Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/5

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CHAPITRE V.


Riche prise de contrebandiers de Saint-Malo dans la mer du Sud. — Albéroni inquiet de la santé du roi d’Espagne. — Adresse d’Aldovrandi pour servir Albéroni à Rome. — Faiblesse singulière du roi d’Espagne ; abus qui s’en fait. — Frayeur du pape. — Cellamare fait des pratiques secrètes pour soulever la France contre le régent. — Sentiment de Cellamare sur le roi de Sicile. — Il confie à son ministre l’ordre qu’il a de faire une étrange déclaration au régent. — Forte déclaration de Beretti en Hollande. — Scélératesse d’Albéroni à l’égard du roi de Sicile. — Audace des Impériaux, et sur quoi fondée. — Nouvelle difficulté sur les garnisons. — Scélératesse de Stairs. — Fausseté et pis des ministres anglois à l’égard de l’Espagne. — Le czar s’offre à l’Espagne. — Intérêt et inaction des Hollandois. — Vanteries, conseils, intérêt de Beretti. — Succès des menées de Cadogan en Hollande. — Menteries, avis, fanfaronnades, embarras de Beretti qui tombe sur Cellamare. — Le duc de Lorraine demande le dédommagement promis du Montferrat. — Manèges de Beretti. — Sa coupable envie contre Monteléon. — Manèges et bas intérêt de Beretti qui veut perdre Monteléon. — Audace des ministres impériaux. — Abbé Dubois bien connu de Penterrieder. — Embarras du roi de Sicile et ses vaines démarches et de ses ministres au dehors. — Monteléon intéressé avec les négociants anglois. — Ses bons avis en Espagne lui tournent à mal ; il s’en plaint. — Superbe de l’empereur. — Partialité des ministres anglois pour lui. — Leur insigne duplicité à l’égard de l’Espagne. — Les ministres anglois pensent juste sur le traité d’Utrecht, malgré les Impériaux. — L’Angleterre subjuguée par le roi Georges. — Les ministres anglois contents de Châteauneuf. — Conduite et manèges de Beretti. — Conduite, avis et manèges de Cellamare. — Vagues raisonnements. — Monteléon en vient aux menaces. — Stanhope emploie en ses réponses les artifices les plus odieux ; lui donne enfin une réponse par écrit, devenue nécessaire à Monteléon. — Surveillants de Monteléon à Londres ; sa conduite avec eux.


Avant le départ de la flotte, on reçut à Madrid la nouvelle de la prise que Martinet, officier françois, servant le roi d’Espagne dans sa marine, avoit faite aux Indes occidentales de quelques vaisseaux de Saint-Malo. Le vice-roi du Pérou écrivit que le produit des vaisseaux pris montoit à deux millions huit cent mille pièces de huit, tant en argent comptant qu’en marchandises d’Europe et de la Chine, qu’il avoit fait mettre dans les magasins de Lima. Un tel secours venoit fort à propos pour fournir aux frais de l’expédition. Outre l’argent le roi d’Espagne profitoit encore des vaisseaux pris. Il en choisit les trois meilleurs pour les joindre à deux autres qu’il avoit dans la mer du Sud, et pour en former ensemble une escadre destinée à empêcher la contrebande. Ce succès, et l’espérance d’en obtenir de plus grands en Italie, ne contrebalançoient pas la peine et l’inquiétude que le dérangement de la santé du roi d’Espagne causoit à Albéroni. Il prévoyoit ce qu’il auroit à craindre si ce prince, attaqué depuis quelque temps d’une fièvre dont les médecins sembloient ignorer la cause et la nature, venoit à manquer. Il pouvoit juger que les Espagnols lui demanderoient un compte sévère de son administration, et qu’il lui seroit peut-être difficile de se justifier d’avoir engagé témérairement la nation dans une guerre dont on ne pénétroit pas encore l’objet ni l’utilité. L’ambassadeur de Sicile à Madrid ne fut pas le seul qui avertit son maître de prendre garde aux desseins du roi d’Espagne. Le nonce, qui les ignoroit, avertit aussi le pape de prendre ses précautions, parce qu’il pourroit arriver que le débarquement des troupes d’Espagne se feroit en quelque endroit de l’État ecclésiastique. Il l’écrivit, peut-être pour servir Albéroni, en intimidant le saint père, comme un moyen sûr de vaincre le refus des bulles de Séville. Le nonce dépeignoit donc la nation espagnole comme également irritée de ce refus. Il représenta qu’il étoit essentiel dans ces circonstances d’apporter toutes les précautions nécessaires pour prévenir le mal qui pourroit arriver ; qu’il falloit user d’une extrême vigilance, d’autant plus que le pape ne pouvoit espérer de personne de recevoir des avis sûrs et certains ; que le duc de Parme, qui auroit pu lui en donner, ignoroit lui-même les desseins du roi d’Espagne ; et qu’enfin Sa Majesté Catholique, irritée vraisemblablement par les instigations de son ministre, venoit de mettre en séquestre les revenus des églises de Séville et de Malaga, et d’établir un économe pour les percevoir à l’avenir et les régir. Une telle résolution devint dans la suite un des chefs principaux des plaintes et des poursuites que le pape fit contre le cardinal Albéroni. En effet c’étoit à lui seul qu’il pouvoit attribuer un séquestre, qu’il regardoit comme une violence faite aux privilèges et immunités ecclésiastiques, étant bien assuré que les intentions du roi d’Espagne étoient très éloignées des voies que son ministre lui faisoit prendre.

Ce prince avoit donné une preuve singulière de ses sentiments à l’égard des biens d’Église, car ayant des scrupules de conscience qu’il ne pouvoit surmonter sur l’usage qu’il avoit été forcé de faire des revenus de quelques églises vacantes de son royaume, pendant les temps malheureux de la dernière guerre, il avoit fait demander secrètement au pape l’absolution de l’excommunication qu’il croyoit avoir encourue pour avoir appliqué aux besoins de l’État les revenus de ces églises pendant ces conjonctures fâcheuses. La cour de Rome ne s’étoit pas rendue difficile, et tout pouvoir d’absoudre ce prince avoit été envoyé au P. Daubenton son confesseur. Le pape avoit, de plus, remercié par une lettre particulière, et loué ce religieux, en des termes capables de lui faire espérer les plus hautes récompenses du zèle qu’il avoit fait paroître en cette occasion. Il y avoit donc lieu de croire qu’un roi si pieux, dont la conscience étoit si timorée qu’il avoit demandé secrètement l’absolution d’une résolution prise et exécutée dans une nécessité pressante et pour sauver son État, ne se porteroit jamais de lui-même à toucher de nouveau, et sans nul besoin., aux biens et aux revenus de l’Église. Avant que le pape sût le séquestre des revenus de Séville et de Malaga, il voulut s’informer de deux circonstances seulement, pour la sûreté de la conscience du roi d’Espagne. Sa Sainteté demanda au P. Daubenton : premièrement, quelles raisons il avoit eues de restreindre l’absolution, dont le pouvoir lui avoit été envoyé de Rome, et de la réduire au seul cas de l’appropriation des revenus vacants. Le pape prétendoit qu’il y avoit bien d’autres cas où le roi d’Espagne n’avoit pas moins offensé l’immunité ecclésiastique et l’autorité du saint-siège ; et par conséquent il ne comprenoit pas pourquoi le P. Daubenton n’avoit pas usé de l’ample faculté qui lui avoit été donnée d’absoudre de tous ces cas. Sa Sainteté se plaignoit en second lieu qu’il ne l’eût pas informée de ce qu’il avoit réglé avec Sa Majesté Catholique, au sujet des satisfactions dues à la chambre apostolique. Le pape ne pouvoit croire qu’il se fût avancé à donner l’absolution sans cette condition, à laquelle la faculté d’absoudre étoit littéralement limitée. Ces plaintes, au reste, ne diminuoient en rien son affection pour ce jésuite. Il crut même lui donner une preuve distinguée de sa confiance, en s’adressant uniquement à lui, pour avoir ces éclaircissements sans les demander à son nonce à Madrid, à qui il ne voulut pas en écrire, pour mieux observer le secret que le roi d’Espagne avoit demandé. Sa Sainteté exigea cependant du confesseur de communiquer à ce ministre ce qui s’étoit passé, et de plus, d’envoyer à Rome un témoignage authentique du concordat que le confesseur devoit avoir fait avec le roi d’Espagne, soit avant, soit après l’absolution donnée selon les facultés qu’il en avoit reçues. Cette cour, si sûre du roi d’Espagne, craignoit seulement son premier ministre, nonobstant la dignité de cardinal qui devoit l’attacher plus particulièrement aux intérêts du saint-siège.

L’opinion publique étoit que le pape craignoit moins encore les entreprises qu’Albéroni méditoit, que Sa Sainteté ne craignoit le ressentiment de l’empereur, persuadé ou faisant semblant de croire que le projet du roi d’Espagne étoit concerté avec elle. Le pape désiroit donc, comme une grâce principale, que Sa Majesté Catholique lui fit quelque honneur à. la cour de Vienne de la paix qu’on disoit prête à se conclure entre ces deux princes ; et le nonce Aldovrandi eut ordre de représenter au roi d’Espagne que ce seroit, faire à Sa Sainteté un plaisir, qui ne coûteroit guère à Sa Majesté Catholique, que de répondre à la lettre que Sa Sainteté lui avoit écrite de sa main, et de marquer dans cette réponse que les remontrances paternelles du chef de l’Église avoient engagé ce prince à faciliter la conclusion de la paix avec l’empereur, dans la vue de ne point mettre d’obstacle aux progrès des armes chrétiennes en Hongrie. Une telle réponse, que le devoir et la bienséance seuls sembloient exiger, étoit cependant si désirée de Sa Sainteté qu’elle déclara que, dans son esprit, elle tiendroit lieu de la satisfaction qu’elle avoit jusqu’alors inutilement demandée pour le manquement, disoit-elle, de l’année précédente, dont le souvenir demeureroit toujours profondément gravé dans sa mémoire.

Les arrêts opposés du conseil et du parlement, qui faisoient alors du bruit, firent croire à ceux qui, comme le nonce Bentivoglio, désiroient le désordre, qu’ils étoient au moment de voir leurs souhaits réussir. Cellamare, qui travailloit alors dans cette vue, ne manqua pas d’avertir le roi son maître que, s’il y avoit en France des flambeaux pour allumer le feu, l’affaire de la monnaie pourroit exciter un incendie funeste au royaume. Il est ordinaire à ceux qui sont occupés d’une affaire principale de croire qu’elle occupe également tous les esprits. Cellamare étoit donc persuadé que généralement toute la nation française songeoit uniquement à l’alliance que le régent négocioit, et que généralement aussi toute la nation, à la réserve de peu de personnes admises dans le cabinet de Son Altesse Royale pour seconder ses maximes, désapprouvoit cette négociation, même au point de prendre des partis extrêmes pour en prévenir le succès. Sur ce fondement, il s’étoit émancipé dans ses discours ; et quoique jusqu’alors il n’eût agi que secrètement, il s’étoit donné la liberté de parler de manière qu’il avoit aigri le régent. Il voulut réparer auprès de lui ce qu’il avoit dit, mais toutefois il n’abandonna pas les pratiques secrètes qu’il avoit commencées ; et pendant qu’il vouloit faire croire au régent qu’il ne désiroit que l’union et la bonne intelligence entre Sa Majesté Catholique et Son Altesse Royale, il conjuroit le roi son maître de croire qu’à Londres et à Paris on persisteroit dans les résolutions prises, l’intention des deux princes étant d’établir sur les fondements de la paix générale, l’un ses espérances, l’autre sa sûreté sur le trône.

La foi du roi de Sicile, quoique douteuse, ne la paraissoit plus à Cellamare, parce qu’étant persuadé que le roi d’Espagne, ayant besoin de ce prince, ne devoit rien oublier pour ménager ses bonnes dispositions, ainsi la confiance étoit grande entre l’ambassadeur d’Espagne et le comte de Provane, chargé pour lors à Paris des affaires du roi de Sicile. Cellamare lui apprit qu’il avoit reçu par un courrier un ordre positif de déclarer au régent qu’il étoit inutile de laisser plus longtemps Nancré auprès de Sa Majesté Catholique, parce qu’elle ne vouloit accepter ni le projet ni tel autre qu’on pourroit lui proposer, quand même la cession du royaume de Naples y seroit comprise ; qu’elle vouloit uniquement se venger de ceux qui osaient prétendre lui imposer des lois et disposer de sa volonté à leur fantaisie ; qu’elle tâcheroit en même temps d’ouvrir les yeux aux bons François, et leur faire connoître le mauvais usage que M. le duc d’Orléans faisoit de l’autorité de sa régence, combien, par conséquent, leur fidélité étoit intéressée à ne plus tolérer de semblables abus.

L’ambassadeur d’Espagne en Hollande eut en même temps ordre de déclarer que son maître ne recevroit jamais la loi barbare, que ses plus grands amis, et ceux qui avoient reçu de lui plus de bienfaits prétendoient lui imposer ; que le seul cas de la dernière extrémité pourroit le réduire à cette nécessité ; mais qu’il mettoit sa confiance en Dieu, et que la Providence divine sauroit ouvrir à la monarchie espagnole les chemins pour parvenir à la plus grande gloire, et pour obliger au repentir ceux qui refusoient aveuglément de profiter de l’amitié que Sa Majesté Catholique leur offroit. À cette déclaration, [Beretti] ajouta que le but de Georges et du régent étoit connu de toute l’Europe ; qu’au reste, l’Espagne n’étoit plus une puissance si foible et si abattue qu’elle dût souffrir le manquement de foi et les mortifications qu’elle avoit essuyés en d’autres conjonctures ; qu’elle pouvoit enfin faire respecter ses résolutions, et le parti qu’elle choisiroit, de quelque côté qu’elle voulût faire pencher la balance.

Pendant qu’Albéroni tâchoit d’éblouir les nations étrangères par l’éclat de la puissance nouvelle où il prétendoit avoir élevé l’Espagne, il voulut endormir le roi de Sicile par de fausses confidences. Ainsi, en même temps qu’on dépêcha de Madrid un courrier au prince de Cellamare, avec l’ordre de parler si décisivement au régent, le cardinal fit partir un autre courrier pour avertir le roi de Sicile que le roi d’Espagne faisoit partir sa flotte ; que l’intention de Sa Majesté Catholique étoit de faire tous ses efforts pour, garantir ce prince des insultes de l’empereur et de ses alliés. L’armement d’Espagne ne causoit nulle alarme à la cour de Vienne. Si elle en eût eu la moindre inquiétude ; il dépendoit de l’empereur de s’assurer des secours de France et d’Angleterre, en acceptant le traité que ces deux couronnes lui offroient. Il étoit si avantageux à ce prince que le public étoit persuadé qu’il y souscriroit, non seulement sans balancer, mais encore avec l’empressement que produit ordinairement la crainte de perdre une conjoncture heureuse, qu’on ne retrouve pas après l’avoir laissée mal à propos échapper. Toutefois les ministres de l’empereur, bien persuadés que les ministres d’Angleterre, encore moins le roi leur maître, ne leur manqueroient pas, et que, par le moyen des Anglois, l’empereur obtiendroit de la France ce qu’il désireroit, firent des difficultés, même des changements, sur le projet que le Suisse Schaub leur avoit présenté. Il revint en France rendre compte de sa négociation, et des obstacles qui suspendoient encore la conclusion du traité. Stairs, ambassadeur d’Angleterre à Paris, ne trouva pas qu’ils fussent considérables. Toutefois l’empereur demandoit, par un nouvel article qu’il avoit ajouté au projet, que les alliés consentissent qu’il mît des garnisons impériales dans les places des États de Toscane et de Parme ; et le seul adoucissement qu’il apportoit à cette proposition dure étoit qu’au moins on convînt de toutes parts qu’il n’entreroit dans ces places ni garnisons françaises, ni espagnoles, ni soudoyées au nom du prince à qui l’expectative des États de Toscane et de Parme devoit être donnée.

Stairs et Schaub insistèrent, pour la satisfaction de l’empereur, sur ce second point, dans une audience que le régent leur donna et qui dura trois heures. Son Altesse Royale convint avec eux que les garnisons ne seroient ni françaises ni espagnoles. Il proposa des troupes neutres ; il lui vint même en pensée de prier le roi d’Angleterre de garder par des troupes à lui les places dont il étoit question. En attendant que la contestation fût réglée, ces troupes auroient prêté serment au grand-duc et au duc de Parme. Stairs se chargea d’en écrire au roi d’Angleterre, et le régent dit qu’il attendroit la réponse avant d’en faire la proposition à Vienne, Cependant Stairs n’oublia rien pour lui faire craindre que l’empereur, bien disposé à souscrire le traité, ne changeât de sentiment si l’expédition préparée par l’Espagne venoit à échouer. Les avantages offerts pour l’agrandissement de l’empereur ne suffisoient pas, si l’on en vouloit croire Stairs. Pour borner les désirs de ce prince, il demanderoit de nouvelles conditions, et ne se croiroit pas obligé aux premières, si l’entreprise du roi d’Espagne, dont le succès étoit très incertain, venoit à échouer. L’empereur prétendoit aussi de nouvelles renonciations de la part du roi d’Espagne. Stairs trouvoit tant de justice dans toutes ses demandes, tant de dispositions en France à les passer, qu’il regardoit le traité comme fait, puisque la conclusion ne dépendoit que d’un seul article, peu important suivant son opinion, tel, enfin, que le régent ne pouvoit refuser de l’admettre, non plus que les autres demandes de la cour de Vienne, toutes si évidemment raisonnables. C’étoit un triomphe pour un ministre anglois que d’obliger la France et l’Espagne à demander des troupes anglaises pour garder les placés des États de Toscane et de Parme. Il étoit vraisemblable que l’empereur, sûr de la cour d’Angleterre, ne récuseroit pas de pareils gardiens. Ainsi, Stairs étoit personnellement flatté de la pensée que M. le duc d’Orléans avoit eue, de proposer lui-même à l’empereur de confier ces places aux Anglois, et d’y laisser leurs garnisons jusqu’à ce qu’on fût convenu d’un projet pour les relever par des troupes neutres choisies à la satisfaction des parties intéressées. Mais il n’eut pas longtemps le plaisir d’espérer que cette idée seroit suivie de la réalité. Le régent, au lieu de troupes anglaises, proposa des Suisses, et pour ôter toute ombre de soupçon, il ajouta qu’ils seroient payés par le corps helvétique, et que chaque canton recevroit des parties intéressées un subside suffisant pour le payement de cette solde.

Une proposition si juste ne pouvoit être rejetée. Stairs n’osa la condamner en elle-même ; mais il fit entendre au roi son maître qu’elle étoit dangereuse, en ce qu’elle prolongeroit la négociation, et que les délais pourroient faire échouer le traité ; que tout devoit être suspect de la part des ministres de France ; qu’ils étoient les auteurs de la proposition nouvelle des garnisons suisses ; et que, quoiqu’on ne pût la dire mauvaise en elle-même, ces ministres donnoient, disoit-il, dans ce qu’il y avoit de plus mauvais sans en faire semblant ; qu’on pouvoit porter ce jugement de leurs intentions secrètes sans blesser la charité, puisqu’ils avoient saisi toutes les occasions de s’opposer au traité dès le commencement ; qu’ils différeroient le plus qu’il seroit possible d’envoyer à Londres la résolution du régent, pour la faire passer à Vienne si elle étoit approuvée du roi d’Angleterre, et que peut-être ils donneroient pour motif de retardement l’embarras survenu à Paris au sujet de l’affaire de la monnaie. Cet incident, que les ministres étrangers regardoient comme un commencement de brouillerie éclatante entre le régent et le parlement, étoit pour eux un sujet important de réflexions et d’attention sur les suites qu’un tel démêlé pouvoit avoir.

Le roi d’Angleterre, soit par ce motif, soit par l’intérêt capital qu’il avoit de conserver à ses sujets la liberté du commerce d’Espagne, essayoit de maintenir un reste de bonne intelligence avec le roi d’Espagne, quoique la flotte anglaise fût déjà sortie de la Manche, envoyée à dessein et avec des ordres exprès de traverser les entreprises que l’armée d’Espagne pourroit tenter en Italie. Les ministres anglois tâchoient de justifier par des paroles la conduite que leur maître tenoit à l’égard de l’Espagne ; mais l’apologie en étant difficile, ils se plaignoient d’Albéroni, attribuant au procédé de ce ministre l’aigreur déraisonnable que le roi d’Espagne faisoit paroître à l’égard du roi d’Angleterre. Comme il étoit au moins douteux que ces plaintes réussissent à Madrid, et que le roi d’Espagne se laissât persuader de l’amitié des Anglois malgré les preuves qu’il recevoit de leur inimitié, les ministres anglois avoient soin d’avertir leurs marchands à Cadix et dans les autres ports d’Espagne de se tenir sur leurs gardes, et de prendre des mesures pour mettre à couvert leurs effets en cas de rupture : toutes choses y paraissoient disposées, et cependant le roi d’Espagne manquoit absolument d’alliés. Un prince, dont la puissance étoit grande, mais trop éloignée pour être utile à l’Espagne, s’offrit à la seconder. Le czar fit dire à Cellamare qu’il étoit prêt de reconnoître le roi d’Espagne pour médiateur des différends du Nord ; que, de plus, il feroit dire clairement au régent qu’étant mal satisfoit des Autrichiens et du roi d’Angleterre, il étoit résolu d’appuyer les intérêts du roi d’Espagne. Il eût été plus utile pour ce dernier monarque que les Provinces-Unies en eussent entrepris la défense ; mais l’objet principal de cette république étoit alors de conserver la paix et de se ménager également envers toutes les puissances, dont les intérêts différents pouvoient rallumer la guerre en Europe.

Cette république demeuroit dans une espèce d’inaction, et paraissoit également sourde aux instances de la France et de l’Angleterre, et à celles de l’Espagne. On attendoit de temps à autre quelque effet de différentes députations des villes de la province de Hollande, des assemblées des états de la même province. Mais il n’en sortoit aucune résolution. Beretti s’applaudissoit d’une lenteur qu’il croyoit insupportable aux cours de France et d’Angleterre. Il attribuoit à sa dextérité, la longue incertitude des Hollandois, et pour se rendre encore plus agréable à Albéroni, il renchérissoit par de nouvelles invectives sur celles dont ce cardinal usait familièrement en parlant de la conduite de la France. Beretti, non content de parler, faisoit encore agir le résident de Sicile à la Haye, et démentoit par cet homme qu’il envoyoit de porte en porte le bruit qui s’étoit répandu d’un accommodement déjà fait entre l’empereur et le duc de Savoie. Il assuroit en même temps que le roi d’Espagne se défendroit jusqu’à la dernière extrémité ; que plutôt que céder, il mettroit l’épée à la main, résolu toutefois d’écouter et d’admettre les bons offices, que la république interposeroit pour la paix quand ils seroient, disoit-il, portés dans les termes et avec la possibilité convenables. Il se croyoit assuré, ou peut-être feignoit-il de l’être pour se rendre plus agréable à Madrid, que, si la république employoit ses offices, elle useroit de phrases telles que la France et l’Angleterre et la cour de Vienne en seroient également satisfaites, sans toutefois que les États généraux prissent le moindre engagement sur la matière du projet que le roi d’Espagne n’accepteroit ni ne vouloit accepter. Ainsi ce prince, admettant seulement les offices d’une république zélée pour la conservation de la paix, devoit, suivant l’idée de son ambassadeur, faire le beau personnage de prince pacifique sans se lier, sans discontinuer s’il le vouloit ses entreprises, libre et maître de faire ce qu’il lui plairoit dans la situation avantageuse d’attendre les offices, de répondre comme il le trouveroit à propos, et de dire non quand bon lui sembleroit.

Beretti conseilloit, de plus, de rendre des réponses plausibles, d’amuser le tapis et de gagner du temps, excellent moyen pour exciter les soupçons et la division entre les puissances qui se liguoient contre l’Espagne, car il croyoit que la France se défieroit des promesses du roi d’Angleterre, dès qu’elle s’apercevroit que ce prince, qui avoit répondu que les Hollandois entreroient dans l’alliance, n’avoit pas eu en Hollande le crédit dont il s’étoit vanté, ou bien qu’il manquoit à sa parole. Pour appuyer ces conseils Beretti représenta que si le roi d’Espagne refusoit sèchement le projet sans ajouter comme un lénitif que la Hollande pourroit employer ses offices, le parti françois, anglois, autrichien, celui des ignorants et des autres qui veulent tout savoir tomberoient tous ensemble sur l’Espagne, au lieu que le torrent seroit détourné par le moyen qu’il proposoit ; que la conjoncture étoit d’autant plus favorable que Cadogan, par ses bravades et par ses menaces, avoit irrité les bourgmestres d’Amsterdam, aussi bien que les membres des États de Hollande, et qu’enfin quatre des principales villes de cette province demandoient déjà des grâces au roi d’Espagne pour le commerce, s’engageant de procurer en ce cas la neutralité des États généraux.

Cadogan, de son côté, paraissoit très content du succès de ces mêmes négociations que Beretti disoit échouées, et pendant que ce dernier se donnoit à Madrid comme le promoteur des dégoûts qu’il supposoit que son antagoniste recevoit en Hollande, Cadogan écrivoit à Londres que, par sa dextérité et par le crédit de ses amis dans la province de Hollande, il avoit réussi à persuader les villes d’Amsterdam, Dorth [1], Harlem, Tergaw et Gorcum de prendre enfin la résolution de signer le projet ; que la plus grande partie des villes de la même province suivroit l’exemple de ces premières, en sorte que, lorsque chaque ville auroit donné son consentement particulier, rien ne retarderoit plus la résolution unanime de la province, et la chose paraissoit d’autant plus sûre que le Pensionnaire et les amis de l’Angleterre, alors très nombreux, y travailloient de tout leur pouvoir avec espérance de réussir avant la séparation de l’assemblée des États de Hollande. La province d’Utrecht donnoit les mêmes espérances. Déjà ses ecclésiastiques et ses nobles consentoient au projet, et on ne doutoit pas que la ville d’Utrecht n’y consentit aussi dans l’assemblée qui devoit se tenir le 26 juin. Mais malgré ces dispositions Beretti, persuadé que la voie la plus sûre de plaire étoit de rapporter des choses agréables, persistoit à assurer le roi son maître que les Hollandois ne feroient aucune démarche qui pût lui déplaire. Il prétendoit le savoir en confidence des députés les plus graves. C’étoit selon lui l’effet des ménagements qu’il avoit eus à l’égard de ceux de la république capables de rendre de bons services ; mais en vantant son attention pour eux et le fruit qu’il tiroit de son industrie, il voulut aussi laisser croire que le dernier mémoire qu’il avoit délivré aux États généraux avoit fait sur l’esprit de l’assemblée une impression si heureuse qu’on devoit attribuer à ce rare ouvrage une partie principale du succès.

Beretti relevoit l’utilité de ce mémoire avec d’autant plus de soin qu’il s’étoit avancé sans ordre de promettre que le roi d’Espagne accepteroit les bons offices de la république. Il n’étoit pas sans inquiétude des suites que pourroit avoir à Madrid une démarche faite sans la participation du premier ministre, jaloux à l’excès de son autorité, très éloigné d’approuver de pareilles licences, et de permettre aux ambassadeurs d’Espagne de les prendre à son insu. Ainsi Beretti n’oublia rien pour faire comprendre au cardinal Albéroni que, s’il s’étoit émancipé, il ne l’avoit fait que parce qu’il avoit connu clairement qu’une telle déclaration étoit, disoit-il, le moyen unique de mettre une digue au torrent impétueux des instances de la France et de l’Angleterre, et qu’en effet par cet expédient employé à propos, il avoit obtenu les délais et le bénéfice du temps dont Cadogan paraissoit actuellement désespéré : car il étoit arrivé à la Haye en figure de dictateur, accompagné de pompes, de festins, de livres sterling en quantité prodigieuse. Il se trouvoit, chose singulière, secondé par les François et les Autrichiens. Outre l’argent, il faisoit agir les prédicants, et remuoit par leur moyen, ajoutoit Beretti, les passions du bigotisme protestant, de manière que les peuples étoient persuadés que la religion de l’État ne pouvoit être en sûreté, si la république n’adhéroit en tout aux sentiments du roi Georges. Il sembloit donc aux ministres françois et anglois qu’ils devoient commander à baguette à la république de Hollande. Telles étoient les relations que l’ambassadeur d’Espagne faisoit à la cour de Madrid. Il les ornoit de temps en temps de quelques nouvelles découvertes. Il supposoit que les alliés avoient gagné de certains magistrats d’Amsterdam. Souvent il taisoit leurs noms, se faisant honneur de l’espèce de discrétion que l’ignorance des faits ne lui permettoit pas de violer. Quelqu’un lui, dit que Paneras, bourgmestre d’Amsterdam, et Buys, pensionnaire de la même ville, avoient été gagnés par l’argent d’Angleterre ; il fut moins discret à leur égard. Il chargea surtout Buys, le nommant l’orateur des Anglois. Malgré ses ennemis, il se vantoit de faire face à tout. Comme il doutoit cependant du succès de ses assurances et de ses prédictions, il ne vouloit pas s’en rendre absolument garant envers le roi son maître. Il avertit ce prince qu’il étoit impossible de répondre du parti que prendroit la république depuis que la France étoit entrée en danse, rejetant indirectement sur Cellamare le démérite de n’avoir pas empêché l’union entre le régent et le roi d’Angleterre.

Beretti, fertile en expédients bons ou mauvais, conseilla à Albéroni de faire courir le bruit qu’il seroit ordonné aux négociants espagnols de remettre à ceux que Sa Majesté Catholique commettroit un registre fidèle de tous les effets confiés à ces négociants appartenant aux Anglois et aux Hollandois. Il représenta que cette simple formalité donneroit lieu à bien des réflexions, et que la démarche pouvoit être utile, parce que Buys soutenoit en Hollande que les négociants espagnols étoient si fidèles que jamais ils ne découvriroient les effets appartenant à leurs correspondants. Enfin la principale vue de Beretti étant toujours de gagner du temps, il souhaitoit comme une chose avantageuse au roi son maître que les États généraux, sans en être sollicités de la part de ce prince, lui écrivissent pour lui proposer non seulement d’être médiateurs, mais encore arbitres des différends présents, car il seroit facile en ce cas de laisser écouler deux mois entre la proposition et la réponse ; et pendant cet intervalle, comme on étoit alors au mois de juin, le roi d’Espagne auroit éprouvé le succès de son entreprise. S’il étoit heureux, disoit Beretti, Sa Majesté Catholique seroit en état de soutenir ses droits et ses prétentions, et s’il étoit malheureux, plus on approcheroit de la fin de la campagne, et plus on auroit le temps de négocier. Ce ministre, de son côté, prétendoit ne rien négliger, soit pour détourner les villes de Hollande de prendre aucun engagement contraire aux intérêts du roi son maître, soit pour semer la défiance, source de discorde, entre les puissances liguées ou prêtes à se liguer ensemble contre l’Espagne.

Comme le duc de Savoie n’avoit pris encore aucun engagement, Beretti crut faire beaucoup d’inspirer à l’agent que ce prince avoit en Hollande des soupçons sur les desseins que l’alliance prête à éclater pouvoit former au préjudice de la maison de Savoie. Le duc de Lorraine avoit écrit au roi d’Angleterre, et pareillement aux États généraux, représentant à l’une et à l’autre puissance que, pendant la guerre terminée par le traité d’Utrecht, les alliés lui avoient promis de l’indemniser de ses prétentions sur le Montferrat donné au duc de Savoie sans autre raison que celle du bien de la cause commune. Le roi d’Angleterre avoit déjà répondu qu’il falloit attendre un temps plus favorable, la conjoncture présente ne permettant pas d’agir pour les intérêts du duc de Lorraine, si le duc de Savoie n’y donnoit occasion par sa résistance à souscrire au traité.

La Hollande, plus lente dans ses réponses, n’en avoit fait aucune au duc de Lorraine. Le public ignoroit même que ce prince lui eût écrit quand Beretti révéla cette espèce de secret à l’agent de Sicile à la Haye, et prétendit par cette confidence lui donner une preuve de l’attention que le roi d’Espagne auroit toujours aux intérêts du roi de Sicile quand ce dernier auroit un procédé sincère à l’égard de Sa Majesté Catholique. Beretti, voulant toujours pénétrer les motifs secrets, dit à l’agent de Sicile que comme le duc de Lorraine ne remuoit pas la prunelle sans la volonté de l’empereur, on devoit regarder les lettres qu’il avoit écrites en Angleterre et en Hollande comme une insinuation procédant de quelque stratagème politique de la cour de Vienne, soit pour faire peur au roi de Sicile, soit pour se venger de lui, supposé qu’elle crût que ce prince se conduisît de bonne foi à l’égard du roi d’Espagne. Beretti, content de tout ce qu’il remarquoit d’ingénieux dans sa propre conduite, satisfoit de son zèle et de son attention à profiter des moindres occasions de servir utilement son maître, et, persuadé que la cour, de Madrid ne pouvoit lui refuser la justice qu’il se faisoit à lui-même, croyoit aussi qu’il ne lui manquoit pour posséder toute la confiance du roi d’Espagne dans les affaires étrangères que de décrier et de vaincre Monteléon, son ancien ami, mais qu’il haïssait alors, parce que tous deux couroient la même carrière, et que, dans l’esprit du public, Monteléon avoit sur lui de grands avantages : c’en étoit un pour Beretti de savoir que son émule étoit mal dans l’esprit du roi et de la reine d’Espagne et d’Albéroni. Avec une pareille avance, il ne doutoit pas de perdre un compétiteur si dangereux, et pour y parvenir, il ne cessoit de se plaindre des lettres qu’il recevoit de Monteléon, contenant des avis si superficiels et si obscurs qu’après les avoir lus, il n’en étoit pas plus instruit. Beretti l’accusoit de faire l’avocat perpétuel des Anglois, si changés à son égard qu’ils célébroient ses louanges après en avoir dit beaucoup de mal, il n’y avoit pas encore longtemps. Beretti se vantoit d’être devenu, au contraire, l’objet de leur haine et de celle des François, nonobstant les civilités feintes et affectées qu’il recevoit de leur part.

Il est certain que les ministres de la cour d’Angleterre décrioient ou élevoient alors ceux de France et d’Espagne, selon qu’ils plioient ou qu’ils résistoient aux volontés du roi d’Angleterre. Nancré étoit alors regardé comme absolument gagné par Albéroni ; l’abbé Dubois étoit célébré quoique Penterrieder, alors ministre de l’empereur à Londres, eût très mauvaise opinion de lui et que même il ne se mît pas en peine de cacher ce qu’il en pensoit : car il suffisoit d’être agent de l’empereur pour se croire en droit de parler avec autorité, de trancher et de décider souverainement sur toutes les difficultés d’une négociation, même sur le mérite du négociateur. Penterrieder trouva mauvais que l’abbé Dubois eût proposé à la cour d’Angleterre d’essayer les moyens de douceur pour fléchir le roi d’Espagne et lui persuader de souscrire au traité moyennant la promesse que les alliés lui feroient de permettre qu’il mit des garnisons espagnoles dans les places de Toscane. Une telle proposition choquoit la cour de Vienne, et Penterrieder, sans attendre de nouveaux ordres, déclara que, s’il en étoit question, il ne falloit plus parler de sociétés, son maître étant résolu de se porter à toutes sortes d’extrémités plutôt que d’admettre de telles conditions ; il ajouta que ces complaisances ne servoient qu’à augmenter la fierté d’Albéroni ; que son but étoit de retrancher aux ministres anglois la connoissance des affaires d’Espagne, et que, bien loin de se rapprocher de leur manière de penser, on apprenoit par les dernières lettres de Madrid qu’il demandoit pour le roi d’Espagne la Sicile et la Sardaigne, et qu’il prétendoit encore prendre le duc de Savoie sous sa protection. Ainsi cet homme n’ayant en vue que de renverser la disposition des traités, il falloit, suivant le raisonnement de Penterrieder, agir avec vigueur pour le prévenir et pour détruire ses projets. La conséquence de ce raisonnement étoit la nécessité de faire partir au plus tôt l’escadre anglaise destinée pour la Méditerranée. Les instances de l’envoyé de l’empereur étoient favorablement écoutées ; le roi d’Angleterre lui promit à la fin de mai que cette escadre partiroit avant la fin de la semaine, et que le commandant, qui avoit reçu des instructions conformes aux engagements de l’Angleterre, promettoit de faire le voyage en quinze jours si le vent étoit favorable.

Il n’y a [pas] pour les souverains de situation plus embarrassante que celle d’un prince foible, dont les États sont enviés par des puissances supérieures à la sienne, ennemies entre elles, mais désirant également l’une et l’autre s’enrichir de ses dépouilles. Le duc de Savoie se trouvoit dans cette situation à l’égard de l’empereur et du roi d’Espagne ; il ne pouvoit espérer d’empêcher par la force l’exécution de leurs desseins ; sa seule ressource étoit celle de la négociation ; il l’avoit employée à Vienne et à Madrid, mais sa dextérité ne pouvoit suppléer à l’opinion que toute l’Europe avoit de sa foi, et comme il n’y avoit point de cour où elle ne fût également suspecte, ses ministres étoient plus souvent occupés à faire des apologies qu’ils ne l’étoient à négocier. Ils ne réussirent pas à Vienne, et leurs justifications à Madrid n’eurent pas un meilleur succès. Ils avouèrent au roi d’Espagne que leur maître avoit négocié à Vienne, mais ils soutinrent que Sa Majesté Catholique n’avoit pas lieu de s’en plaindre puisque ce prince lui avoit donné part et de l’objet et du peu de succès de sa négociation. L’objet en avoit été le mariage du prince de Piémont avec une des archiduchesses filles du défunt empereur Joseph. Le roi de Sicile prétendoit encore de s’assurer par le même traité la possession de la Sicile, ou tout au moins d’en obtenir un équivalent juste et raisonnable si l’échange étoit jugé absolument nécessaire au repos de l’Europe ainsi qu’à l’accomplissement des vues des puissances engagées dans l’alliance. Il donnoit comme une marque de sa bonne foi le soin qu’il avoit eu de communiquer à ces mêmes puissances ainsi qu’au roi d’Espagne le peu de succès de cette négociation ; mais, prévoyant qu’on douteroit de la ’sincérité de ses expressions, il y ajouta que, si quelque puissance le vouloit attaquer il repousseroit la force par la force, qu’il mettoit la Sicile en état de faire une résistance ferme et vigoureuse, et qu’il en usait de même à l’égard des places de Piémont ; qu’il avoit fait la revue de ses troupes, qu’il étoit résolu de tout risquer si quelque ennemi l’attaquoit, et qu’enfin la défense qu’il feroit seroit digne de lui. Ce fut en ces termes que le marquis du Bourg, un de ses principaux ministres, déclara les intentions du roi son maître au marquis de Villamayor, alors ambassadeur d’Espagne à Turin.

Monteléon, instruit de cette déclaration par Villamayor, et croyant savoir les intentions du roi d’Espagne, jugea que Sa Majesté Catholique et le roi de Sicile ayant une égale horreur du traité proposé, il ne risquoit rien en s’ouvrant à La Pérouse, résident de ce prince à Londres, comme au ministre d’un prince qui pensoit comme le roi d’Espagne, et qui, par conséquent, devoit avoir le même intérêt, ayant le même objet. Il lui dit donc qu’il avoit reçu un ordre précis d’Albéroni de déclarer et de prouver que le roi d’Espagne ne pouvoit accepter les propositions qui lui étoient faites par la France et par l’Angleterre. La Pérouse remarqua une sorte d’affectation de la part de Monteléon à ne pas dire que Sa Majesté Catholique ne vouloit pas accepter les propositions. Tout est suspect à un ministre chargé des affaires de son maître, et les soupçons souvent contraires au bon succès des négociations sont permis quand on traite dans une cour dont les intentions sont au moins douteuses, et avec gens qu’on a raison de croire gagnés et conduits par leur intérêt particulier. La Pérouse étoit persuadé que, si jamais le ministère anglois procuroit quelque avantage au roi de Sicile, ce ne seroit que par hasard, par caprice et par passion de la part des ministres ; mais que, lorsqu’ils agiroient de sang-froid et de propos délibéré, ils travailleroient directement contre les intérêts de ce prince et à son désavantage. Il n’étoit pas plus sûr de l’ambassadeur d’Espagne, car enfin Monteléon avoit acheté des actions ; il étoit lié intimement avec les principaux négociants anglois ; sa partialité pour eux paraissoit en toutes occasions. Son union étoit grande avec l’abbé Dubois. Il différoit autant qu’il lui étoit possible à déclarer les intentions du roi son maître au sujet du traité, et lorsqu’il avoit déclaré à La Pérouse les derniers ordres qu’il avoit reçus de Madrid, la conclusion de son discours avoit été qu’il ne pouvoit se promettre un heureux succès du parti que prenoit le roi d’Espagne, et qu’il n’y avoit rien à espérer de pareilles entreprises si la France ne faisoit quelque chose de plus que de demeurer neutre.

Les lettres de Monteléon en Espagne étoient de même style, et comme elles contrarioient directement la résolution du roi catholique, non seulement, elles déplaisoient, mais elles fortifioient les soupçons qu’Albéroni avoit conçus, que Beretti avoit augmentés, et que tant de circonstances sembloient confirmer au sujet de la fidélité de l’ambassadeur. Il n’étoit pas difficile à Monteléon de reconnoître par les lettres qu’il recevoit les fâcheuses idées que la cour de Madrid avoit prises à son égard. Il s’en plaignoit, persuadé qu’il avoit bien servi son maître, et lui représentoit les inconvénients que le refus du traité entraîneroit, les difficultés de soutenir longtemps un semblable refus, enfin, indiquant les mesures qu’il étoit nécessaire de prendre, et dont l’omission étoit cause du mauvais état où se trouvoit actuellement l’Espagne, car il craignoit tout pour sa flotte, celle d’Angleterre étant prête à mettre à la voile pour la Méditerranée, et le roi Georges ayant donné de nouveaux ordres pour en hâter le départ. Malgré les injustices dont il prétendoit que ses services étoient payés, il se vantoit de se comporter en homme d’honneur et en ministre fidèle de son maître, lorsqu’il étoit question pour satisfaire à ses ordres de parler avec fermeté aux ministres d’Angleterre, même à l’abbé Dubois, car il témoignoit également à tous la juste indignation que Sa Majesté Catholique ressentoit et du projet de traité et de la conduite tenue dans le cours de la négociation ; mais se plaindre et menacer étoit pour l’Espagne crier dans le désert.

La cour de Londres n’avoit d’attention que pour l’empereur. Il se faisoit solliciter pour accepter les avantages qu’elle vouloit lui procurer. Ses ministres faisoient des difficultés, non sur des choses essentielles, car ils étoient satisfaits, mais sur les termes les plus indifférents de la traduction du traité. Les ministres anglois attendoient que ces difficultés fussent levées pour faire partir la flotte, et témoignoient la même impatience de les voir aplanies, que si l’empereur en eût attendu la décision pour appuyer de toute sa puissance le roi d’Angleterre et conquérir en faveur de ce prince une nouvelle couronne. Toutefois ils ne négligeoient pas le roi d’Espagne, et pendant qu’on armoit dans les ports d’Angleterre pour le combattre, le colonel Stanhope recevoit des ordres précis d’assurer Albéroni que Georges avoit soutenu les intérêts de l’Espagne comme les siens propres ; que les peines qu’il s’étoit données pour amener la cour de Vienne à la raison ne se pouvoient exprimer, et qu’il ne pouvoit dire aussi les difficultés sans nombre qu’il avoit essuyées et surmontées de la part de l’empereur pour le fléchir et le réduire à peu près au point que Sa Majesté Catholique le désiroit, chose d’autant plus difficile, que la paix avec la Porte étoit comme assurée, et que l’empereur n’étoit pas moins sûr de conclure un traité avec le roi de Sicile en tel temps et à telles conditions qu’il conviendroit aux intérêts de la maison d’Autriche. Ainsi l’envoyé, d’Angleterre devoit faire voir que, sans les bons offices du roi son maître, le roi d’Espagne n’auroit pas eu le moindre lieu d’espérer qu’il trouveroit tant de docilité de la part de la cour de Vienne.

Le roi d’Angleterre prétendoit aussi qu’il n’auroit pu se flatter de réussir, s’il n’eût fait naître dans l’esprit de l’empereur ces bonnes dispositions, en lui faisant voir que lui-même étoit réciproquement disposé à lui donner toutes sortes de secours contre les perturbateurs du repos public. C’étoit le motif que les ministres anglois alléguoient pour justifier l’armement de l’escadre prête à faire voile au premier vent. Ils décidoient en même temps que quelques changements que l’empereur désiroit au projet lui devoient être accordés ; qu’aucun ne devoit faire la moindre peine, même à l’égard de la forme, ni à la France ni à l’Angleterre. Ils jugèrent seulement que la France pourroit avoir quelque répugnance à consentir à l’idée que les ministres de l’empereur avoient d’exiger du roi une renonciation nouvelle à ses droits sur la couronne d’Espagne et sur les États qui en dépendent, et de faire assembler les états du royaume pour autoriser cette renonciation. Ces ministres Anglois s’objectoient eux-mêmes qu’un tel acte fait par un prince mineur seroit nul ; que s’il paraissoit qu’on eût, quelque doute sur la solidité du traité d’Utrecht, l’incertitude sur la foi qui faisoit la base de tout l’édifice affaibliroit toutes les précautions nouvelles qu’on prendroit pour les soutenir ; qu’il étoit enfin plus à propos de s’abandonner à la disposition de ce traité, et de croire que la clause insérée en faveur de la maison de Savoie, valoit une renonciation du roi et du régent que de troubler la France en lui demandant une assemblée d’états, dangereuse et principalement odieuse dans un temps de minorité. Ainsi rien ne les embarrassoit, pas même les murmures de la nation, qui voyoit avec peine les apprêts d’une guerre prochaine avec l’Espagne. Les négociants, uniquement touchés de l’intérêt du commerce, ne dissimuloient pas à quel point leur déplaisoit une rupture sans prétexte, sans avantage pour les Îles Britanniques, uniquement utile aux intérêts de l’empereur, et par conséquent aux vues d’agrandissement et d’affermissement qu’un roi d’Angleterre, duc de Hanovre, pouvoit avoir en Allemagne. De telles vues paraissoient très dangereuses, bien loin d’être conformes à l’intérêt et à la liberté de la nation ; mais étant assujettie, et n’ayant d’autre pouvoir que de former des voeux, elle souhaitoit et elle espéroit qu’une guerre si mal entreprise produiroit la ruine du ministère, consolation et ressource ordinaire des Anglois.

Les ministres d’Angleterre parurent alors aussi contents du mouvement que Châteauneuf se donnoit en Hollande pour engager la république à souscrire à l’alliance, qu’ils avoient paru précédemment mal satisfaits de la mollesse et de la partialité dont ils avoient accusé plusieurs fois cet ambassadeur dans les plaintes qu’ils en avoient portées au régent. Ils commencèrent à louer son zèle, sa vigilance, son industrie, sa sincérité à leur égard, la vigueur qu’il faisoit paroître dans ses discours. Ils lui donnèrent ces louanges comme à dessein de réparer ce qu’ils en avoient dit précédemment à son préjudice, et comme un effet de la justice qu’ils croyoient devoir à ses bonnes intentions présentes et à son activité. Ce nouveau langage tenu par les Anglois fut une raison nouvelle à Beretti de changer de style à l’égard de Châteauneuf. Beretti avoit assuré plusieurs fois en Espagne qu’il feroit si bien par ses manèges, que la Hollande ne souscriroit pas au projet proposé par l’Angleterre. Il voyoit qu’il ne pouvoit plus parler si affirmativement, et que chaque fois que les états de la province de Hollande s’assembloient, il avoit lieu de craindre qu’ils ne prissent la résolution de souscrire au traité. Il falloit donc pour son honneur préparer la cour d’Espagne à un événement qui pouvoit arriver d’un jour à l’autre, et comme c’étoit pour lui une espèce de rétractation que d’annoncer ce qu’il craignoit, le seul moyen d’éviter de se rendre garant de ce qu’il avoit avancé étoit d’attribuer le changement des Hollandois aux sollicitations impétueuses, disoit-il, de la France, assurant que, si cette couronne ne s’étoit mêlée de la négociation commencée par les Anglois, jamais leurs propositions n’auroient été écoutées, qu’elles n’auroient pas même été mises en délibération, car outre que les États généraux étoient bien résolus d’éviter tout engagement capable d’entraîner une rupture avec le roi d’Espagne, et de causer, par conséquent, un préjudice extrême à leur commerce, la défiance qu’ils avoient depuis longtemps des Anglois augmentoit tous les jours.

Beretti prétendoit qu’elle étoit montée d’un nouveau degré depuis qu’il avoit découvert aux députés de la province de Hollande que l’Angleterre offroit au roi d’Espagne de lui remettre Gibraltar. Une telle offre faisoit juger que le roi d’Angleterre obtiendroit de nouvelles prérogatives pour le commerce de la nation ; que même il étoit déjà sûr des avantages que le roi d’Espagne lui accorderoit, puisqu’il n’étoit pas vraisemblable que sans cette considération, un prince tenace désirant toujours d’acquérir, ayant à répondre à des peuples également avides, voulût abandonner et céder gratuitement une acquisition que la couronne d’Angleterre avoit faite sous le règne précédent. Le mystère de cette négociation inconnue aux Hollandois fournit encore à Beretti matière à leur faire soupçonner des embûches, et d’exciter de leur part la jalousie si facile et si naturelle entre deux nations si intéressées au commerce. Toute défiance sur cet article est un moyen sûr d’inquiéter et d’alarmer la république de Hollande. Ainsi, Beretti fit répandre le bruit dans les provinces maritimes que le roi d’Espagne prenoit déjà des mesures pour découvrir dans son royaume les effets appartenant aux négociants nationaux des royaumes et pays qui avoient abusé des grâces que Sa Majesté Catholique accordoit pour la facilité de leur commerce. Mais, malgré l’industrie dont Beretti se vantoit, il s’apercevoit que, les moyens qu’il employoit étoient de faibles ressources. Il avouoit donc que la cabale contre l’Espagne étoit trop forte, et ne trouvoit en quelque façon de consolation que dans la honte qui rejaillissoit, disoit-il, sur la France des démarches que son ambassadeur faisoit à la Haye, démarches si basses, disoit-il, qu’elle avoit été obligée de les dénier dans le temps même qu’elles se faisoient. Il les attribuoit à l’abbé Dubois, grand moteur de la machine, dont il prétendoit connoître parfaitement la manœuvre et le mauvais esprit, et avoir averti plusieurs fois Cellamare de prendre garde aux intentions et à la conduite de la France.

Cellamare, de son côté, assura le roi son maître que, suivant ses ordres, il avoit parlé très fortement au maréchal d’Huxelles ; qu’il n’avoit pas ménagé les termes ; qu’il avoit clairement fait connoître les sujets que le roi d’Espagne avoit de se plaindre des instances que la France faisoit pour engager la république de Hollande dans une alliance, et vraisemblablement dans une guerre contre Sa Majesté Catholique, instances plus vives et plus pressantes que ne l’étoient celles que l’Angleterre même faisoit à cette république. À ces représentations l’ambassadeur d’Espagne avoit ajouté quelque espèce de menaces ; mais il ne comptoit nullement sur l’effet que ses plaintes, ses protestations et ses clameurs pourroient produire. L’engagement étoit pris, et Cellamare comprenoit que, quoi qu’il pût dire pour décrier la quadruple alliance, ses discours n’obligeroient pas le régent à faire le moindre pas en arrière ; qu’en vain les ministres d’Espagne répandroient de tous côtés qu’un tel traité scandalisoit toute l’Europe, Son Altesse Royale suivroit toujours son objet ; qu’elle travailloit constamment à l’affermissement d’une paix qui assuroit ses intérêts particuliers, et qu’elle ne s’embarrasseroit que des moyens de faire réussir ses vues. Il y avoit peu detemps qu’on avoit reçu avis en France que Martinet, François, officier de marine, actuellement au service d’Espagne avoit pris dans la mer du Sud six vaisseaux françois qui faisoient le commerce de la contrebande. Il paraissoit impossible d’obtenir la restitution de ces vaisseaux. Cellamare avertit le roi d’Espagne que les particuliers intéressés en cette perte, jugeant bien que toute négociation sur un point si délicat pour l’Espagne seroit absolument inutile, prenoient le parti d’armer en Hollande et en Angleterre quatre frégates, qu’ils enverroient sous le pavillon de l’empereur au-devant des vaisseaux espagnols chargés des effets pris, et qu’après avoir enlevé leurs charges, ces frégates les rapporteroient dans les ports de France. Si l’ambassadeur d’Espagne servoit fidèlement son maître en lui donnant de pareils avis, il s’en falloit beaucoup qu’il ne rendit des services aussi utiles à ce prince, lorsque, croyant lui faire sa cour, il l’assuroit que les François, presque généralement, détestoient la conduite du régent ; qu’ils ne pouvoient souffrir qu’il n’eût pas pris le parti sage, et seul convenable, de s’unir à l’Espagne, et d’ agir de concert avec elle et le roi de Sicile contre la maison d’Autriche. Les suites firent voir que Cellamare ne s’en tint pas à ces simples assurances. Toutefois il se défioit lui-même de ce qu’il avançoit à la cour de Madrid, dans la seule vue vraisemblablement de plaire et de flatter ; car en même temps il exhortoit son oncle à Rome à demeurer dans une espèce de neutralité, persuadé que toute détermination seroit dangereuse d’un côté ou d’autre, jusqu’à ce que le sort douteux de la Sicile fût décidé.

On ignoroit encore si l’armement d’Espagne avoit pour objet la conquête de cette île. Ceux des ministres du roi de Sicile, qui croyoient avoir plus lieu de le craindre, se flattoient que l’empereur s’opposeroit au succès d’un e pareille entreprise, et que les forces qu’il avoit en Italie suffiroient pour l’empêcher. D’ailleurs on ne comptoit point à Turin sur l’assistance de la France ; et Provane, qui étoit à Paris, ne cessoit d’assurer son maître que le régent sacrifieroit sans peine les intérêts de la maison de Savoie, quand il le croiroit nécessaire, persuadé qu’il n’avoit rien à craindre ni à espérer d’elle. Toutefois Provane demeura longtemps incertain des véritables sentiments de Son Altesse Royale. Il crut qu’elle étoit inquiète des menaces personnelles que l’ambassadeur d’Espagne laissoit entendre qu’il lui avoit faites du ressentiment du roi d’Espagne, et qu’alarmée des suites, elle désireroit n’avoir pas pris d’engagement sur le plan proposé par la cour d’Angleterre. Il y avoit même des gens qui assuroient Provane qu’elle s’en dégageroit volontiers si elle trouvoit quelque bon expédient pour rompre cette liaison fatale, parce qu’elle commençoit à connoître que c’étoit en vain qu’elle s’étoit flattée d’obliger le roi d’Espagne de souscrire au projet, et qu’enfin ni l’espérance de la succession des États de Parme et de Toscane, ni la crainte de la quadruple alliance, ni celle de l’accommodement prétendu du roi de Sicile avec l’empereur, que le régent avoit regardé comme un moyen, infaillible de persuader Sa Majesté Catholique, ne suffisoient pas pour faire impression sur son esprit.

Mais Provane, et ceux qui lui donnoient dés avis, se trompoient également, et dans le temps qu’ils supposoient quelque incertitude dans l’esprit du régent, Stairs louoit, au contraire, la fermeté de Son Altesse Royale, étant sûr qu’elle étoit résolue à signer le traité, dès le moment que Penterrieder auroit reçu l’ordre de le signer au nom, de l’empereur, événement d’autant plus important que les ministres d’Angleterre étoient alors persuadés que l’objet principal de la reine d’Espagne et d’Albéroni étoit de ménager et de se conserver toujours une ouverture à la succession de la couronne de France, se flattant l’un et l’autre que la branche d’Espagne avoit un grand parti dans le royaume ; que, cultivant ceux qui lui étoient attachés, et se faisant de nouveaux amis, elle y seroit un jour assez puissante pour exclure M. le duc d’Orléans, et y placer un des fils du roi d’Espagne, système absolument opposé aux dispositions que l’Angleterre et la Hollande avoient faites pour empêcher à jamais l’union des deux couronnes, même la trop grande intelligence entre les deux branches de la maison royale, et maintenir en les divisant l’équilibre de l’Europe, objet que le ministère d’Angleterre présentoit pour faire valoir aux autres nations ce que le roi Georges, prince d’Allemagne, porté par les vues de son intérêt particulier à ménager l’empereur, faisoit aux dépens des Anglois pour agrandir la puissance de la maison d’Autriche ; car en même temps qu’il protestoit au roi d’Espagne que ses intentions et ses vues concouroient toutes au véritable intérêt de Sa Majesté Catholique, les Anglois déclaroient, avec beaucoup de franchise, que l’escadre armée dans leurs ports étoit destinée à s’opposer à toutes entreprises que les Espagnols tenteroient en Italie. En vain les ministres d’Espagne en France et en Hollande tâchoient de profiter au moins du bénéfice du temps, leurs ménagements, leurs instances, les représentations réitérées qu’ils faisoient, lorsqu’ils croyoient que quelque difficulté survenue à la négociation pouvoit en interrompre le cours, rien de leur part ne produisoit l’effet qu’ils désiroient ; et Cellamare avouoit qu’il regardoit comme absolument inutiles les sollicitations les plus fortes qu’il faisoit, parce que le régent étoit tellement aheurté à mettre l’Espagne en, paix, malgré qu’elle en eût, que ni promesses, ni menaces de la part du roi d’Espagne ne pouvoient détourner Son Altesse Royale du projet qu’elle avoit formé.

Les instances de l’ambassadeur d’Espagne en Angleterre ne furent pas plus heureuses. Monteléon, pressé par les ordres réitérés qu’il recevoit de la cour de Madrid, fut enfin obligé, malgré lui, d’en venir aux menaces. Il déclara donc au comte de Stanhope que, si l’escadre Anglaise destinée pour la Méditerranée faisoit la moindre, hostilité, ou si elle causoit le moindre dommage à l’Espagne, toute la nation Anglaise généralement s’en ressentiroit, et que le prochain parlement de la Grande-Bretagne vengeroit Sa Majesté Catholique. Stanhope, facile à prendre feu, n’écouta pas tranquillement les menaces de l’Espagne ; il suivit son penchant naturel, et renchérit, par un emportement qui ne lui coûtoit rien, sur les discours que Monteléon lui avoit tenus. Tous deux se calmèrent, l’un plus facilement que l’autre ; et Stanhope, revenu avec peine, tâcha de faire voir que le roi son maître, plein de bonnes intentions pour le roi d’Espagne, agissoit pour le véritable bien de Sa Majesté Catholique en faisant passer une escadre dans la Méditerranée. Pour soutenir un tel paradoxe, il établit, comme un principe incontestable, que le projet du traité étoit ce qu’on pouvoit imaginer de mieux pour le roi d’Espagne ; qu’il étoit indubitable par cette raison que l’empereur s’opposeroit à sa conclusion, et que cette opinion n’étoit que trop bien fondée, puisque ce prince hésitoit encore à souscrire à l’alliance. Comme elle étoit tout à l’avantage de l’Espagne, suivant les principes de Stanhope, le roi d’Angleterre avoit essentiellement travaillé pour les véritables intérêts du roi d’Espagne en armant une escadre et la faisant actuellement passer dans la Méditerranée, uniquement à dessein de s’opposer à la mauvaise volonté de l’empereur, et d’empêcher le trouble que ce prince apporteroit à l’exécution des vues formées pour l’avantage du roi d’Espagne, si les Allemands avoient la liberté d’agir, et s’ils n’étoient retenus par une puissance telle que seroit celle que l’Angleterre feroit agir par mer. Mais comme il étoit juste que cette couronne tînt une balance à peu près égale entre l’empereur et le roi d’Espagne, Stanhope ajouta que ce seroit abuser Sa Majesté Catholique que de lui laisser croire que l’Angleterre, faisant autant qu’elle faisoit pour la maison royale d’Espagne, pût demeurer dans l’indifférence, si les armes espagnoles se portoient à quelque entreprise contraire à la tranquillité des États que l’empereur possédoit en Italie. On croit que Stanhope poussa le raisonnement jusqu’à vouloir prouver à Monteléon que c’étoit servir réellement le roi d’Espagne que de traverser et faire échouer toutes les entreprises de cette nature, parce qu’elles rallumeroient la guerre en Italie, et qu’il étoit de l’intérêt essentiel de ce prince d’y maintenir la paix.

Monteléon, persuadé ou non, demanda une réponse par écrit. Elle lui fut promise ; et quelques jours après, ayant réitéré la même demande dans une conférence qu’il eut avec les trois ministres principaux du roi d’Angleterre, Stanhope, Sunderland et Craggs, la réponse par écrit lui fut remise, mieux digérée et disposée avec plus d’ordre qu’il ne l’avoit reçue de Stanhope. Monteléon désira de l’avoir pour sa justification personnelle auprès du roi son maître, car Albéroni ne cessoit de lui reprocher une tranquillité coupable sur les intérêts de Sa Majesté Catholique, et une confiance outrée aux paroles et aux conseils de l’abbé Dubois. Il falloit donc faire voir, par un écrit des ministres d’Angleterre, que les comptes qu’il rendoit de leurs, sentiments et de leurs expressions étoit exact et fidèle. Il avoit d’ailleurs à Londres des surveillants très attentifs à sa conduite, observant jusqu’à la moindre de ses démarches. L’un étoit l’agent de Sicile, l’autre celui du duc de Parme. Tous deux l’interrogeoient sur chaque pas qu’il faisoit et sur les ordres qu’il recevoit. Il se croyoit obligé de ménager le ministre de Parme, dans la vue de se conserver la protection du duc de Parme auprès de la reine ; mais quelque inclination qu’il eût pour le roi de Sicile, il étoit un peu plus réservé à l’égard de son ministre. Toutefois Monteléon, affectant à son égard une apparence de confiance, l’informoit des choses qu’il ne pouvoit lui cacher. Il y ajoutoit souvent que, pourvu que le roi de Sicile tînt ferme avec l’Espagne, on pourroit enfin dissiper le nuage ; mais cette apparente cordialité n’alla pas jusqu’au point de lui communiquer la réponse par écrit des ministres d’Angleterre. Monteléon se fit un mérite auprès d’Albéroni de sa discrétion. Il assura le premier ministre qu’il avoit voulu le laisser maître de communiquer cette réponse à l’ambassadeur de Sicile à Madrid, ou de lui en dérober la connoissance suivant qu’il le jugeroit plus à propos ; et pour se justifier du reproche de trop de confiance en l’abbé Dubois, il assura qu’il évitoit de le voir, chose aisée, parce qu’alors l’abbé Dubois demeuroit renfermé dans sa maison à Londres, et ne se montroit ni à la cour ni ailleurs.




  1. Cette ville de Hollande est désignée ordinairement sous le nom de Dordrecht.