Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/18

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CHAPITRE XVIII.


Affaires du nord. — La France paroît vouloir lier étroitement avec la Prusse. — Hollandois, fort en brassière entre l’Espagne et les autres puissances, veulent conserver la paix. — Adresse de Monteléon dans ses représentations à Albéroni, sous le nom de l’abbé Dubois, en faveur de la paix. — Menaces de l’Espagne méprisées en Angleterre, dont le parlement accorde au roi tout ce qu’il demande pour les dépenses de mer. — Insolence de Penterrieder. — Ses manèges et ses propositions à l’envoyé de Sicile très dangereuses pour la France. — Vanteries et bévues de Beretti. — Le roi de Sicile soupçonné de traiter secrètement avec l’empereur. — Raisonnements d’Albéroni sur ce prince, sur les Impériaux et sur la France. — Fortes protestations et déclarations de l’Espagne à Paris et à Londres. — Efforts et préparatifs d’Albéroni. — Ses plaintes. — Albéroni imagine de susciter la Suède contre l’empereur. — Nancré échoue à Madrid. — Albéroni le veut retenir jusqu’à la réponse de Vienne. — Concert entre Nancré et le colonel Stanhope. — Adresse de ce dernier repoussée par Albéroni. — Grands préparatifs hâtés en Espagne. — Le marquis de Lede et Patiño mandés à Madrid.


Depuis le mois de février on commençoit à voir quelque apparence de réconciliation entre le czar et le roi de Suède. Le comte de Gyllembourg, auparavant employé en Angleterre, avoit fait quelques propositions de paix de la part du roi de Suède, et le czar avoit envoyé deux hommes à Abo, pour écouter et discuter les offres qu’il voudroit faire. Le czar avoit eu grand soin auparavant d’assurer le roi de Prusse qu’il ne seroit question que de préliminaires, que d’ailleurs il ne traiteroit que de concert avec ce prince, et qu’il ne décideroit rien sans savoir auparavant ses sentiments. Les flatteries et les apparences réussissoient à la cour de Berlin, et le roi de Prusse étoit infiniment plus touché des attentions du czar que de tout ce qu’il pouvoit attendre de la part de la France et de l’Angleterre, qui véritablement ne marquoient pas pour lui les mêmes égards. Le régent avoit cependant employé les offices du roi et les siens auprès du roi de Suède, pour procurer au roi de Prusse la paix aux conditions qu’il désiroit. Mais de simples instances sans effets ne suffisoient pas pour contenter la cour de Berlin. Elle croyoit que rien ne se feroit en France que par la direction de l’Angleterre, et que les confidences faites à Son Altesse Royale étoient des confidences faites aux Anglois.

Le roi de Prusse, se croyant donc sûr du czar, et persuadé qu’il ne feroit point de paix séparée, perdit la pensée qu’il avoit eue d’envoyer un ministre à Stockholm ; mais avant de l’abandonner, les ministres apparemment l’avoient laissé pénétrer, car il eut peine à dissiper les bruits qui se répandirent de la destination du baron de Kniphausen pour cette commission. Il n’oublia rien pour effacer les soupçons que le czar, qu’il vouloit ménager, pouvoit concevoir de cet envoi. Il fit à peu près les mêmes diligences auprès du régent pour le détromper de cette opinion ; il auroit bien voulu l’engager à prendre avec lui des mesures sur les affaires de Pologne. Il craignoit l’effet des desseins que le roi Auguste avoit formés de rendre cette couronne héréditaire dans sa maison ; et comme l’assistance de la France lui paraissoit nécessaire pour les traverser, il représenta fortement l’intérêt que le roi avoit d’empêcher que l’empereur ne devînt encore plus puissant dans l’empire comme il y seroit certainement le maître lorsqu’il auroit absolument lié les maisons de Bavière et de Saxe par le mariage des archiduchesses. Il prétendoit avoir pressenti les principaux seigneurs de Pologne, et les avoir trouvés très disposés à traverser les manèges que le roi Auguste pourroit faire pour assurer la couronne héréditairement à son fils. Le roi de Prusse, pour cultiver de si bonnes dispositions, fit demander au régent d’ordonner au baron de Bezenval, envoyé du roi en Pologne, de s’entendre secrètement pour cette affaire avec les ministres de Berlin. Quoique le roi de Prusse, gendre du roi d’Angleterre, dût être lié avec lui, les intérêts différents des deux maisons, ceux de leurs ministres entretenoient entre ces princes la jalousie et la défiance réciproque, et d’autant plus vivement de la part du roi de Prusse, qu’il étoit le plus foible, et que souvent il avoit lieu de croire que son beau-père le méprisoit. Il étoit persuadé que les ministres anglois et hanovriens s’accordoient dans le désir de faire la paix avec la Suède. Il croyoit qu’ils cherchoient les moyens de traiter avec elle séparément ; que, s’il étoit possible d’y parvenir, le roi d’Angleterre sacrifieroit sans peine les intérêts de son gendre aussi bien que ceux de ses autres alliés. Ainsi le roi de Prusse, qui certainement ne portoit pas trop loin sa défiance en cette occasion, se voyoit à la veille de perdre tout le fruit de ses peines et des dépenses qu’il avoit faites pour usurper, comme ses voisins, la portion qui lui convenoit des États de Suède, et profiter comme eux du malheur où elle étoit réduite.

Rien ne tenoit plus au cœur de ce prince que de conserver Stettin et l’étendue de pays qu’il avoit fixée comme le district de cette place. La France lui en avoit promis la garantie par son dernier traité avec elle ; mais il craignoit le sort ordinaire des garanties, et l’exécution de celle-ci étoit d’autant plus difficile, par conséquent d’autant plus douteuse, que l’éloignement des pays étoit grand ; qu’il n’étoit guère vraisemblable que la France voulût, pour le roi de Prusse, faire la guerre dans les extrémités septentrionales de l’Allemagne, ou l’assister longtemps de subsides suffisants pour le mettre en état de défendre ses conquêtes. Le plus sûr pour lui étoit donc d’être compris dans la paix que, suivant leurs engagements mutuels, les alliés du nord devoient faire avec la Suède ensemble et de concert. Pour cet effet, n’osant se reposer sur la foi douteuse de son beaupère, il demandoit au régent de traverser les manèges que les ministres anglois et hanovriens faisoient pour une paix particulière, négociations dont le succès seroit d’autant plus désagréable et plus embarrassant pour la France, que tout le poids de la garantie de Sicile retomberoit alors sur elle.

Le régent avoit prévu les représentations et les instances du roi de Prusse, et avoit déjà agi auprès du czar pour l’engager d’entretenir une étroite union avec ce prince comme le moyen d’établir pareillement cette union entre la France et la Russie, les États du roi de Prusse étant nécessaires pour cette communication. Kniphausen, envoyé de Prusse à Paris, se réjouissoit de voir que ceux qui étoient à la tête des affaires pensoient que les alliances les plus naturelles et les plus solides pour la France étoient celles qu’elle formeroit avec le roi de Suède et celui de Prusse. Il se flattoit même que, s’il étoit possible de conduire les affaires du nord à une bonne fin, les liaisons que la France prenoit avec l’Angleterre ne subsisteroient pas longtemps, parce que l’esprit ni le goût de la nation n’étoit porté à se lier ni avec l’Angleterre ni avec l’empereur. On croyoit d’ailleurs que le régent lui-même étoit ébranlé sur les affaires d’Espagne, et qu’il pourroit changer de plan si on pouvoit gagner du temps. Kniphausen assura son maître qu’il n’y avoit rien de visionnaire dans les avis qu’il lui donnoit sur ce sujet, qu’ils étoient conformes aux discours que tenoient les principaux et les plus accrédités seigneurs de la cour de France ; que même le maréchal d’Huxelles l’avoit assuré que le roi n’oublieroit rien pour procurer au roi de Prusse les moyens de finir la guerre du nord à l’avantage et à la satisfaction de ce prince ; cette base étant nécessaire pour établir ensuite une amitié solide et permanente, qu’elle seroit cultivée à l’avenir par l’attention que la France donneroit aux intérêts du roi de Prusse, qu’elle vouloit désormais regarder comme les siens propres ; qu’elle feroit telle alliance qu’elle souhaiteroit, qu’elle y feroit entrer telles puissances qu’elle jugeroit à propos ; enfin qu’il ne falloit pas qu’il fût étonné ni rebuté par les ménagements que la France avoit eus depuis quelque temps, et qu’elle pourroit encore avoir pour l’Angleterre, parce qu’il falloit continuer à tenir la même conduite jusqu’à ce qu’on pût parvenir au but qu’on se proposoit. Kniphausen fit d’autant plus de réflexions à ce discours du maréchal d’Huxelles que, lorsqu’il fut fini, il lui demanda un grand secret de tout ce qu’il lui avoit confié. L’envoyé entendoit d’ailleurs les discours généraux qu’on tenoit au sujet de la guerre d’Espagne.

Ce n’étoit pas seulement en France qu’elle recevoit des contradictions ; les ministres d’Angleterre trouvoient aussi de fortes oppositions en Hollande. Ils se plaignoient d’y voir un parti favorable aux Espagnols par la seule raison de contredire l’Angleterre en toutes choses. Si ce parti n’étoit pas assez considérable ni assez puissant pour apporter aucun changement aux maximes suivies depuis longtemps, il l’étoit cependant assez pour causer beaucoup d’embarras, même d’obstacles aux affaires les plus importantes ; il profitoit de la disposition de l’État généralement porté à vivre en bonne amitié avec l’Espagne, car alors le seul désir des Hollandois, et le seul point qu’ils croyoient conforme à leurs intérêts, étoit de conserver la paix, et par ce moyen le commerce de la nation. Malgré cette disposition, les Hollandois, craignant excessivement de déplaire à l’empereur et à l’Angleterre, n’osèrent accorder à l’ambassadeur d’Espagne la permission d’acheter des vaisseaux de guerre ; dont le roi d’Espagne vouloit faire l’emplette en Hollande ; quoique Beretti se vantât toujours que son habileté l’emporteroit sur les manèges de tous ceux qui s’y opposoient ; que les amirautés d’Amsterdam et de Rotterdam demandoient aux États généraux la permission d’en vendre à l’Espagne, et que le Pensionnaire, loin de s’y opposer, avoit répondu : « Si nous en avons trop, pourquoi n’en pas vendre à nos amis ? » Ainsi Beretti, se comptant sûr de son fait, n’étoit plus en peine que du payement ; et Schreiner, capitaine de vaisseau en Hollande, lui offrit des matelots et des officiers, et de les conduire en Espagne, tous capables de bien servir. Beretti ne fut pas si content du greffier Fagel, qui lui représenta lés difficultés de cette affaire, et qui ne lui promit que faiblement ses services là-dessus. Il ne fut pas plus gracieux aux plaintes que lui fit Beretti des conditions du traité qui donnoient des États, disoit-il, à l’empereur, et du papier au roi d’Espagne. Fagel combattit toujours ses raisons, et lui dit qu’on donneroit de telles sûretés à l’Espagne que les papiers ne seroient pas sujets à la moindre altération. Tout étoit encore en suspens en attendant le succès de l’envoi de Schaub à Vienne et de Nancré à Madrid. Le projet de traité n’avoit pas encore été communiqué en forme aux États généraux ; le public en pénétroit les principales conditions, mais en ignoroit le détail ; on ne savoit même jusqu’à quel point la France concourroit aux desseins de l’Angleterre.

Beretti, avec sa prétendue sécurité, ne laissoit pas de craindre de ne pouvoir empêcher la Hollande de se soumettre aux idées de l’Angleterre si elle étoit véritablement d’accord avec la France ; cette république se trouvoit environnée par terre des États de l’empereur, et son commerce par mer seroit ruiné par l’Angleterre, si elle osoit contredire ses vues, jointes à celles de la France. On vouloit encore douter à Madrid des intentions de cette dernière couronne ; ainsi Beretti eut ordre d’agir de concert avec Châteauneuf pour y traverser les négociations du marquis de Prié. Beretti comptoit que jamais l’empereur n’obligeroit la république de prendre aucun engagement contre l’Espagne, et que les principaux moteurs de la ligue auroient tant d’affaires chez eux qu’il ne leur seroit pas libre de se mêler du dehors. Il prévoyoit avec les politiques l’union prochaine du czar très mécontent de l’Angleterre avec le roi de Suède et celui de Prusse, qui seroit fatale à l’Angleterre et à l’empereur, duquel l’électeur de Bavière devenoit l’ennemi, lequel dissimuloit son dépit de ne pouvoir obtenir pour le prince électoral son fils une des archiduchesses, porté d’ailleurs pour les intérêts du roi d’Espagne. Ce fut un grand sujet de joie pour Beretti de recevoir dans ces circonstances un projet dressé par la compagnie des Indes occidentales de Hollande pour convenir avec le roi d’Espagne d’un nouveau règlement à faire sur le commerce que les directeurs de cette compagnie croyoient également avantageux de part et d’autre. Ils demandoient le secret, et Beretti regardoit comme une victoire d’accoutumer les Hollandois à s’approcher des Espagnols, soit pour le commerce, soit pour le militaire, persuadé que quelque jour les effets en seroient très utiles à l’Espagne.

Monteléon, qui connoissoit à quel point Albéroni étoit éloigné du projet et de la paix, et qui n’osoit lui déplaire, craignoit une rupture avec l’Angleterre, et continuoit sa même adresse de représenter au premier ministre sous le nom de l’abbé Dubois, ce qu’il lui avoit dit ou ce qu’il supposoit qu’il en avoit appris, n’osant hasarder ses représentations sous le sien. Il assura donc Albéroni qu’il savoit positivement de cet abbé que la cour de Vienne n’accepteroit pas le projet, qu’elle se tiendroit même offensée de la proposition que le roi d’Angleterre lui en avoit faite. L’abbé Dubois prétendit même qu’il avoit déjà fort pressé le roi d’Angleterre et les ministres anglois particulièrement Stanhope, d’employer enfin la force pour arrêter l’humeur ambitieuse de l’empereur, l’unique moyen d’empêcher qu’il ne mît l’Europe en feu étant que la France, l’Espagne et l’Angleterre unies ensemble, prissent des mesures pour s’y opposer. Monteléon ajouta qu’il savoit, mais sous le secret et par un effet de la confiance intime que l’abbé Dubois avoit en lui, qu’il gagnoit du terrain peu à peu, mais qu’enfin ce progrès seroit inutile si l’Espagne, de sort côté, ne s’aidoit ; qu’elle devoit se conformer à la constitution délicate, extravagante et presque inexplicable du gouvernement d’Angleterre, et faciliter au ministère anglois le moyen de se déclarer à découvert contre la cour de Vienne. Ce moyen étoit que le roi d’Espagne fit voir qu’il ne prenoit pas en mauvaise part, et qu’il ne méprisoit pas les conditions du projet communiqué par l’Angleterre. Que, si Sa Majesté Catholique y trouvoit des difficultés, elle pouvoit les représenter, mais sans rompre les liens d’amitié et de confiance avec le roi d’Angleterre ; qu’elle devoit, au contraire, pour son intérêt laisser une porte ouverte aux expédients sans déclarer une volonté déterminée de vouloir la guerre à toute force ; que cette conduite prudente seroit totalement contraire à la négative hautaine et absolue que les ministres anglois attendoient de Vienne ; qu’ainsi le roi d’Espagne mettroit cette cour dans son tort, et qu’il engageroit la nation anglaise en général à se déclarer pour lui ; que le ministère anglois, animé déjà contre les Impériaux, agiroit contre eux plus librement lorsqu’il croiroit le pouvoir faire avec sûreté ; qu’il étoit encore dans la crainte, parce que, s’il paraissoit porté pour l’Espagne sans avoir de sujet évident de se plaindre de l’empereur, les whigs mécontents, qui parloient alors en faveur de cette couronne, changeroient aussitôt de langage et de sentiment.

Ces discours vrais ou supposés que Monteléon mettoit dans la bouche de l’abbé Dubois, étoient tirés, disoit-il, de ses conversations avec les ministres anglois, et croyant ces considérations importantes, cet abbé l’avoit prié de ne pas perdre un moment à les faire savoir au roi son maître. Toutefois cet ambassadeur, quoique prévenu de l’importance dont il étoit de faire tomber sur la cour de Vienne la haine du refus, et persuadé de la nécessité de conserver une bonne intelligence avec la cour d’Angleterre, n’avoit osé différer de présenter le mémoire qu’Albéroni lui avoit ordonné de remettre aux ministres d’Angleterre au sujet de l’escadre anglaise destinée pour la Méditerranée. Le seul effet de ce mémoire fut d’exercer à Londres les raisonnements des politiques ; d’ailleurs, il ne suscita pas le moindre obstacle aux desseins du roi d’Angleterre. Ce prince, prévoyant qu’il seroit obligé d’augmenter les dépenses de la marine, demanda qu’il fût réglé par un acte du parlement que le parlement suivant abonneroit ces dépenses. Il l’obtint, en sorte que par cet acte il devint le maître d’envoyer des escadres où il le jugeroit à propos, les fonds pour la dépense étant déjà assignés. Ainsi Penterrieder n’eut pas la moindre inquiétude ni du mémoire présenté par Monteléon, ni des représentations que quelques négociants, surtout des intéressés dans l’Asiento [1] ', firent sur le préjudice que l’interruption de la bonne correspondance avec l’Espagne feroit à leur commerce, car, encore que l’empereur n’eût pas accepté le traité au commencement de mars, il n’en étoit pas moins sûr de la route que l’escadre anglaise tiendroit vers les côtes d’Italie. Penterrieder en parloit en ces termes à La Pérouse, et pour faire voir la modération et la clémence de Sa Majesté Impériale, il assuroit qu’elle n’enverroit pas même de troupes en Italie, ne voulant inquiéter personne, mais faire du bien à tout le monde. Pour le prouver elle avoit intention d’accorder au roi d’Angleterre l’investiture de Brême et de Verden, lorsque la campagne seroit finie.

Cette bénignité accoutumée de la maison d’Autriche devoit engager le roi de Sicile à rechercher les bonnes grâces de l’empereur : c’étoit au moins le discours de Penterrieder. Il faisoit agir auprès de Provane le secrétaire de Modène qui étoit à Londres ; il laissoit entrevoir des apparences nouvelles à un accommodement, et faisoit espérer que l’empereur pourroit enfin se radoucir, à mesure que le roi de Sicile feroit des pas pour regagner ses bonnes grâces. Il disoit qu’il falloit chercher des équivalents pour l’échange de la Sicile ; que, s’il étoit impossible d’en convenir, il ne le seroit pas de céder au roi de Sicile le royaume de Naples pour les posséder tous deux ensemble, donnant en échange les autres États qu’il possédoit actuellement. La Pérouse, flatté de se trouver chargé d’une négociation sécrète avec le ministre de l’empereur à Londres, pendant que la négociation d’une paix générale occupoit toute l’attention publique, n’oublioit rien pour faire croire à son maître que la voie qu’il avoit ouverte pour négocier étoit la plus sûre et la meilleure qu’il pût trouver, et qu’il n’auroit pas même à craindre d’être traversé par les Anglois, quoique promoteurs du projet dont on attendoit les réponses de Vienne et de Madrid. Il s’appuyoit sur les assurances que Penterrieder lui avoit données, que tout le ministère anglois, sans en excepter ni Stanhope, ni Craggs, étoit entièrement dévoué à l’empereur ; que toutes les caresses faites à l’abbé Dubois étoient pures grimaces ; que l’escadre destinée pour la Méditerranée partiroit au plus tôt ; que déjà le consul anglois de Naples avoit ordre de faire préparer les provisions pour elle ; qu’il n’y avoit point à se mettre en peine des murmures de la nation anglaise ; qu’au fond, elle craignoit peu de rompre avec l’Espagne, parce que cette interruption ne pouvoit durer plus d’un an ; que, pendant cet espace de temps, il se formeroit des compagnies anglaises qui se dédommageroient dans les Indes espagnoles de la saisie que l’Espagne pourroit faire en Europe. Quelques armateurs même offroient à Penterrieder d’arborer le pavillon de l’empereur, et de faire des courses sur les Espagnols dans la Méditerranée, si ce prince vouloit leur donner des commissions.

Pendant que le ministre de l’empereur à Londres se croyoit si sûr non seulement des ministres de Georges, mais, encore des dispositions générales de la nation anglaise sur la guerre d’Espagne, l’ambassadeur d’Espagne à la Haye se tenoit également assuré de la disposition générale des Hollandois en faveur de son maître. Il crut en avoir une preuve dans la permission qu’il obtint à la fin de mars d’acheter les navires, de guerre que Castañeda devoit ramener de Hollande en Espagne. Le projet étoit d’en avoir sept à soixante-dix pièces de canon chacun. Ces navires devoient être achetés sous le nom de marchands espagnols. Beretti en étoit demeuré d’accord avec le Pensionnaire et d’autres membres du gouvernement. Les États de Hollande avoient autorisé les amirautés de la province à vendre les vaisseaux qu’elles pourroient avoir au delà des trente que la république faisoit armer pour la mer Baltique. C’étoit donc au delà de ce nombre que Beretti se flattoit d’en trouver sept à choisir dans les amirautés d’Amsterdam, de Rotterdam et de Zeelande. Il se vantoit d’avoir surmonté par son habileté l’opposition des provinces, parce qu’il s’agissoit d’armer trente vaisseaux pour le nord. Secondement l’empereur menaçoit la république si elle accordoit cette permission ; enfin les Anglois et les Portugois traversoient secrètement la négociation, et mettoient en usage tant d’intrigues et d’artifices pour en empêcher le succès, que Beretti ne l’attribuoit qu’à son savoir-faire, et puis à la bonne volonté que la plus saine partie de la république avoit pour le roi d’Espagne. Mais Beretti n’étoit pas encore au bout de cette affaire, quelque assuré qu’il s’en crût.

On disoit publiquement alors que le roi de Sicile entroit dans la ligue, et qu’il traitoit avec l’empereur. Le régent avoit communiqué en Espagne les avis qu’il avoit reçus de cette négociation secrète à Vienne. Cellamare en avoit officieusement averti Provane. Ce dernier, quoique peu content, rendoit cependant justice au régent. Il étoit persuadé que ce prince vouloit sincèrement procurer la paix, et qu’il la croyoit aussi conforme aux intérêts du roi et du royaume qu’aux siens personnels. Albéroni ne douta pas un moment du double manège du roi de Sicile. Persuadé que jamais il n’agissoit de bonne foi, il conclut que ce prince s’étoit proposé de voir enfin la guerre allumée de tous côtés et les Impériaux chassés d’Italie. Mais il remarquoit en même temps autant de mauvaise foi de leur part que de faiblesse, accompagnée d’autant d’artifice, pour détourner le mal qu’ils avoient à craindre ; et pour éviter le coup qu’il étoit aisé de leur porter ; car ils faisoient voir des pensées de paix, ils sollicitoient la France et l’Angleterre de s’entremettre pour un accommodement ; et la seule vue de la cour de Vienne étoit, disoient-ils, de lier les mains au roi d’Espagne par cet artifice, et d’empêcher les entreprises que vraisemblablement il méditoit, et qu’il pouvoit aisément exécuter en Italie par les troupes qu’il avoit en Sardaigne. L’empereur n’avoit pas fait encore la paix avec les Turcs, par conséquent il étoit trop foible pour défendre les États qu’il possédoit en Italie, ses forces principales étant occupées en Hongrie. Il vouloit donc par de feintes négociations gagner le temps de la paix, et se déployer après en force sur l’Italie. Il reprochoit à l’empereur que l’avidité de conserver et d’étendre ses injustes usurpations sur l’Italie l’engageoit à offrir aux Turcs de leur céder Belgrade, et d’aimer mieux en obtenir une paix honteuse dans le cours de ses victoires, qu’à tenir plus longtemps ses troupes éloignées du lieu où il aimoit mieux les employer.

Albéroni faisoit de temps en temps des réflexions sur l’aveuglement général et l’indolence fatale de tant de princes. Il en exceptoit le roi d’Espagne. Il prétendoit qu’avec une bonne armée et de bonnes flottes il demeureroit tranquillement chez lui, simple spectateur des maux que la guerre causeroit aux autres nations ; que, s’il arrivoit contre toute apparence, qu’on vît de telles révolutions que ce prince fût contraint de céder à la force, il auroit toujours sa ressource, et que, au pis aller, il se retireroit sur son fumier (en France), résolution qui pourroit un jour faire connoître à certaines gens (M. le duc d’Orléans) que c’étoit s’égarer sur leurs propres intérêts que d’empêcher Sa Majesté Catholique de porter hors de son continent des troupes et de l’argent pour employer l’un et l’autre sur les frontières de France. Enfin, il disoit plus clairement que le régent se repentiroit peut-être un jour d’avoir négligé d’établir avec le roi d’Espagne, comme il le pouvoit aisément, l’union et la bonne intelligence dont dépendoient et son honneur et son intérêt personnel. Albéroni, prévenu que la France et l’Angleterre demanderoient, pour avancer la paix, que la Sardaigne fût remise en dépôt pendant la négociation, déclara par avance que le roi d’Espagne n’admettroit jamais une pareille proposition. Cette île étoit l’entrepôt des troupes qu’il vouloit envoyer en Italie. Ainsi, loin de la remettre comme en séquestre, il prenoit toutes les mesures nécessaires pour la bien garder. Albéroni protestoit en même temps que le roi d’Espagne vouloit venger ses outrages et soutenir ses droits, quand même il seroit seul et dépourvu de tout secours. Les ambassadeurs d’Espagne en France et en Angleterre eurent ordre de parler en même sens. Il fut enjoint particulièrement à Monteléon de renouveler ses protestations, et de ne rien omettre pour faire bien connoître à la nation anglaise le préjudice qu’elle souffriroit de l’engagement qu’on vouloit la forcer de prendre avec l’empereur, sans raison et contre l’intérêt de cette nation, enfin dans un temps où les grâces qu’elle avoit obtenues du roi d’Espagne étoient trop récentes pour en avoir perdu le souvenir. D’un autre côté, il s’épuisoit en vives et fortes représentations à la France ; mais, les jugeant fort inutiles, il continuoit à prendre les mesures que l’état de l’Espagne pouvoit permettre pour se préparer à faire vigoureusement la guerre. Il travailloit principalement à ramasser un nombre de vaisseaux suffisant pour faire croire que l’Espagne avoit suffisamment des forcés maritimes. Plus il y travailloit, plus il trouvoit que l’entreprise de mettre sur pied une marine étoit, disoit-il, un abîme. Il avoit espéré d’acheter des navires en Hollande, de les y trouver tout équipés et en état de servir ; cette espérance s’évanouissoit, et malgré les belles paroles de Beretti, Albéroni pénétroit qu’il ne devoit en attendre rien de réel. Il se plaignoit de la négligence de Castañeda, et en général de ne trouver en Espagne personne qui pût le soulager et qu’il pût regarder comme un homme de confiance.

Il se figura que le roi de Suède seroit peut-être de quelque secours aux affaires du roi d’Espagne ; qu’en aidant aux Suédois à rentrer en Allemagne, on remplaceroit avantageusement par cette diversion celle que les Turcs avoient faite jusqu’alors en Hongrie, et qu’une prochaine paix étoit prête à terminer. Beretti eut ordre d’examiner si le roi de Suède avoit en Hollande quelque sujet, homme de mérite, et en ce cas de lui parler et de lui confier que, le roi d’Espagne étant sur le point d’attaquer vivement l’empereur, il seroit de l’intérêt de la Suède de profiter de cette conjoncture. Si celui à qui Beretti parleroit représentoit que son maître, manquant d’argent, n’étoit pas en état d’entrer dans de pareils projets, Beretti avoit pouvoir de lui offrir, mais seulement comme de lui-même, d’écrire au cardinal, et de le disposer à fournir de l’argent à la Suède, lui proposant de prendre en échange du cuivre ou des bois pour la marine. La paix auroit mis fin à ces agitations, la négociation en étoit entre les mains d’Albéroni. Nancré, étant arrivé à Madrid vers la fin de mars, lui avoit exposé le plan du traité concerté entre la France et l’Angleterre, et communiqué depuis à Vienne. Il n’étoit pas encore alors aussi avantageux pour le roi d’Espagne qu’il le fut depuis, car les Anglois avoient toujours en tête de démembrer l’État de Toscane, de faire revivre l’ancienne république de Pise, et de comprendre Livourne dans cet État ainsi renouvelé.

Un tel projet fut mal reçu. Albéroni en ayant entendu toutes les conditions le traita de fou et de chimérique ; dit qu’en ayant rendu compte à Leurs Majestés Catholiques, elles avoient répondu que jamais elles n’avoient entendu rien de plus indigeste et de plus visionnaire ; que la reine surtout étoit offensée de l’opinion que le régent avoit d’elle, et de voir qu’il la crût capable d’une perfidie telle que le seroit de penser seulement, non de consentir à dépouiller un prince qui lui tenoit lieu de père. Albéroni plaignit Nancré, et dit qu’il étoit malheureux qu’un homme d’honneur et d’esprit comme lui fût chargé d’une si mauvaise commission ; que, si le régent eût jeté plus tôt les yeux sur lui, et que dès l’année précédente il l’eût envoyé en Espagne au lieu de Louville, Son Altesse Royale ne se trouveroit pas en des engagements dont les suites et le dénouement ne tourneroient peut-être à l’avantage ni de la France ni de l’Espagne. Albéroni prétendit que Nancré avoit représenté l’état de la France si malheureux qu’à peine elle pourroit mettre en cas de guerre deux mille hommes en mouvement. Il avoit répondu qu’il trouvoit une contradiction manifeste entre cet état de faiblesse et les engagements que le régent avoit pris avec l’Angleterre, puisque certainement il se trouveroit obligé à mettre plus de deux mille hommes en mouvement s’il vouloit tenir sa promesse. Le roi d’Espagne, dans l’audience qu’il donna à Nancré, lui répondit qu’il examineroit les propositions qu’il avoit faites. L’intention d’Albéroni étoit de prendre du temps pour être instruit des réponses de l’empereur, avant que d’en rendre une positive de la part du roi d’Espagne.

Le colonel Stanhope étoit encore à Madrid, chargé des affaires et des ordres du roi d’Angleterre. Nancré et lui agissant pour la même cause agirent aussi d’un parfoit concert, et Albéroni leur répondit également à tous deux. Stanhope lui demanda si le roi d’Espagne enverroit des troupes en Italie, et s’il exerceroit des actes d’hostilité pendant qu’on traitoit actuellement la paix. Le colonel vouloit obtenir une promesse de cessation d’armes de l’Espagne pendant la négociation. Le cardinal parut choqué du discours que le colonel lui tenoit entre ses dents. Il répondit que Sa Majesté Catholique feroit passer huit mille hommes en Sardaigne, tant pour se défendre contre les entreprises des Allemands, que, parce que l’empereur envoyoit lui-même continuellement des troupes dans l’État de Milan et dans le royaume de Naples ; qu’au reste elle n’étoit pas en état d’exercer présentement aucun acte d’hostilité, et que vraisemblablement les réponses de Vienne arriveroient avant que l’Espagne pût rien entreprendre. En même temps qu’Albéroni faisoit voir par ses réponses si peu de dispositions à la paix, il pressoit avec plus de diligence que jamais les préparatifs de guerre. Tous les officiers sans exception eurent ordre de se rendre à leurs corps. On disposa toutes les choses nécessaires pour l’embarquement de quatre régiments de dragons qui de Barcelone devoient être transportés en Sardaigne avec leurs chevaux. L’intendant de marine eut ordre de préparer à Barcelone les vivres nécessaires pour l’embarquement de vingt bataillons. On fit venir à Madrid le marquis de Lede et don Joseph Patiño, l’homme de confiance d’Albéroni, pour leur donner les ordres du roi d’Espagne. Tout étoit en mouvement pour la guerre, jusqu’à Riperda, encore ambassadeur de Hollande, qui promit d’engager au service d’Espagne quelques Hollandois, officiers généraux de mer dans le service de ses maîtres.




  1. Le sens de ce mot a été expliqué plus haut.