Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/11

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CHAPITRE XI.


Mme la duchesse de Berry se fait transporter de Meudon à la Muette. — Conduite de Mme de Saint-Simon à l’égard de Mme la duchesse de Berry. — Raccourci de Mme la duchesse de Berry. — Mme la duchesse de Berry reçoit superbement ses sacrements, fait après à Mme de Mouchy présent d’un baguier de deux cent mille écus. — M. le duc d’Orléans le prend, et elle demeure perdue. — Mme la duchesse de Berry reçoit une seconde fois ses sacrements, et pieusement. — Scélératesse insigne de Chirac, impunie. — Ma conduite à l’égard de Mme la duchesse de Berry en sa dernière extrémité. — Je vais à la Muette auprès de M. le duc d’Orléans. — Il me charge de ses ordres sur tout ce qui devoit suivre la mort. — J’empêche toute cérémonie et l’oraison funèbre. — Mort de Mme la duchesse de Berry regrettée, sans exception, de personne que de M. le duc d’Orléans, et encore peu de jours. — Scellés mis par La Vrillière, secrétaire d’État. — Convois du cœur et du corps. — Ni manteaux ni mantes au Palais-Royal. — Les appointements et logements continués à toutes les dames de Mme la duchesse de Berry. — Mouchy et sa femme chassés. — Gouvernement de Meudon rendu à du Mont. — Désespoir de Rion, qui à la fin se console. — Maladie de Mme de Saint-Simon à Passy. — Le régent nous prête le château neuf de Meudon. — Deuil de la cour prolongé six semaines au delà de celui du roi. — Il visite Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans. — Le roi au Louvre, en visite toutes les académies pendant qu’on nettoie les Tuileries. — M. et Mme du Maine fort relâchés. — Aveux de la duchesse du Maine. — Misérable comédie entre elle et son mari. — Le secrétaire du prince de Cellamare mis au château de Saumur. — MM. d’Allemans, Renaud et le P. Malebranche ; quels. — Mémoires d’Allemans sur la manière de lever la taille. — La Muette donnée au roi, et le gouvernement à Pezé. — Vingt mille livres de pension à Mme la princesse de Conti la mère. — Cent cinquante mille livres de brevet de retenue à Lautrec sur la lieutenance générale de Guyenne. — Toutes pensions se payent. — Forte augmentation de troupes. — M. le duc d’Orléans achète pour M. le duc de Chartres le gouvernement de Dauphiné, de La Feuillade, qu’il accable d’argent. — La Vrillière présente au roi les députés des états de Languedoc, de préférence à Maillebois, lieutenant général de la province. — Extraction de Maillebois. — Belle action des moines d’Orcamp. — Mme la duchesse d’Orléans refuse audience à tous députés d’états, depuis la prison du duc du Maine. — Le duc de Richelieu peu à peu en liberté.


Mme la duchesse de Berry étoit à Meudon du lendemain de Pâques, 10 avril, d’où elle s’étoit fait transporter à la Muette le 14 mai, couchée dans un carrosse entre deux draps. Elle ne s’y trouva point soulagée. Le mal eut son cours, les accidents et les douleurs augmentèrent avec des intervalles courts et légers, et la fièvre le plus ordinairement marquée et souvent forte. Des irrégularités de crainte et d’espérance se soutinrent jusqu’au commencement de juillet. Cet état, où les temps de soulagement passoient si promptement et où la souffrance étoit si durable, donna des trêves à l’ardeur [de] déclarer le mariage de Rion, et engagea, outre la proximité de lieu, M. le duc d’Orléans à rapprocher ses visites, et même Mme la duchesse d’Orléans et Madame aussi, laquelle passoit l’été à Saint-Cloud. Le mois de juillet devint plus menaçant par la suite continuelle des accidents et des douleurs et par beaucoup de fièvre. Ces maux augmentèrent tellement le 14 juillet, qu’on commença tout de bon à tout craindre.

La nuit fut si orageuse qu’on envoya éveiller M. le duc d’Orléans au Palais-Royal. En même temps, Mme de Pons écrivit à Mme de Saint-Simon, et la pressa d’aller s’établir à la Muette. On a vu qu’elle ne voyoit Mme la duchesse de Berry que pour des cérémonies, et les soirs pour l’heure de sa cour, où elle ne soupoit presque jamais, et retenoit seulement les dames qui étoient choisies pour y souper, entre celles qui s’y trouvoient ou au jeu ou à voir jouer, ce qui étoit le temps de sa cour publique. Elle ne la suivoit guère que chez le roi, ce qui étoit rare ; et quoiqu’elle eût un logement à la Muette, elle n’y alloit comme point ; c’étoit excès de complaisance si elle y couchoit une nuit, quoique la princesse et sa maison n’y fussent occupées que d’elle, et que ce fût une fête et toutes sortes de soins quand elle faisoit tant que d’y aller une fois, et rarement deux pendant tout le séjour qu’on y faisoit. Elle se rendit à l’avis de Mme de Pons, et s’y en alla sur-le-champ pour y demeurer.

Elle trouva le danger grand. Il y eut une saignée faite au bras, puis au pied ce même jour 15 juillet, et on envoya chercher un cordelier son confesseur. J’interromps ici la suite de cette maladie, qui dura encore sept jours, et qui finit le 21 juillet, parce que ce qui reste à en rapporter s’entendra mieux après avoir vu d’un même coup d’œil cette princesse tout entière, au hasard peut-être de quelques légères redites de ce qui se trouve d’elle ici en différents endroits.

Mme la duchesse de Berry a fait tant de bruit dans l’espace d’une très courte vie que, encore que la matière en soit triste, elle est curieuse et mérite qu’on s’y arrête un peu. Née avec un esprit supérieur, et, quand elle le vouloit, également agréable et aimable, et une figure qui imposoit et qui arrêtoit les yeux avec plaisir, mais que sur la fin le trop d’embonpoint gâta un peu, elle parloit avec une grâce singulière, une éloquence naturelle qui lui étoit particulière, et qui couloit avec aisance et de source, enfin avec une justesse d’expressions qui surprenoit et charmoit. Que n’eût-elle point fait de ces talents avec le roi et Mme de Maintenon, qui ne vouloient que l’aimer, avec Mme la duchesse de Bourgogne, qui l’avoit mariée, et qui en faisoit sa propre chose, et depuis avec un père régent du royaume, qui n’eut des yeux que pour elle, si les vices du cœur, de l’esprit et de l’âme, et le plus violent tempérament n’avoient tourné tant de belles choses en poison le plus dangereux. L’orgueil le plus démesuré et la fausseté la plus continuelle, elle les prit pour des vertus, dont elle se piqua toujours, et l’irréligion, dont elle croyoit parer son esprit, mit le comble à tout le reste.

On a vu en plus d’un endroit ici son étrange conduite avec M. le duc de Berry, son horreur pour une mère bâtarde ; ses mépris pour un père qu’elle avoit dompté ; ses extravagantes idées à l’égard de Monseigneur ; son désespoir de rang et d’ingratitude pour M. [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, à qui elle devoit tout ; son peu d’égards pour le roi et pour Mme de Maintenon ; sa haine déclarée pour tous ceux qui avoient contribué à son mariage, parce que, disoit-elle, il lui étoit insupportable d’avoir obligation à quelqu’un ; ses grossières tromperies et ses hauteurs ; l’inégalité d’une conduite si peu d’accord avec elle-même ; enfin jusqu’à la honte de l’ivrognerie complète et de tout ce qui accompagne la plus basse crapule en convives, en ordures et en impiétés. On a vu que, dès les premiers jours du mariage, la force du tempérament ne tarda pas à se déclarer, les indécences journalières en public, ses courses après plusieurs jeunes gens avec peu ou point de mesure, et jusqu’à quelles folies fut porté son abandon à La Haye, ensuite à Rion, enfin ses projets d’avoir de grands noms et des braves dans sa maison pour se faire compter entre l’Espagne et son père, se tourner du côté qui lui sembleroit le plus avantageux des deux, se figurer que cela lui seroit possible, usurper aussi le rang de reine en plusieurs occasions, et une fois de plus que reine, avec les ambassadeurs.

Ce qui parut de plus extraordinaire fut l’étonnant contraste d’un orgueil qui la portoit sur les nues, et de la débauche qui la faisoit manger non seulement avec quelques gens de qualité, elle dont le rang ne souffroit point d’autres hommes à sa table que des princes du sang, même en particulier uniquement et à des parties de campagne, mais d’y admettre le P. Riglet, jésuite, qui en savoit dire des meilleures, et d’autres espèces de canailles, qui n’auroient été admis dans aucune honnête maison, et souper souvent avec les roués de M. le duc d’Orléans, avec lui et sans lui, et se plaire à exciter leurs gueulées et leurs impiétés. Ce court crayon rappelle en peu de mots ce qu’on a vu épars ici plus au long à mesure que les occasions s’en sont présentées, quoique écrit le plus succinctement qu’il a été possible, qui a montré jusqu’à quel point elle manquoit de tout jugement et de tout honnête, même naturel sentiment.

Parmi une dépravation si universelle et si publique, elle étoit indignée qu’on osât en parler. Elle débitoit hardiment qu’il n’étoit jamais permis de parler des personnes de son rang, non pas même de blâmer ce qui pouvoit le mériter dans leurs actions les plus publiques, et qu’on auroit vues soi-même, combien moins de ce qui ne se passoit qu’en particulier. C’est ce qui l’irritoit contre tout le monde, comme d’un droit sacré violé en sa personne, le plus criminel manquement de respect, le plus indigne de pardon. Sa mort aussi fut un étrange spectacle. C’est maintenant à quoi il faut revenir.

Les longues douleurs dont elle fut accablée ne purent la persuader de penser à cette vie par un régime nécessaire à son état, ni à celle qui la devoit bientôt suivre, jusqu’à ce qu’enfin parents et médecins se crurent obligés de lui parler un langage qu’on ne tient aux princes de ce rang qu’à grand’peine dans la plus urgente extrémité, mais que l’impiété de Chirac déconcerta. Néanmoins, comme il fut seul de son avis, et que tous les autres, qui avoient parlé, continuèrent à le faire, elle se soumit aux remèdes pour ce monde et pour l’autre. Elle reçut ses sacrements à portes ouvertes, et parla aux assistants sur sa vie et sur son état, mais en reine de l’une et de l’autre. Après que ce spectacle fut fini, et qu’elle se fut renfermée avec ses familiers, elle s’applaudit avec eux de la fermeté qu’elle avoit montrée, et leur demanda si elle n’avoit pas bien parlé, et si ce n’étoit pas mourir avec grandeur et avec courage.

Un peu après, elle ne retint que Mme de Mouchy, lui indiqua clef et cassette, et lui dit de lui apporter son baguier ; il fut apporté, et ouvert. Mme la duchesse de Berry lui en fit un présent après quantité d’autres ; car, outre ce qu’elle avoit eu souvent, il n’y avoit guère de jours, depuis qu’elle étoit malade, qu’elle n’en tirât tout ce qu’elle pouvoit, souvent de l’argent et des pierreries : le moins étoit des bijoux. Ce baguier valoit seul plus de deux cent mille écus. La Mouchy, tout avide qu’elle étoit, ne laissa pas d’en être étourdie. Elle sortit et le montra à son mari. C’étoit le soir. M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans étoient partis. Le mari et la femme eurent peur d’être accusés de vol, tant leur réputation étoit bonne. Ils crurent donc en devoir dire quelque chose à ce qui leur étoit le moins opposé dans la maison, où ils étoient généralement haïs et méprisés.

De l’un à l’autre la chose fut bientôt sue, et vint à Mme de Saint-Simon. Elle connoissoit ce baguier et en fut si étonnée, qu’elle crut en devoir informer M. le duc d’Orléans, à qui elle le manda sur-le-champ. L’état où étoit Mme la duchesse de Berry faisoit qu’on ne se couchoit guère à la Muette, où on se tenoit dans un salon. Mme de Mouchy, voyant que l’affaire du baguier devenoit publique et réussissoit mal, s’approcha fort embarrassée de Mme de Saint-Simon, lui conta comment cela s’étoit passé, tira le baguier de sa poche, et le lui montra. Mme de Saint-Simon appela les dames les plus proches d’où elle étoit pour le voir aussi, et devant elles (car elle ne les avoit appelées que dans ce dessein), elle dit à Mme de Mouchy que c’étoit là un beau présent, mais qu’il étoit si beau qu’elle lui conseilloit d’en aller rendre compte au plus tôt à M. le duc d’Orléans, et [de] le lui porter. Ce conseil, et donné en présence de témoins, embarrassa étrangement Mme de Mouchy. Elle répondit néanmoins qu’elle le feroit, et alla retrouver son mari, avec qui elle monta dans sa chambre.

Le lendemain matin ils furent ensemble au Palais-Royal, et demandèrent à parler à M. le duc d’Orléans, qui, averti par Mme de Saint-Simon, les fit aussitôt entrer, et sortir le peu qui étoit dans son cabinet ; car il étoit fort matin. Mme de Mouchy, son mari présent, fit son compliment comme elle put. M. le duc d’Orléans, pour toute réponse, lui demanda où étoit le baguier. Elle le tira de sa poche et le lui présenta. M. le duc d’Orléans le prit, l’ouvrit, considéra bien si rien n’y manquoit, car il le connoissoit parfaitement, le referma, tira une clef de sa poche, l’enferma dans un tiroir de son bureau, puis les congédia par un signe de tête, sans dire un mot, ni eux non plus. Ils firent la révérence, et se retirèrent également outrés et confus. Oncques depuis ils ne reparurent à la Muette. Bientôt après M. le duc d’Orléans y arriva, qui, dès qu’il eut vu un moment Mme sa fille, prit Mme de Saint-Simon en particulier, la remercia beaucoup de ce qu’elle lui avoit mandé et fait, lui conta ce qu’il venoit de faire, et que le baguier ne sortiroit plus de ses mains. Il étoit si en colère de cette effronterie, qu’il ne put se tenir d’en parler dans le salon en termes fort désavantageux pour M. et Mme de Mouchy, au grand applaudissement de toute la compagnie, même jusque des valets.

Je ne sais si l’absence de la Mouchy fit quelque impression heureuse sur Mme la duchesse de Berry ; mais elle n’en parla jamais, et peu après elle parut fort rentrée en elle-même, et souhaita de recevoir encore une fois Notre-Seigneur. Elle le reçut, à ce qu’il parut, avec beaucoup de piété, et tout différemment de la première fois. Ce fut l’abbé de Castries, son premier aumônier, nommé à l’archevêché de Tours, qui le fut après d’Albi, et enfin commandeur de l’ordre, qui le lui administra et qui le fut chercher à la paroisse de Passy, et l’y reporta, suivi de M. le duc d’Orléans et de M. le duc de Chartres. Cet abbé fit une exhortation courte, belle, touchante et tellement convenable, qu’elle fut admirée de tout ce qui l’entendit.

Dans cette extrémité où les médecins ne savent plus que faire et où on a recours à tout, on parla de l’élixir d’un nommé Garus, qui faisoit alors beaucoup de bruit, et dont le roi a depuis acheté le secret. Garus fut donc mandé et arriva bientôt après. Il trouva Mme la duchesse de Berry si mal qu’il ne voulut répondre de rien. Le remède fut donné et réussit au delà de toute espérance. Il ne s’agissoit plus que de continuer. Sur toutes choses, Garus avoit demandé que rien sans exception ne fût donné à Mme la duchesse de Berry que par lui, et cela même avoit été très expressément commandé par M. [le duc] et par Mme la duchesse d’Orléans. Mme la duchesse de Berry continua d’être de plus en plus soulagée, et si revenue à elle-même que Chirac craignit d’en avoir l’affront. Il prit son temps que Garus dormoit sur un sofa, et avec son impétuosité présenta un purgatif à Mme la duchesse de Berry, qu’il lui fit avaler sans en dire mot à personne et sans que deux garde-malades, qu’on avoit prises pour la servir, et qui seules étoient présentes, osassent branler devant lui. L’audace fut aussi complète que la scélératesse, car M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans étoient dans le salon de la Muette. De ce moment à celui de retomber pis que l’état d’où l’élixir l’avoit tirée, il n’y eut presque pas d’intervalle. Garus fut réveillé et appelé. Voyant ce désordre, il s’écria qu’on avoit donné un purgatif qui, quel qu’il fût, étoit un poison dans l’état de la princesse. Il voulut s’en aller, on le retint, on le mena à M. [le duc] et à Mme la duchesse d’Orléans. Grand vacarme devant eux, cris de Garus, impudence de Chirac et hardiesse sans égale à soutenir ce qu’il avoit fait. Il ne pouvoit le nier, parce que les deux gardes avoient été interrogées et l’avoient dit. Mme la duchesse de Berry, pendant ce débat, tendoit à sa fin sans que Chirac ni Garus eussent de ressource. Elle dura cependant le reste de la journée et ne mourut que sur le minuit. Chirac, voyant avancer l’agonie, traversa la chambre, et faisant une révérence d’insulte au pied du lit, qui étoit ouvert, lui souhaita un bon voyage en termes équivalents, et de ce pas s’en alla à Paris. La merveille est qu’il n’en fut autre chose, et qu’il demeura auprès de M. le duc d’Orléans comme auparavant.

Depuis la légèreté, pour ne pas employer un autre nom, que M. le duc d’Orléans avoit eue de parler à Mme la duchesse de Berry d’un avis que je lui avois donné, si important à l’un et à l’autre, au lieu d’en profiter, et de la haine qu’elle en conçut, ce qui arriva dès les premiers mois de son mariage, je ne la vis plus qu’aux occasions indispensables, qui n’arrivoient presque jamais, et d’ailleurs quand il n’en arrivoit point, une fois ou deux l’an tout au plus, à une heure publique, et un instant à chaque fois. Mme de Saint-Simon, voyant que la fin s’approchoit, et qu’il n’y avoit personne à la Muette avec qui M. le duc d’Orléans fût bien libre, me manda qu’elle me conseilloit d’y venir pour être auprès de lui dans ces tristes moments. Il me parut en effet que mon arrivée lui fit plaisir, et que je ne lui fus pas inutile au soulagement de s’épancher en liberté avec moi. Le reste du jour se passa ainsi et à entrer des moments dans la chambre. Le soir je fus presque toujours seul auprès de lui.

Il voulut que je me chargeasse de tout ce qui devoit se faire après que Mme la duchesse de Berry [seroit morte], sur l’ouverture de son corps, et le secret en cas qu’elle se trouvât grosse, sur tous les détails qui demandoient ses ordres et sa décision, pour n’être point importuné de ces choses touchantes, et de tout ce qui regardoit les funérailles et les ordres qu’il y avoit à y donner. Il me parla avec toute sorte d’amitié et de confiance, ne voulut point qu’ensuite je lui demandasse ses ordres sur rien, et dit en passant à toute la maison de la princesse, qui se trouvoit là toute rassemblée, qu’il m’avoit donné ses ordres, et que c’étoit à moi, qu’il en avoit chargé, à les donner sur tout ce qui pourroit demander les siens. Il me dit, de plus, qu’il ne comptoit plus Mme de Mouchy pour être de la maison, avec sa chimère de charge de seconde dame d’atours ; qu’elle avoit perdu sa fille, qu’elle l’avoit pillée, n’oublia pas le baguier qu’il lui avoit ôté, et me chargea, conjointement avec Mme de Saint-Simon, d’empêcher qu’elle demeurât à la Muette si elle s’y présentoit, encore plus de lui laisser faire aucune fonction, ni d’entrer dans les carrosses pour accompagner le corps à Saint-Denis, ou le cœur au Val-de-Grâce.

Je proposai à M. le duc d’Orléans qu’il n’y eût ni garde du corps, ni eau bénite, ni aucune cérémonie ; que le convoi fût décent, mais au plus simple, et les suites de même, surtout qu’au service de Saint-Denis, où on ne pouvoit éviter le cérémonial ordinaire, il n’y eût point d’oraison funèbre : je lui en touchai légèrement les raisons, qu’il sentit très bien, me remercia, et convint avec moi que les choses se passeroient ainsi, et que de sa part je les ordonnasse de la sorte. Je fus le plus court que je pus avec lui sur ces funèbres matières, et je le promenois tant que je pouvois de temps en temps dans les pièces de suite de la maison et dans l’entrée du jardin, et le détournois de la chambre de la mourante autant qu’il me fut possible.

Le soir bien avancé, et Mme la duchesse de Berry de plus en plus mal et sans connoissance depuis que Chirac l’avoit empoisonnée, comme on a vu en son lieu que les médecins de la cour en firent autant au maréchal de Boufflers, en pareil cas, à Fontainebleau, et avec même succès, M. le duc d’Orléans rentra dans la chambre et approcha du chevet du lit, dont tous les rideaux étoient ouverts ; je ne l’y laissai que quelques moments et le poussai dans le cabinet, où il n’y avoit personne. Les fenêtres y étoient ouvertes, il s’y mit appuyé sur le balustre de fer, et ses pleurs y redoublèrent au point que j’eus peur qu’il ne suffoquât. Quand ce grand accès se fut un peu passé, il se mit à me parler des malheurs de ce monde et du peu de durée de ce qui est de plus agréable. J’en pris occasion de lui dire ce que Dieu me donna, avec toute la douceur, l’onction et la tendresse qu’il me fut possible. Non seulement il reçut bien ce que je lui disois, mais il y répondit et en prolongea la conversation.

Après avoir été là plus d’une heure, Mme de Saint-Simon me fit avertir doucement qu’il étoit temps que je tâchasse d’emmener M. le duc d’Orléans, d’autant plus qu’on ne pouvoit sortir de ce cabinet que par la chambre. Son carrosse étoit prêt, que Mme de Saint-Simon avoit eu soin de faire venir. Ce ne fut pas sans peine que je pus venir doucement à bout d’arracher de là M. le duc d’Orléans plongé dans la plus amère douleur. Je lui fis traverser la chambre tout de suite, et le suppliai de s’en retourner à Paris. Ce fut une autre peine à l’y résoudre. À la fin il se rendit. Il voulut que je demeurasse pour tous les ordres. Il pria Mme de Saint-Simon avec beaucoup de politesse d’être présente à tous les scellés, après quoi je le mis dans son carrosse, et il s’en alla. Je rendis ensuite à Mme de Saint-Simon les ordres qu’il m’avoit donnés sur l’ouverture du corps, pour qu’elle les fît exécuter, et sur tout le reste, et je l’empêchai de demeurer dans le spectacle de cette chambre où il n’y avoit plus que de l’horreur.

Enfin sur le minuit du 21 juillet, Mme la duchesse de Berry mourut, deux jours après le forfait de Chirac. M. le duc d’Orléans fut le seul touché. Quelques perdants s’affligèrent ; mais qui d’entre eux eut de quoi subsister ne parut pas même regretter sa perte. Mme la duchesse d’Orléans sentit sa délivrance, mais avec toutes les mesures de la bienséance. Madame ne s’en contraignit que médiocrement. Quelque affligé que fût M. le duc d’Orléans, la consolation ne tarda guère. Le joug auquel il s’étoit livré et qu’il trouvoit souvent pesant, étoit rompu. Surtout il se trouvoit affranchi des affres de la déclaration du mariage de Rion et de ses suites, embarras d’autant plus grand, qu’à l’ouverture du corps, la pauvre princesse fut trouvée grosse ; on trouva aussi un dérangement dans son cerveau. Cela ne promettoit que de grandes peines et fut soigneusement étouffé pour le temps.

Sur les cinq heures du matin, c’est-à-dire cinq heures après cette mort, La Vrillière arriva à la Muette, où il mit le scellé en présence de Mme de Saint-Simon. Dès que cela fut fait, elle monta dans son carrosse avec lui, que les gens nécessaires au scellé suivirent dans le carrosse de La Vrillière, et s’en allèrent en faire autant à Meudon, puis au Luxembourg, de là au Palais-Royal en rendre compte à M. le duc d’Orléans, après quoi Mme de Saint-Simon revint à la Muette, où une plus cruelle nuit l’attendoit par l’horreur de ses fonctions à l’ouverture du corps, de laquelle j’allai rendre compte à M. le duc d’Orléans, et de l’exécution de ses ordres. Le corps fut déposé ensuite dans la chapelle de la Muette sans être gardé, où les messes basses furent continuelles tous les matins.

Je m’établis à Passy chez M. et Mme de Lauzun pour être plus près de la Muette, sans y être toujours, d’où j’allois presque tous les jours voir M. le duc d’Orléans, outre les jours de conseil de régence. Comme il n’y eut point de cérémonie, tout le monde fut dispensé des manteaux et des mantes au Palais-Royal, où on se présenta en deuil, mais en habits ordinaires. Il ne se trouva point de testament, et Mme la duchesse de Berry ne donna rien à personne, que ce que Mme de Mouchy s’étoit fait donner. Elle jouissoit de sept cent mille livres de rente, sans ce que depuis la régence elle tiroit de M. le duc d’Orléans.

Le soir du samedi 22, l’abbé de Castries, nommé à l’archevêché de Tours et son premier aumônier, porta le cœur au Val-de-Grâce, ayant à sa gauche Mlle de La Roche-sur-Yon, Mme de Saint-Simon au-devant et la duchesse de Louvigny nommée par le roi. Mme de Brassac, dame de Mme la duchesse de Berry, à une portière, et ce qui fut fort étrange, la dame d’honneur de Mme la princesse de Conti, mère de Mlle de La Roche-sur-Yon, à l’autre. Le deuil du roi fut de six semaines, celui du Palais-Royal de trois mois par respect du rang, et Mme de Saint-Simon drapa pour six mois, parce qu’elle avoit, comme on l’a vu en son lieu, drapé par excès de complaisance à d’autres deuils où M. le duc de Berry drapoit sans que le roi drapât.

Le dimanche 23 juillet, sur les dix heures du soir, le corps de Mme la duchesse de Berry fut mis dans un carrosse dont les huit chevaux étoient caparaçonnés. Il n’y eut aucune tenture à la Muette. L’abbé de Castries et les prêtres suivoient dans un autre carrosse, et les dames de Mme la duchesse de Berry dans un autre. Il n’y eut qu’une quarantaine de flambeaux portés par ses pages et ses gardes. Le convoi passa par le bois de Boulogne et la plaine de Saint-Denis, avec beaucoup de simplicité, et fut reçu de même dans l’église de l’abbaye.

La veille du convoi, M. le duc d’Orléans, sans que je lui en parlasse, me dit que le roi conservoit à Mme de Saint-Simon ses appointements en entier qui étoient de vingt et un mille livres. Je l’en remerciai, et en même temps je lui dis que ce seroit faire à Mme de Saint-Simon et à moi la grâce entière, de conserver aux dames de Mme la duchesse de Berry leurs appointements ; il me les accorda sur-le-champ ; ensuite je lui demandai la même grâce pour la première femme de chambre qui étoit une fille d’un singulier mérite, je l’obtins aussi. Au sortir du Palais-Royal, j’allai à la Muette, où je dis à Mme de Saint-Simon ce que je venois de faire ; elle envoya prier toutes les dames de venir dans sa chambre, et leur manda que j’y étois et que j’avois à leur parler. J’eus la malice de ne leur rien dire jusqu’à ce que toutes fussent arrivées ; alors je leur appris les grâces du régent qui leur conserva aussi en même temps leurs logements au Luxembourg. La joie fut grande et sans contrainte, et je fus bien embarrassé ; je leur conseillai d’aller toutes ensemble le lendemain remercier M. le duc d’Orléans ; elles le firent et furent reçues de très bonne grâce. En même temps, Mme de Saint-Simon lui remit l’appartement qu’elle avoit au Luxembourg, et lui demanda de le rendre à Mille de Langeois et à ses frères qui l’avoient auparavant, et elle l’obtint. On a vu ailleurs que Mme de Saint-Simon ne s’en étoit jamais servie, mais on n’avoit pas voulu le reprendre, et qu’il parût qu’elle n’avoit point d’appartement au Luxembourg.

Mme de Mouchy fit demander une audience à M. le duc d’Orléans qui ne voulut pas la voir, et lui fit dire d’aller parler à La Vrillière. Elle y fut donc avec son mari. Elle y reçut l’ordre de sortir tous deux en vingt-quatre heures de Paris et de n’y pas revenir. Longtemps après ils y revinrent, mais aucun des événements arrivés dans la suite n’a pu les rétablir dans le monde, ni les tirer d’obscurité, de mépris et d’oubli.

Les spectacles furent interrompus huit jours à Paris.

M. le duc d’Orléans, dès les premiers jours, envoya chercher du Mont, lui rendit le gouvernement de Meudon, et lui ordonna d’y faire revenir tous les gens qui y étoient lorsque Mme la duchesse de Berry eut Meudon, et que leurs emplois leur seroient rendus. On peut juger en quel état tomba Rion en apprenant à l’armée une aussi terrible nouvelle pour lui ; quel affreux dénouement d’une aventure plus que romanesque, au point qu’il touchoit à tout ce que l’ambition peut procurer même de plus imaginaire ; aussi fut-il plus d’une fois sur le point de se tuer, et longtemps gardé à vue par des amis que la pitié lui fit. Il vendit bientôt après la fin de la campagne son régiment et son gouvernement. Comme il avoit été doux et poli avec ses amis, il en conserva, et fit bonne chère avec eux pour se consoler. Mais au fond, il demeura obscur, et cette obscurité l’absorba.

Le service de Mme la duchesse de Berry se fit à SaintDenis avec les cérémonies accoutumées, mais sans oraison funèbre, les premiers jours de septembre.

Mme de Saint-Simon, qui, comme on l’a vu en son lieu, avoit été forcée, et moi aussi, à consentir qu’elle fût dame d’honneur de Mme la duchesse de Berry, n’avoit pu, en aucun temps, trouver le moindre jour à quitter cette triste place. On avoit pour elle toute sorte de considération, et on lui laissoit toute sorte de liberté ; mais tout cela ne la consoloit point de cette place, de sorte qu’elle sentit tout le plaisir, pour ne pas dire toute la satisfaction, d’une délivrance qu’elle n’attendoit pas d’une princesse de vingt-quatre ans. Mais l’extrême fatigue des derniers jours de la maladie, et de ceux qui suivirent la mort, lui causèrent une fièvre maligne dont elle fut six semaines à l’extrémité dans une maison que Fontanieu lui avoit prêtée à Passy pour prendre l’air et des eaux de Forges, et s’y reposer ; elle fut deux mois à s’en remettre. Cet accident, qui me pensa tourner la tête, me séquestra de tout pendant deux mois sans sortir de cette maison et presque de sa chambre, sans ouïr parler de rien, et sans voir que le peu de proches ou d’amis indispensables. Lorsqu’elle commença à se rétablir, je demandai à M. le duc d’Orléans quelques logements au château neuf de Meudon. Il me le prêta tout entier et tout meublé. Nous y passâmes le reste de l’été et plusieurs autres depuis. C’est un lieu charmant pour toute espèce de promenades. Nous comptions de n’y voir que nos amis, mais la proximité nous accabla de monde, en sorte que tout le château neuf fut souvent tout rempli, sans les gens de simple passage.

Pour ne plus revenir à la même matière, le deuil de Mme la duchesse de Berry eut une chose jusqu’alors sans exemple, et qui n’en a pas eu depuis : c’est que le roi, ne le portant que six semaines, la cour ne comptoit pas le porter davantage, parce que les deuils de cour ne se portent que par respect pour le roi, et se prennent et se quittent en même temps que lui. Cependant il y eut ordre de le continuer au delà du roi et de le porter trois mois, c’est-à-dire autant que M. le duc d’Orléans le porta.

Les logements au Luxembourg furent conservés aux deux premiers officiers, et au premier maître d’hôtel ; et le chevalier d’Hautefort, premier écuyer, obtint de conserver les livrées et un carrosse aux armes de Mme la duchesse de Berry sur le dernier exemple de Sainte-Maure, premier écuyer de feu M. le duc de Berry.

Le roi alla voir sur cette mort Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans.

Le roi, qui étoit depuis trois semaines dans l’appartement de la reine mère au Louvre pour laisser nettoyer les Tuileries, alla, pendant ce séjour, voir toutes les académies et le balancier. Le maréchal de Villeroy voulut parler aux Académies française, des sciences et des belles-lettres ; on ne comprit ni pourquoi ni trop ce qu’il y dit ; les directeurs de ces académies firent chacun une harangue au roi, qui retourna après aux Tuileries.

Mme du Maine obtint d’aller demeurer dans un château voisin de Châlon-sur-Saône où La Billarderie la fut conduire, et le duc du Maine, celle de chasser autour de Dourlens, mais sans en découcher. En même temps le secrétaire du prince de Cellamare, qui avoit eu enfin permission de retourner en Espagne, fut arrêté en chemin à Orléans, et mené dans le château de Saumur. C’est que la duchesse du Maine avoit enfin commencé à parler, à avouer beaucoup de choses, peut-être à en cacher davantage ; car, comme je l’ai dit au commencement de cette affaire, et pourquoi, je n’y ai jamais vu bien clair, et je suis très persuadé que M. le duc d’Orléans, qui sûrement en a su davantage, en a ignoré plus qu’il n’en a su, et que l’abbé Dubois s’est bien gardé de ne retenir pas pour soi tout seul le fond et le très fond de l’affaire, n’en a dit à son maître que ce qu’il n’a pu lui cacher, et lui a soigneusement tu tout ce qui ne le conduisoit pas aux vues que j’ai expliquées.

Mme du Maine avoua donc enfin, par une espèce de mémoire qu’elle envoya, signé d’elle, à M. le duc d’Orléans, que le projet d’Espagne étoit véritable, nomma comme complices ceux dont j’ai parlé, mais fort diversement. Elle y traita Pompadour avec un grand mépris, et les gens de peu qui étoient arrêtés, confirma la chimère du duc de Richelieu sur Bayonne pour avoir le régiment des gardes, et de Saillant qui y avoit aussi son régiment, et qui s’étoit laissé entraîner. Boisdavid y étoit fort chargé, et Laval plus qu’aucun autre, comme la clef de meute, l’homme de confiance et d’expédients, qui conduisoit Cellamare en beaucoup de choses, le seul qui allât directement de lui à elle et d’elle à lui, qui avoit la créance de la noblesse qui leur étoit attachée, et qu’il savoit conduire où il convenoit sans leur rien dire qu’avec grande mesure pour les temps et pour le choix des personnes ; enfin qu’ils avoient compté de faire une révolte à Paris et dans les provinces contre le gouvernement, de le changer, d’y faire déclarer le roi d’Espagne régent, de mettre à la tête de toutes les affaires et de toutes les troupes celui que le roi d’Espagne nommeroit pour exercer la régence en son nom et en sa place, de faire enregistrer ces changements dans tous les parlements, et que pour opérer ces choses, ils avoient formé un grand parti en Bretagne avec promesse réciproque que le roi d’Espagne leur rendroit tous leurs privilèges, tels qu’ils en jouissoient du temps d’Anne de Bretagne et des deux rois successivement ses époux, Charles VIII et Louis XII, et que la Bretagne recevroit toutes les troupes que l’Espagne voudroit envoyer en France, et lui livreroit le Port-Louis pour en être le seul maître absolu. Plusieurs Bretons furent nommés ; je n’ai point su qu’aucun membre des parlements de Paris et de Rennes l’aient été, peut-être bien M. le duc d’Orléans l’a-t-il ignoré lui-même. Si elle a chargé des seigneurs de la cour qui ont montré avoir grand’peur, mais qui ne furent pas arrêtés, c’est encore ce qui n’est pas venu jusqu’à moi.

Laval, interrogé à la Bastille sur ces aveux, entra en furie contre la duchesse du Maine, jusqu’à lui donner toutes sortes de noms, s’écria que c’étoit bien la dernière personne dont il auroit soupçonné la faiblesse et l’infamie de révéler et de perdre ses amis, qu’il y avoit plus de dix ou douze ans qu’il la voyoit peu en public, très fréquemment en secret ; que c’étoit elle qui l’avoit embarqué dans toute cette affaire, dont la colère lui fit dire plusieurs détails, sans que ces détails soient revenus à moi ni à personne qu’à M. le duc d’Orléans, qui, à ce que je crus voir, n’en fut même que légèrement instruit, et ne les approfondit pas.

Un seul fut su : c’est qu’une nuit, qu’après avoir été souper à l’Arsenal, Mme du Maine alloit en bonne fortune voir Cellamare sans valets, n’ayant que quelques gens affidés dedans et derrière son carrosse, et Laval le menant au lieu de cocher et sans flambeaux, elle fut accrochée par un autre carrosse, dont ils eurent toutes les peines du monde à se débarrasser, et la plus grande frayeur d’en être reconnus.

Ce furent ces aveux qui valurent plus de liberté à M. et à Mme du Maine, et qui firent mettre à Saumur le secrétaire de Cellamare. Ce fut aussi où commença cette comédie entre eux deux, dont qui que ce soit ne put être la dupe. Ces aveux furent accompagnés de toutes sortes d’assurances et de protestations que le duc du Maine n’avoit jamais su un mot de toute cette affaire ; qu’ils n’avoient garde d’en rien laisser apercevoir à sa timidité naturelle, car, pour le sauver, elle ne le ménageoit pas ; qu’ils se seroient exposés à voir rompre leur projet à l’instant, et très possiblement encore à la révélation qu’il en auroit faite dans la peur où il en auroit été ; que leur plus épineux embarras avoit été de se cacher de lui, ce qui avoit souvent retardé et quelquefois déconcerté toutes leurs mesures par les contre-temps des rendez-vous et la fréquente nécessité de les abréger. Ce fut à cette momerie que tout l’esprit de la duchesse du Maine s’aiguisa, comme celui du duc du Maine, quand il apprit ces aveux, à jurer de son ignorance, de son aveuglement, de son imbécillité à ne s’être ni aperçu ni même douté de rien, à détester le projet et ceux qui y avoient embarqué sa femme, et à se déchaîner contre elle avec peu de ménagement.

M. le duc d’Orléans me conta toutes ces choses en attendant qu’il en parlât au conseil de régence. Il eut l’air avec moi de mépriser la conspiration, et de rire de la comédie entre le mari et la femme, de la male-peur du duc du Maine et de l’usage que Mme du Maine ne doutoit pas de faire de son esprit à cet égard, et de son sexe et de sa naissance pour elle-même, et du plein succès qu’elle s’en promettoit sûrement. Je me contentai de sourire et de lui répondre un peu dédaigneusement que je serois bien de moitié avec elle, parce qu’il n’est rien de si certain que de persuader qui veut absolument être persuadé, et aussitôt je changeai de discours. Il y avoit longtemps que nous ne nous étions parlé de cette affaire. Il sentoit bien que j’avois raison ; mais il sentoit encore plus le poids du joug de l’abbé Dubois, et j’avois bien reconnu, comme je l’ai dit plus haut, à quoi aboutiroit tout ce vacarme, et l’indignation m’avoit fermé la bouche là-dessus. On verra bientôt les suites de ces aveux sur la Bretagne, et à quel point la comédie fut poussée entre M. et Mme du Maine.

Quoique je fasse profession dans ces Mémoires de ne les charger pas de deux matières, dont l’une a produit une infinité de volumes, qui sont entre les mains de tout le monde, et dont l’autre n’en fourniroit guère moins par son étendue et l’excès de ses révolutions, je veux dire la constitution Unigenitus et la finance, il se trouve néanmoins en mon chemin des choses là-dessus que je me crois quelquefois obligé de raconter.

La taille et la manière de la lever plus à charge que la taille même avoient été un objet sur lequel on avoit sans cesse médité depuis la régence [1]. Les inconvénients en étoient extrêmement moindres en Languedoc et en Bretagne ; mais c’étoient les seuls pays d’états ; car le peu d’autres pays d’états sont si petits, et objets si peu considérables, que ce n’étoient pas des objets. M. d’Allemans, qui étoit un homme fort distingué parmi la noblesse du Périgord par la sienne et par son mérite, et qui, depuis qu’il s’y étoit retiré, y étoit considéré par tout ce qui y vivoit, comme un arbitre général, à qui chacun avoit recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses manières, et comme un coq de province, où il vivoit très honorablement, étoit venu faire un tour à Paris, revoir ses anciens amis, et il en avoit beaucoup, et quelques-uns fort considérables ; car il avoit longtemps vécu à la cour et à Paris, où il s’étoit fait généralement estimer. Il étoit des miens dès ma jeunesse, et son fils aussi, qui est devenu lieutenant-colonel du régiment du roi infanterie, brigadier et commandeur de Saint-Louis, et qui n’a quitté que par une grande blessure à la bataille de Parme, avec des pensions, parce qu’elle l’avoit mis hors d’état de servir. Le père et le fils avoient beaucoup d’esprit, de savoir et de monde. Je les avois connus chez le célèbre P. Malebranche, de l’Oratoire, dont la science et les ouvrages ont fait tant de bruit, et la modestie, la rare simplicité, la piété solide ont tant édifié, et dont la mort dans un âge avancé a été si sainte, la même année de la mort du roi. D’autres circonstances l’avoient fait connoître à mon père et à ma mère. Il avoit bien voulu quelquefois se mêler de mes études ; enfin il m’avoit pris en amitié, et moi lui, qui a duré autant que sa vie. Le goût des mêmes sciences l’avoit fait ami intime de MM. d’Allemans père et fils, et c’étoit chez lui que j’étois devenu le leur. Cette préface semble bien étrangère à ce qui est annoncé. Elle y va pourtant paroître nécessaire, parce qu’elle y montre là raison qui m’a fait mêler d’un projet de finance, moi dont le goût et l’aptitude en sont si éloignés.

M. d’Allemans, excellent citoyen, qui étoit depuis longtemps témoin oculaire des malheurs de la campagne, chercha des remèdes à ces maux. Il crut en avoir trouvé un dans une manière de taille proportionnelle. Il travailla son projet, et il en apporta des mémoires à Paris. Il me vint voir et il m’en parla. Je lui dis que le petit Renaud avoit eu une idée pareille, et que M. le duc d’Orléans aussi l’avoit envoyé en quelques provinces faire quelques essois sur des paroisses en petit nombre, et Silly d’un autre côté, qui s’y étoit présenté, qui est le même Silly dont j’ai ailleurs raconté par avance la fortune et la catastrophe. Je crois avoir aussi fait connoître ailleurs ce petit Renaud, que tout le monde, et le meilleur, avec qui son mérite l’avoit mêlé, appeloit ainsi de sa très petite taille. Il étoit très savant, très homme d’honneur, modeste, désintéressé, zélé citoyen, avec de l’esprit et du monde, des distractions plaisantes de géomètre, consommé dans toutes les parties de la marine, fort brave, lieutenant général des armées navales, grand’croix de Saint-Louis, qui avoit fait en chef diverses expéditions, fort estimé du feu roi dont il avoit des pensions, et de ses ministres, et de tout temps aimé de M. le duc d’Orléans. Il étoit ami intime de Louville. Il étoit des miens, et, comme il étoit grand disciple du P. Malebranche, il avoit connu aussi M. d’Allemans. Ce dernier me lut un mémoire tiré de ses observations. Louville, qui le connoissoit, et qui avoit dîné avec lui chez moi, demeura présent à cette lecture.

Le mémoire étoit beau et solide et nous parut mériter d’aller plus loin ; mais avant d’en parler à M. le duc d’Orléans, nous jugeâmes qu’il falloit éviter d’être croisés, et qu’il étoit à propos de rassembler les lumières. Renaud étoit venu faire un tour à Paris ; nous en voulûmes profiter. Louville aboucha d’Allemans avec lui ; ils eurent plusieurs conférences chez Louville et une dernière chez moi. Réciproquement ils approuvèrent leurs vues et leurs moyens de les remplir. Réciproquement aussi ils trouvèrent des embarras et des obstacles. Deux hommes d’honneur et d’esprit qui sincèrement ne cherchent que le bien et ne se proposent aucun but particulier conviennent aisément, même sur ce qui reste en dispute entre eux ; ainsi, tout bien examiné, ils jugèrent tous deux que ce plan devoit être proposé et lu en leur présence, pour qu’il jugeât lui-même des points qui demeuroient indécis entre eux. Louville n’avoit pas laissé de travailler aussi à la refonte des points convenus, sur plusieurs desquels Renaud et d’Allemans s’étoient conciliés ; il entendoit bien la matière, et nous crûmes qu’il ne seroit pas inutile.

Je parlai donc à M. le duc d’Orléans de ce mémoire et je lui proposai d’en entendre la lecture en présence de ces trois hommes pour en raisonner en même temps avec eux. Il me parut que la proposition lui plut, il l’accepta avec plaisir, il voulut aussi que j’y assistasse, et me donna jour au 2 août, trois ou quatre jours après ; nous allâmes donc ce jour-là de bonne heure l’après-dînée chez lui. Lecture ou conférence durèrent quatre bonnes heures sans dispute et chacun ne cherchant que les meilleurs moyens à lever les embarras et les difficultés. La conclusion fut louanges et remercîments du régent et approbation du mémoire ; mais il fut convenu de voir pendant un an les difficultés et les succès de Renaud dans la généralité de la Rochelle, et de Silly dans une des élections [2] de Normandie, où ils travailloient à établir la taille proportionnelle, pour ensuite revoir avec eux ce même mémoire, et sur l’expérience de leur travail et les lumières que donnoit le mémoire, se déterminer, se fixer et travailler en conséquence dans tout le royaume sur la manière de lever la taille.

Ce projet, qui fut de l’avis de tous, et qui étoit sage, n’eut pas le temps d’être exécuté. Renaud, malade de fatigue et du chagrin que lui causoient les obstacles qu’il rencontroit dans la généralité de la Rochelle, et de la haine que, sans savoir pourquoi, la nouveauté qu’il vouloit introduire avoit excitée contre lui, malgré la netteté de ses mains très reconnue, parce que toute nouveauté est suspecte en matière d’impôts et de levée, Renaud, dis-je, voulut se presser de retourner à son travail. Il voulut prendre des eaux de Pougues ; il en prit par excès, car par principe, comme le père Malebranche, il étoit grand buveur d’eau, et mourut à Pougues les derniers jours de septembre. M. d’Allemans, retourné chez lui, ne le survécut que de peu de mois ; ainsi tout ce projet s’en alla en fumée.

M. le duc d’Orléans fit au roi une galanterie très convenable à son âge, ce fut de lui proposer de prendre la maison de la Muette pour s’en amuser, et y aller faire des collations. Le roi en fut ravi. Il crut avoir quelque chose personnellement à lui, et se fit un plaisir d’y aller, d’en avoir du pain, du lait, des fruits, des légumes, et de s’y amuser de ce qui divertit à cet âge. Ce lieu changeant de maître changea aussi de gouverneur. Le duc d’Humières me parla pour Pezé ; je le lui fis donner, et il en sut tirer parti pour se rendre de plus en plus agréable au roi. Il eut aussi la capitainerie du bois de Boulogne, comme Rion avoit l’un et l’autre.

M. le Duc, qui avoit un procès fort aigre avec Mme la princesse de Conti sa tante, l’accommoda ; mais ce fut aux dépens du roi à qui il en coûta une pension de vingt mille livres à Mme la princesse de Conti, outre celles qu’elle avoit déjà. M. le duc d’Orléans accorda aussi à Lautrec cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur sa lieutenance générale de Guyenne. Il profita aussi du bon état de la banque de Law pour faire payer toutes les pensions, vieux et courant. Il fit aussi une grande augmentation de troupes pour environ sept à huit millions.

Peu de jours après, il fit un marché qui scandalisa étrangement, après tout ce qui s’étoit passé à Turin de La Feuillade à lui, et les exécrables propos que ce dernier s’étoit piqué de tenir à tous venants sur la mort de M. le Dauphin et de Mme la Dauphine. Ils furent tels et si publics et si connus, que j’eus toutes les peines du monde à empêcher M. le duc d’Orléans de lui faire donner des coups de bâton, lui, si insensible à tout ce qui s’est fait et dit contre lui, comme on le voit en tant d’endroits de ces Mémoires. Mais Canillac, ami intime de La Feuillade de tout temps, voulut faire éclater son crédit et la puissance de sa protection aux dépens de M. le duc d’Orléans même, raccommoder avec lui un homme si gratuitement et si démesurément coupable envers lui, et lui ouvrir un large robinet d’argent. Il persuada donc à M. le duc d’Orléans, qui ne songeoit à rien moins, d’acheter de La Feuillade, pour M. le duc de Chartres, le gouvernement de Dauphiné cinq cent cinquante mille livres comptant, trois cent mille livres en outre pour le brevet de retenue que La Feuillade avoit, et de plus les appointements d’ambassadeur à Rome depuis le jour que le même Canillac l’avoit fait nommer, en obtenant son pardon jusqu’à son départ. Ce fut donc près d’un million pour un gouvernement de soixante mille livres de rente, et dix ans d’appointements d’ambassadeur à Rome où il n’alla jamais. On verra, dans la suite, la rare reconnoissance de ce galant homme, le plus corrompu et le plus méprisable que j’aie jamais connu. Clermont qui, comme on l’a dit, avoit les Suisses de M. le duc d’Orléans, fut aussi capitaine des gardes de M. le duc de Chartres, comme gouverneur de Dauphiné : il n’avoit rien et grand besoin de subsistance.

L’audience ordinaire du roi à la députation des états de Languedoc donna lieu à une étrange dispute à qui les présenteroit, par l’absence du duc du Maine et du prince de Dombes, gouverneurs de cette province, entre Maillebois qui en étoit un des lieutenants généraux, et La Vrillière, secrétaire d’État, qui avoit le Languedoc dans son département, qui, plus étrangement encore, l’emporta. Voilà ce que perdent les charges à tomber à des gens infimes. On n’a jamais contesté au lieutenant général d’une province d’y faire les fonctions de gouverneur en son absence, quand le lieutenant général y est de l’agrément du roi. Or, c’en est une constante de présenter au roi les députés des états en l’absence du gouverneur, et qui n’a pas besoin de l’agrément du roi, parce que cette fonction est très passagère, et n’emporte ni détail ni commandement. Toutefois La Vrillière osa la prétendre, et l’emporta parce qu’il n’eut affaire qu’à Maillebois, et de là en avant, voilà cette fonction ôtée aux lieutenants généraux par les secrétaires d’État, dans un pays où rien de suivi par règle, par principes, par maximes, tout par exemple et par considération.

À ce propos, puisque dans la suite ce Maillebois a voulu faire du seigneur, si faut-il que je dise au vrai d’où il vient. Desmarets étoit laboureur de l’abbaye d’Orcamp, comme l’avoit été son père. Peu à peu il en prit des ferres et s’y enrichit. M. Colbert, fort petit compagnon alors, mais déjà dans les bureaux, n’avoit pas encore oublié Reims, sa patrie ni ses environs. Il sut que ces Desmarets, père et fils, étoient devenus de gros marchands de blés, et qu’ils y avoient fait fortune. Il trouva le nid bon pour sa sœur, et la leur fit proposer pour le fils. Les Desmarets ne se firent pas prier pour s’allier à un homme qui travailloit dans les bureaux du premier ministre, et le mariage se fit. Colbert, de degré en degré, parvenu à la place d’intendant des affaires du cardinal Mazarin et d’intendant des finances, voulut recrépir son beau-frère. Il lui fit acheter une charge de trésorier de France [3] à Soissons, où il alla s’établir, sans avoir jamais monté plus haut, et ne laissa pas tout doucement de continuer son commerce et d’accumuler. Il eut trois fils de la sœur de Colbert, dont l’aîné fut Desmarets dont il a été suffisamment parlé en plusieurs endroits ici pour n’avoir rien de plus à en dire, et qui, à la mort du roi, étoit ministre d’État et contrôleur général des finances, lequel, d’une fille de Bechameil, surintendant de Monsieur, a eu Maillebois, qui a donné lieu à ce récit.

Le même, mot pour mot, m’a été fait dans l’abbaye d’Orcamp par le prieur et par ses principaux religieux, et m’a été confirmé unanimement par tout le pays. Ce qu’ils ne m’ont pas dit, et ce que j’ai appris de tout leur voisinage, mérite de n’être pas oublié, pour la beauté et encore plus pour l’extrême rareté de l’action. Il y avoit trente ans, lorsque je l’appris, que le prieur et les principaux religieux de l’abbaye d’Orcamp surent que deux enfants gentilshommes, dont les ascendants paternels avoient fait de grands biens à leur abbaye et l’avoient presque fondée, étoient tombés dans la nécessité. Ils les prirent chez eux, les élevèrent, et leur firent apprendre tout ce qui convenoit à leur état ; ensuite ils trouvèrent moyen de les faire officiers, leur achetèrent après des compagnies, et tous les hivers défrayoient leurs équipages chez eux ; enfin au printemps leur faisoient une bourse pour leur campagne, et ont toujours continué tant que ces gentilshommes ont eu besoin et ont bien voulu recevoir ce secours. Aussi ces moines, tout riches qu’ils sont, en ont recueilli la vénération de tout leur pays : ils la méritent sans doute et d’être proposés en exemple. J’ai regret d’avoir oublié le nom de ces gentilshommes, qui doivent être d’ancienne race. Orcamp est si près de Paris que ce nom est aisé à retrouver.

Avant de quitter Maillebois et la députation des états de Languedoc, il ne faut pas oublier cette singularité. Cette députation, après avoir fait sa harangue au roi, alloit toujours en faire une à Madame, et à M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, ainsi que les députés des états de Bretagne. Cela se pratiquoit de même sous le feu roi. Mme la duchesse d’Orléans ne voulut point la recevoir cette année, pour marquer le deuil qu’elle demenoit[4] de la situation du duc du Maine, quoique si étrangement adoucie, d’une manière plus solennelle et plus publique.

Peu de jours après, le duc de Richelieu sortit de la Bastille et alla coucher à Conflans chez le cardinal de Noailles. Il étoit veuf sans enfants de sa nièce, mais, par son traité avec l’Espagne, il avoit voulu dépouiller le duc de Guiche, autre neveu du cardinal de Noailles, du régiment des gardes, et l’avoir. Il devoit s’en aller à Richelieu ; il obtint d’aller faire une pause à Saint-Germain, où il avoit une maison, puis d’y demeurer, après d’être à Paris sans voir le roi ni le régent ; au bout de trois mois il eut permission de les saluer, et tout fut bientôt oublié.




  1. Voy. les notes à la fin du volume.
  2. Les élections étaient des circonscriptions territoriales de l’ancienne monarchie, soumises, pour la juridiction financière, au tribunal des magistrats appelés élus. Ceux-ci connaissaient en première instance de l’assiette des tailles et des aides, ou impôts prélevés sur les personnes, les propriétés et les denrées.
  3. Les trésoriers de France étaient des officiers de finance chargés principalement de l’administration des domaines royaux. Ils formaient des bureaux de finance qui siégeaient à Alençon, Amiens, Bordeaux, Bourges, Grenoble, la Rochelle, Limoges, Lyon, Montauban, Moulins, Orléans, Paris, Poitiers, Reims, Rouen, Soissons et Tours.
  4. Le mot demenoit est pris ici dans le sens de affectoit de mener.