plus de chez lui, ni sa femme non plus, très pieuse et très retirée ; et la comtesse de Mailly tombée tout à fait dans l’obscurité, et passant sa vie au fond de la Picardie, d’où elle ne revint que pour être dame d’atours de la reine, par l’intrigue de ses enfants sans qu’elle y eût même pensé. Mais c’étoit pourtant une grâce qu’ils ne méritoient pas de M. le duc d’Orléans. Tous deux lui étoient fort apposés. Dangeau, avec toute sa fadeur et sa politique, ne peut se contenir là-dessus dans l’espèce de gazette qu’il a laissée, dont on parlera ailleurs. Il n’avoit jamais été de rien ; mais son commerce et sa société à la cour du feu roi n’étoit qu’avec tout ce qui étoit le plus contraire à M. le duc d’Orléans. C’étoit plaire alors, et le bon air. Son attachement servile à Mme de Maintenon, et à tout ce qu’elle aimoit, celui de Mme de Mailly à cette tante, leur avoient fait épouser ses passions, desquelles après ils ne purent se défaire.

La fête de la Toussaint fit du bruit et des querelles. Le roi entend ce jour-là une grand’messe pontificale, vêpres et le sermon l’après-dînée. Celui qui le fait prêche l’Avent devant le roi, et c’est le grand aumônier qui nomme de droit les prédicateurs de la chapelle. Le cardinal de Rohan, qui n’ignoroit ni ne pouvoit ignorer l’interdiction des jésuites, en voulut nommer un, mais dont le nom pût soutenir l’entreprise. Il choisit le P. de La Ferté, frère du feu duc de La Ferté, dont la veuve étoit sœur de la duchesse de Ventadour ; et le P. de La Ferté accepta sur la parole du cardinal de Rohan, sans voir ni faire rien dire au cardinal de Noailles. Ce cardinal apprit cette nouvelle aux derniers jours d’octobre, qui jusqu’alors avoit été tenue fort secrète. Il n’eut pas peine à comprendre que cette affectation de nommer un jésuite ne pouvoit avoir d’objet qu’une insulte, tant à sa personne qu’à sa qualité de diocésain. Rien n’étoit plus aisé que de la rendre inutile. Il avoit interdit les jésuites ; il n’y avoit qu’à faire signifier au P. de La Ferté une interdiction personnelle de la messe, du confessionnal et de la chaire. Il usait de son droit qui ne pouvoit lui être contesté, comme le cardinal de Rohan avoit usé du sien, mais avec entreprise contre l’interdiction générale de l’ordinaire [1], au lieu qu’il n’y auroit eu rien à reprendre dans cette démarche très régulière du cardinal de Noailles. Sa douceur si souvent déplacée, et mal employée, ne voulut pas faire cette manière d’éclat qui n’eût été que la suite forcée de celui qui étoit déjà fait, et il prit le mauvais parti de nommer un prédicateur pour la chapelle, au lieu du P. de La Ferté, dont il n’avoit pas le droit. Le cardinal de Rohan, ravi de lui voir prendre le change, et de n’avoir qu’à soutenir son droit, le maintint de façon qu’il fallut porter la chose devant M. le duc d’Orléans.

Le crédit, où le duc de Noailles étoit pour lors, l’eût emporté d’un mot, s’il avoit voulu le dire ; mais dès la mort du roi tout étoit tourné en lui au personnel, mieux caché auparavant. Il n’avoit jamais perdu son grand objet de vue : il vouloit être premier ministre. Son crédit, la part que le régent lui donnoit de tout, et les commissions qu’il s’en attiroit pour tout, lui en augmentoient les espérances ; il en vouloit ranger les obstacles de tous les côtés. Il frayoit déjà avec les cardinaux de Rohan et Bissy, et avec les jésuites ; il n’avoit donc garde de les choquer pour un oncle dont il n’avoit plus besoin, et dont la cause lui pouvoit faire embarras, tandis qu’en ne disant mot, et lui laissant démêler cette affaire particulière sans s’en mêler, il se faisoit un mérite envers ceux qu’il cultivoit, qui pouvoit tourner en preuve qu’ils n’avoient rien à craindre de lui sur celle de la Constitution, par conséquent leur ôter l’envie de le traverser et de le barrer dans le chemin au premier ministère. À son défaut M. de Châlons, son autre oncle, intimement uni avec le cardinal son frère, mais qui, en affaires du monde, n’étoit pas grand clerc, alla nasiller coup sur coup au régent, qui emporté par ses plus vrais ennemis, Mme de Ventadour, le maréchal de Villeroy, Effiat, Besons, son P. du Trévoux, celui-ci sot et point méchant, et qu’il ménageoit et traitoit tous comme ses amis intimes, décida pour le P. de La Ferté, et le fit prêcher au scandale de tout le monde non confit en cabale de Constitution ; car ceux même qui de bonne foi et sans vue de fortune étoient pour la Constitution détestèrent cette entreprise.

M. de Fréjus commença, à la même fête, tout petit garçon qu’il étoit encore, à montrer les cornes au cardinal de Noailles, et à vérifier la prophétie que le feu roi lui avoit faite, lorsqu’à force de reins il lui arracha l’évêché de Fréjus pour l’abbé Fleury : qu’il se repentiroit de l’avoir fait évêque. Le roi l’entendoit de ses mœurs et de sa conduite ; et véritablement alors, qui auroit pu l’entendre autrement ? M. de Fréjus dit pontificalement la grand’messe devant le roi sans en demander permission ni en faire la moindre civilité, suivant le droit et la coutume jusque-là non interrompue, au cardinal de Noailles, qui le sentit et le méprisa. L’après-dînée, à vêpres, la duchesse de La Ferté quêta à l’issue du sermon de son beau-frère. Ce fut une autre nouveauté de voir quêter une vieille femme ; mais elle voulut par là courtiser la sœur, et le triomphe du cardinal de Rohan sur toutes règles de discipline. Cette même messe fit une autre querelle. L’abbé de Breteuil, mort depuis évêque de Rennes, y parut sur un tabouret, en rochet et camail noir, joignant le prie-Dieu du roi à gauche en avant, comme maître de la chapelle, [charge] qu’il avoit achetée du cardinal de Polignac. Les aumôniers du roi, qui sont là debout en rochet avec le manteau noir par-dessus, se plaignirent de cette comparution de l’abbé de Breteuil, et traitèrent son tabouret et son camail d’entreprise, parce qu’il n’étoit pas évêque. Les plaintes en furent portées à M. le duc d’Orléans qui, perquisition faite, condamna l’abbé de Breteuil. Le cardinal de Rohan ne laissa pas de se trouver embarrassé de soutenir pendant tout l’Avent son entreprise, quoiqu’il en eût eu l’avantage. Il crut qu’après l’avoir remportée, le plus sage étoit le parti de la modération, mais sans y paroître à découvert. Huit jours après la Toussaint, le P. de La Ferté alla dire à M. le duc d’Orléans qu’il le supplioit de le dispenser de prêcher l’Avent devant le roi, parce qu’il ne vouloit point être un sujet de discorde entre le cardinal de Noailles et le cardinal de Rohan. M. le duc d’Orléans le prit au mot avidement, et lui dit qu’il l’en louoit fort, et qu’il le soulageoit beaucoup. Ce P. de La Ferté avoit été séduit au collège, et s’étoit fait jésuite malgré le maréchal son père, qui fit tout ce qu’il put pour l’en empêcher ; et qui n’en parloit qu’avec emportement. Il étoit grand, très bien fait, très bel homme, ressembloit fort an duc de La Ferté son frère dont il avoit toutes les manières, et n’étoit point du tout fait pour être jésuite. Il étoit éloquent et savoit assez, beaucoup d’esprit et d’agrément ; le jugement n’y répondoit pas. Il prêchoit bien sans être des premiers prédicateurs. On traîna un jour le duc de La Ferté à son sermon, dont après on lui demanda son avis : L’acteur, dit-il, m’a paru assez bon, mais la pièce assez mauvaise. Le P. de La Ferté ne s’étoit pas toujours bien accordé avec les jésuites ; il ne fut pas, je crois, sans repentir de s’être laissé enrôler par eux. Sans ses voeux, il auroit été duc et pair à la mort de son frère, qui ne laissa point d’enfants. À la fin les jésuites et lui, lassés de lui et lui d’eux, le malmenèrent, puis le confinèrent à la Flèche où il vécut peu et tristement, et y mourut encore assez peu âgé. Le cardinal de Noailles interdit les trois maisons des jésuites de Paris, et ôta les pouvoirs au peu à qui il les avoit laissés.

En ce même temps l’abbé Fleury, qui avoit été sous-précepteur des trois princes fils de Monseigneur jusqu’à la fin de leur éducation, fut nommé confesseur du roi. Le maréchal de Villeroy ni M. de Fréjus n’y vouloient point de jésuite. L’emploi précédent, sans avoir eu part à la disgrâce de M. de Cambrai, l’y porta. Il avoit vécu à la cour dans une grande retraite et dans une grande piété toute sa vie, fort caché depuis que son emploi avoit cessé. Il n’avoit pris aucune part à l’affaire de la Constitution, parce qu’il ne songea jamais à être évêque, et que, n’étant point en place qui l’y obligeât, il aima mieux demeurer en paix à ses études. L’exacte et savante Histoire ecclésiastique qu’on a de lui, et ses excellentes et savantes préfaces en forme de discours au-devant de chacun des livres qui composent ce grand ouvrage, rendront à jamais témoignage de son savoir et de son amour pour la vérité. Il eut peine à consentir à son choix ; il [ne] s’y détermina que par l’âge du roi, où il n’y avoit rien à craindre, et par le sien, qui lui donneroit bientôt prétexte de se retirer, comme il fit en effet avant qu’il pût avoir lieu de craindre son ministère, pendant lequel il ne parut que pour la pure nécessité.

Mme d’Armenonville mourut de la petite vérole, qui fit sur jeunes et vieux bien du ravage toute cette année. Peu de jours après la duchesse de Richelieu en mourut aussi sans enfants. Elle étoit fille unique du marquis de Noailles, frère du cardinal et de la duchesse de Richelieu, troisième femme du père de son mari. C’étoit une très jeune femme, mais de vertu, d’esprit et de beaucoup de mérite, que le bel air de son mari n’avoit pas rendue heureuse.

Le maréchal de Châteaurenaud mourut à plus de quatre-vingts ans. C’étoit un fort homme d’honneur ; très brave, très bon homme, et très grand et heureux homme de mer, où il avoit eu de belles actions, que le malheur même de Vigo ne put ternir. Avec tout cela, il se peut dire qu’il n’avoit pas le sens commun. Son fils unique avoit épousé une dernière sœur du duc de Noailles, par où il avoit eu la survivance de la grande lieutenance générale de Bretagne qu’avoit son père. Trois jours avant sa mort, le duc de Noailles avoit furtivement obtenu et fait expédier sur-le-champ un brevet de retenue de cent vingt mille livres pour sa sœur, sur la charge de vice-amiral, qui jamais n’avoit été vendue, et qui fut présenté à Coetlogon, premier lieutenant général qui la demanda, qui ne s’attendoit à rien moins qu’à cette apparition, et qui n’en voulut pas payer un denier. C’étoit, aussi bien que Châteaurenaud, un des plus braves hommes et des meilleurs hommes de mer qu’il y eût. Sa douceur, sa justice, sa probité et sa vertu ne furent pas moindres. Il avoit acquis l’affection et l’estime de toute la marine, et plusieurs actions brillantes lui avoient fait beaucoup de réputation chez les étrangers. Il avoit du sens avec un esprit médiocre, mais fort suivi et appliqué. On fut honteux à la fin de cette espièglerie de brevet de retenue, pour n’en dire pis, et sans lui plus rien demander on lui donna la vice-amirauté. Le duc de Noailles rapporta le brevet de retenue à M. le duc d’Orléans, qui le jeta au feu, et fit donner les cent vingt mille livres aux dépens du roi, que le duc de Noailles fit payer à sa sœur en grand ministre qui ne négligeoit rien. Je dépasserai tout de suite le temps de ces Mémoires sur Coetlogon, en faveur de sa vertu et de la singularité du fait.

M. le Duc, devenu premier ministre sous les volontés de Mme de Prie, sa funeste maîtresse, et tous les deux sous la fatale tutelle des frères Pâris, fit, au premier jour de l’an 1724, une promotion de maréchaux de France et une de chevaliers de l’ordre, toutes deux fort ridicules. Il donna l’ordre à Coetlogon, aussi mal à propos qu’il ne le fit point maréchal de France, au scandale de la marine, de toute la France et de tous les étrangers qui le connoissoient de réputation. Coetlogon en fut vivement touché ; mais, consolé par le cri public, il n’en fit aucune plainte, et s’enveloppa dans sa vertu et dans sa modestie. Quelques années après, étant fort vieux, il se retira dans une des maisons de retraite du noviciat des jésuites, où il ne pensa plus qu’à son salut par toutes sortes de bonnes œuvres. Alors d’Antin et le comte de Toulouse, qui avoit épousé la veuve de son fils, sœur du duc de Noailles, laquelle en avoit eu deux fils, songèrent à faire donner au cadet de ces deux petits-fils de d’Antin tout jeune, la vice-amirauté de Coetlogon, pour, avec l’appui du comte de Toulouse, amiral, son beau-père, voler de là rapidement au bâton de maréchal de France. Ils le proposèrent à Coetlogon, ils lui offrirent tout l’argent qu’il en voudroit tirer ; enfin ils lui montrèrent le bâton de maréchal de France, qu’il avoit si bien mérité. Coetlogon demeura inflexible, dit qu’il ne vendroit point ce qu’il n’avoit pas voulu acheter, protesta qu’il ne feroit point ce tort au corps de la marine de priver de leur fortune ceux que leurs services et leur ancienneté devoient faire arriver après lui. On sut cette généreuse réponse, moins par lui que par les gens qui lui avoient été détachés, et par les plaintes du peu de succès. Le public y applaudit et la marine en fut comblée. Peu après il tomba malade de la maladie dont il mourut.

Son neveu, car il n’avoit point été marié, touché de la privation pour sa famille de l’illustration que son oncle avoit si bien méritée, fit tant que le comte de Toulouse obtint du cardinal Fleury, premier ministre alors, le bâton de maréchal de France pour Coetlogon qui se mouroit, qui ne savoit rien de ce que faisoit son neveu, et qui n’en pouvoit plus jouir. Son confesseur lui annonça cet honneur. Il répandit qu’autrefois il y auroit été fort sensible ; mais qu’il lui étoit entièrement indifférent dans ces moments, où, il voyoit plus que jamais le néant du monde qu’il falloit quitter, et le pria de ne lui parler plus que de Dieu, dont il ne fit plus que s’occuper uniquement. Il mourut quatre jours après sans avoir pensé un instant à son bâton. Cette promotion singulière rappela celle de M. de Castelnau, et la fourberie du cardinal Mazarin que le cardinal Fleury s’applaudit d’avoir si bien imitée.

La duchesse d’Orval mourut à quatre-vingt-dix ans. Elle étoit belle-fille du célèbre Maximilien de Béthune, premier duc de Sully, et belle-soeur du fameux duc de Rohan. M. d’Orval fut chevalier de l’ordre en 1633, et duc à brevet en 1652. Il avoit été, dès 1627, premier écuyer de la reine Anne d’Autriche ; et il étoit veuf de la fille du maréchal duc de La Force, duquel mariage le duc de Sully d’aujourd’hui est arrière-petit-fils. La duchesse d’Orval étoit Harville, sœur de Palaiseau.

D’Aguesseau, conseiller d’État et du conseil royal des finances du feu roi, et de celui des finances d’alors, mourut en même temps à quatre-vingt-deux ans ; père du procureur général, qui tôt après fut fait chancelier. C’étoit un petit homme de basse mine, qui, avec beaucoup d’esprit et de lumières, avoit toute sa vie été un modèle, mais aimable, de vertu, de piété, d’intégrité, d’exactitude dans toutes tes grandes commissions de son état par où il avoit passé, de douceur et de modestie, qui alloit jusqu’à l’humilité, et représentant au naturel ces vénérables et savants magistrats de l’ancienne roche [2] qui sont disparus avec lui, soit dans ses meubles et son petit équipage, soit dans sa table et son maintien. Sa femme étoit de la même trempe, avec beaucoup d’esprit. Il n’avoit aucune pédanterie ; la bonté et la justice sembloient sortir de son front. Il avoit laissé en Languedoc, où il avoit été intendant, les regrets publics et la vénération de tout le mande. Son esprit étoit si juste et si précis que les lettres qu’il écrivoit des lieux de ses différents emplois disoient tout sans qu’on ait jamais pu faire d’extrait de pas une. Je fis tout ce que je pus pour obtenir sa place de conseiller d’État pour Le Guerchois, son gendre, intendant de Franche-Comté, mon ami particulier, depuis bien des années que lui et sa famille m’avoient si bien servi à Rouen dans le procès qu’on a vu en son lieu que j y gagnai contre le duc de Brissac et la duchesse d’Aumont. Je n’en pus venir à bout, parce qu’en même temps Bâville, ce funeste roi de Languedoc plutôt qu’intendant, demanda à se démettre de sa place de conseiller d’État en faveur de Courson, son fils. M. le duc d’Orléans, qui vit la conséquence de l’exemple, et ne voulant pas le refuser, la donna à Saint-Contest, et celle que je demandois à Courson ; mais je n’eus pas longtemps à attendre. En même temps les conseillers d’État obligèrent Saint-Contest à quitter le conseil de guerre, pour n’y pas céder aux gens de qualité qui en étoient. On a vu en son temps la naissance de cette rare prétention lorsque La Houssaye, conseiller d’État et intendant d’Alsace, fut nommé en troisième pour le congrès de Bade, où il ne voulut pas céder au comte du Luc. On a vu en son lieu que le feu roi s’en moqua ; mais il le souffrit, et nomma Saint-Contest, maître des requêtes alors et intendant de Metz, pour aller à Bade.

L’empereur fit, par le prince Eugène la, conquête de Temeswar, en Hongrie, et perdit son fils unique âgé de sept mois.

La duchesse de Saint-Aignan alla trouver son mari en Espagne, pour lequel j’obtins une gratification qu’elle emporta. Elle fut de trente mille livres.

M. d’Étampes mourut dans un âge avancé. Il étoit riche, honnête homme et fort brave. Il avoit été chevalier d’honneur de Madame, puis capitaine des gardes de Monsieur, qui le fit chevalier de l’ordre en 1688 de la façon qu’on l’a raconté en son temps. Il étoit petit-fils du maréchal d’Étampes, et par ses grand’mères des maréchaux de Fervaques et Praslin. Son père étoit premier écuyer de Monsieur, frère de Louis XIII ; et sa mère étoit fille de Puysieux, secrétaire d’État, et de sa seconde femme, Ch. d’Étampes-Valencey, dont un frère s’avisa, pour le premier de sa race, de se faire de robe, et fut conseiller d’État, qu’elle n’appeloit jamais que mon frère le bâtard, parce que son frère aîné étoit chevalier du Saint-Esprit, grand maréchal des logis et gouverneur de Montpellier et de Calais, un autre archevêque de Reims, un autre cardinal, et sa sœur mariée au maréchal de La Châtre. Cette Mme de Puysieux avoit un grand crédit sur la reine mère, et dans le monde une considération singulière. Elle maria son fils à la sœur du duc de La Rochefoucauld, favori de Louis XIV, et le ruina en dépenses extravagantes, entre autres à manger pour cent mille écus de collets de points de Gênes, qui étoient fort à la mode alors. Puysieux, mort chevalier de l’ordre, son frère l’évêque de Soissons, et Sillery père de Puysieux d’aujourd’hui, étoient ses petits-fils.

En même temps mourut la comtesse de Roucy, sans nous donner signe de vie ni de repentir. J’ai été trop de ses amis, et j’en ai été trop mal payé depuis, pour vouloir rien dire d’elle, d’autant que j’ai suffisamment exposé ma conduite et la sienne, et celle de son mari, dans l’éclat qu’ils jugèrent à propos de faire pour essayer vainement d’obtenir une charge de capitaine des gardes du corps.

Peu après mourut à Paris Mme Fouquet dans une grande piété, dans une grande retraite et dans un exercice continuel de bonnes œuvres toute sa vie. Elle étoit veuve de Nicolas Fouquet, célèbre par ses malheurs, qui, après avoir été huit ans surintendant des finances, paya les millions que le cardinal Mazarin avoit pris la jalousie de MM. Le Tellier et Colbert ; un peu trop de galanterie [3] et de splendeur, et trente-quatre ans de prison [4] à Pignerol, parce qu’on ne put lui faire pis malgré tout le crédit des ministres et l’autorité du roi, dont ils abusèrent jusqu’à avoir mis tout en œuvre pour le faire périr. Il mourut à Pignerol en 1680, à soixante-cinq ans, tout occupé depuis longues années de son salut. Lui et cette dernière femme, grand’mère de Belle-Île, seroient maintenant bien étonnés de la monstrueuse et complète fortune qu’il a su faire, et par quels degrés il y est parvenu. Cette Mme Fouquet étoit sœur de Castille, père du père de Mme de Guise. Il s’appeloit Montjeu, étoit trésorier de l’épargne, et sa mère étoit fille du célèbre président Jeannin. Il avoit acheté en 1657 du président de Novion, qui fut depuis premier président et ôté de place pour ses friponneries, la charge de greffier de l’ordre. On l’arrêta en même temps que M. Fouquet, et on lui ôta ses deux charges et le cordon bleu. Sa résistance à donner sa démission de celle de greffier de l’ordre la fit donner par commission à Châteauneuf, secrétaire d’État, qui l’eut longtemps de la sorte, jusqu’à ce que le titulaire, lassé de tant d’années d’exil, donna enfin sa démission. Je raconte en deux mots ces vieilleries parce qu’elles sont pour la plupart oubliées, et que, par la postérité qui en reste, elles méritent qu’on s’en souvienne quelquefois.

M. le duc d’Orléans qui, sans distinction pour le moins, lâchoit tout à amis et plus encore à ennemis, que cela ne lui réconcilioit pas le moins du monde, donna au maréchal de Montesquiou, tout à M. du Maine, le commandement de Bretagne, et la commission d’en tenir les états qu’avoit le maréchal de Châteaurenaud ; cent mille écus de brevet de retenue au grand prévôt sur sa charge fort inutilement ; au duc de Villeroy, capitaine des gardes du corps, et au duc de Guiche, colonel du régiment des gardes, la survivance de leurs charges pour leurs fils aînés tout jeunes, et celle encore de leurs gouvernements. Le duc de Tresmes eut aussi pour son fils aîné la survivance de sa charge de premier gentilhomme de la chambre.

Il fit au comte de Hanau une grâce également étrange et préjudiciable à l’État. Ce comte, le premier de l’empire, et qui vivoit delà le Rhin avec une cour de souverain, dont il avoit les États et les richesses, avoit, pour un grand revenu et un vaste domaine de morceaux différents, des fiefs situés dans le pays Messin, qui étoient tous masculins, et tomboient, faute d’hoirs mâles, à la nomination du roi les uns, et les autres à celle de l’évêque de Metz ; mais qui retomboient à celle du roi, par les difficultés qui avoient arrêté jusqu’alors la foi et hommage des évêques de Metz qui ne l’avoient pas rendue. Le comte de Hanau n’avoit point de garçons, mais une seule fille, à qui il voulut donner ses fiefs en la mariant à un prince de Hesse-Darmstadt. C’est à quoi M. le duc d’Orléans consentit le plus légèrement du monde, et lui fit promptement expédier tout ce qui étoit nécessaire pour la solidité. Il est vrai qu’il n’y avoit point d’ouverture de fief, puisque le comte d’Hanau étoit plein de vie, mais il n’y avoit qu’à attendre sans faire cette très inutile grâce anticipée à un seigneur allemand pour marier sa fille à un autre Allemand, tous deux sujets de l’empire, tous deux delà Rhin, tous deux qui ne pouvoient jamais servir ou nuire, et laisser au roi à faire, à la mort du comte d’Hanau, de riches présents domaniaux qui se présentent si rarement à faire, pour récompenser des seigneurs françois dont tant se ruinent à son service, et se défaire de ces princes allemands avec qui [il faut] compter pour de grandes terres au milieu, pour ainsi dire, du royaume, qui y font des amis et des espions.

Le duc de La Force, qui grilloit d’être de quelque chose, et qui en étoit bien capable, intrigua si bien qu’il eut la place de vice-président du conseil des finances qu’avoit quittée le marquis d’Effiat, dont les appointements étoient de vingt mille livres de rente. Je lui représentai qu’il ne lui convenoit pas de se parer de la robe sale d’Effiat, d’être en troisième avec le maréchal de Villeroy et le duc de Noailles, et parmi un tas de gens de robe qui y faisoient tout, et qui ne le reconnoîtroient en rien, parce que Rouillé y étoit maître absolu sous le duc de Noailles, que la matière de ce conseil étoit sale de sa nature, odieuse presque en tout, dont les règles du dérèglement, les formes, le jargon étoient fort dégoûtants. J’ajoutai qu’il n’y seroit de rien, par conséquent méprisé, ou que s’il vouloit se mêler de quelque chose, il se soulèveroit toute cette robe qui se croiroit dérobée par un intrus, et qui vivroit avec lui en conséquence, et donneroit une jalousie au duc de Noailles et un dépit de se voir éclairé, dont sûrement il le feroit rudement repentir dès qu’il le pourroit, parmi son sucre, son miel et ses caresses. J’ajoutai que de l’humeur dont le parlement se montroit sur tout, de la misère publique, du délabrement des finances, de la facilité du régent et [de] sa timidité trop reconnue, il en pourroit résulter dès embarras fâcheux à qui se seroit mêlé des finances, et à lui plus qu’à pas un par la rage du parlement à notre égard ; enfin que le temps des opérations de la chambre de justice, qu’il verroit suivies d’une grande déprédation des taxes par la facilité du régent, étoit encore grande raison de le déprendre du goût de cette place. Je ne me contentai pas de lui faire faire ces réflexions pour une fois. Je les réitérai plusieurs sans y gagner quoi que ce soit. L’affaire étoit presque faite, quand il m’en parla ; à ce que je vis après, il s’étoit apparemment douté que je ne l’approuverois pas : aussi n’y voulus-je prendre aucune part, et elle s’acheva comme elle avoit été conduite. Quand M. le duc d’Orléans me l’apprit, à qui je n’en avois pas ouvert la bouche, je ne pus m’empêcher de montrer en gros mon sentiment. Quoiqu’il me parût en être bien aise, il finit par trouver que j’avois raison ; mais à chose faite je me contentai de l’écorce, et ne voulus pas descendre au détail comme j’avois fait avec le duc de La Force. Il se trouva très malheureusement dans la suite que je n’avois que trop bien rencontré.

Broglio, gendre du chancelier Voysin, qui du temps de sa toute-puissance dans les derniers temps du feu roi lui avoit fait donner un gouvernement et une inspection d’infanterie, étoit fils et frère aîné des maréchaux de Broglio, dont il fut toute sa vie le fléau. C’étoit un homme de lecture, de beaucoup d’esprit, très méchant, très avare, très noir, d’aucune sorte de mesure, pleinement et publiquement déshonoré sur le courage et sur toute sorte de chapitres ; avec cela effronté, hardi, audacieux, et plein d’artifices, d’intrigues et de manèges, jusque-là que son beau-père le craignoit, lui qui se faisoit redouter de tout le mande. Il se piquoit avec cela de la plus haute impiété et de la plus raffinée débauche, pourvu qu’il ne lui en coûtât rien, quoique fort riche. Je n’ai guère vu face d’homme mieux présenter celle d’un réprouvé que la sienne ; cela frappoit. Un gendre de Voysin ne devoit pas être un titre pour entrer dans la familiarité de M. le duc d’Orléans, qui peut-être de tout le règne du feu roi ne lui avoit jamais parlé. Je ne sais qui le lui produisit, car sa petite cour obscure, qu’il appeloit ses roués et que le monde ne connoissoit point sous d’autre nom, me fut toujours parfaitement étrangère. Mais Broglio s’y initia si bien qu’il fut de tous les soupers, et que de là il se mit à parler troupes en d’autres temps au régent, sous prétexte de la connoissance que leur usage et son inspection lui en avoit donnée. Il s’ouvrit ainsi quelquefois le cabinet où on lui voyoit porter un portefeuille. De ce travail, qui dura quelque temps deux et trois fois la semaine, sortit une augmentation de paye de six deniers par soldat, avec un profit dessus pour chaque capitaine d’infanterie, qui coûtèrent au roi pour toujours sept cent mille livres par an. Il capta pour cela quelques gens du conseil de guerre qui n’osèrent s’y opposer, dans la certitude que Broglio n’eût rien oublié pour s’en faire un mérite dans les troupes à leurs dépens, mais dont presque tout ce conseil et le public entier cria beaucoup, dans un temps de paix et de désordre des finances qui ne pouvoient suffire aux plus pressants besoins.

Broglio comptoit bien se continuer du travail, et devenir par là un personnage, et il avoit persuadé le régent que les troupes l’alloient porter sur les pavois. Tous deux se trompèrent lourdement M. le duc d’Orléans, par une augmentation fort pesante aux finances, qui ne se pouvoit plus rétracter, qui ne tint lieu de rien, et dont le [gros] des troupes ne s’aperçut seulement pas ; Broglio en ce qu’il ne mit plus le pied dans le cabinet pour aucun travail, et qu’il demeura dans l’opprobre qu’il méritoit à tant de titres. Il fut enfin noyé tout à fait sous le ministère du cardinal Fleury, contre qui, en faisant sa tournée, il s’échappa en propos les plus licencieux. Le cardinal, qui en fut informé aussitôt, lui envoya ordre de revenir sur-le-champ, et, en punition de son insolence, lui ôta sa direction sans récompense, car il étoit devenu directeur de l’infanterie dont les appointements sont de vingt mille livres. Il demeura donc chez lui fort obscur à Paris, et fort délaissé. Quelque temps après il maria son fils à la fille de Bezwald [5], colonel du régiment des gardes suisses, et longtemps employé avec capacité en Pologne et dans le Nord, et voulut la clause expresse que son fils ne sertiroit point, et que lui ni sa femme ne verroient jamais le roi, la reine ni la cour. Je pense que voilà le premier exemple d’une si audacieuse folie. Elle a été pleinement accomplie, et son fils a toujours vécu inconnu, et dans la dernière obscurité.

Le duc de Valentinois fut enfin reçu le 14 décembre au parlement. Les princes du sang ni bâtards ne s’y trouvèrent point ; M. le duc d’Orléans le leur avoit fait promettre pour éviter tout inconvénient entre eux. Il donna à d’Antin la survivance de sa charge des bâtiments pour son second fils, que depuis son mariage an appeloit le marquis de Bellegarde.

M. d’Estaing maria son fils à la fille unique de Mme de Fontaine-Martel, qui étoit une riche et noble héritière, ce qui fut un mariage très assorti. M. le duc d’Orléans, qui, pour les raisons si honnêtes qu’on a vues ailleurs, aimoit Mme de Fontaine-Martel et tout ce qui portoit le nom de M. d’Arcy, son beau-frère, et qui affectionnoit particulièrement M. d’Estaing, qui avoit fort servi sous lui, et qui étoit un très galant homme, leur donna sous la cheminée la survivance du gouvernement de Douai, qui est très gros et qu’avoit M. d’Estaing.

Biron, aujourd’hui si comblé d’honneurs et de richesses, et son fils aussi de son côté, étoit fort pauvre alors, et chargé d’une grande famille. Je l’avois fait entrer, comme on l’a vu, dans le conseil de guerre. La nécessité pousse quelquefois à d’étranges choses : il s’étoit enrôlé parmi les roués, et soupoit presque tous les soirs chez M. le duc d’Orléans avec eux, où pour plaire il en disoit des meilleures. Par ce moyen, il obtint une des plus étranges grâces que M. le duc d’Orléans pût accorder et du plus pernicieux exemple. On a vu en son lieu la désertion de Bonneval aux ennemis de la tête de son régiment en Italie, et l’infâme cause de cette désertion. Il étoit homme de qualité, de beaucoup d’esprit, avec du débit éloquent, de la grâce, de la capacité à la guerre, fort débauché, fort mécréant, et le pillage n’est pas chose qui effarouche les Allemands. Avec ces talents il étoit devenu favori du prince Eugène, logé chez lui à Vienne, défrayé, et en faisant les honneurs, et lieutenant général dans les troupes de l’empereur. Soit esprit de retour, soit désir de se nettoyer d’une fâcheuse tare, soit dessein d’espionnage et de se donner moyen de se faire valoir chez l’empereur, il désira des lettres d’abolition, et d’oser revenir se remontrer dans sa patrie. Biron en profita pour lui faire épouser une de ses filles pour rien, lui pour son dessein du crédit de Biron. L’abolition fut promise, le mariage conclu, et Bonneval avec un congé pour trois mois de l’empereur vint consommer ces deux affaires. Le régent néanmoins voulut faire approuver l’abolition au conseil de régence. Je n’en pus avoir la complaisance. J’opinai contre, et appuyai longtemps sur les raisons de n’en jamais accorder pour pareil crime. Je ne fus pas le seul, mais peu s’y opposèrent, et en peu de mots. Ainsi Bonneval vit le roi, le régent et tout le monde. Biron me l’amena chez moi. Je n’ai point vu d’homme moins embarrassé. M. de Lauzun fit la noce chez lui. Dix ou douze jours après, Bonneval s’en retourna à Vienne, et n’a pas vu sa femme depuis, qui demeura toujours chez son père. La catastrophe unique de Bonneval n’est ignorée de personne. Il y aura peut-être occasion dans la suite d’en parler.

Le maréchal de Villeroy, à l’ombre de Mme de Ventadour sa bonne amie, de l’enfance du roi, et du peu d’assiduité et de soin que ce petit âge demandoit des grands officiers de son service, s’étoit peu à peu insinué à faire toutes leurs fonctions. Il étoit d’âge à se souvenir de ce qui s’étoit passé en pareil cas entre son père, gouverneur du feu roi, et les grands officiers de son service. Il prétendoit le leur ôter, et le faire tant que le roi auroit un gouverneur, quoique condamné par l’exemple de son père ; mais c’étoit le temps des prétentions et des entreprises de toutes les espèces, et celui des mezzo-termine si chéris de la faiblesse ou de la politique de M. le duc d’Orléans, qui ôtaient toujours quelque chose à qui avoit droit et raison pour le donner à qui ne l’avoit pas, et perpétuoient les divisions et les querelles. Les grand chambellan et premiers gentilshommes de la chambre, grand maître et les deux maîtres de la garde-robe présentèrent donc là-dessus un mémoire à M. le duc d’Orléans, qui se trouva bien empêché d’avoir affaire des deux côtés à si forte partie, dont la plus nombreuse, bien sûre de son droit, ne voulut tâter d’aucun tempérament, et qui étoient pour abandonner leurs fonctions avec un grand éclat, mais garder soigneusement leurs charges. Le maréchal n’eut à leur opposer que ses grands airs, son importance, son entreprise, dont un homme comme lui ne pouvoit pas avoir le démenti. À la fin pourtant il l’eut, et tout du long, et sans réserve ; et les grands officiers maintenus dans toutes leurs fonctions, même jusqu’à lui ôter leur service s’ils arrivoient après qu’il l’auroit commencé. Il fut outré, mais il fallut obéir à raison, droit et jugement, et n’en parler pas davantage.

L’année finit dans une grande aigreur et fort marquée entre les princes du sang et légitimés. Les deux mémoires que Davisard, avocat général du parlement de Toulouse, avoit faits pour les derniers étoient peu mesurés. Il se crut au temps du feu roi. Il travailla à la manière dont le P. Daniel avoit fabriqué son Histoire de France, dont on a parlé en son lieu. Il en parut deux mémoires coup sur coup. L’égalité étoit peu ménagée. C’étoit réponse au premier mémoire des princes du sang, qui, en attendant leur réplique, à laquelle on travailloit, se contraignirent peu en discours. M. le duc d’Orléans y fut mêlé de part et d’autre, pour s’autoriser de lui, parce qu’il avoit vu les mémoires avant le public, et il en fut fort embarrassé. Ce prince étoit peut-être le seul homme de tous les pays, et de tous les âges, qui, en si place, le pût être de pareille affaire. Il avoit largement éprouvé qu’il n’avoit pas un plus cruel ennemi que le duc du Maine, qui, pour usurper l’autorité que lui donnoit la nature, n’avoit rien oublié pour le perdre, et pour le déshonorer par ce qu’il y a de plus horrible, de plus touchant, de plus odieux ; qui lui avoit disputé cette autorité en pleine séance au parlement ; et qui, tout particulier qu’il étoit redevenu, établi comme il se le trouvoit, dressoit manifestement autel contre autel contre lui. L’apothéose à laquelle il s’étoit élevé avoit révolté le ciel et la terre ; ses artifices et les menées de Mme sa femme n’en avoient pu encore adoucir l’horreur.

Ce procès du bâtard contre le légitime, cette parité d’état et d’issue d’un double adultère public, ou d’une épouse reine, cette identité si entière entre des enfants sortis du sacrement et du crime, révoltoit encore la nature, et n’intéressoit pas moins le fils et la postérité de M. le duc d’Orléans que la branche de Bourbon. Ainsi justice, vérité, raison, religion, nature, intérêt de naissance, intérêt de pouvoir, intérêt d’honneur, intérêt de sûreté (déshonorerai-je tant de saintes raisons par un motif bien moins pur, mais si cher et si vif dans tous les hommes ?) intérêt si puissant de vengeance, tout concouroit dans M. le duc d’Orléans d’être ravi de se voir enfin en état de briser un colosse sous lequel il avoit été si près d’être écrasé, et de pouvoir le mettre si facilement et si sûrement en miettes, avec la bénédiction de Dieu et l’acclamation de tous les ordres du royaume et de tout le monde en particulier, excepté une poignée d’affranchis ou de valets. Qui en sa place n’eût pas acheté bien cher le bonheur d’une telle position ? Elle ne fit pas la plus légère sensation sur M. le duc d’Orléans ; et pour comble de la plus incroyable apathie, un détachement de soi-même si prodigieux, et dont l’occasion auroit fait trembler les plus grands saints sur eux-mêmes, ne lui fut d’aucun mérite, ni pour ce monde, envers lequel il s’aveugla et se méprit si lourdement, ni pour l’autre vers lequel il ne fit pas la plus légère réflexion. Hélas ! la main de Dieu étoit sur lui et sur le royaume ; et il étoit dans cette affaire la proie et le jouet d’Effiat, et des autres gens de cette espèce que le duc du Maine avoit auprès de lui, dont il ne se délioit pas, tandis qu’il y étoit en garde contre ses plus éprouvés serviteurs.

Comme sur le parlement, j’avois pris le parti de ne lui jamais ouvrir la bouche sur les bâtards. L’intérêt de rang, et ce qui s’étoit passé entre M. du Maine et moi à la fin de l’affaire du bonnet sous le feu roi, me rendoit suspect, et après tout ce que nous nous étions dit dans d’autres temps l’un à l’autre, sur tout ce qui regardoit les bâtards, et en particulier M. du Maine à son égard, il étoit honteux et empêtré avec moi, et je n’avois plus rien à lui dire. Les princes du sang avoient été fort aises de notre requête contre les bâtards qui n’avoient osé s’en fâcher, mais qui l’étoient beaucoup. Je n’avois pas pris la peine d’en rien dire au duc du Maine après qu’elle fut présentée, quoique revenus ensemble comme an l’a vu sur un pied d’honnêteté. Pour le comte de Toulouse, auprès de qui j’étois toujours nécessairement au conseil, au premier qui se tint depuis la requête présentée je lui en fis civilité, et je le priai de se souvenir que ce n’étoit, même fort tard, que ce que j’avois toujours dit que nous ferions, à Mme la duchesse d’Orléans et à M. [le duc] et Mme la duchesse du Maine, du vivant du roi et depuis sa mort. Cela fut honnêtement reçu, et les manières entre lui et moi n’en furent pas depuis le moins du monde altérées ; M. du Maine non plus ; mais je profitois et devant et après la requête de ce que je n’étois jamais de son côté pour ne m’en point approcher. Lui quelquefois venoit avant qu’on se mît en place m’attaquer de politesse, et même encore depuis la requête, mais sans nous en parler. Chez eux je n’y allois jamais. Je le trouvois assez rarement chez Mme la duchesse d’Orléans, et la conversation nous alloit familièrement sans parler de rien de conséquence. J’y trouvois fort sauvent M. le comte de Toulouse. Avec lui nous parlions de tout, excepté de nos affaires avec eux, et des leurs avec les princes du sang, mais jamais qu’entre Mme la duchesse d’Orléans, moi en tiers, rarement mais quelquefois la duchesse Sforze, qui ne nous fermoit pas la bouche. C’étoit de bonne heure les après-dînées où Mme la duchesse d’Orléans n’étoit visible qu’à nous. Il faut maintenant parler de ce qui se passa dans les derniers mais de cette année sur les affaires étrangères.




  1. Ce mot est en abrégé dans le manuscrit, et les anciens éditeurs ont lu l’ordre ; il s’agit ici de l’interdiction prononcée par l’évêque diocésain, qu’on appelait l’ordinaire.
  2. Voy. la vie de ce magistrat écrite par son fils. Elle fait partie des Oeuvres du chancelier d’Aguesseau. Il serait à souhaiter qu’on la publiât à part pour donner une idée de cette ancienne magistrature si bien louée par Saint-Simon.
  3. Voy. Note I à la fin du volume.
  4. Fouquet fut arrêté à Nantes en 1661 (septembre) et mourut à Pignerol en 1680, comme le dit Saint-Simon quelques lignes plus loin ; il n’a donc pas été trente-quatre ans prisonnier. Les précédents éditeurs avaient substitué vingt-quatre ans à trente-quatre ans. Cette correction, en altérant le texte, n’avait pas le mérite de l’exactitude chronologique, puisque la captivité de Fouquet n’a duré que dix-neuf ans.
  5. On écrivait ordinairement ce nom Bezenval ou Besenval et on prononçait Besval. Le baron de Besenval, fils de celui dont il est ici question, a laissé de curieux Mémoires. Voy. la notice de M. Sainte-Beuve sur ce personnage.