Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/19

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CHAPITRE XIX.


Millain chez moi, avec ses trois projets d’édits, me confirme la parole de M. le Duc sur le rang ; me promet de revenir le lendemain matin. — Satisfaction réciproque. — Je rends compte au régent de ma conversation avec M. le Duc. — Son Altesse Royale déterminée à lui donner l’éducation. — Je proteste avec force contre la résolution de toucher au duc du Maine ; mais, ce parti pris, je demande alors très vivement la réduction des bâtards au rang de leur pairie. — Cavillations du régent. — Je le force dans tous ses retranchements. — Je propose au régent le rétablissement du comte de Toulouse, qu’il approuve. — Reproches de ma part. — Je propose au régent les inconvénients mécaniques, et les discute avec lui. — Je l’exhorte à fermeté. — Avis d’un projet peu apparent de finir la régence, que je mande au régent. — M. le Duc vient chez moi me dire qu’il a demandé au régent la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et s’éclaircir de sa part sur l’avis que je lui avois donné. — J’apprends chez moi au duc de La Force à quoi en sont les bâtards à notre égard, et le prie de dresser la déclaration en faveur du comte de Toulouse. — Frayeur du parlement. — Ses bassesses auprès de Law. — Infamie effrontée du duc d’Aumont. — Frayeur et bassesses du maréchal de Villeroy. — Conférence chez moi avec Fagon et l’abbé Dubois sur tous les inconvénients et leurs remèdes. — Fagon m’avise sagement de remettre au samedi d’arrêter les membres du parlement, qui le devoient être le vendredi. — Le duc de La Force et Millain chez moi avec la déclaration en faveur du comte de Toulouse. — Millain m’avertit de la part de M. le Duc, chargé par le régent, de me trouver le soir à huit heures chez le régent, pour achever de tout résumer avec lui et M. le Duc en tiers, et d’y mener Millain. — Je parle à Millain sur la réduction des bâtards à leur rang de pairie avec la dernière force, et je le charge de le dire mot pour mot à M. le Duc. — Contre-temps à la porte secrète de M. le duc d’Orléans. — Je lui fais approuver le court délai d’arrêter quelques membres du parlement. — Discussion entre le régent et moi sur plusieurs inconvénients dans l’exécution du lendemain. — M. le Duc survient en tiers. — Je les prends tous deux à témoin de mon avis et de ma conduite en toute cette affaire. — Je les exhorte à l’union et à la confiance réciproque. — Je leur parle de la réduction des bâtards au rang de leur pairie avec force et comme ne pouvant plus en douter, en ayant leur parole à tous les deux. — Ils m’avertissent de ne pas manquer à revenir le soir au rendez-vous avec eux deux. — M. le Duc m’envoie par Millain la certitude de la réduction des bâtards au rang de leur pairie, dont j’engage M. le Duc à s’assurer de plus en plus. — Conférence chez moi avec le duc de La Force, Fagon et l’abbé Dubois. — Tout prévu et remédié autant que possible. — Conférence, le soir, entre M. le duc d’Orléans, M. le Duc et moi, seuls, où Millain fut en partie seul avec nous, où tout se résume pour le lendemain et les derniers partis sont pris. — Je suis effrayé de trouver le régent au lit avec la fièvre. — Solutions en cas de refus obstiné du parlement d’opiner. — Pairs de France, de droit, et officiers de la couronne, de grâce et d’usage, ont seuls voix délibérative au lit de justice et en matière d’État, et les magistrats au plus consultative, le chancelier ou garde des sceaux excepté. — Je confie, avec permission de Son Altesse Royale, les événements si prochains au duc de Chaulnes. — Contade fait très à propos souvenir du régiment des gardes suisses. — Frayeur du duc du Maine d’être arrêté par lui. — On avertit du lit de justice à six heures du matin ceux qui y doivent assister. — Le parlement répond qu’il obéira. — Discrétion de mon habit de parlement. — Je fais avertir le comte de Toulouse d’être sage et qu’il ne perdra pas un cheveu. — Valincourt ; quel.


Le lendemain mercredi 24 août, Millain entra chez moi précisément à l’heure donnée avec les trois projets qu’il avoit dressés. Il me fit mille compliments de la part de M. le Duc, et me dit la joie qu’il sentoit de le savoir maintenant convaincu du panneau du rang intermédiaire, qu’il avoit inutilement tâché de lui démontrer lors du procès des princes du sang avec les bâtards. Après être entrés en matière avec les propos de gens qui se connoissent de longue main, et qui, à différents égards, sont bien aises de se retrouver ensemble en affaires, il me conta que le matin même, M. le Duc l’avoit envoyé chercher, lui avoit rendu le précis de nos conversations, et lui avoit avoué qu’il n’avoit pas fermé l’œil de toute la nuit dans l’angoisse en laquelle il se trouvoit ; que néanmoins, son parti étoit pris par les raisons qu’il m’avoit dites ; qu’il me tiendroit parole aussi sur notre rang ; et que lui Millain m’apportoit les projets d’édits qu’il avoit toujours désiré pouvoir me communiquer. Nous les lûmes : premièrement, celui pour le seul changement de la surintendance de l’éducation du roi ; après, celui du rang intermédiaire ; enfin, celui de la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, révoquant tout ce qui avoit été fait au contraire en leur faveur. J’entendis le second avec peine ; et ne m’arrêtai qu’au premier et au dernier qui étoient parfaitement bien dressés, le dernier surtout, selon mon sens, et tel qu’il a paru depuis. Je dis à Millain qu’il falloit travailler à celui du rétablissement du comte de Toulouse, sans préjudice de celui que je voulus aussi dresser ; et que, s’il vouloit revenir le lendemain à pareille heure, nous nous montrerions notre thème l’un à l’autre, pour convenir de l’un des deux ou d’un troisième pris sur l’un et sur l’autre. Je le chargeai de bien entretenir M. le Duc dans la fermeté nécessaire sur ce qui nous regardoit, en lui en inculquant les conséquences, et, après une assez longue conférence, nous nous séparâmes.

Aussitôt après j’allai au Palais-Royal, par la porte de derrière, où j’étois attendu pour rendre compte au régent de ma conversation avec M. le Duc. Il ferma la porte de son grand cabinet, et nous nous promenâmes dans la grande galerie. Dès le premier demi-quart d’heure je m’aperçus que son parti étoit pris sur l’éducation en faveur de M. le Duc, et que je n’avois pas eu tort la veille, aux Tuileries, de l’avoir soupçonné de s’être trop ouvert et trop laissé aller à ce prince, comme je m’en étois bien aperçu avec lui dans ce jardin. Mes objections furent vaines. L’éclaircissement sur M. le comte de Charolois et l’aveu du comte de Toulouse sur son frère avoient fait des impressions, que le repentir d’avoir différé et les raisons et les empressements de M. le Duc, dans la conjoncture présente et si critique, avoient approfondies. Je ne laissai pas de représenter à Son Altesse Royale le danger évident d’attaquer le duc du Maine à demi, les embarras qu’il trouveroit chez lui-même à le dépouiller, celui de retirer M. le comte de Charolois des pays étrangers par un grand gouvernement s’il ne le trouvoit chez le duc du Maine. Le régent convint de tout cela, et, dans le désir d’ôter l’éducation à ce dernier, son dépouillement lui parut facile, parce qu’il ne le considéra qu’en éloignement et ne voulut point ouïr parler de tout faire ensemble, encore qu’il n’y eût point de comparaison, et dans ce dépouillement il trouvoit à tenir parole au comte de Charolois.

Je le vis si arrêté dans ces pensées que je crus inutile de disputer davantage. Je me contentai de le supplier de se souvenir que ce qu’il méditoit contre le duc du Maine étoit contre mon sentiment, et de le sommer de n’oublier pas que, contre mon intérêt le plus précieux et ma vengeance la plus chère, j’avois lutté de toutes mes forces contre lui et contre M. le Duc en faveur du duc du Maine, parce que je croyois dangereux au repos de l’État de l’attaquer avec le parlement.

Ensuite, je lui proposai la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et je me gardai bien de lui laisser entrevoir ce dont j’étois convenu là-dessus avec M. le Duc. J’étois bien fort par les preuves que je donnois sans cesse depuis cinq jours de mon désintéressement à cet égard, et par la raison évidente que le duc du Maine, chassé d’auprès du roi, et dans l’idée présente près d’être dépouillé de tous ses établissements, n’étoit bon qu’à affaiblir d’autant. J’y ajoutai l’ancienne et palpable raison que cette réduction de rang de plus ou de moins ne rendroit le duc du Maine ni plus outré ni moins irréconciliable, et la justice et la facilité de cette opération qui ne consistoit qu’à prononcer sur un procès pendant et instruit.

Le régent me passa tout, hors ce dernier point ; il me voulut soutenir que le procès existoit bien à la vérité par la présentation de notre requête en corps signée au roi et à lui lors du procès des princes du sang et des bâtards ; mais il me contesta les formes. La réponse fut aisée : point de formes devant le roi, notre requête admise, puisque le roi et lui l’avoient reçue, et que lui-même l’avoit communiquée aux bâtards ; qu’il n’y en avoit point eu d’autres au procès long et célèbre que les pairs eurent et gagnèrent en 1664 devant le roi contre les présidents à mortier au parlement de Paris et le premier président, sur la préopinion aux lits de justice. Cela ferma la bouche à M. le duc d’Orléans, mais il se rejeta à m’objecter que les bâtards n’avoient pas répondu. Je répliquai qu’ils en avoient eu tout le temps, et que, si cette raison étoit admise, il ne tiendroit qu’à celui qui auroit un mauvais procès devant le roi de ne répondre jamais, puisqu’il n’y avoit point de formalités pour l’y forcer, moyennant quoi il n’en verroit jamais la fin. Après quelques légères disputes, il se rendit et m’ouvrit la carrière à lui représenter, pour ne pas dire reprocher, ses méfaits à notre égard sur le bonnet et sur tant d’autres choses. Il m’allégua pour dernier retranchement la noblesse qu’il ne vouloit pas soulever. Je lui remontrai, avec une indignation que je ne pus contraindre, que c’étoit lui-même qui l’avoit soulevée, et qui s’en étoit trouvé bien empêché après ; que la noblesse n’avoit que voir ni aucun intérêt à ce que le duc du Maine nous précédât ou que nous le précédassions ; que toutes les lois et les exemples étoient pour nous, et qu’il n’y avoit que son acharnement à lui régent contre nous, jusque contre son intérêt propre, qui nous pût être contraire. Enfin je le réduisis à m’avouer que ce que je lui demandois étoit plutôt bon que mauvais, que la noblesse n’avoit ni intérêt ni droit de s’en mêler, et qu’il étoit vrai encore que notre demande étoit juste ; mais il m’objecta M. le Duc, et c’étoit où je l’attendois. Je le laissai dire là-dessus, et comme prendre haleine de l’acculement où j’avois réduit son incomparable fausseté, et je le contredis faiblement pour l’attirer à la confiance en cet obstacle, à avouer que c’étoit le seul.

Quand je l’y tins de manière à ne pouvoir échapper, je lui dis que M. le Duc sentoit mieux que lui la conséquence de nous avoir tous pour amis, et de réparer par là le mal qu’il nous avoit fait ; qu’il n’ignoroit pas que Son Altesse Royale avoit eu la bonté, lors de son procès avec les bâtards, de se décharger sur lui de toute notre haine ; qu’il désiroit la faire cesser, d’autant plus qu’il sentoit maintenant l’illusion et la faute du rang intermédiaire ; qu’il lui demanderoit expressément la réduction des bâtards au rang d’ancienneté de leurs pairies, et que nous verrions alors jusqu’où Son Altesse Royale pousseroit sa mauvaise volonté à notre égard ; que, pour moi, je lui avouois que j’étois tous les jours étonné de moi-même de ce que je pouvois le voir, lui parler, lui demeurer attaché, avec la rage que j’aurois dans le cœur contre tout autre qui nous auroit traités comme il avoit fait ; que c’étoit le fruit de trente années d’habitude et d’amitié, dont je m’émerveillois tous les jours de ma vie ; mais qu’il ne falloit pas qu’il jugeât du cœur des autres par le mien à son égard, qui n’étoient pas retenus par les mêmes prestiges, et qu’il avoit grand besoin de se rattacher.

Je me tus alors et m’attachai moins à écouter sa réponse qu’à examiner à son visage l’effet d’un discours si sincère, et qui, pour en dire la vérité, auroit pu l’être davantage. Je le vis rêveur et triste, la tête basse, et comme un homme flottant entre ses remords et sa faiblesse, et en qui même sa faiblesse combattoit de part et d’autre. Je ne voulus pas le presser pour lui donner lieu de sentir une sorte d’indignation qui auroit usurpé un autre nom avec un autre homme, et que j’estimai qui feroit une plus forte impression sur lui que plus de paroles et de véhémence. Néanmoins, le voyant toujours pensif et taciturne un temps assez long : « Eh bien ! monsieur, lui dis-je, nous égorgerez-vous encore et malgré M. le Duc. » Il se prit à sourire, et répondit d’un air flatteur qu’il n’en avoit pas du tout envie ; qu’il verroit si M. le Duc le vouloit tout de bon, et que, cela étant, il le feroit : « Je n’en suis point en peine, repris-je, si vous tenez parole ; car vous verrez ce que M. le Duc vous dira, mais le ferez-vous ? — Oui assurément, repartit-il ; je vous dis que j’en ai envie, et que je l’eusse fait dès l’autre fois sans lui, et je le ferai celle-ci s’il le veut. » Je craignis l’échappatoire, mais je ne voulus pas le pousser plus loin. Je répondis que c’étoit ce qu’il pouvoit faire de plus sage et de plus de son intérêt, et je tournai sur le comte de Toulouse.

Je lui déduisis ma pensée, mon projet, mes raisons. Il les approuva toutes et parce qu’elles étoient bonnes, et parce, encore plus, que cela le déchargeoit de la moitié de la besogne. Après je m’avantageai d’une proposition qui nous ôtait la moitié de notre rétablissement, et lui fis honte qu’il eût besoin de la demande de M. le Duc pour nous faire une justice reconnue telle par lui-même et de son intérêt, tandis que je m’étois si fortement opposé au mien le plus cher sur le duc du haine pour l’amour de l’État, que je ne revendiquois que sur ce qu’il n’y pouvoit plus nuire dès que M. du Maine perdoit l’éducation, et tandis encore que je proposois moi-même de conserver le rang au comte de Toulouse par la même considération du repos du royaume. Il ne put désavouer des vérités si présentes, que je ne crus pas devoir presser davantage, et je passai aux inconvénients mécaniques que j’avois objectés à M. le Duc.

Le régent n’y avoit pas fait la plus petite réflexion. Je les lui présentai tous. Nous convînmes que, s’il pouvoit compter sur les pairs au lit de justice, il valoit mieux risquer le paquet de ne point parler des bâtards au conseil de régence. Cela me donna lieu de lui faire faire légèrement attention au besoin qu’il avoit des pairs, et sur l’utilité que je leur pusse dire en entrant en séance la justice qui leur étoit préparée. Il en convint. Après, nous traitâmes la grande question, qui fut sa fermeté à y soutenir la présence des bâtards, et ce qui, par eux et par leurs adhérents, pourroit être disputé en leur faveur. Je lui proposai l’expédient de faire sortir M. le Duc, que ce prince m’avoit fourni, pour faire aussi sortir les bâtards. Le régent l’approuva fort et promit merveilles de lui-même, espérant toujours que les deux frères ne viendroient pas au lit de justice pour n’y pas exécuter le dernier arrêt. Je lui fis sentir le frivole de cette espérance, par les mêmes raisons dont j’en avois désabusé M. le Duc. Mais le régent, toujours porté à l’espérance, voulut toujours se flatter là-dessus.

Je l’exhortai à se préparer à bien payer de sa personne ; je lui inculquai que du succès de ce lit de justice dépendoit toute son autorité au dedans et toute sa considération au dehors. Il le sentit très bien et promit merveilles ; mais ma défiance ne laissoit pas de demeurer extrême. Je le suppliai de se souvenir de toute la faiblesse qu’il montra en la première séance de la déclaration de sa régence où tout lui étoit si favorable, des propos bas et embarrassés qu’il y tint pour le parlement, qui en tiroit maintenant de si grands avantages, jusqu’à en fonder de nouvelles prétentions et lui alléguer ces faits devant le roi en pleines remontrances. Je lui rappelai de plus l’état où dans cette première séance le réduisit l’insolente contestation du duc du Maine sur le commandement des troupes de la maison du roi, dans laquelle il eût succombé si je ne lui avois pas fait rompre la séance, et remettre à l’après-dînée, et dans l’entre-deux si je ne lui avois pas fait concerter tout ce qu’il y avoit à dire et à faire. J’ajoutai que, maintenant qu’il s’agissoit du tout pour le duc du Maine, il devoit ranimer et ramasser toutes ses forces pour résister à un homme qui, ayant su l’embarrasser dans un temps où tout étoit contre lui, mettroit ici le tout pour le tout, appuyé d’un parlement aigri et pratiqué, et sentant lui-même ses propres forces. Le régent entra bien dans toutes ces réflexions, essaya de s’excuser sur la nouveauté pour lui de cette première séance, et promit de soi plus je pense qu’il n’en espéroit.

Nous descendîmes ensuite dans une autre sorte de mécanique à l’égard du parlement, et nous convînmes qu’il prendroit ses mesures à tous égards là-dessus dans la journée avec le garde des sceaux. Il me dit que l’abbé Dubois étoit allé en conférer avec lui, et avoit fait un mémoire de tout ce qui pourroit arriver de difficultés de la part du parlement. Il ajouta qu’il désiroit que j’en conférasse avec ceux du secret, et s’efforça de me montrer une résolution entière. Il n’oublia pas de me demander avec grand soin si j’avois remédié à l’élévation des hauts sièges. Il eut bien de la peine à se contenter des trois marches qu’ils devoient avoir ; c’est une grippe, pour user de ce mauvais mot, que je n’ai jamais pu démêler en lui. En le quittant, je lui dis encore un mot de la réduction des bâtards au rang de leur pairie. Il me la promit, mais ma défiance me fit élever la voix et lui répondre : « Monsieur, vous n’en ferez rien, et vous vous en repentirez toute votre vie, comme vous vous repentez de n’avoir pas culbuté les bâtards à la mort du roi. » Il étoit déjà à la porte de son grand cabinet pour l’ouvrir, et je gagnai les petits pour m’en revenir chez moi dîner.

Au sortir de table j’eus avis d’une cabale du duc du Maine et de plusieurs du parlement, prête à éclater, pour déclarer le roi majeur, et former immédiatement sous Sa Majesté un conseil de leurs confidents et de quelques membres du parlement, dont le duc du Maine seroit chef. Cela me parut insensé, parce que toutes les lois y résistoient, ainsi que l’usage et le bon sens. Mais les menées de tous ces gens-là, l’aversion, le mépris de la faiblesse du régent, dont on n’avoit pris une idée que trop juste ; le manteau du bien public par rapport aux choses de finance, la frayeur du duc du Maine, l’audace effrénée de son épouse, et son extrême hardiesse, la terreur du maréchal de Villeroy, leurs intrigues avec le prince de Cellamare, ambassadeur d’Espagne et le cardinal Albéroni, lié de tout temps avec le duc du Maine par le feu duc de Vendôme son maître, et toujours cultivé depuis ; le grand mot du comte de Toulouse à M. le duc d’Orléans sur son frère ; tout cela me parut pouvoir donner de la solidité à ce qui n’en pouvoit avoir par nature, et dans le cours ordinaire. Je le mandai par un billet au régent, et demeurai tout le jour chez moi avec le duc d’Humières et Louville, barricadé pour tout ce qui n’étoit point du secret.

Entre quatre et cinq de l’après-dînée, on m’avertit que M. le Duc sortoit de ma porte, où il avoit fait beaucoup d’instances pour entrer, et qu’il étoit allé chez le duc de La Force ; fort près de chez moi. J’avois demandé le matin au régent la permission de confier au duc de La Force ce qui regardoit les bâtards, dont jusqu’alors il n’avoit pas su un mot, parce que j’en avois besoin pour dresser la déclaration en faveur du comte de Toulouse, et je compris que M. le Duc, ne m’ayant pu voir, étoit allé raisonner avec lui sur le lit de justice. J’envoyai aussitôt à l’hôtel de La Force dire à M. le Duc que je ne m’étois pas attendu à l’honneur de sa visite, et s’il avoit agréable de me faire celui de revenir. Il arriva sur-le-champ. J’avois grande curiosité de ce qui pouvoit l’amener. Je lui fis mes excuses de la clôture de ma porte, où l’affaire présente me tenoit, et où ne devinant point qu’il pourroit venir, je ne l’avois point excepté comme les autres du secret, et deux ou trois autres mes intimes amis, pour qui elle n’étoit jamais fermée, de peur de donner inutilement à penser à mes gens. Après cela je lui demandai des nouvelles.

Il me dit, avec la politesse d’un particulier, qu’il venoit me rendre compte de ce qu’il avoit fait avec Son Altesse Royale, à qui il avoit demandé la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, comme l’éducation, et qu’il l’espéroit ; mais qu’il venoit aussi envoyé par elle, sur le billet que je lui avois écrit l’après-midi, et savoir de moi ce que j’avois appris.

Je lui répondis qu’il ne pouvoit venir plus à propos, parce que [ce que] j’en savois, je le tenois du duc d’Humières, que j’avois fait passer avec Louville dans un autre cabinet. Je l’allai chercher, et il dit à M. le Duc que M. de Boulainvilliers l’avoit ouï dire à des gens du parlement, et l’en avoit averti aussitôt. J’ajoutai que M. le duc d’Orléans pouvoit envoyer chercher Boulainvilliers, et remonter à la source. Avec cela M. le Duc retourna au Palais-Royal. Je fus bien aise de la démarche qu’il y avoit faite pour notre rang, mais je restai en doute si ç’avoit été avec suffisance.

M. de La Force vint après, à qui M. le Duc n’avoit pas eu le temps de rien dire, et que je n’avois pas vu depuis le Palais-Royal, où j’avois eu la permission de lui confier ce qui regardoit les bâtards. Je [le] lui appris donc alors. Je ne sais ce qui l’emporta en lui, de l’extrême surprise ou de la vive joie d’un événement si peu attendu et si prochain. Je l’informai de tout ce à quoi j’en étois là-dessus, et je le priai de travailler tout à l’heure à la déclaration en faveur du comte de Toulouse ; de prendre garde à y bien restreindre ce rétablissement de rang à lui seul, à l’exclusion bien formelle des enfants qu’il pourroit avoir et de tous autres quelconques, et de ne pas manquer d’y insérer que c’étoit du consentement des princes du sang et à la réquisition des pairs, pour bien mettre notre droit à couvert. Je le renvoyai promptement la dresser, et je passai le reste de la journée chez moi avec Law, Fagon et l’abbé Dubois ensemble et séparément.

Law étoit depuis quelques jours retourné chez lui, où, au lieu d’attendre les huissiers, pour le mener pendre, le parlement, étonné du grand silence qui avoit succédé à la résolution prise au conseil de régence de casser tous leurs arrêts, cette compagnie lui avoit envoyé de ses membres, pour entrer en conférence avec lui, et lui faire l’apologie de Blamont, président d’une des chambres des enquêtes, et des intentions du parlement ; et, dans la matinée de ce jour mercredi, le duc d’Aumont avoit été le haranguer, pour s’entremettre avec lui dans cette affaire et raccommoder le parlement avec le régent. Law nous en conta des détails tout à fait ridicules, qui montrèrent combien promptement la peur avoit succédé à l’insolence, et combien aisément quelque peu de fermeté eût prévenu ces orages et y pouvoit aussi remédier.

Le duc d’Aumont, valet du duc du Maine et du premier président, chercha à justifier ce dernier auprès de Law et à se fourrer dans l’intrigue. Il lui dit qu’il en avoit parlé au régent, qu’il lui avoit demandé de l’en entretenir à fond, lequel lui avoit donné samedi ou dimanche pour cela ; qu’il espéroit que tous les malentendus se raccommoderoient aisément, et qu’il falloit aussi se servir de gens comme lui sans intérêt, qui n’avoit point voulu prendre de part à toutes ces sottises du bonnet et cent verbiages de la sorte pour vanter sa bassesse, voiler sa turpitude, son infamie, ses trahisons ; se faire rechercher, s’il eût pu, surtout tirer de l’argent, comme son premier président et lui s’en étoient déjà fait donner quantité, l’un pour se faire acheter, l’autre par l’importunité la plus effrontée. L’abbé Dubois me dit que le maréchal de Villeroy mouroit de peur d’être arrêté, au point que rien ne le pouvoit rassurer ; qu’il avoit été lui conter ses frayeurs, son apologie, vanter son attachement pour feu Monsieur et cent mille vieilles rapsodies. De toutes ces choses je conclus que ces gens-là n’étoient pas encore en ordre de bataille, qu’on les prenoit encore au dépourvu, qu’il falloit frapper, tant sur le parlement que sur cet exécrable bâtard, avec une fermeté qui assurât l’autorité et la tranquillité du reste de la régence. L’abbé Dubois, Fagon et moi concertâmes tout ce dont nous pûmes nous aviser sur toute espèce d’inconvénient et de remède, à quoi le premier alla achever de méditer chez lui, pour en corriger et augmenter son mémoire. Nous convînmes cependant de plusieurs déclarations et arrêts du conseil signés et scellés, qu’à tout événement le garde des, sceaux auroit dans son sac avec les sceaux hors de leur cassette, pour qu’on ne s’en aperçût pas et être en état de sceller sur-le-champ, s’il en étoit besoin, avec la mécanique nécessaire, toute prête et portée dans une pièce voisine. Demeurés et repassant toute notre affaire, il me fit faire réflexion que le délai du mardi au vendredi et la résolution prise en la régence de casser les arrêts du parlement pouvoit rendre dangereuse, tout au moins embarrassante, la capture des membres du parlement, qu’on avoit résolu de punir par une prison dure et éloignée, si on persistoit à la faire le matin même du lit de justice ; que le parlement, qui en seroit, ou n’oseroit s’assembler, ou refuseroit de venir aux Tuileries, ou y feroit des remontrances sur ce châtiment qui ne conviendroient pas au temps ; que tous ces partis étoient embarrassants, tellement qu’après avoir bien raisonné et balancé, nous résolûmes à différer au samedi matin : ce qui donneroit lieu de mieux connoître par la séance du lit de justice à qui on avoit affaire, et je me chargeai de le faire agréer ainsi à M. le duc d’Orléans. Je lui mandai donc que j’avois à lui parler le lendemain matin par la porte de derrière, pour qu’elle me fût ouverte, et je me retirai si las de penser, d’espérer, de craindre par la nature de celui qui devoit donner consistance et mouvement à tout, que je n’en pouvois plus.

Le lendemain, jeudi 25 août, le duc de La Force vint dès le matin chez moi avec sa déclaration dressée en faveur du comte de Toulouse. Elle étoit bien et tout à fait dans mon sens. Ce fut celle qui fut imprimée, ainsi que l’instrument que Millain m’avoit montré la veille pour la réduction des bâtards au rang de leurs pairies. Il entra peu après M. de La Force, et se retint dès qu’il le vit, mais je lui dis que M. de La Force étoit maintenant de tout le secret : ainsi nous lûmes les deux déclarations que chacun d’eux avoit dressées en faveur du comte de Toulouse. Nous raisonnâmes sur la totalité de la grande affaire du lendemain. Millain me dit de la part de M. le Duc qu’il me prioit de me trouver le soir à huit heures, par la petite porte, chez M. le duc d’Orléans, tandis que lui y entrevoit par la porte ordinaire, pour prendre là tous trois ensemble nos dernières mesures sur le point de l’exécution. Il ajouta que M. le duc d’Orléans avoit chargé M. le Duc de m’en avertir, et qu’il me prioit, lui Millain, de trouver bon qu’il m’accompagnât pour être introduit secrètement par moi en cas qu’on eût besoin de lui pour les formes.

J’acceptai le tout avec joie et bon augure ; mais non assez nettement éclairci sur notre rang, j’en voulus avoir le cœur net. Je demandai donc à Millain où en étoit son maître sur cela. Il ne me dit que les mêmes choses que M. le Duc m’avoit dites chez moi la veille. Je me mis à répéter à Millain toutes les raisons dont j’avois battu et convaincu M. le Duc là-dessus, dans lesquelles Millain entra très bien, en quoi je ne fus que médiocrement aidé de M. de La Force. Ne croyant pas me devoir abandonner à ce que M. le Duc avoit fait la veille avec M. le duc d’Orléans, qui ne me mettoit pas suffisamment à mon aise, je fis sentir à Millain le juste éloignement où nous étions tous de M. le Duc, par l’excuse que M. le Duc d’Orléans nous avoit faite de nous avoir laissés dans la nasse lors du procès des princes du sang contre les bâtards ; l’ébranlement avoué de Son Altesse Royale pour réparer cette faute, si M. le duc le désiroit ; l’état de rage ou, d’attachement où M. le Duc avoit le choix actuel de nous mettre à son égard ; son intérêt de nous avoir pour amis ; l’engagement formel et net où il étoit entré là-dessus avec moi. Quand je crus avoir suffisamment persuadé mon homme par la tranquille solidité de mes raisons, je crus pouvoir le mener avec plus de véhémence. « Vous m’avez donc bien entendu, lui dis-je, et par moi tous les pairs de France, qui ne sont pas moins sensibles que moi. Rendez-en compte de ma part à M. le Duc ; vous ne lui pouvez trop fortement déclarer que je sais précisément de M. le duc d’Orléans, et que tous les pairs de France le sauront par moi, quoi qu’il arrive, que notre sort est entre ses mains ; que du succès de demain dépend notre honneur ou notre ignominie ; que l’un ou l’autre nous le devrons à M. le Duc, avec les plus vifs sentiments et les plus durables, et les partis les plus conformes à ce que nous lui devrons ; qu’il n’en regarde pas la déclaration réitérée par vous comme un discours frivole (il sera suivi et comme substitué en maxime et en actions par nous et par les nôtres) ni comme un manque de respect ni un air de menace, mais qu’il le considère comme les mouvements véritables de l’honneur et d’une sincérité qui ne veut point le laisser ni se tromper ni se séduire. Monsieur, dites-le-lui bien. S’il nous abandonne, je me sens capable, et avec moi tous les pairs, de nous jeter à M. du Maine contre lui ; car, au moins, dans tous les maux que nous a faits M. du Maine, il lui en est résulté un bien et des avantages qu’il a jugés préférables à tout. Mais M. le Duc, qui ne peut rien craindre de nous en matière de rang, avec lequel non pas la préséance, mais l’égalité est impossible, son abandon dans une telle crise seroit nous vouloir le plus grand mal qui se puisse, et nous le faire encore sans cause, sans intérêt, sans raison, sans excuse, d’une manière purement gratuite, avec tout l’odieux du malum quia malum appetere [1] ', qui est tel que les philosophes prétendent que la méchanceté humaine ne peut aller jusque-là. Or, si nous l’éprouvons, il n’y a fer rouge, désespoir, bâtardise, à quoi nous ne nous prenions contre lui, et moi à la tête de tous ; comme aussi, s’il nous restitue en rang contre son ennemi, je n’ai point de paroles pour vous témoigner notre abandon à lui et jusqu’à quel point il sera maître de nos coeurs. Vous m’entendez. Ceci est clair. N’en oubliez pas une parole, et revenez, s’il vous plaît, nous articuler sur quoi nous devons compter. » J’eus peine à achever cette phrase si décisive et à entendre les protestations de Millain, parce qu’un valet de chambre, que j’avois envoyé au Palais-Royal, me vint dire que M. le duc d’Orléans m’attendoit, et que Millain lui-même étoit pressé d’aller retrouver M. le Duc. M. de La Force me servit plutôt de témoin que d’appui en cette forte conversation, dont il me parut effrayé. J’achevai promptement de m’habiller et m’en allai au Palais-Royal par la petite porte.

Ibagnet, qui m’attendoit, me conduisit à l’ordinaire ; mais comme il m’ouvroit la porte secrète des cabinets, La Serre, écuyer ordinaire de Mme la duchesse d’Orléans, passa sur le degré et me vit là avec un étonnement que je lus sur son visage. Cette rencontre me fâcha fort d’abord ; mais Mme la duchesse d’Orléans étoit à Saint-Cloud heureusement, et je pris courage par la réflexion qu’il n’y avoit plus que vingt-quatre heures à ramer. Je trouvai le régent qui travailloit avec La Vrillière, lequel se voulut retirer. Je l’arrêtai et dis à Son Altesse Royale que je serois bien aise de lui faire faire une réflexion devant lui. C’étoit celle de Fagon, qui fut extrêmement goûtée. M. le duc d’Orléans me dit qu’il l’avoit faite dans la nuit qu’il avoit passée avec un peu de fièvre, incommodité qui m’alarma infiniment et qui me présenta tout le déconcertement du projet qu’elle pouvoit opérer. Il fut donc arrêté là que ceux qui devoient être arrêtés le lendemain ne le seroient que le surlendemain matin, et il étoit temps de s’en aviser, car La Vrillière alloit donner les ordres qu’il remit au lendemain au soir. Il s’en alla et je demeurai seul avec M. le duc d’Orléans à nous promener dans sa grande galerie.

Il me parla d’abord du projet dont je lui avois écrit la veille, qu’il m’assura être sans fondement ; ensuite il vint à la grande journée du lendemain. Il avoit fait dire qu’il y auroit conseil de régence cette même après-dînée, qui étoit celui qu’il avoit annoncé extraordinaire le lundi précédent, pour voir l’arrêt du conseil qui cassoit ceux du parlement.

Je le fis souvenir qu’il avoit oublié de le contre-mander ; il le fit sur-le-champ en le mandant pour le lendemain après dîner. Tout cela n’étoit que pour couvrir le projet en amusant même les parties nécessaires, ce qui fut très à propos ; mais les deux pénibles difficultés restoient toujours, savoir le silence au conseil de régence sur les bâtards, et leur présence très possible au lit de justice. Je m’avisai d’une solution qui me vint dans l’esprit sur-le-champ. Je lui proposai que le lit de justice se tînt à portes ouvertes, parce qu’alors les affaires s’y traitent comme aux audiences et que le garde des sceaux y prend les voix tout bas, allant le long des bancs, merveilleuse commodité pour fermer la bouche à qui n’a pas la hardiesse de faire une chose insolite en voulant parler tout haut et non moins sûre pour rapporter les avis comme il plaît au maître ; nous étions sûrs du garde des sceaux ; ainsi, nul risque pour les opinions du timide conseil de régence ni même du parlement : car il eût fallu y trouver des gueules bien fortes et bien ferrées pour vouloir opiner haut, contre les formes, en face du roi et de son garde des sceaux et au milieu des gardes du roi, dans les Tuileries.

Restoit l’embarras des bâtards présents. Il n’étoit pas levé par la sortie de M. le Duc qui eût demandé la leur, car ils pouvoient, avant de le suivre, demander qu’il ne fût rien statué à leur égard sans les avoir ouïs ; mais cette sortie en levoit la plus embarrassante partie pour la faiblesse du régent, en ce qu’elle ôtait le face-à-face. Aller au delà, c’étoit passer le but, et impossibilité entière. Restoit à se vouer à la fermeté du régent, en laquelle ma confiance étoit légère. Il promit pourtant merveilles, et, dans la vérité, il tint même et bien au delà de ce qu’il avoit promis.

Parmi ces discussions M. le Duc arriva : nous les continuâmes tous trois ensemble, et nous conclûmes la cadence des grands coups du lendemain, qu’il est inutile de marquer ici parce que chaque chose sera racontée en son ordre.

Après cela je pris la liberté de leur déclarer à tous les deux que je les prenois tous les deux à témoin de mon avis et de ma conduite dans cette affaire, et que je les y prenois l’un devant l’autre ; qu’ils savoient tous deux combien j’avois été contraire à rien ôter au duc du Maine dans la crainte de l’unir trop au parlement, et de frapper un coup dont le trop grand ébranlement remuât et troublât l’État ; que je leur répétois de nouveau que tel étoit encore mon sentiment, bien que je n’en espérasse plus rien après tout ce que je leur avois représenté là-dessus ; que j’avois aussi été d’avis, et que j’y persistois, que l’éducation ôtée au duc du Maine ne devoit être donnée à personne en sa place ; mais que, puisqu’il en étoit résolu autrement, je les suppliois de me permettre de les exhorter à une union intime, qui ne pourroit subsister sans la confiance et une attention infinie à écarter les soupçons et les fripons qui seroient appliqués à les brouiller ; que leur gloire, leur repos, le salut de l’État dépendoient de leur intelligence, ainsi que la grandeur ou la perte de leurs communs ennemis. Là-dessus, protestations de reconnoissance, d’attachement et de toutes les sortes de M. le Duc, et politesses, avances même de M. le duc d’Orléans. J’étendis ces propos à mesure que les compliments y donnèrent lieu, après quoi je vins à mon fait du rang ; non plus en homme qui doute, mais en homme qui a pour soi le sacrifice qu’il a voulu faire à l’État de son plus cher intérêt, qui le premier a proposé ensuite le sacrifice d’une partie en conservant le comte de Toulouse entier, choses dont je les pris encore tous les deux à témoin ; en homme enfin qui a pour soi justice, raison politique, paroles de tous les deux ; et avec cet air de confiance entière, je les quittai en souhaitant toute fermeté à l’un, toute fidélité à l’autre, tout succès aux grands coups qui s’alloient ruer.

Comme je m’éloignois déjà d’eux, ils me rappelèrent pour me dire de ne manquer pas au rendez-vous du soir, à huit heures, par la petite porte, et M. le Duc ajouta si je n’avois pas vu Millain, qui m’y suivroit. C’étoit pour résumer tout, et prendre tous trois ensemble nos dernières mesures sur tout ce qui pouvoit arriver. Je leur rendis compte alors de la déclaration en faveur du comte de Toulouse, que j’avois fait faire, et que je l’avois laissée à Millain avec celle qu’il avoit faite, duquel je louai aussi l’ouvrage pour la réduction des bâtards à leur rang de pairie ; je l’avois oublié dans la conversation. Le nom de Millain, quand M. le Duc me demanda si je l’avois vu, m’en fit souvenir.

Je m’en revins chez moi plus content et plus tranquille que je n’avois encore été. Je croyois notre besogne aussi arrangée qu’il étoit possible, les inconvénients prévus et prévenus le plus qu’il se trouvoit dans la nature des choses ; la nôtre à nous tout à fait assurée, le régent prenant force et courage, nul de nous ne se démentir, le secret encore tout entier, la mécanique toute prête et les moments s’approcher. Satisfoit de moi-même d’avoir sincèrement fait tout ce qui avoit été en moi, de front, de biais, par adresse et de toutes parts, tant envers le régent qu’auprès de M. le Duc, pour sauver le duc du Maine, dans la seule vue du bien de l’État, malgré mes intérêts communs et personnels les plus sensibles, je me crus permis de me réjouir enfin de ce qui étoit résolu malgré moi, et plus encore de ce qui en alloit être le fruit. Toutefois, je n’osois encore m’abandonner à des pensées si douces sans avoir une plus grande certitude de cette si désirée réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et je demeurai près de deux heures dans ce resserrement de joie, à laquelle je ne pouvois me résoudre de laisser prendre un plein essor. Libre alors des grandes affaires dont l’arrangement étoit pris, j’étois tout occupé de procurer moi seul aux pairs de France un rétablissement auquel nous n’avions pu, arriver par nos efforts communs, et que je voyois sur le point d’éclater, à leur insu et en leur présence.

Tandis que tout cela me rouloit dans la tête, Millain arriva chez moi ; il me dit que M. le Duc le renvoyoit m’assurer qu’il avoit la parole du régent pour la réduction des bâtards à leur rang d’ancienneté de leurs pairies ; qu’il en avoit envoyé la déclaration avec celle en faveur du comte de Toulouse à La Vrillière, telle que je les avois vues et au garde des sceaux pour les expédier, et qu’il étoit en état de me répondre qu’elles passeroient le lendemain. Jamais baiser donné à une belle maîtresse ne fut plus doux que celui que j’appuyai sur le gros et vieux visage de ce charmant messager. Une embrassade étroite et redoublée fut ma première réponse, suivie après de l’effusion de mon cœur pour M. le Duc et pour Millain même, qui nous avoit dignement servis dans ce grand coup de partie. Mais au milieu de ce transport je ne perdis pas le jugement ; je dis à Millain que La Vrillière, tout mon ami qu’il étoit, et le garde des sceaux, se sentoient du vieux chrême du feu roi ; que le dernier étoit de tout temps lié avec les bâtards ; que l’un et l’autre avoient fait des difficultés sur notre affaire au régent qui me l’avoit dit la veille ; qu’il falloit que M. le Duc couronnât son œuvre d’une nouvelle obligation sur nous ; que j’exigeois de son amitié qu’il prît la peine d’aller de ce pas lui-même chez l’un et chez l’autre leur témoigner qu’il ne regardoit pas la réduction des bâtards au rang de leurs pairies différemment de l’éducation, et que, par la manière dont ils en useroient pour faciliter cette réduction telle qu’il la leur avoit envoyée, il connoîtroit et sentiroit jusqu’où ils le voudroient obliger et comment il devroit aussi se conduire dans la suite avec eux. Millain n’y fit point de difficulté, et m’assura que M. le Duc n’y en feroit point non plus. Il ajouta même qu’il l’y accompagneroit pour voir avec lui les deux déclarations et si on n’y avoit rien changé. Je redoublai mes remerciements, lui dis qu’il falloit absolument que M. le Duc trouvât ces deux hommes chez eux, et me hâtai de le renvoyer pour n’y pas perdre un instant.

Le reste du jour se passa chez moi avec l’abbé Dubois, Fagon et le duc de La Force, l’un après l’autre, à remâcher encore toute notre besogne. Tout étoit prévu, et les remèdes à chaque inconvénient tout dressés : si le parlement refusoit de venir aux Tuileries, l’interdiction prête, avec attribution des causes y pendantes et des autres de son ressort au grand conseil, les maîtres des requêtes choisis pour l’aller signifier et mettre le scellé partout les lieux où il étoit nécessaire ; les officiers des gardes du corps choisis, et les détachements du régiment des gardes destinés pour les y accompagner ; si une partie du parlement venoit et une autre refusoit, même punition pour les refusants ; si le parlement venu refusoit d’entendre et vouloit sortir, même punition ; si une partie restoit, une autre s’en alloit, de même pour les sortants, c’est-à-dire si c’étoit des chambres entières, sinon interdiction seulement des membres sortis ; si refus d’opiner, passer outre, de même pour peu qu’il restât de membres du parlement ; au cas que tous fussent sortis, tenir également le lit de justice, et huit jours après en tenir un autre au grand conseil pour y enregistrer ce qui auroit été fait ; si les bâtards ou quelque autre seigneur branloient, les arrêter dans la séance, si l’éclat étoit grand, sinon à la sortie de séance ; s’ils sortoient de Paris les arrêter de même. Tout cela bien arrangé et les destinations et les expéditions faites, l’abbé Dubois fit une petite liste de signaux, comme croiser les jambes, secouer un mouchoir, et autres gestes simples, pour la donner dans le premier matin aux officiers des gardes du corps choisis pour les exécutions, qui, répondus dans la salle du lit de justice, devoient continuellement regarder le régent pour obéir au moindre signal, et entendre ce qu’ils auroient à faire. Il fit plus, car, pour décharger M. le duc d’Orléans, il lui dressa, pour ainsi dire, une horloge, c’est-à-dire des heures auxquelles il devoit mander ceux à qui il auroit nécessairement des ordres à donner pour ne les pas mander un moment plus tôt que le précisément nécessaire, et de ce qu’il auroit à leur dire pour n’aller pas au delà, n’en oublier aucun et donner chaque ordre en son temps et en sa cadence, ce qui contribua infiniment à conserver le secret jusqu’au dernier instant.

Vers huit heures du soir, Millain me vint trouver pour le rendez-vous du Palais-Royal. Il me dit que M. le Duc avoit été chez le garde des sceaux et chez La Vrillière ; qu’il avoit pris leur parole sur notre affaire, et vu chez eux les deux déclarations telles qu’il les leur avoit envoyées signées et scellées. Après les remerciements, j’envoyai Millain m’attendre à la petite porte à cause de mes gens ; et, un moment après, je l’y suivis sans flambeaux. Ibagnet nous attendoit, et nous introduisit à tâtons de peur de rencontre : Je fus effrayé de trouver M. le duc d’Orléans au lit, qui me dit qu’il avoit la fièvre. J’avoue que je ne sus si ce n’étoit point celle du lendemain. Je lui pris le pouls assez brusquement, il l’avoit en effet. Je lui dis que ce n’étoit que fatigue de corps et d’esprit, dont il seroit soulagé dans vingt-quatre heures ; lui, de sa part, protesta que, quoi que ce fût, il tiendroit le lit de justice. M. le Duc, qui venoit d’entrer, étoit au chevet de son lit, et une seule bougie dans la chambre où il n’y avoit que nous quatre. Nous nous assîmes, M. le Duc et moi, et repassâmes les ordres donnés et à donner, non sans une grande inquiétude à part moi de cette fièvre venue si étrangement mal à propos à l’homme du monde le plus sain, et qui ne l’avoit jamais.

Là il fut résolu que le lit de justice seroit institué à six heures du matin au parlement pour, entre neuf et dix, aux Tuileries ; le conseil de régence, annoncé la surveille pour l’après-dînée, mandé pour sept heures du matin pour être tenu à huit, et les chefs des conseils avertis d’y porter toutes leurs affaires pressées, afin de le prolonger autant qu’on le jugeroit à propos ; que Son Altesse Royale prendroit les avis contre l’ordinaire par la tête, pour montrer son concert avec les princes du sang, et pour intimider quiconque auroit envie de parler mal à propos. Je proposai qu’au cas que le conseil manquât d’affaires avant que la séance du lit de justice fût prête, Son Altesse Royale ordonnât que chacun demeurât en place, et défendît surtout à qui que ce soit de sortir sous quelque prétexte que ce fût.

Ensuite, M. le Duc voulut lire ce qu’il avoit préparé pour demander l’éducation. Il le venoit de faire de sa main à peu près tel qu’il a paru depuis. Son Altesse Royale y changea quelque chose et moi aussi, et puis je m’avisai qu’il y falloit flatter la vanité du maréchal de Villeroy, et je dictai à M. le Duc ce qui y est là-dessus, sur une niche à chien que j’allai chercher faute de table portative.

Après, grande question sur les bâtards. Décidé : qu’à cause de leur présence, on ne diroit rien au conseil de ce qui les regardoit ; que, pour les éviter au lit de justice, ils n’en seroient point avertis, sous prétexte que, depuis l’arrêt intervenu entre les princes du sang et eux, ils ne vouloient plus aller au parlement. M. le duc d’Orléans, toujours enclin à l’espérance, voulut se figurer que cette raison les en empêcheroit ; que, de plus, pris au dépourvu, ils n’y pourroient venir faute de rabat et de manteau. Je soutins que c’étoit s’abuser ; que le duc du Maine logeoit sous l’appartement du roi ; que le duc de Villeroy étoit en quartier de capitaine des gardes, logé aussi aux Tuileries, qu’on ne se pouvoit passer de lui pour la mécanique de la séance, que jusqu’à un certain temps ; qu’averti, il avertiroit son père couché dans la chambre du roi, s’il lui étoit possible ; qu’au même instant M. du Maine le seroit par le père ou par le fils, et aussitôt après le comte de Toulouse par le duc du Maine ; par conséquent qu’ils auroient tout loisir depuis six heures du matin de prendre leur parti, et l’habit convenable à ce qu’ils voudroient faire ; que plus leur entreprise seroit grande, plus ils devoient être résolus à se trouver au lit de justice pour s’y défendre courageusement, à quoi le remède ne pouvoit se trouver que dans la force de M. le duc d’Orléans en face, sans colère, sans émotion, quoi qu’il pût arriver, mais aussi sans mollir sur quoi que ce fût, en lieu et en état de faire justice, en droit de la rendre et de faire valoir l’autorité royale déposée en ses mains.

Après cela, je me mis à chercher dans la forme de marcher en place les moyens de les exclure par embarras ; mais nous eûmes beau faire : la raison que j’avois déjà trouvée et ce bel arrêt de plus rendu entre les princes du sang et eux, qui leur laissoit tous leurs honneurs, les maintenoit aussi dans celui de traverser le parquet, tellement que, de façon ni d’autre, nous n’y pûmes trouver de remède.

Il fut convenu que j’avois eu raison de ne vouloir point de M. le duc de Chartres en ce lit de justice, pour ne s’y point charger d’un enfant en tout ce qu’il pouvoit y arriver, ne point avertir Mme la duchesse d’Orléans, avec laquelle il étoit à Saint-Cloud, de si bonne heure que ses soupçons et ses inquiétudes ne lui fissent avertir ses frères, surtout pour ne point séparer dans la séance M. le Duc de M. le duc d’Orléans, qui pourroient avoir à se parler bas et à se concerter sur-le-champ.

Ensuite, je remis sur le tapis l’affaire de la réduction des bâtards au rang de leurs pairies. Le régent et M. le Duc me dirent nettement qu’elle étoit ordonnée et les instruments signés et scellés tels que je les avois vus ; sur quoi, remerciements et louanges de ma part. Je proposai qu’il me fût permis, entrant en séance, d’en dire un mot aux pairs, qui alors lie le pouvoient communiquer à personne. Il fut jugé qu’il étoit bon que je le fisse pour les bien disposer, et j’en répondis hardiment. Mais pour m’assurer davantage de quelques douteux, soit de cabale, soit de silence gardé à cet égard et à celui de l’éducation jusqu’au lit de justice, je demandai à M. le duc d’Orléans et à M. le Duc si à tout hasard, je ne ferois pas bien de mettre dans ma poche notre requête contre les bâtards sur laquelle il seroit fait droit, qui entre autres, étoit signée du duc de Villeroy, par ordre de son père, et par le maréchal de Villars, desquels nous avions tous soupçons : cela fut fort approuvé, et dans la vérité je crus voir dans l’exécution que la précaution n’avoit pas été inutile.

Une autre question fut après traitée, savoir, ce qu’on feroit en cas de refus du parlement d’opiner. J’y donnai deux solutions : au refus silencieux et modeste, le prendre pour avoir opiné, le garde des sceaux continuant également d’aller de banc en banc, et ne faisant aucun semblant qu’on n’opinât point. Ce cas, et bien plus celui de s’opposer aux enregistrements, avoit été l’objet de la résolution prise, et que j’avois pour cela suggéré de tenir un lit de justice, et à huis ouvert, à la manière des audiences, pour y prendre bas les avis, allant le long des bancs. Au cas de refus d’opiner, déclaré tout haut, soit de quelques-uns du parlement, soit du premier président, et du banc des présidents, en manière de protestation pour la compagnie, passer outre, et déclarer que le roi n’est point tenu de prendre ni de se conformer aux avis du parlement ; qu’il les demandoit par bonté et pour honorer la compagnie ; mais, qu’étant le maître et les sujets n’ayant qu’à obéir à la volonté connue du souverain, il les avoit mandés pour l’entendre déclarer et l’enregistrer avec soumission ; et tenir ferme. M. le duc d’Orléans m’objecta qu’encore bien qu’il n’y eût que cela à faire, il m’avoit bien des fois ouï disputer le contraire, et qu’au lit de justice il y avoit voix non simplement consultative, mais délibérative.

Je lui répondis que je le soutenois bien encore, mais qu’il falloit distinguer les personnes et les cas ; que, pour les personnes, il n’y avoit que les pairs assesseurs et conseillers nés de la couronne et des rois, laterales regis, qui eussent droit de délibérer sur les affaires d’État, à parler étroitement, et pour s’élargir au plus qu’il étoit possible, les officiers de la couronne avec eux, par la dignité, encore plus par l’importance de leurs offices, par grâce toutefois, dont la marque évidente ainsi que du droit des pairs, est que les officiers de la couronne ne peuvent venir au lit de justice que mandés, et n’y entrer qu’à la suite du roi, non pas même un seul instant devant lui, à la différence des pairs qui ont et ont toujours eu séance par leur dignité, sont mandés par nécessité, et qui, sans être mandés, ont droit égal de s’y trouver, y entrent avant le roi, et sont en place quand il arrive ; mais qu’à l’égard des officiers du parlement, ils sont et ont toujours été les assesseurs des pairs, de la présence desquels ils tirent uniquement la liberté d’opiner en matière d’État, d’où est venue la nécessité de la clause insérée toujours et jusqu’à aujourd’hui dans ces sortes d’arrêts, la cour suffisamment garnie de pairs. De là vient encore l’essentielle différence de leur serment d’avec celui des pairs, d’où résulte que la tolérance à ces officiers du parlement et autres magistrats ou seigneurs d’opiner en matière d’État, ne leur y donne que voix consultative, la délibérative y demeurant inhérente de droit aux seuls pairs, et de grâce avec eux aux officiers de la couronne, desquels il plaît au roi de se faire accompagner. Pour la matière, qu’il ne s’en agissoit ici que de deux sortes : la première, si le roi seroit obéi ; ou, si le parlement l’emporteroit sur lui. Si c’étoit un procès, le parlement n’en pouvoit être juge et partie ; sinon, il avoit rempli tout devoir et pouvoir par ses remontrances. Il n’avoit pu décider, et sans aucuns pairs de France, d’affaires concernant l’État, telles que sont les arrêts rendus par le parlement, qu’il s’agit de casser. Il n’avoit donc pas voix délibérative sur les édits qu’il s’agit d’enregistrer, encore moins sur l’édit en forme de règlement pour réprimer leurs désobéissances ; que l’éducation étoit encore une autre matière d’État à laquelle ils n’avoient que voir, et qui même, absolument parlant, n’avoit besoin d’aucune forme ; que, pour ce qui étoit du droit à faire à notre requête, le roi pouvoit, à meilleur titre, se passer d’eux pour, de son seul mouvement et de son autorité, remettre les choses en règle ; que le feu roi, par cette seule voie, les en avoit pu tirer ; que formes, lois divines et humaines, exemples, tout y étoit tellement en notre faveur, qu’il n’y avoit pas à craindre que le parlement y pût rien opposer ; que, par toutes ces raisons, je persistois à soutenir mon opinion ancienne et continuelle sur le lit de justice, et à être en même temps persuadé que, ne trouvant point de résistance dans les hauts sièges, omettant le garde des sceaux qui parloit pour le roi en sa place, il n’y avoit nulle voix délibérative à reconnoître dans l’es bas sièges, et toute vérité de droit à passer outre, quoi que les bas sièges pussent dire et faire. M. le duc d’Orléans n’eut rien à répliquer, et convint de la force de ces raisons, que j’eusse infiniment fortifiées s’il en eût été besoin et loisir, et se résolut aussi à suivre cet avis [2].

Je lui demandai si les mesures étoient bien réglées à prendre dans la nuit avec les gens du roi. Il me dit qu’ils seroient avertis d’être sages en même temps que le parlement le seroit du lit de justice, et en particulier Blancmesnil, premier avocat général, frère de Lamoignon, président à mortier, et que toute sa fortune répondroit à l’instant de la moindre ambiguïté de ses conclusions sur tout ce qui seroit proposé, sans lui rien expliquer davantage.

De là M. le duc d’Orléans nous expliqua en gros l’horloge de sa nuit jusqu’à huit heures du matin, qu’il se rendroit chez le roi en manteau. Je l’exhortai à se reposer cependant le plus qu’il pourroit, et à constituer le salut de sa régence dans les exécutions du lendemain, et celui de ces exécutions dans sa résolution, sa fermeté, sa présence d’esprit, son attention aux plus petites choses, surtout à se posséder entièrement. Avec cela je lui souhaitai bonne nuit, et, me retirant vers le pied du lit, je remerciai M. le Duc des visites qu’il avoit faites, avec des protestations qui partirent du cœur, qui furent suivies des siennes et de deux embrassades les plus étroites. Millain avoit assisté debout, et très judicieusement parlé pendant une partie de cette conférence. Avant de sortir je me rapprochai du lit et je demandai à M. le duc d’Orléans permission de confier tout le mystère au duc de Chaulnes, puisque aussi bien [il] le devoit apprendre pour l’écorce de Son Altesse Royale dans la nuit pour l’ordre aux chevau-légers dont il étoit le capitaine, et il y consentit. Je lui pris le pouls, non sans inquiétude. Je l’assurai toujours que ce ne seroit rien, sans en être trop sûr moi-même. Je pris congé enfin et me retirai à dix heures précises, avec Millain, par où nous étions entrés, et M. le Duc par la porte ordinaire. Quand je me vis seul avec Millain dans le cabinet par où nous passions, je l’embrassai avec un plaisir extrême. Ces effusions de cœur avec M. le Duc et lui furent suffoquées pour n’être pas entendues, les unes du régent, au pied du lit duquel nous étions, les autres par d’Ibagnet, qui nous attendoit dans les cabinets voisins pour nous éclairer et ouvrir sur le degré que nous descendîmes à tâtons, comme nous l’avions monté ; et après une embrassade en bas, dont je ne pus me refuser le plaisir, nous nous séparâmes pour nous en revenir chacun chez nous.

J’arrêtai tout près de chez moi devant l’hôtel de Luynes, où j’envoyai prier le duc de Chaulnes de me venir parler à mon carrosse. Il y vint sans chapeau, y monta, et aussitôt le cocher, qui avoit l’ordre, marcha et nous mena chez moi, sans que jusque dans mon cabinet je dise un mot au duc de Chaulnes, fort surpris de se voir enlevé de la sorte. Il le fut bien davantage lorsque, après avoir fermé mes portes, je lui appris le grand spectacle préparé pour le lendemain matin. Nous nous livrâmes, lui et moi, au ravissement d’un rétablissement si imprévu, si subit, si prochain, si secret, dont la seule espérance, fondée comme que ce fût, nous avoit uniquement soutenus sous l’horrible marteau du feu roi. La dissipation et la fonte de ces montagnes entassées l’une sur l’autre, par degrés infinis, sur notre dignité par ces géants de bâtards, ces Titans de la France ; leur état prochain, la commune surprise, mais si différente, si extrême en eux et dans les pairs ; notre renaissance, notre réexistence des anéantissements passés, cent vues à la fois, nous dilatèrent le cœur d’une manière à ne le pouvoir rendre, la juste rétribution des profondes noirceurs si pourpensées du duc du Maine sur le bonnet et l’accomplissement d’une partie de la menace que je lui avois faite chez lui à l’avortement de cette affaire, qu’on a vue ici en son lieu. M. le Duc ne fut pas oublié, ni Millain même, dans ce tête-à-tête. Nous nous séparâmes enfin dans cette grande attente.

J’avois retenu quelques jours auparavant Contade, major des gardes, homme sûr et fort intelligent, que le hasard m’avoit appris devoir aller passer quelque temps chez lui en Anjou. Je le rencontrai au Palais-Royal, comme je descendois de carrosse. Il me donna la main, je lui dis à l’oreille que je lui conseillois et le priois de différer son départ sans faire semblant de rien. Il me le promit, et le tint sans que je lui en disse davantage, et me dit qu’il n’en parleroit point. Bien nous prit de cette prévoyance. Depuis une heure après minuit, M. le duc d’Orléans manda successivement les ducs de Guiche, de Villeroy et de Chaulnes, colonel des gardes, capitaine des gardes du corps en quartier, capitaine des chevau-légers de la garde ; Artagnan et Canillac, capitaines des deux compagnies des mousquetaires, et en l’absence de Dreux, qui étoit à Courcelles, chez Chamillart son beau-père, des Granges, maître des cérémonies, pour leur donner ses ordres, tandis que La Vrillière les donnoit à tout l’intérieur de la ville et aux expéditions nécessaires.

On avoit pensé à tout, excepté aux Suisses, car il échappe toujours quelque chose, et souvent d’important. Contade, averti par le duc de Guiche, s’en avisa sur ce que le duc de Guiche lui dit que le régent ne lui en avoit point parlé, et alla trouver Son Altesse Royale pour en prendre ses ordres. Il lui fit entendre que, par l’affection fidèle du régiment des gardes suisses, le commandement et la supériorité en nombre du régiment des gardes françaises sur l’autre, il n’y avoit rien à craindre, et qu’on l’offenseroit par une marque de défiance. Il reçut donc ordre d’y pourvoir. Sur les quatre heures du matin, Contade alla aux Tuileries, éveiller le duc du Maine, colonel général des Suisses. Il n’y avoit pas une heure qu’il étoit couché, revenant d’une fête que Mme du Maine s’étoit donnée à l’Arsenal, où elle étoit encore. Le duc du Maine fut sans doute étonné, mais il se contint, et dans sa frayeur cachée, il demanda d’un air assez libre si Contade étoit seul, qui l’entendit de la porte. Il se rassura sur ce qu’il apprit qu’il étoit seul, et le fit entrer. Contade lui expliqua son ordre de la part de M. le duc d’Orléans, et aussitôt le duc du Maine envoya avertir les compagnies du régiment des gardes suisses. Je pense qu’il dormit mal depuis, dans l’incertitude de ce qui alloit arriver, mais je n’ai point su ce qu’il fit depuis, non plus que la duchesse du Maine.

Vers cinq heures du matin on commença d’entendre des tambours par la ville, et bientôt après d’y voir des soldats en mouvement. À six heures des Granges fut au parlement rendre sa lettre de cachet. Messieurs, pour parler leur langage, ne faisoient que de s’assembler. Ils mandèrent le premier président, qui fit assembler les chambres. Tout cela dura une demi-heure. Ils répondirent après qu’ils obéiroient : après ils débattirent en quelle forme ils iraient aux Tuileries en carrosse ou à pied. Le dernier prévalut, comme étant la forme la plus ordinaire, et dans l’espoir d’émouvoir le peuple et d’arriver aux Tuileries avec une foule hurlante. Le reste sera raconté mieux en sa place plus bas. En même temps des gens à cheval allèrent chez tous les pairs et les officiers de la couronne, et chez ceux des chevaliers de l’ordre, et des gouverneurs ou lieutenants généraux des provinces dont on voulut accompagner le roi, pour les avertir du lit de justice, des Granges, dans ce subit embarras, n’ayant pas eu le temps d’aller lui-même. Le comte de Toulouse étoit allé souper auprès de Saint-Denis, chez M. de Nevers, et ne revint qu’assez avant dans la nuit. Les gardes françaises et suisses furent sous les armes en divers quartiers, le guet des chevau-légers, et les deux compagnies des mousquetaires tout prêts dans leurs hôtels ; rien des gens d’armes qui n’ont point de guet, et la seule garde ordinaire des régiments des gardes françaises et suisses aux Tuileries.

Si j’avois peu dormi depuis huit jours, je dormis encore moins cette dernière nuit, si proche d’événements si considérables. Je me levai avant six heures, et peu après je reçus mon billet d’avertissement pour le lit de justice, au dos duquel il y avoit de ne me point éveiller, politesse de des Granges, à ce qu’il me dit depuis ; dans la persuasion que ce billet ne pouvoit me rien apprendre. On avoit marqué d’éveiller tous les autres, dont la surprise fut telle qu’il se peut penser. Vers sept heures, un huissier de M. le duc d’Orléans vint m’avertir du conseil de régence pour huit heures, et d’y venir en manteau. Je m’habillai de noir, parce que je n’avois que cette sorte d’habit en manteau, et un autre d’étoffe d’or magnifique, que je ne voulus pas prendre, pour ne pas donner lieu à dire, quoique fort mal à propos, que j’insultois au parlement et au duc du Maine. Je pris avec moi deux gentilshommes dans mon carrosse, et j’allai être témoin de tout ce qui alloit s’exécuter. J’étois en même temps plein de crainte, d’espérance, de joie, de réflexions, de défiance de la faiblesse de M. le duc d’Orléans, et de tout ce qui en pourroit résulter. J’étois aussi dans une ferme résolution de servir de mon mieux sur tout ce qui pourroit se présenter, mais sans paroître instruit de rien, et sans empressement, et je me fondai en présence d’esprit, en attention, en circonspection, en modestie et en grand air de modération.

Sortant de chez moi j’allai à la porte de Valincourt, qui logeoit vis-à-vis la porte de derrière de l’hôtel de Toulouse. C’étoit un homme fort d’honneur, de beaucoup d’esprit, mêlé avec la meilleure compagnie, secrétaire général de la marine, qui étoit au comte de Toulouse depuis sa première jeunesse, et toujours depuis dans sa plus grande confiance. Je ne voulus laisser aucune peur personnelle au comte de Toulouse ni l’exposer à se laisser entraîner par son frère. J’envoyai donc prier Valincourt, que je connoissois fort, de me venir parler. Il vint effrayé, demi-habillé, de la rumeur des rues, et d’abordée me demanda ce que c’étoit que tout cela. Je le pris par la tête, et je lui dis : « Écoutez-moi bien, et ne perdez pas un mot. Allez de ce pas dire de ma part à M. le comte de Toulouse qu’il se fie en ma parole, qu’il soit sage, qu’il va arriver des choses qui pourront lui déplaire par rapport à autrui ; mais qu’il compte avec assurance qu’il n’y perdra pas un cheveu ; je ne veux pas qu’il puisse en avoir un instant d’inquiétude, allez, et ne perdez pas un instant. » Valincourt me serra tant qu’il put. « Ah ! monsieur, me dit-il, nous avions bien prévu qu’à la fin il y auroit un orage. On le mérite bien, mais non pas M. le comte, qui vous doit être éternellement obligé. » Il l’alla avertir sur-le-champ, et le comte de Toulouse, qui sut après que je l’avois sauvé de la chute de son frère, ne l’a jamais oublié.




  1. Il y a dans le manuscrit malum qua malum. C’est une erreur évidente ; puisque le sens de la phrase est rechercher le mal pour le mal. Aussi avons-nous maintenu le changement de qua en quia fait dans les éditions précédentes.
  2. Voyez la note II en fin du volume.