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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/1

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CHAPITRE PREMIER.


Attention générale sur le voyage du czar à Paris. — Le roi de Prusse tenté et détourné d’y venir. — Vues et conduite de ce prince. — Liaison entre le roi de Prusse et le czar. — Inquiétude du roi d’Angleterre sur le czar. — Il est forcé de réformer dix mille hommes. — Servitude de la Hollande pour l’Angleterre. — Union et traité entre le czar et le roi de Prusse. — Mesures du czar avec la France et avec le roi de Pologne. — Mesures sur le séjour des troupes moscovites dans le Mecklembourg. — Le pape veut lier le czar avec l’empereur contre le Turc. — Manèges d’Albéroni en France pour son chapeau. — Véritables raisons du changement de conduite d’Albéroni à l’égard du pape. — Le pape écrit au czar ; il le veut liguer avec l’empereur et obtenir le libre exercice de la religion catholique dans ses États. — Le czar l’amuse et se moque de lui. — Il en parle très sensément au maréchal de Tessé. — Molinez, inquisiteur général d’Espagne, revenant de Rome en Espagne, arrêté à Milan. — Embarras et caractère du pape. — Promotion d’Albéroni est l’unique affaire. — Il se moque de Molinez, s’assure du régent sur sa promotion. — Ses vanteries. — La cour d’Espagne à l’Escurial malgré la reine. — Aldovrandi y arrive. — Manèges d’Albéroni. — L’Angleterre reprend la négociation de la paix entre l’empereur et l’Espagne. — Divisions domestiques en Angleterre. — Son inquiétude sur le czar. — Troupes russiennes sortent du Mecklembourg. — Le Danemark, inquiet sur le nord, éprouve le mécontentement de la Russie. — Le czar veut traiter avec la France. — Obstacles du traité. — Le czar en mesure avec l’empereur à cause du czarowitz. — Plaintes et avis du roi de Prusse. — Offices du régent sur le nord. — Scélératesse du nonce Bentivoglio. — Le Prétendant à Rome ; y sert Albéroni. — Soupçons de nouveaux délais de sa promotion. — Hauteurs et manèges du pape. — Départ de Cadix de la flotte d’Espagne. — Scélératesse d’Albéroni. — Giudice à Rome. — Misère de sa conduite, de sa position, de sa réputation. — Friponnerie d’Ottobon. — Chiaous à Marseille. — Vie solitaire et pénitente de Ragotzi.


Le voyage du czar en France, au commencement de mai, devint l’attention de toute l’Europe, en particulier de l’Angleterre. Le roi de Prusse y seroit venu en même temps si on ne lui en eût fait craindre du ridicule, et que l’empereur n’en prit un violent ombrage. Ces deux princes étoient également mécontents du roi d’Angleterre, ils ne comptoient pas d’avoir rien à espérer de l’empereur. Leur vue étoit de conclure une paix avantageuse avec la Suède.

Le roi de Prusse sollicitoit le régent d’ordonner positivement au comte de La Marck, ambassadeur de France auprès du roi de Suède, d’engager promptement une négociation pour la paix entre eux et d’en poursuivre vivement la conclusion. Il insistoit à profiter de la guerre du Turc, dont l’empereur ne seroit pas plutôt débarrassé qu’il voudroit agir en maître des affaires de l’empire et de celles du nord, où il prendroit des liaisons préjudiciables à la France. Il avertissoit le régent de se défier de Georges tout occupé de ménager l’empereur à cause de ses États d’Allemagne, et de ceux qu’il avoit usurpés sur la Suède, et à qui il vouloit faire torcher deux cent cinquante mille livres sterling, que le parlement alloit lever pour le payement des arrérages dus aux alliés de l’Angleterre et des subsides de la dernière guerre. Irrité d’être frustré de sa part sur cette somme, il désiroit prendre avec la France des engagements plus forts que ceux qu’il avoit déjà avec elle par un traité secret. Il avoit paru éluder la proposition que le régent lui avoit faite d’entrer dans la triple alliance, alarmé aussi du bruit répandu que le roi d’Angleterre y faisoit admettre le Danemark. Il n’étoit pas aisé de compter sur le roi de Prusse, léger, inconstant, plein de variations subites, et qui prodiguoit à l’empereur tout ce qu’il espéroit lui pouvoir concilier sa protection.

Il fit savoir au czar, à Paris, en mai, qu’ils ne devoient compter ni l’un ni l’autre sur l’empereur pour la conservation de leurs conquêtes sur la Suède ; qu’il étoit de leur intérêt commun de ne pas attendre que l’empereur fût débarrassé de la guerre du Turc pour traiter avec la Suède, et qu’ils ne le pourroient faire avantageusement que par le moyen de la France. C’étoit lui dire de s’attacher à cette couronne. Cet avis étoit fondé sur ce qu’il lui étoit revenu que les ministres de Vienne avoient dit à celui de Russie que, sensible à la confiance du czar, l’empereur prendroit volontiers des mesures plus étroites avec lui pourvu qu’il ne s’agît point des affaires du nord, dont jusqu’alors il ne s’étoit point mêlé, et qu’il ne pouvoit dans ces affaires exercer que son office de juge supérieur. Que d’ailleurs si le czar vouloit prendre avec lui quelques mesures sur la guerre du Turc, il en seroit fort aise.

Quelque temps après le roi de Prusse apprit que l’empereur, irrité plus que jamais du séjour des troupes moscovites dans le Mecklembourg, malgré les promesses de bouche et par écrit de les en retirer, avoit dit qu’il les en feroit sortir à main armée, et demandé à ceux qui lui représentoient les suites d’un pareil engagement s’ils craignoient les Moscovites, qu’il n’avoit, lui, aucun sujet d’appréhender. Le roi de Prusse fit communiquer ces avis aux czar, et ses soupçons des desseins secrets du roi d’Angleterre de joindre à ses troupes celles du Danemark et des princes de la basse Allemagne pour chasser les Moscovites du Mecklembourg, sous le nom et l’autorité de l’empereur. Le czar répondit à la confiance du roi de Prusse, et l’assura qu’il pensoit sérieusement à un traité avec la France ; qu’il lui communiqueroit tout ce qu’il y feroit, et lui promit de ne rien conclure sans sa participation.

Georges connoissoit très bien le caractère de son gendre, capable d’entrer en beaucoup de choses contre lui. Mais, se reposant sur sa perpétuelle instabilité, il tournoit toute son inquiétude sur le voyage du czar à Paris, persuadé que c’étoit dans le dessein d’y prendre des liaisons étroites, dont le séjour des troupes moscovites dans le Mecklembourg augmentoit l’alarme. Il n’avoit plus de prétexte de conserver ses troupes. Le roi de Suède désavouoit ses ministres. Nul vaisseau ni préparatif dans le port de Gottembourg. Ainsi, Georges se trouva forcé de déclarer au parlement qu’il réformoit dix mille hommes. La France ne donnoit plus d’alarmes à l’Angleterre, surtout depuis la triple alliance, et la Hollande persévéroit dans son ancienne habitude de lui être soumise. Elle ne voulut admettre le roi de Prusse dans la triple alliance, dont il l’avoit fait sonder, qu’autant que le roi d’Angleterre le désireroit ; et ce prince, voulant découvrir si le czar y étoit reçu, le Pensionnaire répondit au ministre de Prusse que l’alliance n’étoit qu’entre puissances voisines, pour maintenir l’amitié et la sûreté commune, et ne regardoit en aucune manière le czar ; qu’elle deviendroit trop universelle si elle s’étendoit à des princes éloignés, et que, par même raison, il seroit étrange que le Danemark y voulût entrer. La clarté de cette réponse enraya le ministre de Prusse sur l’admission du czar, de peur de nuire à son maître.

Leurs ministres à Paris sembloient marcher fort de concert. Kniphausen, qui avoit la confiance du roi de Prusse, étoit venu de Hollande à Paris relever Vireck. Schaffirof, vice-chancelier du czar, avoit aussi la sienne et l’accompagnoit dans ses voyages. Ils convinrent que l’intérêt commun de leurs maîtres étoit de bien examiner laquelle de l’alliance avec l’empereur ou avec la France seroit plus avantageuse ; qu’avant de s’engager avec la dernière, il falloit voir clairement si elle vouloit et pouvoit faire sincèrement quelque chose de solide pour eux, sinon la laisser et conclure un traité avec l’empereur, à condition qu’il promettroit de n’user d’aucune voie de fait pour les forcer directement ni indirectement à restituer les conquêtes qu’ils avoient faites, si, comme ils ne l’espéroient pas, ils ne pouvoient l’engager à les leur garantir. En attendant, ne rien faire qui pût le rebuter, entretenir même de la confiance avec lui, dans la crainte des mesures que le roi de Suède y pourroit prendre. Rien ne paraissoit mieux cimenté que leur union, et ils se promirent de s’avertir mutuellement de tout ce qu’ils apprendroient.

Un ministre de l’empereur fit entendre, en ce temps-là, à celui de Russie que, si la confiance s’établissoit entre leurs maîtres, l’empereur étoit disposé à étendre les traités ; mais qu’il ne croyoit pas en devoir faire part au roi de Prusse que le traité ne fût bien digéré, et même les préliminaires convenus. Quelque temps après, Schaffirof remit à Kniphausen le projet d’un traité à faire entre leurs maîtres. L’objet principal étoit d’empêcher que le roi de Danemark, qui possédoit alors la Poméranie antérieure, ne la remît entre les mains du roi de Suède par une paix particulière, ou à quelque autre puissance suspecte aux princes ligués. Ce projet avoit sept articles.

1. Renouveler les traités signés à l’occasion de la guerre du nord, particulièrement les conventions nouvellement faites entre leurs maîtres dans la conférence d’Havelsberg ;

2. Donner l’attention nécessaire pour empêcher que le roi de Suède ou quelque prince d’intelligence avec lui reprît Stralsund et Wismar ;

3. Promettre d’observer le traité fait avec le roi de Danemark, tant que ce prince l’observeroit lui-même, et qu’il conserveroit ce qu’il possédoit dans la Poméranie antérieure en deçà de la rivière de Penne ;

4. Engagement réciproque de secours mutuels pour s’opposer au roi de Danemark, s’il prétendoit disposer, sans concert avec eux, des pays dont il est en possession ;

5. Promesse du czar, pour satisfaire à cet engagement, de faire marcher les troupes qu’il avoit dans le Mecklembourg, ou d’autres des plus prochains endroits, si elles en étoient sorties ; qu’il les joindroit à celles du roi de Prusse ; qu’elles agiroient conjointement pour chasser les Suédois ou autres puissances suspectes de l’île de Rugen et des autres lieux de la Poméranie antérieure, avec promesse du czar d’y employer encore des forces maritimes ;

6. Le czar consentoit aux démarches que le roi de Prusse jugeroit à propos de faire, pour obtenir du roi de Danemark la cession de la Poméranie antérieure. Le czar promettoit d’y contribuer de tout son pouvoir, et la chose faite, de se porter pour garant de cette cession pendant la guerre jusqu’à la paix, suivant ce qui avoit été pratiqué à l’égard de Stettin ;

7. Ils convenoient qu’après que Wismar seroit rasé, il seroit donné au duc de Mecklembourg une indemnité des pertes par lui souffertes du roi de Danemark, suivant la promesse du roi de Prusse à ce prince. Le czar et le roi de Prusse s’engageoient à procurer cette cession, lors de la paix avec la Suède, et à solliciter pour cet effet le consentement de l’empereur et de l’empire, et des alliés du nord, de ne pas permettre qu’il fût disposé autrement de Wismar, et, si on l’entreprenoit, de s’y opposer avec le nombre de troupes qui seroit jugé nécessaire.

Ce dernier article fit tant de difficulté que Schaffirof céda. Il pria seulement Kniphausen d’envoyer le projet au roi de Prusse, de faire ce qu’il pourroit pour en obtenir son agrément, et l’assura que ce changement n’empêcheroit pas la signature du traité’, pourvu qu’on y voulût insérer qu’à l’égard de Wismar on s’en tiendroit à la déclaration donnée à Stettin.

Le czar en même temps cherchoit à traiter avec la France. L’article des subsides qu’il demandoit en faisoit la difficulté principale. La conduite de cette négociation sous ses yeux ne pouvoit se cacher à ses alliés alarmés des engagements qu’il pourroit prendre à leur préjudice. Le roi de Pologne, qui avoit un ministre à Paris, y en envoya un second, pour y veiller encore mieux, pendant le séjour du czar. Schaffirof les assura tous deux que le czar ne feroit jamais d’accommodement avec la Suède, sans la participation du roi de Pologne ; que les François ne lui avoient encore fait aucune proposition là-dessus, et n’en feroient apparemment pas, avant d’avoir reçu des nouvelles du comte de La Marck, leur ambassadeur auprès du roi de Suède, et qu’il ne s’étoit parlé encore que d’un simple traité d’amitié. Il leur confia sous le secret que, si la France proposoit un traité d’alliance pareil à celui qu’elle avoit fait avec l’Angleterre et la Hollande, le czar y pourroit consentir, mais à bonnes enseignes, et à condition qu’elle abandonneroit la Suède. Il leur dit aussi qu’il n’avoit tenu qu’à l’empereur de se lier avec le czar ; mais que, comme il avoit répondu avec mépris, quoique depuis il eût changé de ton, le czar pourroit aussi s’entendre avec la France, s’il y trouvoit son compte. Il ajouta que le czar avoit déjà la parole du roi de Prusse, qu’il souhaitoit de trouver le roi de Pologne dans les mêmes dispositions. Schaffirof les pria d’en écrire à leur maître, et leur demanda le secret, et les assura que, si le traité se concluoit, il y seroit laissé une porte ouverte au roi de Pologne pour y entrer. Les envoyés de Pologne jugeoient le succès de la négociation fort incertain à cause des garanties que le czar et la Prusse ne manqueroient pas de demander ; mais comme ils pouvoient se tromper, leur but étoit de suspendre la négociation, s’il leur étoit possible, jusqu’à ce qu’ils eussent des nouvelles de leur maître.

On prétend que Los, un des envoyés de Pologne, conseilla au roi son maître d’engager, s’il pouvoit, la France à lui faire des propositions, parce que, si elles ne lui convenoient pas, elles lui serviroient à lui faire un mérite auprès de l’empereur. Ce même Los suivoit le czar partout où il alloit, en espion plutôt qu’en ministre.

L’empereur souffroit avec impatience le séjour des troupes russiennes dans le Mecklembourg. L’envoyé de Prusse en informa le czar, en adoucissant les termes forts des Impériaux. Les ministres du czar avouèrent que, suivant les promesses du czar, elles en devoient sortir à la fin d’avril ; que cette prolongation portoit plus de préjudice que d’avantage à leur maître, et promirent de presser le czar là-dessus ; mais ils assurèrent que ce retardement n’étoit causé que par quelques ombrages qu’il avoit conçus des intérêts et de la conduite du roi d’Angleterre à son égard. Une des raisons qui retenoient encore le czar étoit sa propre sûreté. Il vouloit avoir des troupes en Allemagne pendant qu’il étoit hors de ses États, et à portée de se mettre à leur tête quand il sortiroit de l’empire.

Ses ministres étoient persuadés qu’il n’y avoit rien à craindre de la maison de Brunswick ni de l’empereur, malgré ses menaces, quoiqu’ils sussent qu’il se proposoit actuellement d’unir les forces des rois d’Angleterre et de Danemark pour chasser les Moscovites du Mecklembourg. Ils s’en plaignirent à un émissaire que le roi de Danemark avoit envoyé observer le czar à Paris, nommé Westphal. Ils lui reprochèrent que son maître avoit faussement publié que le czar prenoit les intérêts du duc de Holstein, et que c’étoit là-dessus que les Danois prenoient des engagements contraires aux Moscovites, le menacèrent d’une rupture ouverte si le Danemark faisoit le moindre acte d’hostilité sous quelque prétexte que ce fût. Ils nièrent aussi qu’il y eût aucune proposition de mariage entre le duc de Holstein et la fille aînée du czar, comme le bruit s’en étoit répandu, et qui s’accomplit depuis.

Ces plaintes étoient fondées. Il s’agissoit alors à Vienne de former une armée pour forcer les Moscovites à se retirer. L’empereur comptoit sur les troupes de Brunswick et de Danemark. Le roi d’Angleterre lui promettoit vingt-cinq mille hommes incessamment pour exécuter ses ordres. Sur cette assurance, le projet étoit fait à Vienne d’intimer au czar un terme fort court pour faire sortir ses troupes des terres de l’empire ; s’il refusoit, le déclarer ennemi de l’empire et de tenir une diète pour cela. Le roi d’Angleterre, comme directeur du cercle de la basse Saxe, devoit agir ensuite au nom de l’empereur et de l’empire avec une armée composée des troupes de Danemark, Hanovre, Wolfenbuttel, Gotha et Munster, et camper le 15 juin aux environs de Lauenbourg. Le payement de ces troupes devoit être pris sur les vingt-cinq mille livres sterling accordées au roi d’Angleterre par son parlement.

Tandis que ces mesures se prenoient, dont le pape étoit très mal informé, il pensoit à faire une ligue entre l’empereur et le czar pour la défense de la chrétienté, et il donna ordre à son nonce Bentivoglio, à Paris, de travailler secrètement et prudemment à la former. Il avoit trouvé plusieurs exemples de ses prédécesseurs, de saint Pie V entre autres, et d’Innocent XI, qui avoient écrit des brefs aux grands ducs de Moscovie. Il résolut de les imiter, et il avertit Bentivoglio qu’il lui en enverroit un incessamment à remettre à ce prince.

Albéroni, qui s’étoit plaint avec tant d’éclat, sous le nom du roi d’Espagne, de la promotion de Borromée, comme vendu aux Allemands, et comme une marque du pouvoir prédominant de l’empereur à Rome, prit un ton tout différent en France, dans la crainte que cette couronne ne se mît en prétention d’un chapeau, en équivalent. Il y devint l’avocat du pape, soutint que le chapeau de Borromée n’étoit qu’une affaire de famille indispensable depuis le mariage d’un neveu du pape avec la riche nièce de ce prélat. Avec ces raisons, Cellamare eut ordre de représenter au régent que sa prétention ne feroit que retarder inutilement celle d’Albéroni, et il eut permission pour l’empêcher d’entrer en des engagements avec la France. A. la vérité, il ne s’expliquoit pas sur quoi ni jusqu’où, apparemment pour avoir plus de liberté d’en désavouer Cellamare. Il voyoit une grande facilité à se servir de la flotte promise au pape, pour ses vues particulières sur l’Italie, pendant la guerre du Turc, qui liait les bras à l’empereur. Il comptoit que la France le laisseroit faire, et l’Angleterre et la Hollande aussi, par leur intérêt d’empêcher que Livourne tombât entre les mains de l’empereur. Mais avant de tromper le pape sur l’usage de la flotte, dont l’espérance du secours lui devoit valoir le chapeau, il falloit le tenir bien réellement, à quoi tout délai étoit empêchement dirimant pour le chapeau et pour l’entreprise qu’il méditoit par cette flotte. Telles furent les véritables raisons du subit changement de conduite d’Albéroni qui, après tant d’éclats et de menaces, chercha à se faire un mérite auprès du pape de ce changement même, comme obtenu enfin par lui de Leurs Majestés Catholiques, et de faire partir l’escadre, et de mander Aldovrandi à la cour pour y terminer les différends entre les deux cours, ce qui le porta à faire écrire le roi d’Espagne au pape avec des engagements réitérés, sous la garantie du duc de Parme, pour emporter sa promotion à ce coup, et être libre après de l’emploi de sa flotte, sans avoir plus rien à ménager ni à craindre pour son chapeau.

Il avoit envie de pénétrer le motif du voyage du czar ai Paris, ainsi que toutes les autres puissances. Le comte de Konigseck, ambassadeur de l’empereur, y étoit plus attentif qu’aucun des ministres étrangers. Il pria Vireck, nouvellement rappelé à Berlin, de suivre le czar à Fontainebleau, où Kniphausen, qui le relevoit, alla aussi. Ils y virent Ragotzi entrer en conférence avec le czar, et Ragotzi ne cacha point à Kniphausen que les Turcs le pressoient de se rendre auprès d’eux, et que son dessein étoit d’y aller.

Le prince Kurakin, étant à Rome pour la raison qui a été expliquée en son lieu, avoit fait espérer au pape que le czar accorderoit le libre exercice de la religion catholique dans ses États. Le pape crut que Bentivoglio pourroit l’obtenir en parlant au czar ou à ses ministres, mais il voulut que ce fût comme sans dessein qu’il en embarquât la négociation, en parlant de cela à Kurakin, à propos de l’estime qu’il s’étoit acquise à Rome. Les papes, en écrivant aux grands-ducs de Moscovie, ne leur avoient jamais donné de Majesté. Celui-ci ne crut pas devoir être arrêté par des bagatelles. Il énonça toutes les qualités que le czar prenoit, dans le bref qu’il lui écrivit, et qu’il adressa à Bentivoglio pour le lui remettre, au cas qu’il reçût aussi la patente du libre exercice de la religion catholique, à condition toutefois que ce ne fût pas avec celle de la permission d’introduire le schisme grec dans aucun pays catholique, ce qui auroit rendu l’affaire impossible.

Craignant aussi que le peu de temps qu’il restoit au czar à demeurer à Paris fût trop court pour la consommer, il voulut que Bentivoglio lui fit agréer qu’il envoyât un ministre auprès de lui, avec ou sans caractère. Mais il ne crut pas devoir traiter avec ce prince dans Paris, sous les yeux du régent, sans l’informer de ce dont il s’agissoit. Il ordonna donc à son nonce de lui en rendre compte ; mais de ne lui point parler des ordres secrets qu’il lui avoit envoyés de tâcher de lier le czar avec l’empereur, pour faire la guerre aux Turcs. Le nonce s’adressa donc au prince Kurakin, qui lui donna de bonnes paroles, et à qui il dit qu’il avoit un bref pour le czar, où toutes ses qualités étoient énoncées. Il eut une audience de ce prince, mais sans parler d’affaires.

Kurakin lui avoit dit que celle-là devoit passer par Schaffirof, comme vice-chancelier, parce qu’il s’agissoit d’une expédition de chancellerie. Kurakin lui dit aussi que les catholiques jouissoient actuellement de cette liberté en Moscovie, où il y avoit même déjà des maisons de jésuites et de capucins établies à Moscou. Le nonce revit Kurakin et Schaffirof ; ce dernier lui dit les mêmes choses, et ajouta que le czar vouloit établir un couvent de capucins à Pétersbourg, qu’il n’y seroit de retour de plus de trois mois, qu’alors l’affaire se pourroit finir à la satisfaction du pape, et que le ministre que le pape enverroit prendroit alors caractère, pourvu que ce fût un homme de distinction.

Sur la ligue, Bentivoglio avoit cru toucher les Russes par la facilité de reprendre Azoff pendant la guerre de Hongrie, mais Kurakin lui fit voir par de bonnes raisons combien cette place leur étoit indifférente. Il dit pourtant au nonce dans une autre conversation que, dès que le czar seroit délivré de la guerre de Suède, il se lieroit non seulement avec l’empereur, mais avec les Vénitiens, enfin avec le pape, parce qu’il vouloit être bien avec lui.

En effet, le czar avoit dit au maréchal de Tessé qu’il ne s’éloigneroit pas de reconnoître le pape pour premier patriarche orthodoxe, mais aussi qu’il ne s’accommoderoit pas de certains assujettissements que la cour de Rome prétendoit imposer aux princes, au préjudice de leur souveraineté ; qu’il vouloit bien croire le pape infaillible, mais à la tête du concile général. C’est que la vérité et la raison sont de tous pays, et ce monarque, presque encore barbare, nous faisoit une excellente leçon.

La guerre subsistoit toujours entre l’empereur et le roi d’Espagne ; mais l’éloignement des États suspendoit naturellement les actes d’hostilité. Ils étoient de plus interdits en Italie par le traité de neutralité d’Utrecht. Molinez, grand inquisiteur d’Espagne, voulant s’y rendre de Rome, prit néanmoins des passeports du pape pour plus de sûreté, et Paulucci prit encore assurance de Schrottembach, cardinal, chargé des affaires de l’empereur, en absence d’ambassadeur. Avec ces précautions, Molinez partit de Rome à la fin de mai, et ne laissa pas d’être arrêté à Milan, par ordre du prince de Loewenstein, gouverneur général du Milanois, qui étoit frère de Mme de Dangeau. Sur cette nouvelle, le cardinal Acquaviva alla trouver le cardinal Albane, qui, en l’absence du cardinal Paulucci, faisoit la charge de secrétaire d’État que son oncle lui destinoit, à qui il fit ses plaintes, insistant sur le mépris des passeports du pape. Albane répondit que Schrottembach improuvoit cette violence, et que le pape feroit ce qu’il voudroit. Sur cette assurance, Acquaviva alla au pape, à qui il proposa d’en faire son affaire particulière, et d’en obtenir réparation, ou de la laisser démêler au roi d’Espagne. Si le pape s’en chargeoit, il falloit réclamer Molinez comme ecclésiastique et comme officier intime, principal et immédiat du saint-siège ; ne s’amuser point à dépêcher inutilement des courriers à Vienne, mais parler haut, et marquer dans Rome combien il étoit blessé de la mauvaise foi des Allemands ; le déclarer lui-même aux ministres de l’empereur, ou leur refuser toute audience, jusqu’à ce qu’il eût reçu toute satisfaction, et que Molinez fût en liberté. Si, au contraire, Sa Sainteté vouloit laisser au roi d’Espagne le soin de se venger de la mauvaise foi des Allemands, Acquaviva protestoit que ce monarque, regardant cet incident comme une infraction manifeste à la neutralité d’Italie, emploieroit les vaisseaux qu’il avoit actuellement en mer à tirer raison de la violation des traités.

Il sembloit que le pontificat de Clément XI fût destiné aux événements capables de l’embarrasser. Ils s’accumuloient ; chaque jour en produisoit un nouveau dont il ne pouvoit se démêler. Il étoit plus susceptible qu’aucun de ses prédécesseurs, de frayeur, d’agitation et de trouble, et plus incapable que personne du monde de se décider et de sortir d’embarras. Il mécontentoit ordinairement tous ceux dont il n’avoit point affaire ; il traitoit avec hauteur ceux dont il croyoit n’avoir rien à craindre ; il se comportoit avec tant de bassesse et de timidité à l’égard de ceux dont il appréhendoit la puissance, qu’ils ne lui savoient aucun gré de ce qu’ils en arrachoient par force et par terreur. Il croyoit exceller à écrire en latin et à composer des homélies et des brefs. Il y perdoit beaucoup de temps. Il étoit sans cesse tiraillé dans son intérieur domestique. Son incertitude, ses variations, sa faiblesse avoit ôté toute confiance en ses paroles. Des cardinaux hardis, comme Fabroni et d’autres, hasardoient sous son nom quelquefois ce qu’il leur plaisoit, et ne le lui disoient que quand les choses étoient faites. Il étoit désolé, mais il n’osoit les défaire. Les larmes, dont il avoit une source et une facilité abondante, étoient sa ressource dans tous ses embarras ; mais elles ne l’en tiroient pas. Au fond, un très bon homme et honnête homme, doux, droit et pieux, s’il fût resté particulier sans affaires.

Effrayé au dernier point de la dernière partie du discours d’Acquaviva, il s’écria qu’il falloit bien se garder de prendre une voie si dangereuse ; qu’il alloit dépêcher de vives plaintes à Vienne ; qu’il ne perdroit point de vue cette affaire, qu’il avoit si bien regardée comme la sienne, avant qu’Acquaviva lui en eût parlé, qu’il lui montrât la réponse qu’il faisoit à l’archevêque de Milan qui lui avoit écrit qu’il avoit inutilement demandé au gouverneur général du Milanois de remettre Molinez à sa garde (car il faut remarquer que l’immunité ecclésiastique se mêle de tout et entre dans tout). Mais au fond, la détention de Molinez occupoit peu ceux qui devoient y être les plus sensibles. La promotion d’Albéroni étoit l’affaire unique que le pape vouloit éluder, malgré tant de paroles positives, et malgré le départ tant désiré de l’escadre espagnole. Il craignoit de déplaire à l’empereur, de révolter Rome et le sacré collège ; il cherchoit des délais, malgré la dernière lettre du roi d’Espagne et la garantie du duc de Parme. Il vouloit que les différends avec l’Espagne fussent accommodés à son gré auparavant.

Albéroni ne se découragea point, et comme le pape se défendoit sur l’équivalent du chapeau d’Albéroni, que les couronnes pourroient lui demander, si un motif public comme l’accommodement à son gré n’en étoit une raison à leur fermer la bouche, Albéroni commença par obtenir une lettre du régent au cardinal de La Trémoille, par laquelle il lui mandoit de suspendre toute demande capable de traverser sa promotion, et il se proposa de terminer au gré du pape les différends entre les deux cours, dès qu’Aldovrandi seroit arrivé, qu’il attendoit avec impatience.

Dans cette situation personnelle, il n’avoit garde de déranger le bon état de son affaire, en laissant donner par le roi d’Espagne des marques de ressentiment de l’arrêt de la personne de Molinez ; il n’avoit nulle estime pour lui, et l’appeloit ordinairement solemnissima bestia. Il disoit qu’il méritoit bien cette aventure, qu’il demeureroit longtemps au château de Milan s’il en étoit cru, et qu’il ne valoit pas la peine de déranger les projets de l’escadre pour la délivrance de cet oracle des Espagnols. En même temps il se vantoit de ce qu’il avoit fait et prétendoit faire pour le service du roi d’Espagne. Il disoit qu’il avoit armé trente vaisseaux en moins de huit mois, envoyé six cent mille écus à la Havane, pour employer en tabac qui seroit vendu en Europe au profit du roi ; employé cent cinquante mille écus en achats de provisions pour la marine, cent quatre-vingt mille écus en bronze pour l’artillerie, dont les places étoient dépourvues, et cent vingt mille pistoles pour la citadelle de Barcelone. Enfin, ajoutoit-il, l’Espagne n’en avoit pas tant fait en trois siècles, et ne l’eût pu faire encore s’il eût laissé répandre et distribuer l’argent comme par le passé. À l’avenir il vouloit établir une marine, régler les finances de manière que les troupes fussent bien payées, [et] un fonds sûr pour le payement des maisons royales, en sorte que les rois ne vivroient plus dans la misère de leurs prédécesseurs. Il vouloit encore des troupes étrangères, et persistoit à demander au roi d’Angleterre la permission de lever dans ses États des Anglois ou des Irlandois. L’Angleterre, de son côté, et la Hollande aussi, le pressoient d’un règlement sur le commerce de Cadix. Patiño étoit chargé d’assembler là-dessus chez lui les marchands de toutes les nations, et son occupation de l’escadre servoit d’excuses aux délais.

Le roi d’Espagne eut des évanouissements qui firent craindre pour les suites. On en accusa l’air de Ségovie où il étoit depuis quelque temps. Il voulut aller à l’Escurial. On n’a point su pourquoi la reine s’y opposa fortement ; mais le roi lui parla avec tant de hauteur, qu’étourdie d’un langage si inusité pour elle, elle n’osa hasarder une résistance, pour conserver son pouvoir despotique dans les choses importantes. Ainsi on fut à l’Escurial.

Aldovrandi y arriva le 10 juin, et y fit la jalousie des ministres étrangers par les distinctions qu’il y reçut, et qui montrèrent qu’Albéroni ne connoissoit d’autre affaire que celle de sa promotion, et qu’il étoit inutile de lui parler d’aucune autre. Lui et Aubenton, en bons serviteurs du pape, se mirent à disposer avec le nonce les affaires à une heureuse fin. Ils lui conseillèrent d’attendre qu’elles fussent comme conclues avant de voir Leurs Majestés Catholiques, et il se conforma à leurs désirs. Il louoit sans cesse Albéroni sur l’escadre, et ce dernier se plaignoit du pape avec un modeste mépris. En même temps il rassura Cellamare sur la continuation de son amitié, quoi que pût dire et faire contre lui à Rome son oncle le cardinal del Giudice, qui alloit y arriver.

On laissoit dormir depuis quelque temps la négociation de la paix entre l’empereur et l’Espagne, lorsque Widword, envoyé d’Angleterre en Hollande, alla trouver Beretti, lui dire par ordre de Sunderland, nouveau secrétaire d’État, que le roi d’Angleterre avoit dépêché un courrier à l’empereur pour l’obliger enfin à déclarer s’il vouloit traiter la paix avec le roi d’Espagne ; que ces instances se faisoient de concert avec la France ; que lorsqu’il en seroit temps, les états généraux seroient invités de prendre part à la négociation comme médiateurs et comme arbitres. Beretti, qui n’avoit point d’ordre, et qui n’avoit pas d’opinion du succès de cette démarche, n’oublia rien pour donner de la crainte à cet envoyé, des négociations secrètes du roi de Sicile avec l’empereur, de la mauvaise foi des Autrichiens, de l’ambition et de la puissance de leur maître.

L’Angleterre, en effet, n’étoit guère en état de se mêler beaucoup du dehors par les embarras du dedans. Le prince de Galles cabaloit ouvertement contre le roi son père, et faisoit porter contre Cadogan des accusations au parlement. Tout y étoit en mouvement sur celles du comte d’Oxford, prêtes à être jugées. Les ennemis de la cour, qui faisoient le plus grand nombre, étoient affligés de son union avec le régent, qui obtint enfin du czar, si pressé d’ailleurs, la sortie des troupes du pays de Mecklembourg, et des assurances de témoignages d’amitié pour le roi d’Angleterre qui, non plus que ses ministres, n’y compta guère, mais qui le ménageoit pour tâcher d’effacer les sujets qu’il lui avoit donnés de mécontentement et de plaintes.

Ils en étoient d’autant plus inquiets que le czar avoit été voir la reine douairière d’Angleterre, et avoit paru touché de son état et de celui du roi Jacques son fils. Les suites que cette compassion pouvoit avoir alarmèrent Stairs. Il prit une audience du czar, à qui il dit merveilles de l’estime et des intentions du roi d’Angleterre à son égard. Il vit après Schaffirof avec les mêmes protestations, et lui parla des troupes du Mecklembourg. Schaffirof se contenta de lui répondre qu’il en rendroit compte au czar, sans lui montrer que la résolution de la sortie de ces troupes étoit prise et l’ordre envoyé. Il conseilla à son maître de se faire un mérite auprès du roi d’Angleterre d’une affaire faite. Le czar le crut, et Schaffirof écrivit en conséquence à Stairs. Schaffirof avertit aussi l’envoyé de Prusse de l’ordre envoyé à ces troupes. Ainsi ils eurent l’adresse de faire valoir au régent et au roi d’Angleterre l’exécution d’une résolution, que la crainte de se voir tomber une puissante armée sur les bras ne leur avoit plus permis de différer.

En même temps le roi de Danemark s’inquiétoit de ce qu’on ne parloit point d’attaquer la Suède ; il craignoit d’en être attaqué lui-même en Norvège. Il demandoit au czar une diversion qui l’en mît à l’abri. Le czar, peu content de ce prince, éluda ses demandes. Il répondit qu’il n’étoit pas en état de rien entreprendre contre la Suède sans le secours de vaisseaux que l’Angleterre et le Danemark lui avoient promis ; que d’ailleurs le roi d’Angleterre étoit seul, et sans lui assez puissant pour garantir les États du roi de Danemark d’une invasion des Suédois, et lui procurer ’une paix avantageuse. Les Danois, qui entendirent bien la signification de cette réponse, étoient, ainsi que les envoyés de Pologne, extrêmement inquiets de ce que le czar traitoit avec le régent. Ils se relayoient autour de ce monarque, et se communiquoient tout ce qu’ils pouvoient apprendre. Il partit enfin de Paris sans qu’ils fussent éclaircis de rien. Mais Schaffirof, qui y demeura quelques jours après lui, confia sous le dernier secret à un des agents du roi de Pologne tout ce qui s’étoit passé dans la négociation avec la France, et que le traité auroit été conclu si l’envoyé de Prusse n’en eût pas arrêté la signature. Il ajouta que le principal but du czar, en prenant avec la France des engagements apparents, qui dans le fond ne l’obligeoient à rien, avoit été de brouiller la France avec la Suède ; qu’une convention vague d’assistance générale étoit si aisée à éluder qu’il étoit persuadé qu’elle ne pouvoit blesser l’empereur, qui en sentiroit aisément le peu de solidité ; que sur ce fondement ils en presseroient la conclusion ; et s’ouvrant tout à fait, il avoua qu’il la désiroit par l’espérance des présents aux ministres qui font la signature, et se plaignit amèrement du mauvais procédé de la cour de Berlin qui l’avoit retardée, et qu’il dit être connue de tout le monde pour être légère, et sans principes ni suite dans ses résolutions.

Schaffirof ne disoit pas tout. La Suède, bien moins que l’Angleterre, avoit été la pierre d’achoppement. La Suède étoit trop abattue pour faire ombrage à la Russie. D’ailleurs le czar, qui avoit beaucoup de grand, n’avoit pu refuser son estime au roi de Suède. Content de l’avoir réduit dans l’état où il se trouvoit, il ne vouloit pas l’accabler, mais il cherchoit, au contraire, à s’en faire un ami. Il ne vouloit pas moins conserver ses conquêtes. Ce but s’accordoit parfaitement avec sa haine pour le roi d’Angleterre, et avec son mécontentement du Danemark. Il cherchoit donc les moyens de les obliger à restituer ce qu’ils avoient pris ou usurpé sur la Suède, à s’en faire un mérite auprès d’elle, en conservant ce qu’il lui avoit pris. Mais il trouva l’Angleterre si absolue dans le cabinet du régent, qu’il perdit bientôt toute espérance de faire restituer par aucun moyen Brême et Verden enlevés à la Suède en pleine paix par les Hanovriens, dans les temps les plus calamiteux de la Suède.

Le czar avoit un autre embarras avec l’empereur, qui l’obligeoit à le ménager. Le czarowitz, dont la tragique histoire est entre les mains de tout le monde, s’étoit sauvé de Russie pendant l’absence du czar, et s’étoit réfugié à Vienne. L’empereur l’avoit promptement fait passer à Naples, où il n’avoit pu être si bien caché que le czar n’en fût informé. Il demandoit à l’empereur de le lui remettre entre les mains. Quoique l’empereur n’eût pas lieu de s’intéresser beaucoup au sort d’un prince qui, ayant épousé la sœur de l’impératrice sa femme, l’avoit tuée, grosse, d’un coup de pied dans le ventre, sans autre cause que sa férocité, l’empereur ne laissoit pas de faire beaucoup de difficultés de rendre un prince qui s’étoit jeté entre ses bras, comme dans son unique asile, à un père aussi irrité qu’étoit le czar, qui adoroit la czarine, belle-mère de ce prince, et qui en avoit un fils qu’il préféroit à cet aîné fugitif pour lui succéder. Le roi de Prusse, de son côté, se plaignoit, dans la défiance qu’il avoit de ses alliés, que la France ne pressoit pas assez la paix entre la Suède et lui, et menaçoit que, si elle n’étoit faite avant la fin de la guerre de Hongrie, la ligue du nord se jetteroit entre les bras de l’empereur, dont elle achèteroit l’appui tout ce qu’il le lui voudroit vendre. Ces plaintes étoient injustes. Le régent n’oublioit rien pour calmer les troubles du nord. Il avoit disposé le roi d’Angleterre à relâcher le comte de Gyllembourg, dès que le roi de Suède eut désavoué ses ministres, et déclaré qu’ils avoient agi sans sa participation. La détention du baron de Goertz, en Hollande, apportoit un obstacle à la conclusion de cette affaire. Le roi d’Angleterre le regardoit comme un ennemi dangereux, et tâchoit de prolonger sa prison. Elle faisoit tort au commerce des Hollandois dans le nord, et ils se lassoient d’être les geôliers du roi d’Angleterre. Ses ministres en Hollande ne se sentant pas assez forts pour persuader la république contre ses intérêts, vouloient s’appuyer auprès d’elle de l’appui du régent, des amis duquel ils sentoient tout le poids auprès d’elle. Cette étroite intelligence entre le roi d’Angleterre et le régent étoit un des moyens dont le nonce Bentivoglio se servoit le plus pour décrier à Rome le régent, qui sacrifioit, disoit-il, la religion pour s’appuyer des protestants ; car tout étoit bon à ce furieux pour mettre le feu du schisme, de l’interdit, de la guerre civile, s’il eût pu, en France, dans la folle persuasion que cela seul le feroit subitement cardinal. Il gémissoit amèrement sur le jugement rendu entre les princes du sang et les bâtards. Leur privation de l’habilité de succéder à la couronne étoit l’ouvrage des jansénistes, et le plus funeste coup porté à la religion. Il désiroit ardemment et il espéroit des conjonctures funestes au gouvernement, qui donneroient lieu à leur rétablissement. Pourroit-on imaginer que des propos si diamétralement contraires à l’Évangile sortissent de la bouche d’un archevêque, représentant le pape, écrivant à Rome ? Mais sa vie publique répondoit à ses discours, et les désordres effrénés de la sienne étoient l’approbation signalée des ombres qui se remarquent dans la vie du feu roi.

Le Prétendant étoit alors à Rome, où le pape avoit pour lui tous les égards et les distinctions qu’il devoit, mais qui, à vingt mille écus près qu’il lui donna, n’alloient qu’à des honneurs et à des compliments pour lui et pour la reine sa mère. Il n’espéroit d’assistance que de l’Espagne. Il voulut donc flatter Albéroni, et dans une audience qu’il eut du pape, il le pressa sur sa promotion. Le pape lui répondit seulement qu’il attendoit un projet d’édit du roi d’Espagne qu’Aldovrandi devoit lui envoyer ; mais après l’audience il lui en fit faire un reproche tendre par son neveu don Alexandre, et [le fit] avertir en même temps de se garder de ceux qui ne lui donnoient de ces sortes de conseils que pour le trahir. Le pape, à l’occasion du premier consistoire, en parla au cardinal Gualtieri, qui fit si bien comprendre la nécessité où se trouvoit ce malheureux prince que le pape se repentit de ce qu’il lui avoit fait dire, chose qui lui arrivoit souvent après ses démarches.

Acquaviva, à qui le Prétendant avoit fort recommandé Castel-Blanco, qui lui avoit rendu de grands services, lui avoit dit ce qui s’étoit passé entre le pape et lui sur Albéroni. Il réfléchit sur cet édit attendu d’Espagne, dont jusque-là le pape n’avoit pas dit un mot. Il en inféra qu’il y vouloit trouver occasion de délais, pour laisser vaquer plusieurs chapeaux, et en contenter à la fois l’Espagne et les autres couronnes qui auroient à se plaindre d’un chapeau seul donné à Albéroni, et ce soupçon étoit très conforme au caractère du pape. Sa Sainteté faisoit presser le roi d’Espagne de finir au plus tôt les affaires de la nonciature de Madrid. Si elles étoient terminées avant la promotion, il se proposoit de dire au consistoire qu’il y avoit plus de gloire pour lui de faire cardinal celui qui avoit tant contribué au bien du saint-siège, que pour le sujet même qu’il élevoit à la pourpre. C’étoit par là qu’il se préparoit à se défendre contre les plaintes, et [à] imposer silence aux prétentions des couronnes sur des chapeaux en équivalent de celui-là. Acquaviva ne se fiait ni à ces propos ni aux promesses du prélat Alamanni, qui répondoit de la promotion, même avant que le tribunal de la nonciature fût rouvert à Madrid, si le roi d’Espagne persistoit à la demander.

Le pape avoit écrit au roi d’Espagne et au duc de Parme comme des excuses sur la promotion de Borromée, et de nouvelles promesses de celle d’Albéroni, dont il vouloit leur persuader que le délai ne rouloit point sur là défiance de l’exécution des paroles du roi d’Espagne, et fit encore [écrire] par le cardinal Paulucci au P. Daubenton, son plus fidèle agent, pour presser le roi d’Espagne de finir tous les points à la satisfaction du pape avant la promotion. Cette lettre étoit pleine de tout ce qu’on y put mettre de raisons d’une part, et de témoignages d’estime, d’affection et de confiance, de l’autre, pour le jésuite.

Ces lettres étant demeurées sans effet jusqu’à l’arrivée d’Aldovrandi à l’Escurial, le pape redoubla de promesses que, sitôt que les différends seroient terminés à sa satisfaction, il feroit la promotion sans attendre de vacances. Il se plaignoit qu’elle seroit faite depuis deux mois si le roi d’Espagne ne les avoit perdus en plaintes inutiles sur celle de Borromée, et à tenir Aldovrandi à Perpignan ; enfin qu’il étoit nécessaire qu’il pût annoncer au consistoire que la nonciature étoit rouverte, le nonce en possession de toutes ses anciennes prérogatives, que les nouveautés contraires à l’ancienne juridiction ecclésiastique étoient abolies, la flotte à la voile pour le secours de l’Italie et de la chrétienté, et qu’Albéroni avoit été le ministre auprès du roi d’Espagne de toutes ces grandes choses. Le pape, qui sentoit tout le parti qu’il pouvoit tirer de l’excès de l’ambition d’Albéroni, et de l’excès aussi de son pouvoir sur l’esprit du roi et de la reine d’Espagne, manda à Aldovrandi que, s’il ne pouvoit obtenir l’ouverture de sa nonciature avant que la promotion d’Albéroni fût faite et déclarée, il le trouvoit bon, mais à cette condition que le décret que le roi d’Espagne devoit publier, suivant la minute jointe à ses instructions, fût signé avant la promotion sans aucune variation, et qu’il en fût remis un exemplaire authentique entre les mains d’Aldovrandi pour le lui envoyer. Il vouloit, de plus, recevoir par le duc de Parme des assurances précises de l’ouverture du tribunal de la nonciature après immédiatement la nouvelle de la promotion, et d’une pleine et entière satisfaction suivant les instructions qu’il avoit données à son nonce, qu’il avoit chargé, de plus, d’obtenir l’éloignement de quelques personnes notées à la cour de Rome : salaire trop accoutumé de la fidélité et de la capacité de ceux qui ont le mieux servi les rois contre les entreprises de cette dangereuse et implacable cour.

Malgré tant de dispositions apparentes, on soupçonnoit encore le pape de vouloir se préparer des délais, dans la crainte où il étoit du ressentiment de l’empereur. La flotte d’Espagne, si désirée du pape, partit enfin de Cadix, composée de douze vaisseaux de guerre, un pour hôpital, un pour les magasins, et deux brûlots. Albéroni flattoit toujours le pape qu’elle prenoit le plus court chemin du Levant, sans toucher aux côtes d’Italie, pour abréger de cent lieues. Albéroni, à ce qu’on a cru depuis, avoit averti le duc de Parme de la véritable destination de la flotte. Il l’avertit aussi d’éviter tout commerce avec les correspondants du Prétendant, dont la maison étoit toujours remplie de fripons et de traîtres, et duquel il blâmoit le voyage de Rome comme une curiosité dévote qui ne seroit pas applaudie en Angleterre. En même temps Albéroni, voulant tout mettre à profit pour plaire au pape dans cette crise de sa promotion, le pressoit de se faire obéir en France par quelque coup d’éclat sur la constitution.

Giudice, arrivé à Rome, y fut d’abord sèchement visité par Acquaviva ; on le soupçonnoit de se vouloir donner à l’empereur. Il étoit accusé d’en avoir fort avancé le traité, en 1714, avec le comte de Lamberg, ambassadeur de l’empereur, et de l’avoir brusquement rompu, lorsque la princesse des Ursins fut chassée et qu’il fut rappelé en Espagne. Lamberg même ne le nommoit plus depuis que le double traître. Il avoit vu, en passant à Turin, le roi de Sicile, qui ne s’étoit ouvert en rien sur quoi que ce soit avec lui, et ne lui avoit parlé que de choses passées. Ses différends avec Rome étoient pour lors en assez grand mouvement, et le pape lui avoit fait une réponse extrêmement captieuse, et pleine des plus grands ménagements pour l’empereur. Giudice donc ne put rapporter aucune considération de son passage à Turin. Étant à Gênes, il avoit voulu visiter la princesse des Ursins, qui l’avoit crûment refusé, sous prétexte de son respect pour le roi d’Espagne, qui ne lui permettoit pas de voir personne qui fût dans sa disgrâce. La Trémoille fut moins réservé que sa sueur, qu’il n’aimoit guère, ni elle lui. Il étoit depuis longtemps ami de Giudice, il le vit souvent, et avec une confiance fort déplacée avec un homme moins franc et plus rusé que lui, sur un mauvais pied à Rome, et d’une réputation peu entière.

La cour de Rome est pleine de gens, et du plus haut rang, qui font métier d’apprendre tout ce qu’ils peuvent, et d’en profiter. On prétendit que le cardinal Ottobon ne s’oublia pas, dans ce qu’il sut démêler de ces deux cardinaux, pour gagner la confiance du roi d’Espagne et se réconcilier l’empereur. Il s’empressoit pour la promotion d’Albéroni pendant qu’il faisoit tous ses efforts pour effacer les soupçons de la cour de Vienne, et retirer par ce moyen une partie des revenus de ses bénéfices situés dans l’État de Milan, que les Allemands avoient confisqués.

Un chiaous, dépêché par le Grand Seigneur, arriva en France et m’y ramènera en même temps. La Porte vouloit savoir des nouvelles du gouvernement de France depuis la mort du roi, dans le dessein de vivre toujours bien avec elle. Elle vouloit aussi exciter des mouvements en Transylvanie, et proposer des partis avantageux à Ragotzi pour y retourner.

La vie qu’il menoit, surtout depuis la mort du roi, ne répondoit guère à une pareille proposition. Il s’étoit aussitôt après tout à fait retiré dans une maison qu’il avoit prise dès auparavant, et où il alloit quelquefois, aux Camaldules de Grosbois. Il y avoit peu de domestiques, n’y voyoit presque personne, vivoit très frugalement dans une grande pénitence, au pain et à l’eau une ou deux fois la semaine, et assidu à tous les offices du jour et de la nuit. Presque plus à Paris, où il ne voyoit que Dangeau, le maréchal de Tessé et deux ou trois autres amis ; M. le comte de Toulouse, avec qui, deux ou trois fois l’année, il alloit faire quelques, chasses à Fontainebleau ; le roi et le régent, uniquement par devoir et de fort loin à loin ; d’ailleurs beaucoup de bonnes œuvres, mais toujours fort informé de ce qui se passoit en Transylvanie, en Hongrie et dans les pays voisins ; avec cela, sincèrement retiré, pieux et pénitent, et charmé de sa vie solitaire, sans ennui et sans recherche d’aucun amusement ni d’aucune dissipation, et jouissant toujours de tout ce qu’on a vu en son temps que le feu roi lui avoit donné.