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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/7

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CHAPITRE VII.


Le traité entre la France et l’Angleterre signé à la Haye, qui effarouche les ministres de la Suède. — Intrigue des ambassadeurs de Suède en Angleterre, en France et à la Haye, entre eux, pour une révolution en Angleterre en faveur du Prétendant. — Lettre importante d’Erskin au duc de Marr sur le projet inconnu du czar, mais par lui conçu. — Médecins britanniques souvent cadets des premières maisons. — Adresse de Spaar à pomper Canillac et à en profiter. — Goertz seul se refroidit. — Précaution du roi d’Angleterre peu instruit. — Il fait travailler à la réforme de ses troupes, et diffère de toucher aux intérêts des fonds publics. — Artifices du ministère d’Angleterre secondés par ceux de Stairs. — Fidélité de Goertz fort suspecte. — Le roi d’Angleterre refuse sa fille au prince de Piémont par ménagement pour l’empereur. — Scélératesse de Bentivoglio contre la France. — Nouveaux artifices pour presser la promotion d’Albéroni. — Acquaviva fait suspendre la promotion de Borromée au moment qu’elle s’alloit faire, et tire une nouvelle promesse pour Albéroni dès qu’il y auroit trois chapeaux vacants. — Défiances réciproques du pape et d’Albéroni, qui arrêtent tout pour quelque temps. — Le duc de Parme élude de faire passer à la reine d’Espagne les plaintes du régent sur Albéroni ; consulte ce dernier sur ce qu’il pense du régent. — Sentiment du duc de Parme sur le choix à faire par le roi d’Espagne, en cas de malheur en France. — Insolentes récriminations d’Albéroni, qui est abhorré en Espagne, qui veut se fortifier par des troupes étrangères. — Crainte et nouvel éclat d’Albéroni contre Giudice. — Imprudence de ce cardinal. — Avidité du pape. — Impudence et hypocrites artifices d’Albéroni et ses menaces. — Réflexion sur le cardinalat. — Albéroni veut sacrifier Monteléon à Stanhope, et laisser Beretti dans les ténèbres et l’embarras ; veut traiter avec la Hollande à Madrid ; fait divers projets sur le commerce et sur les Indes ; se met à travailler à la marine et aux ports de Cadix et du Ferrol. — Abus réformés dans les finances, dont Albéroni tire avantage pour hâter sa promotion, et redouble de manèges, de promesses, de menaces, d’impostures et de toutes sortes d’artifices pour y forcer le pape ; [il est] bien secondé par Aubenton. — Son adresse. — La reine d’Espagne altière, et le fait sentir au duc et à la duchesse de Parme. — Peines de Beretti. — Heinsius veut traiter avec l’empereur avant de traiter avec l’Espagne. — Conditions proposées par la Hollande à l’empereur, qui s’opiniâtre au silence. — Manèges des Impériaux et de Bentivoglio pour empêcher le traité entre la France, l’Angleterre et la Hollande.


Cependant [1] le traité entre la France et l’Angleterre fut signé à la Haye à la fin de novembre, mais secrètement, à condition qu’il n’en seroit rien dit de part ni d’autre pendant un mois, terme jugé suffisant pour laisser le temps aux Hollandois de prendre une dernière résolution sur la conclusion de cette alliance. Elle déplut particulièrement aux Suédois, qui par là se crurent abandonnés de la France. Le comte de Gyllembourg étoit ambassadeur de cette couronne en Angleterre. Le baron de Spaar avoit le même caractère en France ; et le baron de Goertz, ministre d’État et chef des finances de Suède, étoit de sa part à la Haye. Dès qu’ils virent avancer le traité entre la France et l’Angleterre, ils crurent que la principale ressource du roi de Suède étoit d’exciter des troubles en Angleterre. Il y avoit longtemps que Gyllembourg le proposoit, et qu’il assuroit que les difficultés n’en étoient pas si grandes qu’on se le figuroit.

Spaar et Goertz se virent sur la frontière ; le dernier vint faire un tour à Paris. Ils convinrent tous deux qu’il falloit profiter de la disposition générale de l’Écosse en faveur du Prétendant, et d’une grande partie de celles de l’Angleterre. Goertz retourné à la Haye fut de nouveau pressé par Gyllembourg, qui lui manda que les jacobites demandoient dix mille hommes, et qu’il croyoit que l’argent ne manqueroit pas. Goertz ignoroit les intérêts du roi de Suède là-dessus. On prétend que Spaar et lui étoient convenus de différer à lui rendre compte de ce projet jusqu’à ce qu’eux-mêmes y aperçussent plus de solidité. Ils ne pouvoient hasarder de l’en instruire par lettres, qui n’arrivoient jusqu’au roi de Suède qu’avec beaucoup de difficulté et de danger d’être interceptées. Il falloit donc trouver un homme sûr et capable de l’informer de tout le détail du projet pour en rapporter ses ordres. Spaar jeta les yeux sur Lenck à qui, de préférence à son propre neveu, il avoit fait donner le régiment d’infanterie qu’il avoit au service de France, quand il y fut fait officier général. Il falloit un prétexte pour ce voyage. Le régent étoit en peine de savoir les intentions du roi de Suède sur la paix du Nord. Spaar lui proposa d’envoyer Lenck en Suède homme sûr et fidèle, et très capable d’obliger le roi de Suède à répondre précisément sur les points dont le régent vouloit être éclairci. La conjoncture pressoit son départ. Les offres d’argent étoient considérables. Spaar apprit d’un des principaux jacobites qu’ils avoient fait passer trente mille pièces de huit en Hollande, c’étoit à la mi-octobre, et qu’il y en arriveroit autant incessamment ; qu’ils offroient ces sommes au roi de Suède en attendant mieux, en peine seulement sur la manière de les lui faire accepter, et des moyens ensuite de [les] faire passer entre ses mains. Spaar leva ces difficultés, déjà prévues entre lui et Goertz, et proposa, comme ils en étoient convenus, de faire écrire une lettre à Goertz par le duc d’Ormond au par le comte de Marr, contenant cette offre, et faire en même temps passer en Hollande les autres trente mille pièces de huit qu’ils disoient être prêtes. Le dessein des deux ministres de Suède étoit d’en acheter quelques vaisseaux en France, et de lever quelques matelots pour les équiper. Le roi de Suède leur en avoit demandé mille ou quinze cents, mais sans songer à l’entreprise d’Angleterre, dont il n’étoit pas informé. Ses ministres, persuadés de l’importance de l’expédition, y employèrent le banquier Hoggers, dont ils connoissoient la vivacité. Il s’étoit fait un prétexte d’armer quelques vaisseaux, par un traité avec le conseil de marine, pour apporter des mâts de Norvège dans les magasins du roi. Il avoit donc à Brest trois navires du roi qu’il prétendoit armer en guerre, et un quatrième de cinquante-huit pièces de canon qu’il avoit fait passer au Havre, où apparemment les trois autres le devoient aller joindre ; et ces quatre vaisseaux devoient être commandés par un officier du roi de Suède que Goertz devoit envoyer à Paris. La lettre du duc d’Ormond vint à Spaar pour Goertz, dont le premier crut que l’autre se contenteroit, quoique les termes ne fussent si fort les mêmes que ceux qui avoient été demandés ; et en même temps les assurances que les soixante mille pièces de huit seroient dans la fin de décembre remises à Paris, à la Haye ou à Amsterdam.

Le mécontentement conçu par le czar de ses alliés, et l’abandon en conséquence de la descente au pays de Schonen, fut un autre fondement d’espérance pour Spaar. Le czar avoit auprès de lui un médecin écossois qui étoit en même temps son confident et son ministre. Il faut savoir que dans toute la Grande-Bretagne la profession de médecin n’est au-dessous de personne, et qu’elle est souvent exercée par des cadets des premières maisons. Celui-ci étoit cousin germain du comte de Marr, et comme lui portoit le nom d’Erskin. Il écrivit à son cousin, que le roi Jacques III venoit de faire duc, que le projet de Schonen échoué, et le czar, brouillé avec ses alliés, ne vouloit plus rien entreprendre contre le roi de Suède ; qu’il désiroit sincèrement faire la paix avec lui ; qu’il haïssait mortellement le roi Georges, avec qui il n’auroit jamais de liaison ; qu’il connoissoit la justice de la cause du roi Jacques ; qu’il s’estimeroit glorieux, après la paix faite avec le roi de Suède, de s’unir avec lui pour tirer de l’oppression et rétablir sur le trône de ses pères le légitime roi de la Grande-Bretagne ; qu’il étoit donc entièrement disposé à finir la guerre, et à prendre des mesures convenables à ses intérêts et à ceux de la Suède ; qu’il n’en devoit pas faire les premiers pas, puisqu’il avoit l’avantage de son côté, mais qu’il étoit facile de terminer cet accommodement par un ami commun et sincère, avant même que qui que ce soit eût loisir de le soupçonner ; qu’il n’y avoit point de temps à perdre, ni laisser aux alliés du Nord le loisir de se raccommoder ; qu’ayant un grand nombre de troupes, il étoit obligé de prendre incessamment un parti, mais aussi que cette circonstance rendoit la paix plus avantageuse au roi de Suède. Spaar fut informé de ces particularités par le duc de Marr, qui lui proposa en même temps d’envoyer à Erskin un homme affidé pour ménager l’accommodement. Spaar répondit qu’il confieroit seulement l’un et l’autre à Goertz, pour avoir son sentiment sur l’usage qu’on pouvoit faire des dispositions du czar et sur l’envol proposé.

Cet ambassadeur voulut s’éclaircir des véritables sentiments de la France à l’égard de la Suède, et pour tâcher de les pénétrer alla voir Canillac. Il commença par le désabuser du bruit qui avoit couru que la Suède eût accepté la médiation de l’empereur à l’exclusion de celle de la France, puis tomba sur la pressante nécessité dont il étoit d’envoyer promptement un homme de confiance au roi de Suède, avec de l’argent et des offres de service. Canillac en convint, conseilla à Spaar d’en parler au régent, promit de l’appuyer. Spaar, encouragé par ce début, dit qu’il lui revenoit de toutes parts que le czar désiroit de faire la paix avec la Suède ; que rien n’étoit plus important que de profiter de la dissension des alliés du Nord, et que de prévenir la réunion que d’autres pourroient procurer entre eux ; qu’il croyoit donc qu’il seroit à propos que le régent fît passer sans délai un homme de confiance auprès du czar, pour lui offrir ses offices et sa médiation. Canillac convint encore de l’importance de la chose, mais ajouta qu’il ne savoit comment M. le duc d’Orléans pourroit, sans se commettre, envoyer ainsi vers un prince avec qui la France n’avoit jamais eu aucun commerce. L’ambassadeur répliqua que la liaison qui étoit entre la France et la Suède autorisoit et rendoit même très naturelles toutes les démarches que le régent feroit. Il ajouta diverses représentations qui ne persuadèrent pas. Canillac demeura dans son sentiment qu’il étoit indispensable d’envoyer incessamment quelqu’un au roi de Suède, et qu’il ne voyoit pas comment le régent pouvoit envoyer vers le czar. Spaar, jugeant par là du peu d’empressement d’agir auprès du czar en faveur du roi de Suède, conclut à redoubler de soins pour profiter de la discorde de la ligue du Nord ; qu’il étoit inutile de rien attendre de la France, mais qu’il falloit conserver les dehors avec elle, comme le roi de Suède le lui ordonnoit. Il espéra même que le régent, dépêchant Lenck au roi de Suède, lui donneroit une lettre de créance pour ce prince, lequel par ce moyen pourroit faire des affres au czar, comme proposées par la médiation et de la part de la France ; que si elles étoient agréées l’utilité en seroit pour la Suède ; si refusées, le désagrément seroit pour la France. Spaar étoit persuadé que nul sacrifice ne devoit coûter pour obtenir la paix avec le czar, dont un des principaux avantages seroit l’expédition d’Angleterre ; que cette paix devoit la précéder, et de laquelle le succès seroit assuré s’il devenoit passible d’engager le czar à fournir la moitié des vaisseaux et des troupes. Cette espérance le refroidit sur l’armement d’Hoggers. Il faisoit réflexion que, si jamais le régent découvroit que les vaisseaux vendus par le conseil de marine dussent servir à une pareille expédition, il les feroit arrêter immédiatement après que l’armement seroit achevé ; et qu’en ce cas, outre le malheur d’être découverts, il en coûteroit encore au roi de Suède cinq cent mille livres en faux frais. Il ne voyoit pas le même inconvénient à faire partir les matelots que le roi son maître demandoit, et il se proposoit de les envoyer en Suède dès qu’il auroit touché le premier argent des sommes promises.

Le zèle des ministres de Suède pour le Prétendant n’avoit d’objet que l’intérêt du roi leur maître, par l’utilité qu’il pourroit retirer des mouvements de la Grande-Bretagne. Il fut donc embarrassé de la question, que lui fit faire le Prétendant, s’il lui seroit permis de passer et de séjourner aux Deux-Ponts. Spaar considéra cette permission comme une déclaration inutile, et de plus très nuisible aux intérêts de celui qui la demandoit. Il prévoyoit que le roi de Suède n’y consentiroit jamais. Il le représenta en vain à celui qui lui parloit ; et sur ses instances réitérées, il promit d’en écrire à Goertz. Tous deux étoient pressés par Gyllembourg de déterminer le roi de Suède à l’entreprise. Il leur représentoit que les choses étoient parvenues au point qu’il falloit renoncer à Brème ou aux Hanovriens ; que le succès en Écosse n’étoit pas difficile ; que dix mille hommes suffiroient tant le mécontentement étoit général ; qu’on ne demandoit qu’un corps de troupes réglées, auquel les gens du pays se joindroient ; que s’il étoit transporté en mars dans la saison des vents d’ouest, et dans le temps qu’on y songeroit le moins, la révolte seroit générale ; qu’il faudroit encore porter des armes pour quinze au vingt mille hommes, ne pas s’embarrasser de chevaux, dont an trouveroit suffisamment dans le pays, surtout mettre peu d’Anglois dans la confidence. Avec ces précautions Gyllembourg prétendoit qu’on pouvoit s’assurer du succès dans un pays abondant, si disposé à la révolution que de dix personnes on pouvoit sûrement en compter neuf de rebelles. On promettoit de lui faire toucher soixante mille livres sterling quand il feroit voir un pouvoir du roi de Suède, et que ce prince assureroit les bien intentionnés de les assister. Ils avoient cependant peine à lui remettre un plan de leur entreprise. Ils craignoient d’en écrire le détail, de multiplier le secret, et de s’exposer s’il étoit découvert aux mêmes peines que tant d’autres avoient subies depuis un an. Néanmoins ils lui promirent de lui confier ce plan avant peu de jours, et l’un de ceux qui traitoient avec lui l’assura qu’ils n’avoient rien à craindre de la part du régent.

Malgré ces dispositions Goertz hésitoit de s’embarquer avec les jacobites, et quoiqu’il eût témoigné d’abord de l’empressement pour le projet comme le seul moyen de délivrer le roi de Suède de l’embarras de la ligue de ses ennemis, il avoit apparemment changé de vues. Il ne répondit pas seulement à la proposition qui lui avoit été faite d’agir par la voie d’Erskin ; il prétendit avoir assez d’autres canaux dont il se pourroit servir utilement. Il promit cependant à Spaar de lui envoyer par Hoggers pour cent mille écus de lettres de change, immédiatement après qu’il auroit reçu les éclaircissements qu’il avoit demandés. Sa froideur ne ralentit point les jacobites. Ils firent assurer Spaar qu’ils avoient déjà remis des sommes assez considérables à Paris, qu’ils en remettroient encore de plus fortes, et ils n’oublièrent rien pour se bien assurer la Suède.

Le roi Georges et les siens, instruits en général des espérances que les jacobites fondoient sur les secours de la Suède, n’en étoient guère en peine. Néanmoins, au hasard de choquer les Anglois en allant contre leurs formes, le roi Georges expédia de Hanovre un ordre à Norris, amiral de l’escadre anglaise dans la mer Baltique, de laisser à Copenhague six vaisseaux de guerre, sous prétexte d’assurer le commerce des Anglois contre les insultes des Suédois dans le nord. L’alliance entre la France et l’Angleterre étoit encore secrète, mais personne n’en doutoit. Le ministère anglois, quoique à regret, ne voulut pas attendre d’avoir la main forcée sur la réforme des troupes par le parlement, lorsqu’il apprendroit la signature du traité, et ils commencèrent à y travailler. Par la même raison ils vouloient réduire à cinq pour cent les intérêts qui se payoient sur les fonds publics, dont les fonds excédoient quarante millions sterling. Néanmoins ils eurent peine à se déterminer sur un point si capital, et malgré la certitude du traité fait avec la France, ils affectèrent de craindre le Prétendant.

Le roi de Suède étoit le seul dont ils pouvoient faire envisager les desseins ; et Stairs, toujours à leur main pour le trouble, leur avoit mandé que ce prince s’étoit engagé par un traité à secourir le Prétendant. Mais les affaires de la Suède n’étoient pas en état d’effrayer les Anglois. Il falloit leur montrer quelque autre puissance. Ainsi Stairs, à qui ces nouvelles ne coûtoient rien à inventer, répondit que l’empereur, très irrité du traité, écouteroit les propositions du Prétendant pour se venger du roi d’Angleterre. Le roi de Prusse se plaignoit du roi Georges son beau-père, qui méprisoit sa légèreté. Gyllembourg pressoit toujours Spaar et Goertz d’informer de leurs résolutions le roi leur maître. Mais Goertz le secondoit mal. Sa fidélité étoit suspecte, et la manière dont il avoit déjà servi d’autres puissances favorisoit les soupçons. L’Angleterre, malgré ses agitations domestiques, étoit considérée comme ayant beaucoup de part aux affaires générales de l’Europe. Le roi de Sicile si attentif à ses intérêts recherchoit son amitié et son alliance. Il envoya le baron de Schulembourg qui servoit dans ses troupes, et neveu de celui qui venoit de défendre Corfou dont les Turcs avoient [levé] le siège, trouver le roi d’Angleterre à Hanovre sitôt qu’il y fut arrivé. On sut, après quelque temps de secret, que c’étoit pour traiter le mariage d’une fille de ce prince avec le prince de Piémont, mais que le roi d’Angleterre, qui ménageoit infiniment l’empereur, n’avoit pas voulu écouter une proposition qu’il savoit lui devoir être fort désagréable. Le roi de Sicile vivoit dans une grande inquiétude des dispositions de l’empereur à son égard. L’Italie étoit remplie d’Allemands qui pouvoient l’attaquer à tous moments. La paix de Hongrie pouvoit changer la face des affaires, il se trouvoit sans alliés, et quoique la France fût garante de la paix d’Utrecht, il n’en espéroit point de secours, parce qu’il croyoit le régent, son beau-frère, trop sage pour faire la guerre uniquement pour autrui.

Bentivoglio qui, pour avancer sa promotion et l’autorité romaine, ne cessoit d’exciter Rome aux plus violents partis, et de tâcher lui-même à mettre la France en feu par ses intrigues continuelles, chercha d’ailleurs à lui susciter des ennemis. Il vit chez lui Hohendorff. Ils s’expliquèrent confidemment sur le traité de [la] France avec l’Angleterre, qui étoit lors sur le point d’être signé. Hohendorff voulut douter que le pape consentît à la retraite du Prétendant d’Avignon, qui par sa demeure en cette ville romproit le traité, dont ce malheureux prince seroit mal conseillé de faciliter la conclusion. Il ajouta qu’il ne pouvoit croire que la France, pour l’en faire sortir, usât de violence contre le pape. Le nonce répandit, à ce qu’on prétend, qu’il étoit facile à la France de faire partir le Prétendant sans user de violence, en le menaçant de ne lui plus payer de pensions. Hohendorff auroit dû alors offrir que l’empereur y suppléât ; mais il se contenta de conclure que ce prince étoit perdu s’il passoit en Italie. Le nonce en demeura persuadé. Il écrivit au pape que l’Église étoit intéressée à rompre une ligue que les ennemis du saint-siège et de la religion regardoient comme le plus solide fondement de leurs espérances. Ce n’étoit pas la première fois qu’il avoit prêté auprès du pape les plus malignes intentions au régent sur l’alliance qu’il vouloit faire avec les hérétiques, et sur la douceur qu’il témoignoit aux huguenots dans le royaume. Ils se revirent une seconde fois. Hohendorff dit au nonce qu’il alloit dépêcher un courrier à l’empereur, pour lui conseiller de contre-miner, par d’autres ligues, celle que la France venoit enfin de signer, que la plus naturelle seroit avec le pape pour la sûreté réciproque de leurs États, laquelle étant promptement déclarée, feroit penser la France à deux fois à ne pas donner à l’empereur un sujet de rupture, en attaquant Avignon ; qu’il y avoit du temps pour négocier, puisque les ouvrages du canal de Mardick ne devoient être détruits que dans le mais de mai ; enfin il s’avança d’assurer, sans consulter la volonté ni les finances de son maître, qu’il fourniroit de l’argent au Prétendant s’il étoit nécessaire, et pressa le nonce d’engager le pape de faire parler de cette affaire à l’empereur duquel elle seroit bien reçue.

Le nonce, craignant les reprochés de Rome de s’être trop avancé, prétendit s’être excusé de faire cet office, mais il y rendit compte de la proposition, l’accompagnant de toutes les raisons qui pouvoient engager le pape à la regarder comme avantageuse à la religion. Il continuoit, comme il avoit déjà fait sauvent, à représenter au pape la ligue de la France avec les protestants comme l’ouvrage des ministres jansénistes, dans la vue d’établir en France le jansénisme, dont l’unique remède étoit de leur apposer une ligue entre le pape et le premier prince de la chrétienté, de mettre un frein aux entreprises des ennemis de la religion, et de rendre le gouvernement de France plus traitable quand il verroit ce qu’il auroit à craindre. Ce furieux nonce, si digne du temps des Guise, tâcha, mais inutilement, de persuader à la reine douairière d’Angleterre de préférer pour son fils ces espérances frivoles à la promesse que faisoit le régent de lui continuer les mêmes pensions que le feu roi lui avoit toujours données, s’il consentoit volontairement à se retirer d’Avignon en Italie. La reine, sans s’expliquer, pria le nonce d’insinuer au pape d’écrire de sa main à l’empereur en faveur de son fils, et de donner là-dessus des ordres pressants à son nonce à Vienne.

Le pape, persuadé de la gloire qu’un accommodement avantageux de ses différends avec l’Espagne donneroit à son pontificat, n’étoit pas mains touché de l’utilité qu’il croyoit trouver dans sa bonne intelligence avec le toi d’Espagne, pour établir en France les maximes et l’autorité de la cour de Rome. Aubenton, fabricateur de la constitution Unigenitus, et son homme de toute confiance, ne cessoit de l’assurer du respect, de l’attachement, de la soumission pour lui et pour le saint-siège du roi d’Espagne, dont il gouvernoit la conscience, de son honneur pour les jansénistes, et de tout ce qu’il se passoit en France là-dessus. En même temps ce jésuite, lié avec Albéroni, qu’il savoit maître de le chasser et de le conserver dans sa place, représentoit continuellement au pape la nécessité d’élever promptement à la pourpre un homme qui disposoit seul et absolument du roi et de la reine d’Espagne. Acquaviva et Aldovrandi agissoient avec la même vivacité.

Vers la fin de novembre, ce cardinal reçut une lettre de la main de la reine d’Espagne, pleine d’ardeur pour cette promotion. Il la fit voir au pape, et le pressa si vivement, que Sa Sainteté n’eut de ressource pour s’en débarrasser que de lui demander un peu de temps. Cela leur fit juger qu’il ne résisteroit pas longtemps. Tout de suite ils proposèrent à Albéroni, pour hâter et faciliter tout, et pour plaire aussi à Alexandre Albani, second neveu du pape, qui mouroit d’envie d’être envoyé en Espagne, par jalousie de son frère aîné, qui avoit eu pareille commission pour Vienne, de le demander pour aller terminer tous les différends des deux cours. Ils désiroient donc que le roi d’Espagne écrivît à Acquaviva pour le demander au pape ; que cette lettre fût apportée par un courrier exprès, accompagnée de celle d’Albéroni et d’Aubenton, pour D. Alexandre, et ils représentoient qu’il étoit celui des deux neveux que le pape aimoit le mieux, qu’ils acquerroient à l’Espagne par ce moyen, comme Vienne s’étoit attaché son frère aîné. Aldovrandi, qui ne s’oublioit pas, désira que ses deux amis lui fissent quelque mérite auprès d’Alexandre, et souhaitoit pour son avancement faire avec lui le voyage d’Espagne. Ils jugeoient ces mesures nécessaires pour se mettre en garde contre beaucoup d’ennemis puissants qu’Aldovrandi avoit à Rome, dont Giudice se montroit le plus passionné. Acquaviva, qui le craignoit, assuroit qu’il traitoit secrètement avec la princesse des Ursins, ce qui ne pouvoit avoir d’objet que pour perdre la reine, et y employer peut-être le nom du prince des Asturies, sur la tendresse duquel Giudice comptoit beaucoup. Il ajoutoit qu’il falloit bien prendre garde à ceux qui approchoient de ce jeune prince, surtout des inférieurs, et se défier des artifices de Giudice, qui faisoit toutes sortes de bassesses pour se raccommoder avec le cardinal de La Trémoille, et se laver auprès de lui d’avoir eu part à la disgrâce de sa soeur.

Le pape, fortement pressé, avoit positivement promis un chapeau pour Albéroni, dès qu’il y en auroit trois vacants. Acquaviva n’osa en être content, et pressa de plus en plus. Le pape, qui sentoit l’embarras où la promotion d’Albéroni seul le jetteroit à l’égard de la France et de l’empereur qu’il craignoit bien davantage, répliqua que si les Allemands étoient mécontents, ils se porteroient aux dernières violences. Acquaviva, ne pouvant se servir de la peur en cette occasion, qui étoit le grand ressort pour conduire le pape, l’employa pour empêcher la promotion de Borromée, maître de chambre du pape et beau-frère de sa nièce, au moment qu’il alloit entrer au consistoire pour la faire. Le pape se défendit sur ce que le chapeau vacant le devoit dédommager de celui de Bissy, accordé au feu roi, du consentement de l’empereur et du roi d’Espagne. À la fin pourtant il se rendit et promit de suspendre la promotion de Borromée, et de nouveau encore de faire Albéroni dès qu’il y auroit trois chapeaux.

La conjoncture étoit favorable à Albéroni. Les préparatifs maritimes des Turcs étoient grands, la frayeur du pape proportionnée, qui n’attendoit de secours que de l’Espagne. Il tâchoit de le gagner par de belles paroles et des remerciements prodigués sur le secours de l’été précédent. Cette fumée ne faisoit aucune impression sur un Italien, savant dans les artifices de sa nation. Pour se procurer le secours que le pape désiroit, il en falloit donner les moyens, que le pape avoit lui-même offerts au roi d’Espagne sur le clergé d’Espagne et des Indes. Acquaviva en sollicitoit l’expédition ; mais l’irrésolution du pape éternisoit les affaires, celles même qui dépendoient de lui et qu’il souhaitoit le plus. Albéroni se plaignoit d’un retardement dont il sentoit personnellement le préjudice. Il assuroit que le secours seroit tout prêt si le pape vouloit finir les affaires d’Espagne ; mais que ne les finissant pas, l’armement devenoit impossible ; il s’étendoit surtout ce qu’il avoit à souffrir de la part du roi et de la reine, qui le regardoient comme un agent de Rome, qui lui en reprochoient les lenteurs avec tant de sévérité, qu’il prévoyoit qu’ils lui défendroient bientôt de s’en plus mêler, comme ils avoient fait au P. Daubenton ; et là-dessus représentations et menaces, tous les ordinaires avec toutes les souplesses du confesseur pour les faire valoir. Ils avoient affaire à une cour où l’artifice est aisément démêlé. Le pape, mal prévenu pour Albéroni, se défia que son chapeau étant accordé, il seroit fertile en expédients pour éluder les promesses faites en vue de l’obtenir, et résolut de ne le donner que lorsque les affaires d’Espagne seroient entièrement terminées. Albéroni, qui pensoit le même du pape, déclaroit qu’elles le seroient à son entière satisfaction dans le moment même qu’il recevroit la nouvelle de sa promotion, et n’avoit garde de les finir auparavant, dans la défiance d’en être la dupe. Ce manège de réciproque défiance dura ainsi assez longtemps entre eux.

Le régent se plaignoit fort d’Albéroni ; il avoit même laissé entendre plusieurs fois au duc de Parme qu’il ne seroit pas fâché qu’il fît là-dessus quelques démarches auprès de la reine ; mais un duc de Parme se tenoit heureux et honoré qu’un de ses ministres gouvernât l’Espagne ainsi il s’étoit réduit à avertir Albéroni de bien servir l’Espagne sans donner à la France des sujets de se plaindre de lui. Les instances du régent redoublèrent : elles firent dire au duc de Parme qu’elles approchoient de la violence, mais sans rien obtenir de lui qui ne vouloit point de changement dans le gouvernement d’Espagne. Il eut seulement plus de curiosité de savoir par Albéroni même ce qu’il pensoit et pouvoit pénétrer de plus particulier sur la personne, les vues, et ce qu’il appeloit les manèges de M. le duc d’Orléans ; mais, persuadé au reste que, quoi que ce prince pût penser et faire, le véritable intérêt du roi d’Espagne étoit de demeurer sur son même trône ; qu’il y auroit trop d’imprudence de quitter le certain pour l’incertain, et que dans les événements qui pouvoient arriver, il risqueroit de perdre et la France et l’Espagne, s’il vouloit faire valoir les droits de sa naissance. Albéroni lui répondit que, sûr de sa propre conscience et probité, il ne pouvoit attribuer qu’à ses ennemis les plaintes que faisoit le régent de sa conduite ; qu’il avoit toujours tâché de mériter ses bonnes grâces, et de maintenir la bonne intelligence entre les deux couronnes ; il en alléguoit les deux misérables preuves qu’on a vus plus haut ; qu’il ne pouvoit donc attribuer le mécontentement de ce prince qu’à ce qui s’étoit passé à l’égard de Louville mais qu’il se plaignoit lui-même de ce que le régent s’étoit laissé séduire par des gens malintentionnés, au point d’avoir écrit des plaintes contre lui au roi d’Espagne.

Cet homme de bien et de si bonne conscience savoit qu’on l’accusoit en France d’une intelligence trop particulière avec les Anglois, et de les avoir trop favorisés dans leurs dernières conventions avec l’Espagne. Rien ne lui pouvoit de plaire davantage que cette accusation où l’avarice et l’infidélité, tout au moins la plus grossière ignorance ou mal habileté étoient palpables. Il tâchoit donc de récriminer : il disoit que ce n’étoit pas à la France à trouver à redire que l’Espagne, pour conserver la paix, fît beaucoup mains que ceux qui sacrifioient le canal de Mardick pour être bien avec l’Angleterre, duquel les ouvrages sont si importants, que le ministre d’Angleterre à Madrid avoit dit tout haut dans l’antichambre du roi d’Espagne, que la France auroit dû faire la guerre pour le soutenir, et non pas une ligue pour le détruire. Ainsi l’aigreur augmentoit tous les jours, et Albéroni, parmi de fréquentes protestations du contraire, aliénoit de tout son pouvoir l’esprit du roi d’Espagne contre le régent : les discours les plus odieux et les raisonnements les plus étranges se publioient sur M. le duc d’Orléans à Madrid publiquement, et le premier ministre leur donnoit cours et poids. Il sembloit qu’il eût dessein de se fortifier par des troupes étrangères il fit demander au roi d’Angleterre la permission de lever jusqu’à trais mille hommes dans la Grande-Bretagne, Irlandois ou autres, avec promesse que ceux qui se trouveroient protestants ne seroient point inquiétés sur leur religion. Il étoit si abhorré en Espagne, que la mort de l’archiduc fit en même temps la joie du palais et la douleur de Madrid et de toute l’Espagne, excédée du gouvernement du seul Albéroni. Moins il y avoit de princes de la maison d’Autriche, moins le roi d’Espagne se croyoit d’ennemis, et moins les Espagnols comptoient avoir de libérateurs et de vengeurs.

Albéroni craignoit encore plus ses ennemis personnels que ceux qui ne l’étoient que pour le bien de l’État. Il étoit donc fort en peine de ce que feroit Giudice contre lui, quand il seroit arrivé à Rome. Ce cardinal, qui depuis sa disgrâce ne se possédoit plus, s’étoit échappé dans une harangue qu’il avoit faite à l’inquisition sur les intentions de la reine, et sur la captivité où elle retenoit le prince des Asturies, dont en même temps il fit l’éloge. Albéroni ne manqua pas d’exagérer à Rome l’ingratitude du cardinal, et tous les bienfaits qu’il avoit lui et les siens reçus de la reine. Il l’accusa de s’être opposé le plus fortement à recevoir Aldovrandi à Madrid, qui n’y auroit jamais été reçu sans la reine, laquelle seule avoit empêché l’éloignement de devenir plus grand entre les deux cours, comme Giudice le désiroit ; et pour ne rien oublier de ce qui pouvoit établir sur ses ruines le crédit de la reine à Rome, c’est-à-dire le sien, il l’annonça comme un homme qui feroit l’hypocrite à Rome, qui ne paroîtroit occupé que de l’éternité, qui déploreroit les plaies que la religion souffroit en Espagne de sa disgrâce et de son absence, et qui publieroit toutes sortes de faussetés et d’artifices qu’il seroit facile au cardinal Acquaviva de dévoiler. Mais lorsque l’accommodement entre les deux cours, et la satisfaction personnelle du premier ministre à laquelle tout le reste tenoit, sembloit s’approcher de plus en plus, l’impatience du pape de se saisir en Espagne d’usurpations utiles, pensa tout renverser. Il vouloit s’approprier la dépouille des évêques, qui étoit un des points des différends entre les deux cours. On a vu qu’il l’avoit fait demander comme par provision par le P. Daubenton, en attendant que cet article fût réglé ; on a vu aussi le mauvais succès de cette inique demande.

Le pape ne s’en rebuta pas : n’y pouvant plus employer Aubenton, il envoya un ordre direct à Giradilli, auditeur qu’Aldovrandi avoit laissé à Madrid, de faire pressamment la même demande, qui obéit par des instances si fortes et si réitérées, qu’il fut au moment d’être chassé de Madrid, dont Albéroni ne s’excusa que sur ce que cet homme étoit connu depuis longtemps pour être agent du cardinal Acquaviva. Le premier ministre jeta les hauts cris sur l’ingratitude de Rome pour la reine qui avoit tout fait pour cette cour. Il entra sur cela en de grands détails et en de grands raisonnements, couverts du prétexte du zèle pour la gloire et le service du pape et de la religion, qui en souffroient beaucoup. Il protestoit, on même temps, que ce n’étoit que par une vue si pure qu’il déploroit les retardements que cette cour apportoit à la grâce que la reine demandoit avec tant d’instance et depuis si longtemps, sa promotion, qui perdroit son nom et son mérite pour devenir justice, si elle n’étoit accordée que lors de celle des couronnes. Il prévoyoit, avec une grande douleur, que la reine, voyant le pape inflexible sur un point qui touchoit son honneur, se porteroit aux dernières extrémités si cette satisfaction qu’elle attendoit, et le roi aussi, avec la dernière impatience, se différoit plus longtemps. Cet homme détaché ne donnoit ces avis que par zèle pour le saint-siège ; sans retour sur soi-même, en homme fidèlement attaché au pape, occupé de contribuer à sa gloire et à son repos ; qu’un particulier comme lui étoit trop content des assurances du pape ; que deux ou trois mois de plus ou de moins ne lui étoient rien ; qu’il désireroit faire de plus grands sacrifices ; mais qu’il n’osoit parler, parce que le roi et la reine lui reprocheroient qu’il ne songeoit qu’à ses intérêts particuliers, et comptoit peu leur honneur offensé. Il ajoutoit que, quelque puissante que fût la raison de l’honneur et de la réputation de têtes couronnées, l’impatience de la reine étoit fondée sur des raisons particulières et secrètes, qui n’étoient pas moins pressantes que celles du point d’honneur. Il les expliquoit à ses amis à Rome il leur disoit que la reine envisageant le présent et l’avenir, que d’un côté elle voyoit la nécessité de donner un nouvel ordre au gouvernement de la monarchie, et de supprimer ces conseils qui ne se croyoient pas inférieurs à l’ancien aréopage, et en droit de donner des lois à leurs souverains ; d’un antre côté, elle considéroit la santé menaçante du roi d’Espagne par sa maigreur, ses vapeurs, sa mélancolie ; par conséquent le besoin qu’elle avoit d’un ministre fidèle à qui elle pût tout confier, lequel pour pouvoir lui donner ses conseils sans crainte, avoit besoin nécessairement d’un bouclier tel que la pourpre romaine, pour le mettre à couvert de ceux qu’il ne pourroit éviter d’offenser. Mais lorsqu’il écrivoit de la sorte, il avoit réduit tous les conseils à néant, dont il avoit pris, lui tout seul, les fonctions, les places, le pouvoir. Il n’avoit pas craint de le mander à tous les ministres que l’Espagne tenoit an dehors avec défense de rendre aucun compte à qui que ce soit qu’à lui seul des affaires dont ils étoient chargés, et de ne recevoir ordre de personne que de lui, ainsi qu’il se pratiquoit dans tout l’intérieur de la monarchie.

Il voyoit aussi les choses de trop près pour pouvoir se flatter que la reine venant à perdre le roi, ce qui n’avoit alors qu’une apparence fort éloignée, les Espagnols qui abhorroient sa personne et le gouvernement étranger, qui n’aimoient guère mieux une reine italienne qui n’étoit pas la mère de l’héritier présomptif et nécessaire ; qui n’avoit eu aucun ménagement pour eux, et assez peu pour ce prince qui leur étoit si cher, se laissassent subjuguer une seconde fois par une reine et un ministre étrangers, qui n’auroient plus le nom du roi pour couverture, pour prétexte et pour bouclier. Il n’y avoit pas si longtemps que la minorité de Charles II étoit passée pour avoir oublié que les seigneurs, ayant don Juan à leur tête, firent chasser les favoris et les ministres confidents de la reine mère et régente, fille et sœur d’empereurs, par conséquent elle-même de la maison d’Autriche, le P. Nithard à Rome, Vasconcellos aux Philippines, et lui ôtèrent toute son autorité. Mais tout étoit bon à Albéroni pour leurrer le pape et ramener au point où il vouloit le réduire, qui étoit de le déclarer cardinal sans plus de délai. Reste à voir ce que c’est qu’une dignité étrangère qui met à l’abri de tout, par conséquent qui permet et qui enhardit à entreprendre tout. C’étoit aussi l’usage qu’Albéroni se proposoit bien de faire de cette dignité après laquelle il soupiroit avec tant d’emportement, s’embarrassant très peu d’ailleurs des succès de tant de négociations, dont les événements à venir étoient si importants à l’Espagne, et faisoient le principal et peut-être le seul objet du roi et de la reine d’Espagne.

Pour plaire à Stanhope il vouloit accorder le congé à Monteléon qui le demandoit, fatigué de n’être instruit de rien, du changement à son égard des ministres restés à Londres depuis le départ pour Hanovre, et d’être mal payé de ses appointements. Quoiqu’il aimât mieux Beretti son compatriote, il le laissoit sans aucune instruction à la Haye sur ce que la France y traitoit. L’abbé Dubois, qui, après avoir arrêté l’alliance à Hanovre, étoit venu à la Haye pour la conclure et la signer, et pour aider à Châteauneuf à y faire entrer les États généraux, assuroit Beretti qu’il n’y avoit rien dans ce traité que de conforme aux intérêts du roi d’Espagne ; lui et Châteauneuf l’avertissoient que la Hollande avoit résolu de faire avec l’empereur une alliance particulière ; qu’il étoit à craindre que son exemple n’y entraînât les autres provinces de cette république ; qu’ils devoient tous trois travailler de concert à la traverser ; qu’il étoit nécessaire qu’il parlât fortement là-dessus aux bourgmestres d’Amsterdam et de Rotterdam. Beretti, qui étoit très défiant, et qui étoit livré à lui-même parce qu’il ne recevoit aucune instruction d’Albéroni, comme on l’a remarqué, se figura que le but des ambassadeurs de France étoit de confirmer de plus en plus la validité des renonciations, d’employer toutes sortes de matériaux pour en consolider l’édifice, engager le roi d’Espagne dans l’alliance qu’ils étoient sur le point de signer avec l’Angleterre et la Hollande, et à donner lui-même par là une nouvelle approbation et une nouvelle force au traité d’Utrecht.

Dans une conjoncture qui lui sembloit si délicate, Beretti déplaisoit d’autant plus à Albéroni, qu’il lui demandoit des ordres précis que ce confident de la reine ne lui vouloit pas donner. Il lui reprochoit son inquiétude et sa curiosité. Il l’avertissoit de se régler sur l’indifférence que le roi et la reine d’Espagne témoignoient sur les alliances négociées par la France, de ne pas chercher à pénétrer au delà des instructions qu’on lui vouloit bien donner, de se souvenir que c’étoit à Madrid qu’ils vouloient traiter si la Hollande vouloit faire avec l’Espagne une alliance d’autant plus avantageuse que le roi avoit pris la résolution d’admettre désormais tous les étrangers au commerce des Indes, de ne faire aucunes représailles sur les marchandises embarquées en temps de paix, moyennant de leur part l’engagement réciproque de n’attaquer aucun vaisseau revenant des Indes, et si ce projet s’exécutoit, donner à tout commerçant étranger voix dans la junte générale que le roi établiroit à Cadix pour le commerce. Le projet étoit de supprimer en même temps la contractation de Séville et d’abolir l’indult [2], qu’on imposoit depuis longtemps sur les vaisseaux qui revenoient des Indes, au lieu duquel on établiroit un tarif certain sur les retours des flottes. Le dessein étoit aussi d’armer huit vaisseaux pour lesquels on attendoit les agrès de Hollande pour la fin de l’année, qui devoient partir en avril, de faire apporter tout le tabac à Cadix, vendu désormais sur le seul compte du roi, dont on faisoit espérer un profit du double, dont on verroit l’effet en 1718, et qu’en attendant on offroit déjà pour l’année 1717 une augmentation de trois cent mille écus. Albéroni se flattoit de rendre le commerce d’Espagne plus florissant que jamais par sa prévoyance, et par la plénitude d’autorité qui lui seroit confiée, et il commença à la fin de cette année 1716 à faire travailler aux ports de Cadix et du Ferrol en Galice dont la situation est admirable, sur lequel on avoit de grandes vues, et le lieu principal où on se proposoit de bâtir des vaisseaux.

Un autre projet proposé par le prince de Santo-Buono-Carraccioli, vice-roi du Pérou, homme de beaucoup d’esprit et de mérite, fut de démembrer de son commandement les provinces de Santa-Fé, Carthagène, Panama, Quito, la Nouvelle-Grenade, pour en faire le département d’un troisième vice-roi, résidant à Santa-Fé, et cela fut approuvé du roi d’Espagne. Le marquis de Valero, vice-roi du Mexique, donnoit aussi de grandes espérances ; il vouloit être regardé comme attaché à la reine. C’étoit de ce nom qu’Albéroni appeloit ses amis, et ce fut de ceux-là dont il tâcha de remplir les places subalternes lorsqu’il changea tous ces postes au commencement de 1717. Les abus étoient grands et les prétextes ne manquoient pas de faire les retranchements qu’il méditoit. Plusieurs conseillers du conseil des Indes trouvés en grandes fraudes, furent chassés, et plusieurs juntes de finances supprimées. Albéroni comptoit que de ces dépenses épargnées, le roi d’Espagne tireroit plus de deux cent cinquante mille écus par an. Bien des gens se trouvoient intéressés dans ce bouleversement ; ainsi Albéroni tirant un mérite de sa hardiesse à l’entreprendre, se fondoit en nouvelles raisons, toutes modestement résultantes du seul intérêt du service du roi, de le garantir de la vengeance de tant de gens si irrités, et ce moyen étoit unique, c’est-à-dire d’être promptement revêtu de la pourpre.

De là nouveaux ressorts et nouveaux manèges employés à Rome pour vaincre la lenteur du pape, qui de son côté vouloit des modifications à son gré sur ce qui avoit préliminairement été convenu sur les différends des deux cours avec Aldovrandi à Madrid, et remettre cette affaire à Rome à une congrégation. Le premier ministre et le confesseur, qui seuls s’en étoient mêlés, menacèrent à leur tour d’une junte sur ces affaires qui feroit voir au pape la différence de sa hauteur et de son opiniâtreté d’avec la conduite de deux hommes dévoués au saint-siège, et qui pour cela même, encourroient toute la haine de cette junte et de l’Espagne entière. Albéroni, que rien ne pouvoit détourner de son unique affaire, avoit sain de faire dire au pape qu’il ne craignoit aucune opposition à son chapeau de la part de la France ; et comme les mensonges les plus grossiers ne coûtoient rien là-dessus ni à lui ni au P. Daubenton, il se vanta au pape de toute l’estime du régent, dont il le faisoit assurer sauvent, et même lui avoit fait mander par le P. du Trévoux que Son Altesse Royale désiroit entretenir directement avec lui une secrète correspondance de lettres.

La confiance du pape et de la cour de Rome en Daubenton, sûre de son abandon à son autorité, à ses maximes par les effets, ne put être obscurcie par les efforts de Giudice, qui ne craignoit pas d’assurer le pape que ce fourbe le trompoit, et qu’il étoit capable de sacrifier son baptême à la conservation de sa place. Ce jésuite ne laissoit pas d’avoir moyen de faire passer à Rome ses sentiments particuliers, et par là ne craignoit point qu’il lui fût rien imputé de ce que Rome trouvoit contre ses maximes dans ce que le roi d’Espagne le chargeoit d’y écrire. Ainsi le pape insistant sur l’entière exemption de toute imposition de tous les biens patrimoniaux des ecclésiastiques d’Espagne, Aubenton lui fit savoir nettement que cet article ne s’obtiendroit jamais, non pas même avec aucun équivalent, parce que l’intention du roi d’Espagne n’étoit pas d’augmenter par là ses revenus, mais de soulager ses sujets à supporter les taxes qui grossissoient, et qui retomboient sur eux, à mesure que les ecclésiastiques, exempts d’en payer aucune ; acquéroient des biens laïques. Aubenton revenoit après à dissuader le pape de mettre aucune de ces choses convenues à Madrid avec Aldovrandi en congrégation, et à le menacer de les voir renvoyer à une junte en Espagne, dont il verroit le terrible effet. Il ajoutoit que le retour d’Aldovrandi en Espagne étoit nécessaire, mais avec la grâce si instamment demandée, le chapeau d’Albéroni, si le pape vouloit obtenir toute sorte de satisfaction qui ne lui seroit donnée qu’à ce prix ; que la reine, irritée de tant de délais, étoit capable de se porter à toutes sortes d’extrémités ; que le ressentiment de se croire amusée et méprisée alloit en elle jusqu’à la fureur, sans qu’Albéroni, qui la voudroit calmer au prix de son sang, osât plus lui ouvrir la bouche, surtout depuis qu’ayant osé lui faire un jour quelque représentation, elle l’avoit fait taire et lui avoit dit qu’elle voyoit bien que six mois et un an de retardement ne lui faisoit rien, mais qu’un moment de retardement faisoit beaucoup à sa dignité et blessoit son honneur. C’étoit par de tels artifices qu’Albéroni comptoit persuader le pape de sa tranquillité sur le moment de sa promotion ; qu’il ne la désiroit prompte que pour l’intérêt du pape, et que tout sujet qu’il enverroit à Madrid seroit sûr d’y réussir, s’il y trouvoit contente du pape la reine qui pouvoit tout.

Il est vrai qu’elle étoit altière et qu’elle s’offensoit fort aisément. Elle le fit vivement sentir à la duchesse de Parme sa mère, qui de son côté ne l’étoit pas moins. Il ne s’agissoit néanmoins que de bagatelles, mais la parfaite intelligence ne revint plus. Le duc de Parme, son oncle et son beau-père, en sentit un autre trait pour ne l’avoir pas avertie à temps du sujet de l’envoi du secrétaire Ré de Londres à Hanovre. Il se trouva plus flexible que la duchesse sa femme ; il s’excusa et dissipa cette aigreur.

Albéroni, qui avoit un commerce direct de lettres avec Stanhope, vouloit traiter avec l’Angleterre et la Hollande, laisser à Beretti le soin de débrouiller le plus difficile avec les États généraux, et se réserver la gloire d’achever à Madrid le traité avec Riperda. Beretti sentoit le poids de ce qu’on exigeoit de lui, et en représentoit toutes difficultés. Il savoit par le Pensionnaire même qu’il croyoit de l’intérêt de ses maîtres de traiter avec l’empereur avant de traiter avec l’Espagne, et Beretti le soupçonnoit de ne vouloir remettre la négociation à Madrid, que pour la retarder, et parce qu’il seroit plus maître de donner ses ordres à Riperda, que d’une négociation qui se traiteroit à la Haye ; mais l’empereur ne répondoit point à l’empressement de ce même Heinsius, et ne faisoit aucune réponse aux propositions que les États généraux lui avoient faites. La première étoit de modérer le nombre de troupes qu’ils devoient fournir pour la défense des Pays-Bas catholiques s’ils étoient attaqués ; ils étoient engagés par le traité de [la] Barrière à fournir en ce cas huit mille hommes de pied et quatre mille chevaux. Ils vouloient plus de proportion entre ces assistances et leurs forces, et des secours conformes aux conjonctures sans spécification. En second lieu ils demandoient qu’il plût à l’empereur de spécifier les princes qu’il prétendoit comprendre dans l’alliance ; et en troisième lieu l’observation exacte de la neutralité d’Italie. Enfin ils refusoient de s’engager dans ce qui pourroit arriver au delà des Alpes et dans la guerre contre les Turcs. Nonobstant le silence de l’empereur sur ces propositions, ses ministres étoient fort inquiets, de l’alliance prête à conclure entre la France, l’Angleterre et la Hollande, et ils n’oublioient rien à la Haye ni même à Paris pour la traverser. Hohendorff continuoit à voir Bentivoglio, et quoique encore sans ordre de Vienne, il pressoit ce nonce d’insinuer au Prétendant de ne point sortir d’Avignon, dans l’opinion que cela dérangeroit ce qui avoit été concerté et causeroit une rupture. Le nonce l’espéroit de même, et goûtoit avec plaisir tous les avis qu’on lui donnoit des difficultés qui s’opposoient à la signature du traité, et sa rupture comme un moyen infaillible de ranger le régent au bon plaisir du pape sur l’affaire de la constitution.




  1. Voyez la note II en fin de volume.
  2. Le mot indult a ici un sens particulier et désigne le droit que le roi d’Espagne prélevait sur les galions qui apportaient les produits de l’Amérique espagnole. La contractation de Séville était la chambre de commerce de cette ville.