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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/10

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CHAPITRE X.


Manèges du duc de Noailles à l’égard de Law. — Mort de Mornay. — Duc de Noailles obtient sur-le-champ le gouvernement et la capitainerie de Saint-Germain. — Liaison de l’abbé Dubois et de Law, et sa cause. — Duc de Noailles, agité de crainte pour sa place, veut me regagner, et me propose de rétablir le temporel ruiné de La Trappe. — Sourds préparatifs à déposter le duc de Noailles et son ami le chancelier. — Édit en faveur de la compagnie d’Occident ; quel. — Le régent travaille à la Raquette avec Law, le chancelier et le duc de Noailles, sur lequel il achève de s’indisposer. — La Raquette et les Biron. — Grâce pécuniaire au Languedoc, d’où Bâville se retire avec douze mille livres de pension. — Inondations vers le nord. — Mme la Duchesse enlève à Mme la maréchale d’Estrées une loge à l’Opéra. — Morville ambassadeur en Hollande. — Mariage de Chauvelin depuis si haut et si bas. — Grâces pécuniaires aux comtes de Roncy et de Médavy. — Le comte de Rieux s’excuse au régent de ses pratiques. — Son caractère. — Mouvements, lettres et députation de Bretagne. — Incidents du maréchal de Montesquiou. — Gentilshommes bretons, mandés, puis exilés. — Embarras et projets sur les tailles. — On me fait ; par deux différentes fois, manquer la suppression de la gabelle. — Tout bien impossible en France. — Manèges d’Effiat et du premier président. — Duperie du régent. — Conspiration très organisée pour le culbuter. — Mouvements du parlement. — Singulière colère et propos entre M. le duc d’Orléans et moi sur les entreprises du parlement. — Manèges contre Law du duc de Noailles et du chancelier. — Ma conduite à cet égard. — Abbé Dubois lié de plus en plus avec Law contre le duc de Noailles. — Son double intérêt. — Caractère d’Argenson. — Raisons qui me déterminent pour Argenson, à qui je fais donner les sceaux et les finances. — Je l’en avertis la veille, et tâche de le capter en faveur du cardinal de Noailles. — Le chancelier perd les sceaux ; est exilé à Fresnes. — Le duc de Noailles se démet des finances ; entre au conseil de régence. — Argenson a les finances et les sceaux. — Politesse fort marquée d’Argenson à mon égard. — Courte digression sur le chancelier. — Survivance de la charge et des gouvernements du duc de Noailles donnée à son fils enfant, sans l’avoir demandée. — Rouillé quitte les finances avec douze mille livres de pension. — Marchault lieutenant de police ; son caractère. — Grâces faites à Châteauneuf ; à Torcy, qui marie sa fille à Duplessy-Châtillon ; au duc d’Albret, qui veut épouser la fille de Barbezieux.


Un événement, que nous verrons bientôt, puisqu’il arriva le 28 janvier de cette année 1718, en laquelle nous allons entrer, m’a paru mériter d’en approcher les choses un peu précédentes qui l’ont préparé, et de préférer pour cette fois une suite plus éclaircissante des choses qui l’ont amené, à un scrupule trop exact des temps même peu éloignés, et qui auroit fait perdre de vue ce qui peu à peu a produit l’événement, lorsqu’il sera temps de le raconter.

On a vu (ci-dessus, p. 129), la brouillerie du duc de Noailles et de Law, le replâtrage qui s’y fit, le gré sensible que M. le duc d’Orléans sut au duc de Noailles de sa complaisance et de ses protestations à cet égard, et l’âpreté avec laquelle il en sut profiter pour en tirer le gouvernement et la capitainerie de Saint-Germain, qu’il avoit toute sa vie muguetée, et que la fortune lui livra précisément dans ce favorable instant par la prompte mort de Mornay sans enfants. Il y avoit longtemps que Noailles ; jaloux de Law, troubloit sa banque et ses desseins. Non seulement il le barroit en tout par les manœuvres et l’autorité de sa place dans les finances ; mais il lui suscitoit dans les conseils et dans le parlement tous les contradicteurs qu’il pouvoit, et qui très souvent arrêtoient et faisoient même échouer ses propositions les plus raisonnables. Law, qui, comme je l’ai expliqué, venoit chez moi tous les mardis matin, m’en faisoit continuellement ses plaintes, et m’en prouvoit d’autant plus aisément la raison et le mal que faisoit aux affaires cette contradiction perpétuelle, qu’on a vu, d’une part, comment j’étois avec le duc de Noailles, et, d’autre part, mon incapacité souvent avouée sur la matière des finances. Mais il y a pourtant des choses qui dépendent quelquefois plus du bon sens que de la science ; et de plus Law, avec un langage fort écossois, avoit le rare don de s’expliquer d’une façon si nette, si claire, si intelligible, qu’il ne laissoit rien à désirer pour se faire parfaitement entendre et comprendre.

M. le duc d’Orléans l’aimoit et le goûtoit. Il le regardoit et tout ce qu’il faisoit comme l’ouvrage de sa création. Il aimoit de plus les voies extraordinaires et détournées, et il s’y attachoit d’autant plus volontiers, qu’il voyoit échapper les ressources devenues si nécessaires à l’État, et toutes les opérations ordinaires des finances. Ce goût du régent blessoit Noailles comme étant pris à ses dépens. Il vouloit être seul maître dans les finances. Law y avoit une partie indépendante. Cette partie plaisoit au régent, et Noailles qui le prétendoit gouverner et atteindre par là au premier ministère, dont il ne perdit jamais les vues ni l’espérance, trouvoit en Law un obstacle dans sa propre gestion, lui qui empiétoit tant qu’il pouvoit sur toutes celles des autres. Toutes ses bassesses sans fin et sans mesure prodiguées au maréchal de Villeroy n’avoient pu l’accoutumer à n’être que de nom à la tête du conseil des finances. Ainsi il protégeoit souvent Law contre lui, encore qu’il n’aimât pas au fond ce que le régent pouvoit rendre utile, et qu’il fomentât sous main les mouvements sourdement commencés du parlement, à qui il falloit des prétextes, et qui se proposoit bien de s’en faire un de la gestion des finances et de la singularité de celle de cet étranger.

L’abbé Dubois, qui, pour regagner l’esprit de M. le duc d’Orléans, avoit eu besoin d’entours, ne se fut pas plutôt emparé de lui par ses négociations avec l’Angleterre et la Hollande, que ceux dont il s’étoit servi lui devinrent suspects dès que son crédit n’eut plus besoin du leur. Son plan alloit aussi au premier ministère. Il n’y vouloit point de concurrents ni de contradicteurs. Celui de tous qu’il craignoit davantage étoit le duc de Noailles, parce qu’il avoit le même dessein et bien d’autres moyens que lui pour s’y porter. Il résolut donc de l’écarter de bonne heure sans rien marquer de personnel. La partie eût été trop inégale, et d’ailleurs la soumission du duc de Noailles, qui augmentoit pour lui à la mesure du crédit qu’il reprenoit auprès de son maître lui en ôtait jusqu’au prétexte. On a vu combien pour lui plaire il avoit mérité les louanges des Anglois. Dubois se lia donc avec Law. Leurs intérêts à former cette union étoient pareils. Un étranger, aboyé d’un nombre de gens autorisés par leur être, par leur état, par leurs places, avoit à chaque instant tout à craindre de la faiblesse du régent. En le favorisant Dubois flattoit le goût de son maître et portoit indirectement des bottes à Noailles qu’il vouloit perdre, sans oser le montrer et sans que Noailles s’en doutât lui-même, ni dans ces commencements le régent non plus avec tous ses soupçons. Tout se passoit à cet égard dans un intérieur que tout l’art de Noailles ne pouvoit percer.

Law ne me cacha point cette liaison naissante et l’usage qu’il commençoit à en tirer, mais il ne me disoit pas ce qu’il lui en coûtoit pour l’accroître et pour la rendre tout à fait solide. Il commençoit à avoir de l’argent à répandre par ce négoce naissant, si connu depuis et si fatal par l’abus qui s’en fit sous le nom de Mississipi. Il étoit doux à l’abbé Dubois de trouver une ressource secrète dont il n’eût obligation à personne qu’à celui qui avoit autant d’intérêt, pour sa propre défense, d’acheter sa protection, que de lui l’accorder à ce prix et les moyens en même temps d’énerver de bonne heure un compétiteur à la première place de toute autorité et de toute grandeur, à la cheville du pied duquel il ne pouvoit encore atteindre.

Telle fut la chaîne qui serra l’amitié entre ces deux hommes et qui les a portés si haut ou si loin l’un et l’autre. Je ne sais si, à travers les ruses et les caresses de Dubois, Noailles s’aperçut de quelque chose, car l’odorat de tous les deux étoit bien fin. Ce qui me l’a fait soupçonner, c’est ce qui m’arriva et qui, à la façon dont j’étois avec le duc de Noailles, ne lui parlant et ne le saluant jamais et ne lui épargnant pas, comme on l’a vu, les algarades publiques, me jeta dans le dernier étonnement.

Vers la fin de l’été de 1717, étant un samedi après dîner au conseil de régence pour finance, assis, à mon ordinaire, entre le comte de Toulouse et le duc de Noailles, il se mit la bouche dans mon oreille tandis qu’on commençoit à opiner sur une affaire qu’il venoit de rapporter et me demanda si je n’étois pas toujours fort ami de l’abbaye de la Trappe ; un oui tout court, et sans plus que ce monosyllabe, fut toute ma réponse. « Mais, ajouta-t-il, ne sont-ils pas fort mal dans leurs affaires ? — On ne sauroit plus, répondis-je. — Mais seriez-vous bien aise, continua-t-il, de les rétablir ? — Il n’y a rien, dis-je, que je ne souhaitasse davantage. — Oh bien, monsieur, me dit-il, j’aime aussi beaucoup l’abbaye des Septfonts, qui n’est pas mieux dans ses affaires ; ayez la bonté de demander à la Trappe un état de leurs dettes et de me le donner, et j’espère trouver moyen de les raccommoder l’une et l’autre. » Je lui dis, mais sans aucune sorte de remerciement, que j’en serois fort aise et que j’écrirois à la Trappe. Les opinions vinrent à nous et il n’en fut pas dit davantage, même en nous levant du conseil.

Le samedi au soir étoit justement le jour d’y écrire. Je reçus en réponse l’état que je demandois, et je le donnai le samedi suivant au duc de Noailles. En le recevant, assis en place, il me dit de ne rien faire, et qu’il m’avertiroit. Le samedi d’après, étant en place, il me dit qu’il avoit prévenu M. le duc d’Orléans, et que je ferois bien de lui parler. Je le fis et avec succès, tant la voie se trouva aplanie. Quinze jours après les payements commencèrent à couler par Law. C’étoit la chose qui me tenoit le plus au cœur, et sur laquelle je savois le moins comment m’y prendre avec un homme fait comme l’étoit M. le duc d’Orléans. La Providence y pourvut de la sorte d’une façon bien singulièrement marquée : il n’est pas temps d’aller plus loin là-dessus.

Le reste de l’année 1717 s’écoula en démêlés continuels entre Law et les finances, c’est-à-dire le duc de Noailles, Rouillé et ceux dont ils se servoient le plus, et en plaidoyers que Law étoit forcé d’aller faire chez les principaux des conseils et du parlement. L’abbé Dubois, revenu de Londres à Paris où il passa jusqu’au mois de janvier, en sut profiter.

Le chancelier n’avoit pas réussi dans cette grande place. Sa servitude pour le duc de Noailles fit peur à tout le monde, jusqu’à M. le duc d’Orléans. Son louche et son gauche en matière d’État le déprisa beaucoup. Son esprit incertain, esclave des formes, puant le parquet en matière de justice et de finance, ennuya et souvent impatienta ; ses hoquets continuels à arrêter les opérations de Law déplurent et donnèrent beau jeu à l’abbé Dubois de s’espacer. Comme il connoissoit le terrain, il parla au maréchal de Villeroy, à qui il faisoit extrêmement sa cour, et l’aiguillonna à parler au régent. Il me montra aussi assez où il en vouloit venir sur le duc de Noailles pour m’exciter à en profiter, et Law m’y exhortoit pour la nécessité et le bien des affaires, qui, indépendamment de celles que Noailles gâtoit entre ses mains, périssoient entre les siennes. Le publie, indigné de la dureté de sa gestion, de l’insolence et des indécences brutales de Rouillé, crioit bien haut ; les travailleurs effectifs du conseil des finances n’en louoient pas la besogne. Dubois et Law cavoient en dessous auprès du régent et faisoient tout valoir. Villeroy, avec un air d’autorité modeste, se mesuroit par eux auprès de lui, et frappoit ses coups. Le régent m’en parloit quelquefois, quoique en garde contre ma haine. Je fus peut-être celui de tous qui lui fis le moins de mal, mais je savois par Law et par le maréchal de Villeroy tout ce qui se faisoit jour par jour, et quelquefois, quoique avec plus de réserve, par l’abbé Dubois. En voilà assez pour la préparation et pour servir de préface à l’année 1718 dans laquelle nous allons maintenant entrer.

Cette année 1718 s’ouvrit, dès le premier jour, par la publication de l’édit en faveur de la compagnie d’Occident. Son fonds y fut fixé à cent millions, et tout y fut déclaré non saisissable, excepté les cas de banqueroute ou de décès des actionnaires. C’est ce nom qui fut enfin substitué à celui de Mississipi, qui ne laissa pas de prévaloir, dont les actions ruinèrent et enrichirent tant de gens, et où les princes et les princesses du sang, surtout Mme la Duchesse, M. le Duc et M. le prince de Conti trouvèrent plus que les mines du Potosi, dont la durée entre leurs mains a fait celle de cette compagnie si funeste à l’État dont elle a détruit tout le commerce. La protection qu’ils lui ont toute leur vie donnée et publique, envers et contre tous, pareille aux profits immenses qu’ils en ont tirés sans partage d’aucune perte, l’a maintenue à tous risques et périls, et après eux les puissants magistrats des finances qui en ont eu la conduite et l’engrois jusqu’à présent.

Le régent de plus en plus aiguillonné et importuné des entraves continuelles que le duc de Noailles mettoit aux opérations de Law, et des points sur les i qu’y mettoit son ami le chancelier, qui ajoutoit un poids qui accabloit Law par l’autorité de sa charge et par celle de sa personne, dont la réputation étoit lors tout entière, le régent, dis-je, embarrassé à l’excès de ces deux adversaires qui arrêtoient tout, l’un pour le fond, l’autre pour la forme, et malgré ces obstacles déterminé aux vues et aux routes de cet Écossois voulut faire un dernier effort pour les rapprocher de Law et pénétrer lui-même ce qu’il y avoit devrai et de bon de part et d’autre. Ce fut pour y travailler sans distraction, avec plus d’application et de loisir, qu’il voulut aller passer avec eux toute une après-dînée à la Raquette [1], où le duc de Noailles lui donna ensuite à souper. Ce fut le 6 janvier.

La Raquette est une dépendance du faubourg SaintAntoine, où le duc de Noailles avoit emprunté une fort jolie maison d’un financier appelé du Noyer, recrépi d’une charge de greffier du parlement. Ce richard, pour ses péchés, s’étoit dévoué à la protection des Biron qui, en bref, le sucèrent si parfaitement qu’il est mort sur un fumier, sans que pas un d’eux en ait eu souci ni cure. C’étoit leur coutume ; plusieurs autres les ont enrichis de toute leur substance, et en ont éprouvé le même sort. Mme de Biron en riait comme d’une fine souplesse, et comptoit leur avoir fait encore trop d’honneur.

Le chancelier et Law se rendirent de bonne heure à la Raquette. La séance y fut longue et appliquée de tous côtés ; mais elle fut l’extrême-onction des deux amis. Le régent prétendit n’avoir trouvé que mauvaise foi dans le duc de Noailles, aheurtement aveugle dans le chancelier esclave de toutes formes contre des raisons péremptoires et les ressources évidentes de Law. Je l’ai déjà dit, cet Écossois, avec une énonciation de langue peu facile, avoit une netteté de raisonnement et un lumineux séduisant, avec beaucoup d’esprit naturel qui, sous une surface de simplicité, mettoit souvent hors de garde. Il prétendoit que les obstacles qui l’arrêtoient à chaque pas faisoient perdre tout le fruit de son système, et il en sut si bien persuader le régent, que ce prince les força tous pour s’abandonner à lui.

Les esprits qui commençoient à s’échauffer en plus d’une province, par les pratiques sourdes qui s’y faisoient, eurent part à une diminution de huit cent mille livres sur la capitation, et à quelques autres grâces accordées aux états de Languedoc. Bâville, depuis trente ans roi et tyran de cette grande province sous le nom d’intendant, y contribua beaucoup ; il en étoit la terreur et l’horreur, si on en excepte un bien petit nombre de personnes. Sa surdité étoit venue à un point qu’on ne pouvoit presque plus s’en faire entendre. Il voulut quitter un emploi qu’il ne pouvoit plus exercer, et il désira en sortir avec une apparence de bonne grâce de la province en lui procurant ce soulagement. Il revint, en effet, quelque temps après avec une pension de douze mille livres, et vécut le reste de sa carrière à Paris sans aucune fonction, dont ses oreilles le rendoient incapable, fort retiré dans sa famille, et ne voyant que quelques amis particuliers. C’étoit un dangereux homme, que les ministres avoient toujours tenu éloigné en le consolant par une autorité absolue, et une des meilleures têtes qu’il y eût en France, dont la capacité et le naturel absolu, avec beaucoup d’esprit, se fit également craindre de tous les gens successivement en place.

On apprit que la mer avoit rompu les digues de la Nort-Hollande et inondé beaucoup de pays, et que les environs de Hambourg avoient essuyé une pareille disgrâce.

Mme la Duchesse enleva de haute lutte une petite loge à l’Opéra, qu’avoit la maréchale d’Estrées, quoique amie de toute sa vie et dans le commerce le plus intime avec les sœurs du maréchal, et fort bien avec les Noailles. Cela fit grand bruit, et tout ce qui tenoit aux Estrées cessa de voir Mme la Duchesse. On eut recours au régent pour décider, qui ne voulut point s’en mêler. Pareille chose avoit toute la grâce de la nouveauté, même de n’avoir jamais été imaginée. Mais ce qu’on n’eût osé sous le feu roi, quelque indulgent qu’il fût à ses filles et au respect des princes du sang, se hasarda après d’autres essois de la patience et de la timidité du monde. Mme la duchesse laissa crier et garda sa conquête. Peu à peu ceux qui avoient cessé de la voir y retournèrent, et le maréchal et la maréchale d’Estrées, après s’être assez longtemps soutenus, lâchèrent pied comme les autres. Ainsi la hauteur des princes du sang monta fort au-dessus de celle du feu roi même, qui se piqua toujours d’être fort considéré, jusque dans les choses de cette nature, pour contenir tout dans l’ordre et la raison, et qui ne souffroit ces entreprises dans qui que ce pût être, au point que les plus grands de son sang ne s’y hasardèrent jamais.

Morville, procureur général du grand conseil, fils d’Armenonville, vendit sa charge à Héraut, avocat du roi au Châtelet, et fut nommé ambassadeur en Hollande à la place de Châteauneuf, qui déplaisoit aux Anglois, et qui demandoit son retour. Je parle de la vente de cette charge parce qu’on a vu depuis Morville secrétaire d’État des affaires étrangères, et Héraut, lieutenant de police, se signaler par son inquisition.

Chauvelin, avocat général, si connu depuis par l’essor de sa fortune et la profondeur de sa chute [2], épousa la fille et nièce des plus riches marchands d’Orléans, belle et bien et noblement faite. Elle avoit été promise à un autre, qu’elle-même auroit voulu épouser. L’autorité de magistrature s’en mêla et l’emporta. Mais la peur qu’ils eurent de quelque parti violent fit garnir par le guet tout le chemin de la maison à la paroisse, ce qui parut fort étrange : autre entreprise qui ne se seroit pas tentée sous le feu roi. Mme Chauvelin s’est fait considérer par sa conduite et sa vertu, et a eu à la cour un maintien qui l’a fait estimer, et qui s’est bien soutenu dans la disgrâce en vivant également bien avec un mari qu’elle n’avoit pas choisi.

Le comte de Roucy, fort mal dans ses affaires, arracha cinquante mille écus du régent en billets d’État, et Médavy cinquante mille livres sur une vieille prétention d’un brevet de retenue du maréchal de Grancey, son grand-père, sur le gouvernement de Thionville.

Le comte de Rieux eut une audience du régent, pour se justifier d’avoir animé la noblesse de Bretagne. Il y avoit conservé, malgré sa pauvreté, beaucoup de considération et de crédit, qu’il entretenoit par beaucoup d’esprit et de manèges. Homme obscur, très glorieux de sa grande naissance, toujours travaillant en dessous sans se commettre, lié sourdement avec des personnages et avec la maison de Lorraine, plein des plus hautes pensées et des plus grands projets, heureux à se faire des dupes par son langage, ennemi de tout gouvernement, désireux de faire jouer des mines, et peu retenu par l’honneur, la probité, la vérité, sous le masque des plus vertueux propos. Tout se cuisoit de loin en Bretagne. On y flattoit les Bretons d’une conquête d’indépendance qui ne seroit due qu’à leur union et à leur fermeté. Rieux étoit à Paris leur homme de confiance ; ils ne pouvoient la placer mieux, par l’intérêt qu’il avoit, et qu’il se proposoit de faire tout à coup une grande figure, et il avoit assez d’esprit pour y parvenir, quoiqu’il n’eût jamais vu la guerre, ni la cour, ni le grand monde, si l’affaire eût réussi.

La noblesse de Bretagne écrivit une lettre au régent, soumise et respectueuse en apparence, plus que forte en effet, dont les copies inondèrent Paris. Deux présidents et quatre conseillers, députés du parlement de Bretagne, arrivèrent avec une lettre de, ce parlement au régent, en même sens que celle de la noblesse. Ces députés furent admis, après plusieurs jours, à faire la révérence au régent, mais sans lui parler d’aucune affaire. Le maréchal de Montesquiou, commandant en Bretagne, en avoit plusieurs de procédés avec ce parlement, qui en cherchoit et entreprenoit. Le maréchal, de son côté, avoit très mal débuté avec la noblesse. Quatre ou cinq cents gentilshommes étoient allés au-devant de lui à quelque distance de Dinan. Au lieu de s’arrêter à eux, et de monter à cheval pour entrer avec eux à Rennes, il se contenta de mettre la tête hors sa chaise de poste, et de continuer son chemin. La noblesse, avec raison, en fut extrêmement choquée. Néanmoins il en alla un grand nombre le prendre chez lui pour l’accompagner au lieu des états pour leur ouverture. Au lieu d’y aller à pied avec eux, il monta dans sa chaise à porteurs, et acheva ainsi de les offenser, tellement que tout se tourna en procédés, et presque en ’insultes. MM. de Piré, Noyan, Bonamour et du Guesclairs, venus par lettre de cachet à la cour rendre compte de leur conduite, furent exilés séparément en Bourgogne, Champagne et Picardie. Piré, demeuré malade en Bretagne, évita le voyage de Paris et l’exil.

Les désordres inévitables de la manière de lever les tailles occupoient d’autant plus le régent, que la fermentation devenoit palpable, dans le parlement et dans quelques provinces. On avoit voulu établir la taille proportionnelle dans la généralité de Paris. Plusieurs personnes y travailloient depuis un an, sans autre succès qu’une dépense de huit cent mille livres. On pensa ensuite à la dîme royale du maréchal de Vauban, qu’on donna à rectifier à l’abbé Bignon et au petit Renault, qui s’offrit d’aller à ses dépens en faire des essois dans quelques élections, et qui dans la suite y alla en effet. Tous ces essois furent funestes par la dépense qu’ils causèrent sans aucun succès. Soit que les projets fussent vicieux en eux-mêmes, soit qu’ils le devinssent par la manière de les exécuter, peut-être encore par les obstacles qu’y semèrent l’intérêt et la jalousie de la cruelle gent financière, toujours appuyée des magistrats des finances, il est certain que les bonnes intentions du régent, qui en cela ne cherchoit que le soulagement du peuple, furent entièrement trompées, et il en fallut revenir à la manière ordinaire de lever les tailles.

Quoique je n’aie jamais voulu me mêler de finances, je n’ai pas laissé d’avoir une expérience personnelle de ce que je viens de dire des financiers, et des intendants et autres magistrats des finances. J’étois demeuré frappé de ce que le président de Maisons m’avoit expliqué et montré sur la gabelle, de l’énormité de quatre-vingt mille hommes employés à sa perception, et des horreurs qui se pratiquent là-dessus aux dépens du peuple. Je l’étois encore de cette différence de provinces également sujettes du roi, dans une partie desquelles la gabelle est rigoureusement établie, tandis que le sel est franc dans les autres, dont le roi ne tire pas moins pourtant, et qui jouissent d’une liberté à cet égard qui fait regarder avec raison les autres comme étant dans la plus arbitraire servitude de tous les fripons de gabeleurs, qui ne vivent et ne s’enrichissent que de leurs rapines. Je conçus donc le dessein d’ôter la gabelle, de rendre le sel libre et marchand, et pour cela de faire acheter par le roi, un tiers plus que leur valeur, le peu de salines qui se trouvent appartenir à des particuliers ; que le roi les eût toutes ; qu’il vendît tout le sel à ses sujets, au taux qui y seroit mis, sans obliger personne d’en acheter plus qu’il ne voudroit. Il n’y avoit guère que les salines de Brouage à acquérir. Le roi gagnoit, par la décharge des frais de cette odieuse ferme, et outre tout ce que le peuple y gagnoit par la liberté, et l’affranchissement des pillages sans nombre qu’il souffre de ce nombre monstrueux d’employés, qui mourroient de faim s’ils s’en tenoient à leurs gages ; l’État y auroit considérablement profité du côté des bestiaux, comme il se voit à l’œil, par la différence de ceux à qui on donne un peu de sel, dans les pays qui n’ont point de gabelle, d’avec ceux à qui la cherté de la contrainte du sel empêche d’en donner.

Je le proposai au régent qui y entra avec joie. L’affaire, mise sur le tapis, alloit passer, quand Fagon et d’autres magistrats des finances qui n’avoient pu s’y opposer d’abord, prirent si bien leurs mesures qu’ils firent échouer le projet. Quelque temps après j’y voulus revenir, et j’eus tout lieu de croire la chose assurée et qu’elle seroit faite dans la huitaine. Les mêmes, qui en eurent le vent, la firent encore avorter. Outre les avantages que je viens d’expliquer, c’en eût été un autre bien essentiel de réduire cette armée de gabeleurs, vivant du sang du peuple, à devenir soldats, artisans ou laboureurs.

Cette occasion m’arrache une vérité que j’ai reconnue pendant que j’ai été dans le conseil, et que je n’aurois pu croire, si une triste expérience ne me l’avoit apprise, c’est que tout bien à faire est impossible. Si peu de gens le veulent de bonne foi, tant d’autres ont un intérêt contraire à chaque sorte de bien qu’on peut se proposer. Ceux qui le désirent ignorent les contours, sans quoi rien ne réussit, et ne peuvent parer aux adresses ni au crédit qu’on leur oppose, et ces adresses appuyées de tout le crédit des gens de maniement supérieur et d’autorité, sont tellement multipliées et ténébreuses, que tout le bien possible à faire avorte nécessairement toujours. Cette affligeante vérité, et qui sera toujours telle dans un gouvernement comme est le nôtre, depuis le cardinal Mazarin, devient infiniment consolante pour ceux qui sentent et qui pensent, et qui n’ont plus à se mêler de rien.

La fermentation du parlement augmentoit à mesure que les espérances augmentoient du côté de la Bretagne. Cette compagnie, qui a toujours voulu troubler et se mêler du gouvernement avec autorité pendant les régences, avoit un chef qui vouloit figurer, qui étoit également nécessiteux et prodigue, qui, dans son ignorance parfaite de son métier de magistrat, avoit les propos à la main, l’art de plaire quand il vouloit, et la science du grand monde ; que les paroles les plus positivement données, que l’honneur, que la probité ne retenoient jamais, et qui regardoit la fausseté et l’art de jouer les hommes comme une habileté, même comme une vertu dont on ne se pouvoit passer dans les places : en ce dernier point malheureusement homogène au régent jusqu’à lui avoir su plaire par un endroit qui auroit dû lui ôter toute confiance.

Livré, comme on l’a vu, pieds et poings liés au duc et à la duchesse du Maine, il étoit informé des progrès de ce qu’ils brassoient en Bretagne et partout, et il mettoit tout son art à se conduire au parlement en conséquence, mais avec les précautions nécessaires pour se le rendre au régent et tout à la fois le rançonner et le trahir. Il y avoit d’autant plus de facilité. que d’Effiat étoit toujours l’entremetteur dont le régent se servoit sur tout ce qui regardoit le parlement, d’Effiat, dis-je, tout dévoué de longue main au duc du Maine, et accoutumé à trahir son maître dès le temps du feu roi, de concert avec le duc du Maine, comme on l’a vu lors de la mort de Mgr [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, et toujours depuis. Ainsi le régent, avec tout son esprit, avoit mis toute sa confiance en deux scélérats qui s’entendoient pour le trahir et le jouer sans qu’il s’en voulût douter le moins du monde, persuadé que l’argent immense que le premier président tira de lui à maintes fortes reprises étoit un intérêt supérieur à tout, qui l’attachoit à lui en effet, en ne gardant pour M. du Maine que les apparences nécessaires de l’ancienne amitié. D’Effiat, intime du premier président et du duc du Maine, l’entretenoit dans cette duperie pour continuer la pluie d’or dans la bourse du premier président et une confiance nécessaire aux desseins de ses deux amis. Tel fut l’aveuglement d’un prince qui se persuadoit que tout étoit fripon, excepté le très petit nombre de ceux que l’éducation avoit trompés et raccourcis, et qui aimoit mieux se servir de fripons connus pour tels que d’autres, persuadé qu’il les manieroit mieux et qu’il s’en laisseroit moins tromper. Cette préface est nécessaire à ce qui est raconté ici entré le régent et le parlement. Tout se préparoit ainsi à donner bien des affaires au régent et à le culbuter.

Les menaces au dedans et au dehors par l’Espagne s’avançoient vers le but que l’ambition et la vengeance se proposoient, et que les prestiges répandus avec art parmi les fous, les ignorants et les sots, qui font toujours le très grand nombre, avançoient à souhait. L’intelligence entre Albéroni et M. et Mme du Maine étoit parfaite. Leurs liaisons prises dès le temps du feu roi, de M. de Vendôme, de la campagne de Lille, avoient toujours subsisté. L’art employé alors contre Mgr. le duc de Bourgogne, et depuis, à sa mort, contre M. le duc d’Orléans, fut toujours le même et toujours soutenu, et plus ou moins entretenu. On a vu, en parlant des affaires étrangères, quel étoit le génie d’Albéroni, sa toute puissance en Espagne, sa haine personnelle pour M. le duc d’Orléans, qui avoit encore la simplicité de faire entretenir commerce avec lui par d’Effiat, son ancien ami, par les bâtards, enfin la passion du roi et de la reine d’Espagne de venir régner en France s’il arrivoit faute du roi, et celle d’Albéroni de leur plaire en flattant ces idées, en en préparant les voies, et en servant la haine qu’il entretenoit en eux contre le régent, tant sur les choses personnelles et anciennes, que sur les modernes, en empoisonnant les démarches les plus innocentes du régent, même les plus favorables à l’Espagne.

Cellamare, tout occupé de sa fortune, pour laquelle la haine déclarée et sans mesure des cardinaux del Giudice, son oncle, et Albéroni, le faisoit trembler continuellement, et qu’on a vu lui avoir fait faire tant de bassesses, n’en étoit que plus occupé à plaire au formidable ennemi de son oncle dans le point qui lui étoit le plus sensible et sur lequel il étoit éclairé de si près par le duc et la duchesse du Maine, l’âme et les inventeurs et promoteurs de tout ce qui se tramoit.

Le maréchal de Villeroy, Villars, et bien d’autres gens qui se donnoient pour fort importants, y donnoient tête baissée par une soif de considération et de figurer que rien de tout ce que le régent faisoit sans cesse en leur faveur ne pouvoit rassasier ni gagner. Le maréchal de Villeroy, pour marcher mieux en cadence, n’oublioit aucune des plus énormes messéances pour renouveler et autoriser les anciens bruits. Il tenoit sous la clef le linge du roi, son pain et diverses autres choses à son usage. Cette clef ne le quittoit ni jour ni nuit. Il affectoit de faire attendre après pour qu’on remarquât son soin et son exactitude à enfermer ces choses et faire sottement admirer de si sages précautions pour conserver la vie du roi, comme si les viandes et leurs assaisonnements, sa boisson et mille autres choses dont il se servoit nécessairement, qui ne pouvoient être sous sa clef, n’eussent pu suppléer au crime. Mais cela faisoit et entretenoit le bruit, les soupçons, les discours, augmentoit les prestiges et tendoit toujours au but qu’on se proposoit. Villeroy, ayant toujours M. de Beaufort dans la tête et sa royauté des halles, se tenoit trop nécessaire pour en essuyer le sort et le court règne, étant, comme il l’étoit, soutenu du gros du public, trop appuyé du parlement qu’il courtisoit avec servitude et qui réciproquement s’appuyoit sur lui pour inculquer au roi de bonne heure toutes ses prétentions et pour faire contre au régent, comme il faisoit tant qu’il pouvoit ; il osoit le mépriser d’autant plus qu’il en tiroit plus de grâces et qu’il s’en trouvoit plus considéré et, si je l’ose dire, infatigablement courtisé.

Je voyois clair, dès lors, en la plupart de ces choses, c’est-à-dire au but de M. du Maine, du parlement, du maréchal de Villeroy, en éloignement confus encore l’Espagne, et je gémissois en silence de la mollesse et de l’aveuglement de M. le duc d’Orléans. Outre qu’elle ne lui étoit que trop naturelle, la misérable crainte du parlement qui de longue main l’avoit saisi, comme on l’a vu, lui avoit toujours depuis été de plus en plus inculquée par l’intérêt de Canillac, qui s’étoit figuré de gouverner cette compagnie par le crédit qu’il croyoit avoir hérité de Maisons et par celui dont se paroit sa veuve qui en tenoit chez elle de petites assemblées ; par la perfidie d’Effiat, qui servoit ses deux amis et qui se rendoit un personnage par ses entremises entre son maître et le parlement auquel il le vendoit ; par la frayeur du duc de Noailles, si longtemps son instrument pour tout et dont les transes l’avoient, comme on l’a vu, jeté dans la bassesse de compter des finances devant des commissaires du parlement, en présence du régent qu’il y avoit entraîné avec lui ; enfin, par l’écho d’un gros de valets et de bas courtisans qui vouloient plaire à la mode ou qui connoissoient la faiblesse de leur maître. Ce prince, dont la confiance en moi n’étoit point refroidie, étoit pourtant en garde contre moi sur tout ce qui regardoit le duc de Noailles, d’Effiat, le premier président et le parlement et comme je m’en étois bien aperçu depuis longtemps et que cette prévention rendroit tous mes conseils à ces égards inutiles, depuis longtemps aussi j’évitois avec grand soin de lui en jamais rien dire, et si quelquefois il m’en parloit, je répondois vaguement, courtement, avec une transition prompte et affectée à d’autres choses.

La pièce principale pour l’exécution pourpensée et projetée de toute cette cabale, étoit le parlement. Il le falloit remuer par les vues du bien public, l’exciter par les profusions et les mœurs du régent. Le système de Law et sa qualité d’étranger de nation et de religion furent d’un grand usage pour en imposer aux honnêtes gens du parlement et au gros de cette compagnie. La vanité de devenir les modérateurs de l’État l’aiguillonnoit tout entière. Il falloit cheminer par degrés pour accoutumer le parlement à une résistance qui aigrît le régent ou qui l’abattît, dont on pût tirer de grands avantages et se conduire peu à peu où on tendoit, sans que presque personne de ce très grand nombre qu’on pratiquoit partout sût jusqu’où on le vouloit mener, et le forcer après par la nécessité où on l’auroit poussé, des conjonctures et des engagements. L’autorité des lois et du parlement étoit un abri nécessaire à qui vouloit le plus les enfreindre. Il en falloit nécessairement rendre cette compagnie complice pour les violer impunément : tel fut le projet bien suivi et avec toute apparence du plus grand succès, mais que la Providence, protectrice des États et des rois faibles et enfants, sut confondre.

Ils trouvèrent donc qu’il étoit temps de commencer. Le parlement sema force plaintes pour préparer le public, tant sur les finances et sur Law, que sur la forme du gouvernement, par les conseils qu’il prétendit allonger fort les affaires et les rendre beaucoup plus coûteuses qu’elles n’étoient avant leur établissement. Ces précautions prises, le parlement s’assembla le matin et le soir du 14 janvier, sous le prétexte d’enregistrer l’édit de création des deux charges, l’une de trésorier des bâtiments, l’autre d’argentier de l’écurie, qu’ils avoient longtemps suspendue, et où ils firent plusieurs modifications. En ces deux assemblées, qui continuèrent le matin et l’après-dînée du lendemain, ils résolurent des remontrances et force demandes des plus hardies, et mandèrent le prévôt des marchands à leur venir rendre compte de l’état des affaires de l’hôtel de ville. Le premier président et les gens du roi vinrent rendre compte au régent de ce qui s’étoit passé au parlement, au sortir de chacune des deux premières séances.

Les mêmes assemblées continuèrent les deux jours suivants et le troisième encore, mais chez le premier président, pour rédiger leurs remontrances par écrit et leurs demandes. Law, sans y être nommé, y étoit fortement attaqué, ainsi que l’administration du régent au fond et en la forme. Elles ne tendoient pas à moins qu’à se mêler de tout avec autorité, et à balancer celle du régent de manière à ne lui en laisser bientôt plus qu’une vaine et légère apparence.

Informé à peu près de ce qui se préparoit, il m’en parla avec plus de feu et de sensibilité qu’il n’en avoit d’ordinaire. Je ne répondis rien. Nous nous promenions tout du long de la galerie de Coypel et du grand salon qui est au bout sur la rue Saint-Honoré. Il insista, et me pressa de lui parler. Alors je lui dis froidement qu’il savoit bien qu’il y avoit longtemps que je ne lui ouvrois pas la bouche sur le, parlement ni sur rien qui pût y avoir rapport, et que, lorsqu’il m’en avoit quelquefois ouvert le propos, j’en avois toujours changé et évité d’entrer en aucun discours là-dessus ; que, puisqu’il me forçoit aujourd’hui, je lui dirois que rien ne me surprenoit dans cette conduite ; qu’il se pouvoit souvenir que je la lui avois prédite, et que je lui avois dit, il y avoit longtemps, que sa mollesse à l’égard du parlement le conduiroit enfin à n’être plus régent que de nom, ou à la nécessité d’en reprendre l’autorité et les droits par des tours de force très hasardeux. Là-dessus il s’arrêta, se tourna à moi, rougit, se courba tant soit peu, mit ses deux poings sur ses côtés, et me regardant en vraie et forte colère : « Mort… ! me dit-il, cela vous est bien aisé à dire à vous qui êtes immuable comme Dieu, et qui êtes d’une suite enragée. » Je lui répondis avec un sourire et un froid encore plus marqué que devant : « Vous me faites, monsieur, un grand honneur de me croire tel que vous dites ; mais si j’ai trop de suite et de fermeté, je voudrois vous en pouvoir donner mon excédant, cela feroit bientôt deux hommes parfaits, et vous en auriez bon besoin. » Il fut tué à terre, ne répondit mot et continua sa promenade à plus grands pas, la tête basse, comme il avoit accoutumé quand il étoit embarrassé et fâché, et ne proféra pas un mot depuis le salon où cela se passa jusqu’à l’autre bout de la galerie. Au retour, il me parla d’autre chose, que je saisis avidement pour rompre la mesure sur le parlement.

Le 26 janvier, le parlement alla, sur les onze heures du matin, faire ses remontrances au roi en présence de M. le duc d’Orléans. Le premier président les lut tout haut : elles étoient de la dernière force contre le gouvernement, et en faveur des prétentions du parlement, et par plusieurs demandes qui étoient autant d’entreprises les plus fortes : Le régent ne dit pas un mot ; le roi, que son chancelier leur rendroit sa réponse ; le chancelier, que, lorsque le roi auroit assemblé son conseil, il leur enverroit ses ordres auxquels il espéroit (terme bien chétif et bien foible) qu’ils obéiroient sans remise.

Le soir même, M. le duc d’Orléans fit répandre force copies des lettres patentes enregistrées au parlement le 21 février 1641, Louis XIII présent, qui réduisent le parlement aux termes de son devoir et de son institution de simple cour de justice pour juger les procès entre les sujets du roi, sans pouvoir prétendre à plus, et singulièrement à entrer, ni se mêler en sorte quelconque du gouvernement de l’État, ni d’aucune de ses parties : cette défense et réduction, appuyée de citations de pareilles du roi Jean, François Ier, Charles IX, et plusieurs pareilles ordonnances du même Louis XIII. On auroit pu et dû y en ajouter de Louis XIV, surtout lorsqu’il alla seoir au parlement en habit gris, une houssine à la main’, dont il le menaça en parlant bien à lui.

Il a fallu faire tout de suite le récit des premières démarches publiques du parlement, pour n’en pas interrompre un autre, dont l’événement éclata le lendemain que le premier président eût rendu compte au parlement de ses remontrances, c’est-à-dire le 28 janvier, surlendemain du jour qu’il les avoit été lire au roi aux Tuileries.

À mesure que le régent se trouvoit plus embarrassé, il se rapprochoit de moi sur les gens et les matières sur lesquelles on l’avoit mis en garde. Il m’avoit parlé plus d’une fois du duc de Noailles et du chancelier, avant la séance de la Raquette, de la jalousie du premier contre Law, de l’ineptie du second en affaires d’État, de finances, du monde. Il ne m’avoit pas caché son dégoût de tous les deux, et d’une union intime qui rendoit en tout et pour tout le chancelier esclave volontaire du duc de Noailles. Le langage de celui-ci lui plaisoit : son désinvolte et des mœurs toujours à la mode, quelle qu’elle fût, le mettoient à l’aise avec lui. Son esprit et sa tribu si établie lui donnoient de la crainte. D’autre part, Law et son système étoit ce dont il ne se pouvoit déprendre par ce goût naturel des voies détournées, et par ces mines d’or que Law lui faisoit voir tout ouvertes et travaillées par ses opérations. À bout d’espoir de faire compatir ensemble le duc de Noailles et Law après tout ce qu’il avoit fait pour y parvenir, son malaise devint extrême quand il vit enfin qu’il falloit choisir entre les deux. Il m’en parla souvent, et j’étois instruit par Law de tout ce qui se passoit là-dessus.

Quel que fût son système, il y étoit de la meilleure foi du monde ; son intérêt ne le maîtrisoit point ; il étoit vrai et simple ; il avoit de la droiture ; il vouloit marcher rondement. Il étoit donc doublement outré des obstacles qui lui étoient suscités à chaque pas par le duc de Noailles, et de la duplicité de sa conduite à son égard ; il ne l’étoit pas moins des lenteurs multipliées du chancelier pour, de concert avec Noailles, arrêter et faire échouer chaque opération ; il lui falloit souvent aller persuader des principaux du parlement, son premier président et celui de la chambre des comptes que Noailles suscitoit, et dont il faisoit peur au régent, et il arrivoit que, quand Law les avoit persuadés, les ruses ne manquoient pas à Noailles, et les lenteurs affectées au chancelier, pour rendre inutiles les opérations qui sembloient résolues et ne trouver plus de difficulté. Law me venoit conter ses chagrins et ses peines, souvent près de tout quitter, et s’alloit plaindre au régent à qui il faisoit toucher au doigt tous ces manèges. Le régent m’en parloit avec amertume, mais ne tiroit de moi que de le plaindre de ces contrastes, et des aveux de mon ignorance en finance qui m’empêchoit de lui donner aucun conseil.

Dès avant le départ de l’abbé Dubois pour l’Angleterre, pressé par Law et par son double intérêt, il avoit porté de rudes coups à Noailles auprès du régent et au chancelier par contre-coup. Son intérêt en cela étoit double ; il commençoit à tirer gros de Law. Ce qu’il en tiroit demeuroit dans les ténèbres ; il pensoit déjà au cardinalat, et au besoin qu’il auroit de forcer d’argent à Rome. C’est ce qu’il ne pouvoit espérer que de Law, et cela seul l’eût entraîné ; mais il en avoit un autre : il vouloit dès lors, comme je l’ai déjà expliqué, se préparer à gouverner seul son maître. Il falloit pour cela écarter de lui peu à peu ceux qui, de façon ou d’autre, avoient le plus de part en sa confiance. La charge des finances l’entraînoit nécessairement, et lui étoit redoutable dans un homme tel que le duc de Noailles : Il saisit donc l’occasion de l’écarter, persuadé qu’après l’éclat de l’avoir sacrifié à Law, Noailles ne reprendroit plus de, confiance, et ne seroit plus un homme qu’il pût craindre.

Je savois par Law que les coups de Dubois avoient porté, et c’étoit ce qui le désoloit de son absence. Il eût bien voulu m’engager à y suppléer ; mais je connoissois trop les défiances du régent, pour me presser : il me regardoit avec raison comme l’ennemi déclaré et sans mesure du duc de Noailles, mes discours à son égard, auroient porté à faux. D’ailleurs je me trouvois hors d’état de me décider moi-même sur le meilleur parti à prendre pour les finances entre eux, et je ne voulois pas prendre sur moi, quelque haine que j’eusse contre Noailles, de jeter l’État et le régent entre les bras de Law, et d’un système aussi nouveau que le sien. Je laissois donc aller les choses, attentif cependant à en être bien instruit et à me tenir dans un milieu à l’égard du régent, à ne le pas refroidir de me parler là-dessus avec confiance, mais surtout à ne me point avancer et à ne me point commettre. Cette conduite dura jusqu’à la séance de la Raquette, après laquelle je vis le parti pris, et qui n’étoit retardé que par la faiblesse qui s’arrête toujours au moment d’exécuter.

Alors le maréchal de Villeroy s’ouvrit entièrement à moi, comme à l’ennemi du duc de Noailles, qu’il ne pouvoit souffrir par le dépit de n’être qu’un vain nom dans les finances, dont Noailles avoit tout le pouvoir et l’administration. Le maréchal m’apprit les bottes qu’il lui portoit depuis qu’il le voyoit ébranlé, et m’instruisoit des divers avancements de sa chute. Pour l’entretenir à m’informer, je lui disois ce que je pouvois lui confier sans crainte de ses indiscrétions, et je voyois un homme ravi de joie, qui n’oublioit rien pour précipiter la chute de celui dont l’autorité dans les finances lui étoit si odieuse.

À la fin, M. le duc d’Orléans s’expliqua tout à fait avec moi, et mit en délibération à qui il donneroit les finances et les sceaux. Son objet étoit de disposer des finances, en sorte que Law ne trouvoit plus d’obstacle en ses opérations. Law et moi avions souvent traité cette matière. Il avoit eu souvent recours à d’Argenson, qui étoit fort entré dans ses pensées, et c’étoit à lui qu’il désiroit les finances, parce qu’il comptoit être avec lui en pleine liberté.

Argenson étoit un homme d’infiniment d’esprit et d’un esprit souple, qui, pour sa fortune s’accommodoit à tout. Il valoit mieux, pour la naissance, que la plupart des gens de son état, et il faisoit depuis longtemps la police et avec elle l’inquisition d’une manière transcendante. Il étoit sans frayeur du parlement, qui l’avoit souvent attaqué, et il avoit sans cesse obligé les gens de qualité, en cachant au feu roi et à Pontchartrain des aventures de leurs enfants et parents, qui n’étoient guère que des jeunesses, mais qui les auroient perdus sans ressource, s’il ne les eût accommodées d’autorité et subitement tiré le rideau dessus. Avec une figure effrayante, qui retraçoit celle des trois juges des enfers, il s’égayoit de tout avec supériorité d’esprit, et avoit mis un tel ordre dans cette innombrable multitude de Paris, qu’il n’y avoit nul habitant, dont jour par jour il ne sût la conduite et les habitudes, avec un discernement exquis pour appesantir ou alléger sa main à chaque affaire qui se présentoit, penchant toujours aux partis les plus doux avec l’art de faire trembler les plus innocents devant lui. Courageux, hardi, audacieux dans les émeutes, et par là maître du peuple. Ses mœurs tenoient beaucoup de celles qui avoient sans cesse à comparaître devant lui, et je ne sais s’il reconnoissoit beaucoup d’autres divinités que celle de la fortune. Au milieu de fonctions pénibles et en apparence toutes de rigueur, l’humanité trouvoit aisément grâce devant lui, et quand il étoit en liberté avec des amis obscurs et d’assez bas étage, auxquels il se fiait plus qu’à des gens plus relevés, il se livroit à la joie, et il étoit charmant dans ces compagnies. Il avoit quelques lettres, mais peu ou point de capacité d’ailleurs en aucun genre, à quoi l’esprit suppléoit, et une grande connoissance du monde, chose très rare en un homme de son état [3].

Il s’étoit livré sous le feu roi aux jésuites, mais en faisant tout le moins de mal qu’il lui étoit possible, sous un voile de persécution qu’il se sentoit nécessaire pour persécuter moins en effet, et secourir même les persécutés. Comme la fortune étoit sa boussole, il ménageoit également le roi, les ministres, les jésuites, le public., Il avoit eu l’art ; comme on l’a vu en son lieu, de se faire un grand mérite auprès de M. le duc d’Orléans, alors fort maltraité, de ce cordelier amené d’Espagne par Chalois, qu’il fut chargé d’interroger à la Bastille, et M. le duc d’Orléans n’avoit pu l’oublier. Depuis, il m’avoit courtisé sans bassesse, sans visites, mais dans toutes les choses où il avoit pu me témoigner toute son attention, et il avoit bien voulu se laisser charger du temporel fort dérangé du monastère de la Visitation de Chaillot en qualité de commissaire, où Mme de Saint-Simon avoit une sœur d’un vrai mérite, que nous aimions fort, monastère d’ailleurs rétabli par la famille de Mme la maréchale de Lorges.

Law avoit trouvé beaucoup d’accès auprès de ce magistrat, qui lui-même s’en étoit fait auprès de l’abbé Dubois, et qui n’aimoit point du tout M. de Noailles, sans être pourtant mal avec lui. Le parlement lui en vouloit cruellement, dont on a vu des traits bien forts. Sa charge ne le rendoit pas réconciliable avec cette compagnie, et le régent et lui avoient eu souvent besoin l’un de l’autre. De sa nature il étoit royal et fiscal, il tranchoit, il étoit ennemi des longueurs, des formes inutiles ou qu’on pouvoit sauter, des États neutres et flottants. Mais comme il cherchoit à se concilier tout, il avoit, du temps du feu roi, et cultivé depuis, des liaisons avec ses bâtards, beaucoup plus étroites que nous ne nous en doutions M. le duc d’Orléans et moi.

Cette ignorance, les raisons tirées de ce qui vient d’être expliqué de son caractère et de sa conduite, beaucoup aussi l’éloignement extrême qui étoit entre le parlement et lui dans un temps où il s’agissoit d’avoir le dessus sur cette compagnie, qui se mettoit en état de dominer, me détermina à lui pour les finances et pour les sceaux, afin de lui donner plus d’autorité, et au régent un garde des sceaux en sa main, ferme, hardi, et qui, pour sa propre vade [4], se trouveroit intéressé à ne pas ménager le parlement. Je m’expliquai donc en sa faveur à Law qui goûta infiniment mes raisons, et au régent à qui je les détaillai. La chose demeura entre nous trois et fut bientôt déterminée. Alors je pressai le régent de finir, dans la crainte de quelque transpiration qui déconcertât la résolution prise, et le coup à frapper fut fixé au vendredi 28 janvier pour laisser passer les remontrances du parlement au roi, dont j’ai parlé avant ceci.

Je priai le régent de me permettre d’avertir et de disposer Argenson. Ce n’étoit pas que je fusse en peine qu’il n’acceptât une telle décoration, mais je voulois profiter du moment pour concilier le futur garde des sceaux avec le cardinal de Noailles, et que ce prélat ne perdît au chancelier que tout le moins qu’il se pourroit. Je présentai donc au régent la nécessité de faire entendre à d’Argenson d’avance le parfoit concert, pour ne rien dire de plus, qu’on souhaitoit de lui dans les finances avec Law, et de corriger ce que cela pouvoit avoir d’amer par l’éclat des sceaux. M. le duc d’Orléans le trouva bon, de sorte que je mandai par un billet à d’Argenson le jeudi matin de se trouver chez moi le soir même, entre sept et huit heures du soir, pour chose pressée et importante, où je l’attendrois portes fermées. Rien ne transpiroit encore, et quoiqu’on commençât depuis deux fois vingt-quatre heures tout au plus à se douter de quelques nuages sur le duc de Noailles et sur le chancelier, on n’avoit pas été plus avant.

Argenson se rendit chez moi à l’heure marquée. Je ne le fis pas languir. Je trouvai un homme effarouché du poids des finances, mais bien flatté de la sauce des sceaux, et assez à lui-même, dans cette extrême surprise, pour me faire bien des difficultés sur les finances, sans néanmoins risquer les sceaux. Je lui expliquai au long les volontés du régent par rapport à Law, et je ne m’expliquai pas moins nettement avec lui par rapport au parlement et à tout ce que le régent comptoit trouver en lui à cet égard. Law et les finances étoient conditions sine qua non, qu’il fallut bien passer. Pour le parlement, il pensoit comme moi et comme M. le duc d’Orléans, et de ce côté-là, il étoit l’homme qu’il falloit. Ses lumières, la cabale en mouvement, son personnel, tout l’y portoit. On peut juger de tout ce qu’il me dit de flatteur sur un honneur tel que celui des sceaux, qu’il crut avec raison me devoir, et sur lequel je fus modeste, mais toutefois en lui laissant sentir toute la part que j’y avois.

J’avois pour cela mes desseins, et, la conversation importante à peu près finie, je saisis un renouvellement de son éternelle reconnoissance et de son attachement entier pour moi, pour lui demander amitié et secours pour le cardinal de Noailles, que je lui déclarai très nettement que je ne distinguois pas de moi-même. Nous entrâmes en matière. Je ne lui cachai pas que j’étois bien instruit de ses liaisons avec les jésuites et avec tout le parti de la constitution ; que je comprenois parfaitement que sa place le demandoit sous le feu roi, mais que je sentois aussi, qu’il étoit trop éclairé sur le fond des choses, et encore plus par tant de détails qui avoient passé par ses mains, pour ne porter pas un jugement sain de la chose, par rapport à la religion et à l’État, et de la violence et de la tyrannie des procédés, qui n’avoient de fondement que les plus insignes faussetés et les plus atroces friponneries : par conséquent, que les temps étant changés et lui monté à la première place tout à coup d’une fort subalterne, il ne vît, avec tant d’esprit, d’expérience et de lumière, quel étoit le bon parti et celui où la religion, l’État, la vérité, l’honneur le devoient attacher sans lever d’étendard, ce qui ne convenoit pas à la première place de la magistrature. La discussion là-dessus fut longue, et j’y sentis de sa part plus de discours et de compliments que de réalité. Je me persuadai que la palinodie le retenoit, sa vieille et ’ancienne peau, ses engagements de plusieurs années, et qu’une conversation avec le cardinal de Noailles enlèveroit ce que je voyois que je n’emportois pas. Je la lui demandai, et il s’y prêta de bonne grâce ; mais il me pria que ce fût chez moi et le soir, pour la dérober à la connoissance du monde, et il me promit de m’avertir et de me donner le premier soir que la nouveauté de l’état où il alloit entrer lui laisseroit la première liberté. Nous nous séparâmes de la sorte sur les dix heures du soir, avec de grandes protestations de sa part de n’oublier jamais qu’il me devoit toute son élévation et sa fortune, et dans l’attente certaine du grand événement du lendemain vendredi 28 janvier.

Ce jour-là La Vrillière, qui avoit été mandé au Palais-Royal la veille au soir, assez tard, alla sur les huit heures du matin redemander les sceaux au chancelier et lui dire de la part du régent de s’en aller jusqu’à nouvel ordre en sa maison de Fresnes, sur le chemin de Paris à Meaux. Le chancelier lui dit qu’il portoit un nom bien fatal aux chanceliers. Il lui demanda avec fermeté et modestie s’il ne pouvoit pas voir le régent, et, sur le refus, de lui écrire ; La Vrillière lui dit qu’il se chargeroit de la lettre. Le chancelier l’écrivit, la lut à La Vrillière, la ferma devant lui et la lui donna. De là il écrivit un billet d’avis au duc de Noailles et alla apprendre sa disgrâce à sa femme qui étoit en couche. Il s’en alla le lendemain à Fresnes, n’ayant laissé sa porte ouverte, à Paris, qu’à sa plus étroite famille ou amis plus intimes, et sa femme le fut trouver quand sa santé le lui permit.

Noailles, averti de la bombe par le billet du chancelier, ne douta plus de ce qui alloit arriver sur les finances. Il résolut de prévenir le régent et de se mettre en situation d’en tirer bon parti. Il l’alla trouver sur-le-champ et eût la fausseté de lui demander ce que signifieroient les sceaux qu’il voyoit sur la table. Le régent eut la bonté de lui dire qu’il les avoit envoyé redemander au chancelier. Noailles, d’un air le plus dégagé qu’il put, lui demanda à qui il les donnoit, et le régent eut la complaisance de le lui dire. Alors Noailles répliqua qu’il voyoit que la cabale l’emportoit et qu’il ne pouvoit mieux faire que de céder et de rendre sa commission des finances. Tout de suite le régent lui dit : « Ne demandez-vous rien ? — Rien du tout, répondit Noailles. — Je vous destine, ajouta le régent, une place dans le conseil de régence. — J’en ferai peu d’usage, » répondit-il arrogamment, profitant de la faiblesse du prince ; et mentit bien puamment, car il vint au premier conseil de régence et n’en manqua plus aucun. Il tint sa porte fermée les premiers jours.

Un moment après, d’Argenson arriva mandé par le régent. Il rencontra le duc de Noailles dans les appartements, qui sortoit ; ils se saluèrent sans se parler. Il fut un peu de temps seul avec le régent. À sa sortie, il fut déclaré garde des sceaux et président des finances. Au sortir de dîner, La Vrillière lui apporta ses commissions, et sur les trois heures, il prêta son serment entre les mains du roi, en présence du régent et en public aux Tuileries, et emporta les sceaux, que le roi lui remit.

J’avois envoyé aux nouvelles au Palais-Royal, parce que j’aime à être assuré que les choses sont faites. Comme j’étois à dîner chez moi en grande compagnie, un valet de chambre d’Argenson m’apporta une lettre de lui. Il imita dans cette lettre, que j’ouvris et montrai à la compagnie, la modestie du célèbre cardinal d’Ossat, qui devoit sa fortune et sa promotion à M. de Villeroy, et à qui au sortir de chez le pape qui lui avoit donné la barrette, [il] le manda, et pour la dernière fois lui écrivit encore monseigneur. Argenson me traita de même, et me manda qu’il venoit d’être déclaré ; en même temps que, prévoyant les affaires qu’il auroit toute la journée, il avoit été dès le matin de bonne heure à Chaillot, et me rendoit compte de ce qu’il y avoit fait. Les remerciements et les marques d’attachement et de reconnoissance terminoient la lettre, et toujours monseigneur dessus et dedans.

Ainsi le chancelier fut la victime du duc de Noailles, et le bouc émissaire qui expia les péchés de son ami, et qui lui rendit tous les effets de l’innocence. Noailles se servit de lui comme d’un bouclier, et lui faisoit voir et faire tout ce qui lui convenoit sans ménagement aucun et sans le plus léger voile. Il abusa ainsi sans cesse de l’amitié, de la reconnoissance, de la confiance entière d’un homme de bien et d’honneur, qui, dans l’ignorance parfaite des finances et du monde, et dans les ténèbres de sa nouvelle vie, ne comptoit de guide sûr que celui qui l’avoit mis dans cette grande place. Elle lui a été si fatale que, quoique je me sois étendu ailleurs sur son caractère, je ne puis me refuser d’en ramentevoir encore ici quelque chose.

Avec un des plus beaux et des plus lumineux esprits de son siècle, et c’est peu dire, vastement et profondément savant, fait exprès pour être à la tête de toutes les académies et de toutes les bibliothèques de l’Europe, et pour se faire admirer à la tête du parlement, jamais rien de si hermétiquement bouché en fait de finance, d’affaires d’État, de connoissance du monde, ni de si incapable d’y rien entendre. Le parquet, où il avoit si longtemps brillé en maître, l’avoit gâté pour tout le reste par l’habitude de cet exact et parfoit balancement de pour et de contre de toutes les affaires contentieuses. Sa science et ses lumières le rendoient fécond en vues : sa probité, son équité, la délicatesse de sa conscience s’y embarrassoient, en sorte que plus il examinoit, plus il voyoit, et moins il se déterminoit. C’étoit pour lui un accouchement que de prendre un parti sur les moindres choses. De là, devenu le père des difficultés, c’étoient des longueurs infinies. Il étoit arrêté ’tout court par les moindres vétilles, mais surtout par la forme qui le maîtrisoit plus qu’un procureur qui en vit, en sorte qu’à qui ne connoissoit pas le fonds sincère et solide de sa justice, de sa piété, de l’honneur, même de la bonté dont il étoit pétri, et véritablement vertueux en tout, on auroit pris sa conduite pour un déni de justice, parce qu’elle en avoit tous les dehors et tous les inconvénients. Telle fut la cause et la source des variations en affaires de toutes les sortes, qui du faîte de la plus grande réputation, la plus accomplie, la mieux méritée, l’a précipité dans un état si différent à cet égard, où il est tombé par degrés, et à ce changement si prodigieux de lui-même, qui l’a rendu méconnoissable dans des points capitaux sous lesquels il est demeuré accablé, et dont sa considération et sa réputation ne se relèveront jamais, quoiqu’il n’ait jamais cessé d’être le même. Une correction, une perfection trop curieusement recherchée dans tout ce qu’il veut qui sorte de sa plume, naturellement excellente, décuple son travail, tombe dans la puérilité, dans la préférence de la justesse de la diction sur l’exposition nette et claire des choses, dans une augmentation de longueurs insupportables. Il épuise l’art académique, se consume en des riens, et l’expédition en souffre toutes sortes de préjudices.

Un autre défaut, qui vient du préjugé, de l’habitude de cet orgueil secret que les plus gens de bien ignorent souvent en eux, parce que l’amour-propre, si inhérent en nous, le leur sait cacher, est une prévention si étrange en faveur de tout ce qui porte robe, qu’il n’y a si petit officier de justice la plus subalterne, qui puisse avoir tort à ses yeux, ni friponnerie si avérée qui, par la forme dont il est esclave, ne trouve des échappatoires qui méritent toute sa protection. Est-il enfin à bout de raisons, on le voit qui souffre, que sa souffrance l’affermit en faveur de cette vile robe, dont l’impalliable afflige, sa sensible délicatesse, sans le déprendre de la soutenir. Je dis vile robe, telle qu’un procureur du roi ou un juge royal de justice très subalterne, dont les friponneries et les excès, demeurés à découvert et incapables d’excuses, en trouvent dans son cœur et dans son esprit, et jusque dans sa raison et sa justice, quand elles ont perdu toutes ressources d’ailleurs. Alors il se jette sur les exhortations à pardonner les choses les moins pardonnables et les plus susceptibles de recommencer de nouveau : il allègue comme un grand malheur les conséquences du châtiment qui obscurcit tout un petit siège ; sur la nécessité de procéder dans les formes, en attaquant juridiquement ce petit officier, et quelque cher et long que cela puisse être, de se rendre partie contre lui. Ces exemples arrivent tous les jours sur les faits les plus criants, sans qu’aucunes suites qui, pour ce premier exil et première perte des sceaux lui ont été fatales, ni aucunes considérations aient jamais pu avoir aucune prise sur lui à cet égard, d’où naissent des inconvénients sans nombre, par la certitude que toute robe a sa protection, que rien ne peut affaiblir. Oser se pourvoir en cassation d’arrêts des parlements, ou contester quoi que ce soit à ces compagnies en général ou en détail personnel en aucun genre, est une profanation qui lui est insupportable, quoiqu’il ait été plus d’une fois et en face bien mal récompensé de cette espèce de culte et en pleine séance au parlement, sans que rien l’en ait pu détacher. S’il voit que, malgré ce qu’il a pu tenter pour parer, la cassation passe au conseil, il interrompt contre la règle, harangue, se rend l’avocat du parlement et de son arrêt, et cela des autres parlements comme de celui de Paris. Il reprend les voix, il intimide les maîtres des requêtes, cherche à embarrasser le rapporteur et les commissaires, il reprend les avis. Tout le conseil s’en plaint et s’accoutume à lui résister respectueusement mais fermement, et ne s’en cache pas. S’il sent enfin qu’il ne gagne rien, et que l’arrêt passe, il ne peut toutefois se résoudre à prononcer le blasphème de cassation. Il a inventé pour l’éviter une formule jusqu’à lui inconnue. Il prononce que, « sans s’arrêter à l’arrêt du parlement, etc., qui demeurera comme non avenu, etc. ; » et les parlements qui sentent et comptent sur cette vénération si loin poussée pour eux, n’ont cessé d’en abuser, et tout cela pourtant de la meilleure foi, et avec l’intégrité la plus parfaite.

On peut juger de là combien d’Aguesseau étoit peu propre à soutenir l’autorité royale résidente dans un régent, contre les entreprises du parlement ; et je ne craindrai point de le dire, combien, à l’entrée de ces mouvements, qui annonçoient tant de choses, il étoit important de renvoyer ce premier magistrat, d’ailleurs si digne de toute autre place, mais si peu propre à la première de son état, où le duc de Noailles l’avoit bombardé en un instant, uniquement pour soi, en abusant en cela, comme en bien d’autres choses, de la facilité du régent, qui, ébloui de la grande réputation de celui qu’il lui proposa à l’instant de la vacance, l’en crut sur sa parole, sans connoissance de celui qu’il mettoit si subitement dans une place si importante. Ce prince n’avoit guère tardé à se repentir d’un choix si brusque, dont il s’étoit enivré d’abord ; mais il fut sensible au cri public, à la louange du chancelier, et à le plaindre.

Toute la robe, vivement intéressée à un chef qui étoit véritablement idolâtre d’elle, et tout ce qui cabaloit d’ailleurs contre le régent, aidés des échos qui répètent tout ce qu’ils entendent, élevèrent d’autant plus d’Aguesseau que le contre-coup naturel portoit davantage en aigre censure contre le régent et contre son gouvernement. Il avoit bien et longtemps combattu, avant de se résoudre à ce tour de force. Il n’y étoit venu qu’à la dernière extrémité. Épuisé de l’avoir fait et abattu, de la manière dont il étoit reçu du monde, il retomba, dans sa faiblesse naturelle à l’égard de l’autre parti. L’esprit et la tribu de Noailles lui fit peur. Non content d’avoir mis le duc de Noailles dans le conseil de régence, quoique le véritable criminel, tandis qu’il exiloit le chancelier et ne lui ôtait les sceaux que pour avoir été l’esclave de Noailles, il jeta tout de suite à la tête de ce dernier la survivance de sa charge et de ses gouvernements pour son fils à la jaquette, qui n’avoit pas encore cinq ans, lui fut obligé d’avoir bien voulu l’accepter, et ne lui marqua jamais tant de considération et d’amitié. Si le public s’irrita de la disgrâce du chancelier, il ne se scandalisa pas moins aigrement des grâces prodiguées au duc de Noailles, et n’applaudit dans tout cet événement, qu’à lui voir ôter les finances où il s’étoit extrêmement fait haïr de tout ce même public et des particuliers. Mais il tenoit le bon bout encore. Les propos le touchèrent peu, et il a montré par toute la suite de sa vie et par son propre exemple, le peu de cas qu’on peut et doit faire de sa réputation, qu’il a sans cesse vendue pour ce qu’il a estimé être plus réel.

Par une suite nécessaire, Rouillé du Coudray, qui avoit été son bras droit et souvent son conducteur dans les finances, n’y put être conservé. Depuis assez longtemps, il n’y faisoit presque plus rien que continuer à se faire mépriser et détester par ses brutalités et ses continuelles indécences, abruti par le vin et par toutes sortes de débauches. Il s’y plongea de plus en plus depuis qu’il n’eut plus l’occupation des finances, et acheva ainsi une assez longue vie dans les vices dont il faisoit trophée, laissant admirer qu’avec une capacité très médiocre, une grossièreté et une brutalité extrême, une indécence continuelle qui n’avoit honte de rien, il fût devenu sous le feu roi directeur des finances et mille livres de pension.

Machault, maître des requêtes, eut la police dont il fit la moindre de ses occupations, sur le pied plus que scabreux où Argenson l’avoit mise. Aussi n’y satisfit-il ni soi ni le régent, et n’y put demeurer longtemps. C’étoit un homme intègre et capable, exact et dur, magistrat depuis les pieds jusqu’à la tète, fantasque et bourru, qui ne se radoucissoit qu’avec des créatures de mauvaise vie, dont il ne se laissoit jamais manquer.

Châteauneuf, revenant de Hollande où il avoit très bien servi, et qui avoit une pension de six mille livres, en eut une pareille en augmentation, une place de conseiller honoraire au parlement, et promesse de la seconde place de conseiller d’État qui vaqueroit, la parole de la première étant engagée à Bernage, qui alloit intendant en Languedoc, en la place de Bâville.

Torcy eut cent cinquante mille livres d’augmentation de brevet de retenue, qui lui en fit un de quatre cent mille livres sur sa charge des postes, et maria sa seconde fille assez tristement à Duplessis-Châtillon.

Le duc d’Albret, occupé à se marier à une fille de Barbezieux, malgré toute sa famille, et à y intéresser le régent, en obtint une augmentation d’appointements et une de brevet de retenue de cent mille livres sur son gouvernement d’Auvergne.


  1. Le manuscrit porte la Raquette et non la Roquette, comme ont lu les précédents éditeurs. D’anciens plans de Paris désignent sous le nom de Raquette, une maison de plaisance située au faubourg Saint-Antoine et entourée de vastes jardins. Le nom de Roquette a fini par prévaloir et s’applique encore aujourd’hui à une maison d’hospitalières du faubourg Saint-Antoine et à une rue qui aboutit à la place de la Bastille.
  2. Voy., sur ce Chauvelin, les notes à la fin du t. XII. On y trouvera, avec le nom de sa femme, une appréciation assez piquante des moyens par lesquels Chauvelin s’éleva à la dignité de garde des sceaux et de ministre des affaires étrangères.
  3. Voy. sur d’Argenson notes à la fin du volume.
  4. Pour sa propre cause.