Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/13

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XIII.


Le roi Jacques repasse en Italie. — Le prince électoral de Saxe épouse une archiduchesse, Joséphine. — Bénédiction de Mme de Chelles. — Mort de Marillac, doyen du conseil ; de Mme de Croissy ; son caractère. — Mort de Courcillon ; de Louvois, capitaine des Cent-Suisses. — Sa charge donnée à son fils à la mamelle. — Mort du comte de Reckem, du duc de Bisaccia ; sa famille. — Mort du marquis de Crussol ; de l’évêque d’Avranches, Coettenfao ; d’Orry ; de Mme de Bellegarde, puis de son mari ; du duc de La Trémoille. — Mort de Mme de Coigny ; extraction de son mari. — Mort de l’abbé de Montmorel. — Mort du président Tambonneau. — M. le comte de Charolois comblé d’argent du roi, fait gouverneur de Touraine. — Comte d’Évreux achète le gouvernement de l’Ile-de-France et la capitainerie de Monceaux, où il désole le cardinal de Bissy. — Le nonce Bentivoglio, près d’être cardinal, prend congé et part. — Ses horreurs. — L’abbé de Lorraine et l’abbé de Castries obtiennent enfin leurs bulles de Bayeux et de Tours, et sont sacrés par le cardinal de Noailles. — Commission de juges du conseil envoyée à Nantes. — Bretons arrêtés ; d’autres en fuite. — Berwick en Roussillon, prend la Ceu-Urgel ; y finit la campagne. — Le Guerchois gouverneur d’Urgel. — M. le duc d’Orléans se fait appeler mon oncle. — Le feu roi n’apparentoit que lui, Monsieur et la vieille Mademoiselle. — Conseil de régence entièrement tombé. — Besons, archevêque de Rouen, puis l’abbé Dubois, y entrent. — Je propose à M. le duc d’Orléans un conseil étroit, en laissant subsister celui de régence ; [chose] que l’abbé Dubois empêcha. — Davisard mis en liberté. — La Chapelle ; quel ; exilé, aussitôt rappelé, mort peu après. — Quatre millions payés en Bavière ; trois en Suède. — Quatre-vingt mille livres données à Meuse, et huit cent mille francs à Mme de Châteauthiers, dame d’atours de Madame. — Abbé Alary ; quel ; obtient deux mille livres de pension. — Le marquis de Brancas obtient quatre mille livres de pension pour son jeune frère, et la survivance de sa lieutenance générale de Provence à son fils, à neuf ans. — Maréchal de Matignon obtient six mille livres d’augmentation d’appointements de son gouvernement. — Fureur du Mississipi et de la rue Quincampoix. — Diminution d’espèces ; refonte. — Prince de Conti retire Mercoeur à Lassai. — Largesses aux officiers employés contre l’Espagne. — Affaires de cour à Vienne. — Prince d’Elboeuf : quel ; obtient son abolition et revient en France. — Nominations d’évêchés où l’abbé d’Auvergne et le jésuite Lafitau sont compris. — Conduite de ce dernier.


Le roi Jacques, qui avoit été bien reçu en Espagne, et qui avoit tenté avec son secours de passer en Écosse, essuya une tempête qui endommagea et sépara toute la flotte d’Espagne. La mort du roi de Suède et les affaires domestiques de Russie avoient fort déconcerté ses projets : ainsi il repassa en Italie, et s’en retourna à Rome achever son mariage, où la fille du prince Sobieski, qu’il avoit épousée par procureur, l’attendoit. C’étoit la crainte de cette tentative et de son succès qui avoit si fort pressé l’abbé Dubois de la déclaration de la guerre à l’Espagne.

Le prince électoral de Saxe épousa à Vienne l’archiduchesse, fille aînée du feu empereur Joseph avec les plus fortes renonciations en faveur de la maison d’Autriche, contenues dans le contrat de mariage, et solennellement ratifiées devant et après la célébration.

Mme de Chelles fut enfin bénite à Chelles par le cardinal de Noailles au milieu de trente abbesses. Il y eut des tables pour six cents personnes. Elle en tint une de cinquante couverts. M. le duc d’Orléans mangea en particulier avec quelques dames qu’il avoit menées. Madame n’y alla point, et Mme la duchesse d’Orléans passa toute cette journée dans sa nouvelle maison de Bagnolet.

Il mourut en ce temps-ci un grand nombre de personnes distinguées ou connues : Marillac, doyen du conseil, en la place duquel Pelletier de Sousi monta. On a vu ailleurs que la conversion forcée des huguenots fit Marillac conseiller d’État, qui étoit intendant à Poitiers, et Vérac, chevalier de l’ordre, qui étoit lieutenant général de Poitou. Marillac fut le dernier de cette famille assez récemment sortie d’un avocat, que l’élévation et les malheurs du garde des sceaux et du maréchal de Marillac, frères, avoient fort décorée.

Mme de Croissy, mère de Torcy, qui étoit fort vieille, mais tout entière de corps et d’esprit, dont elle avoit beaucoup. Elle étoit fille unique de Braud, qui de médecin s’étoit fait grand audiencier [1], après être devenu fort riche. Les ambassades de son mari l’avoient fort accoutumée au grand monde, et la cour ensuite lorsqu’il fut devenu secrétaire d’État ; elle y étoit fort propre. Son goût étoit d’accord avec son génie pour la grande représentation, la magnificence et le jeu, qui l’avoient suivie à Paris dans son veuvage. Elle y tint toujours une grande et florissante maison où la cour, ce qu’il y avoit de meilleur dans la ville, et tous les étrangers de distinction, étoient toujours. Elle excelloit à la tenir et en bien faire les honneurs, avec une politesse et un discernement particulier ; hors de chez elle impérieuse et insupportable. Son démêlé sur un rien, car il ne s’agissoit ni de cérémonial ni encore moins d’affaires, avec la femme du comte Olivencrantz, premier ambassadeur de Suède, et dont une dispute au jeu fut le plus essentiel, se poussa si loin, que les maris prirent parti, dont les suites ne furent pas heureuses pour la France par la haine que cet ambassadeur remporta chez lui, et qu’il inspira au conseil de son maître.

Courcillon mourut de la petite vérole. On a eu lieu de parler de lui ici assez pour n’avoir rien à y ajouter. C’étoit un homme très singulier, qu’une cuisse de moins n’avoit pu attrister ; qui, par faveur de sa mère et la sienne personnelle auprès de Mme de Maintenon, et son état mutilé, s’étoit mis sur le pied de tout dire et de tout faire, et qui en faisoit d’inouïes avec beaucoup d’esprit et une inépuisable plaisanterie et facétie. Il avoit aussi beaucoup de lecture, de valeur et de courage d’esprit, mais au fond ne valoit rien, et de la plus étrange débauche et la plus outrée. Sa femme, fille unique de Pompadour, belle comme le jour, eut de quoi être toute consolée. Dangeau et sa femme, qui n’avoient point d’autres enfants, en furent très affligés. Courcillon ne laissa qu’une fille unique.

Louvois mourut aussi de la petite vérole à Rambouillet, chez le comte de Toulouse. Il étoit fils de Courtenvaux, fils aîné du trop célèbre Louvois, et d’une fille et sœur des deux derniers maréchaux d’Estrées, et capitaine des Cent-Suisses de la garde du roi, que son père lui avoit cédés. Il avoit épousé une fille de la maréchale de Noailles, dont il laissa un fils qui n’avoit que seize mois. Le lendemain de sa mort le maréchal de Villeroy, le duc de Noailles et le maréchal d’Estrées n’eurent pas honte de demander la charge pour un enfant à la mamelle, ni M. le duc d’Orléans de la leur accorder. Ajoutez à cela la naissance, les services, le mérite de Courtenvaux et de son fils, et on trouvera cette grâce encore mieux placée.

Le comte de Reckem, chanoine de Strasbourg, avec deux belles abbayes. Il avoit servi assez longtemps à la tête d’un des régiments du cardinal de Fürstemberg quoique dans les ordres. Dès que le roi le sut il le lui fit quitter.

Le duc de Bisaccia (Pignatelli). Il avoit été pris à Gaëte avec le marquis de Villena, vice-roi de Naples, par les Impériaux, conduit avec lui à Pizzighitone, et chargé comme lui de chaînes, en haine de la belle défense qu’ils avoient faite et avoient été pris combattant. Après une longue prison, il étoit venu à Paris. C’étoit un très galant homme. Sa mère étoit del Giudice, et sa femme la dernière de cette grande et illustre maison d’Egmont. Elle étoit morte, et en avoit laissé le nom, les armes, la grandesse et les biens à son fils, que le père avoit marié, comme on l’a vu, à la seconde fille du feu duc de Duras. Il avoit aussi marié sa fille au duc d’Aremberg-Ligne, un des plus grands seigneurs de Flandre.

La petite vérole emporta encore le comte de Crussol, à Villacerf, chez son beau-père. Il étoit jeune et avoit un régiment. Il étoit fils de Florensac, qui étoit menin de Monseigneur et frère du duc d’Uzès, gendre du duc de Montausier. Le comte de Crussol laissa des enfants.

Coettenfao, dont il a été parlé ici plusieurs fois, et fort de mes amis, perdit son frère, évêque d’Avranches, très bon et digne prélat.

Orry mourut enfin dans son lit, après avoir frisé de si près, et par deux fois, la corde qu’il méritoit à tant de titres. Il avoit été fermier de Villequier, puis solliciteur de procès, après homme d’affaire de la duchesse de Portsmouth, qui le chassa pour ses friponneries. Il a depuis été par deux fois maître de l’Espagne sous la princesse des Ursins. Il y a eu lieu ici d’en parler assez pour n’avoir rien à y ajouter.

Mme de Bellegarde, femme du second fils d’Antin, depuis assez peu, fille unique et héritière de Vertamont, premier président du grand conseil, mourut de la petite vérole également riche et laide, mais bonne créature. Elle n’eut point d’enfants. Son mari, qui avoit la survivance des bâtiments, fut fort sensible à cette perte, et mourut quatre ou cinq mois après.

Le duc de La Trémoille mourut de la petite vérole, laissant un seul fils, enfant, survivancier de sa charge de premier gentilhomme de la chambre.

Mme de Coigny mourut aussi fort vieille : elle étoit sœur du comte de Matignon, chevalier de l’ordre, et du maréchal de Matignon. On l’avoit mariée à grand regret, mais pour rien à Coigny qui étoit fort riche. Le fâcheux étoit qu’il les avaisinoit, et que ce qu’il étoit ne pouvoit être ignoré dans la Normandie. Son nom est Guillot, et lors du mariage, tout étoit plein de gens dans le pays qui avoient vu ses pères avocats et procureurs du roi, des petites juridictions royales, puis présidents de ces juridictions subalternes. Ils s’enrichirent et parvinrent à cette alliance des Matignon. Coigny se trouva un honnête homme, bon homme de guerre, qui ne se méconnut point, et qui mérita l’amitié de ses beaux-frères ; c’est lui qu’on a vu en son lieu refuser le bâton de maréchal de France, sans le savoir, en refusant de passer en Bavière, dont il mourut peu après de douleur. Marsin en avoit profité. Coigny s’arrondit plus que n’avoient fait ses pères. Il acheta tout près de son bien la terre de Franquetot de gens de condition en Normandie. Il vit cette maison s’éteindre. Alors il obtint des lettres patentes pour changer son nom de Guillot en celui de Franquetot, et les fit enregistrer au parlement, etc., de Normandie, par quoi son ancien nom, conséquemment son ancien état, est pour toujours solennellement constaté. Que diroit cette dame de Coigny si elle revendit au monde ? Pourroit-elle croire la fortune de son fils et la voir sans en pâmer d’effroi et sans en mourir aussitôt de joie ?

L’abbé de Montmorel, qui avoit été aumônier de la dernière Dauphine et proposé pour être confesseur du roi. Son rare mérite l’avoit fort distingué, duquel il s’étoit toujours contenté avec grande modestie. On a de lui plusieurs ouvrages de piété pleins d’érudition et d’onction, deux choses qu’on allie rarement.

Tambonneau, qui avoit été président à la chambre des comptes et longtemps ambassadeur en Suisse où il avoit bien fait. Il étoit fils de la vieille Tombonneau, sœur de la mère du feu maréchal et du cardinal de Noailles, qui avoit eu l’art de se faire un tribunal dans Paris, où abondoit chez elle, jusqu’à sa mort, la fleur de la cour et de la ville. On en a parlé ici en son temps. Son fils, dont elle ne fit jamais aucun cas, se fourra tant qu’il put dans le monde, et sa femme auroit bien voulu imiter sa belle-mère, mais les phénomènes ne se redoublent pas. Tambonneau étoit bon homme et honnête homme.

Dangeau n’ayant plus d’enfants, M. le Duc obtint de M. le duc d’Orléans que le roi payât comptant quatre cent mille livres à Dangeau pour le gouvernement de Touraine qu’il avoit acheté autrefois peu de chose, je ne me souviens plus de qui, et qui avoit toujours été sur le pied des petits gouvernements de province, d’environ vingt mille livres au plus d’appointements, et de le donner à M. le comte de Charolois sur le pied des grands, c’est-à-dire de soixante mille livres d’appointements au moins ; ce n’étoit pas que M. de Charolois n’eût de grosses pensions du roi et pour immensément d’actions en pur présent, à faire valoir sur le roi au centuple.

Le comte d’Évreux acheta du duc d’Estrées le gouvernement de l’Ile-de-France, et du duc de Tresmes la capitainerie de Monceaux, avec laquelle il désola le cardinal de Bissy sur la chasse, par cent procès et procédés, pour sa maison de campagne de son évêché de Meaux.

Le nonce Bentivoglio, près enfin d’être cardinal et sûr de trouver sa calotte en entrant en Italie, prit congé du roi et du régent, après avoir fait, ou voulu et travaillé à faire tous les maux dont les chiens et les loups enragés peuvent être capables. Il emporta le mépris et la malédiction publique, même de ceux de son parti. Il ne fut regretté que d’une fille de l’Opéra qu’il entretenoit chèrement, et dont il eut une fille, qui à son tour monta sur le théâtre de l’Opéra, où elle a été fort connue et toujours sous le nom de la Constitution, en mémoire de son éminentissime père, qui en tout étoit un fou et un scélérat qui auroit mis le feu aux quatre coins de l’Europe, s’il avoit cru et pu en hâter sa promotion d’un jour. Il avoit si bien noirci à Rome l’abbé de Lorraine, nommé à Bayeux, et l’abbé de Castries, nommé à Tours, que le pape leur refusa leurs bulles. D’autres, nommés par compagnie, essuyèrent la même vexation. Je m’étois employé pour l’abbé de Castries, conjointement avec Mme la duchesse d’Orléans qui m’en avoit prié avant que nous fussions brouillés, et l’amitié pour cet abbé et pour son frère m’y auroit bien porté seul. On voit par cette date combien ces bulles se différèrent. Enfin, on fit parler si haut à Rome, qu’à la fin les bulles arrivèrent ; le grand crime de ces deux nommés étoit leur liaison d’amitié avec le cardinal de Noailles. Tous deux s’en moquèrent devant et après ; tous deux se firent sacrer par le cardinal de Noailles, l’abbé de Castries, à l’ordinaire, dans la chapelle de l’archevêché ; l’abbé de Lorraine, quelque peu après, dans le chœur de Notre-Dame à la prière du chapitre, ce qui, depuis l’épiscopat du cardinal de Noailles, ne s’étoit fait que pour son frère, qui lui succéda à l’évêché de Châlon.

Les déclarations de la duchesse du Maine qu’on a vues ici en son lieu donnèrent lieu à des découvertes importantes en Bretagne, et enfin à une commission de douze maîtres des requêtes, à la tête desquels Châteauneuf, conseiller d’État, de retour de ses ambassades, fut mis. Vattan, maître des requêtes, en fut le procureur général, et deux conseillers du Châtelet pour substituts. Plusieurs gentilshommes furent arrêtés en Bretagne, d’autres en fuite, entre ces derniers Pontcallet, Bonamour, du Poulduc [2] de la maison de Rohan. La commission se rendit à Nantes ; on avoit eu soin auparavant de prendre des prétextes pour la faire soutenir par des troupes, et pour que l’arrivée de ces troupes n’effarouchât personne.

Le maréchal de Berwick, n’ayant plus rien à exécuter du côté de la Navarre, étoit passé en Roussillon, où il prit la Ceu-d’Urgel et nettoya divers postes en présence du prince Pio, qui l’avoit suivi à la tête de l’armée d’Espagne par le dedans du pays, et ce fut là que finit la campagne. Le Guerchois, lieutenant général, en eut le gouvernement avec douze mille livres d’appointements.

Sur la fin d’octobre, M. le duc d’Orléans, je n’ai point su à l’instigation de qui, car il n’étoit guère capable d’y penser lui-même, désira que le roi, parlant à lui, l’appelât mon oncle, au lieu de lui dire Monsieur, et cela fut ainsi désormais. Le feu roi n’apparentoit personne sans exception que Monsieur et M. le duc d’Orléans. Il les appeloit mon frère et mon neveu, parlant à eux et parlant d’eux. Il appeloit aussi ma cousine et disoit ma cousine en parlant de Mademoiselle, fille de Gaston, morte en 1693 ; jamais ses petits-fils ni Monseigneur. Il étoit très rare qu’il lui dît quelquefois mon fils ou en parlant de lui ; jamais Madame ni pas un prince ni princesse du sang.

Besons, archevêque de Rouen, entra en ce même temps au conseil de régence, où il se disoit et ne se faisoit presque plus rien d’important. L’abbé Dubois, qui n’y entroit que pour les affaires étrangères depuis qu’il en étoit secrétaire d’État, y entra bientôt après tout à fait. Le ridicule où ce conseil commençoit à tomber, et que je prévis devoir s’augmenter par la facilité de M. le duc d’Orléans à y admettre, parce qu’on n’y faisoit rien, et qu’il s’en moquoit tout bas le premier, me fit sentir de plus en plus le danger de son cabinet, où tout se régloit, et celui du crédit de l’abbé Dubois qui y étoit le maître, et qui n’y laissoit rien communiquer à personne qu’à ceux-là seulement, dont il ne pouvoit [se] passer pour l’exécution, et encore pour le moment du besoin ; rarement, M. le duc d’Orléans prenoit la liberté d’étendre cette confiance. Je lui parlai de l’indécence du conseil de régence, du dégoût de ceux qui le composoient principalement, des inconvénients de son cabinet, où tout passoit et se régloit, et qui donnoit aux mécontents une toute autre prise que si les affaires se portoient dans un conseil de régence sérieux et peu nombreux, à l’exception des choses rares qui avoient besoin d’un entier secret, comme cela étoit dans les deux premières années. Je lui représentai que la confiance ne pouvoit plus être la même ; qu’il donnoit lieu par là à tous les soupçons qu’on voudroit prendre et qu’on prenoit en effet, et beau jeu dans la suite à prévenir le roi contre lui, et peut-être à lui demander des comptes et à lui imputer bien des choses, dont il se trouveroit embarrassé.

C’étoit l’homme du monde qui convenoit le plus aisément de ce qu’on lui disoit de vrai, mais qui en convenoit le plus inutilement. Il m’avoua que je pouvois avoir raison, et ajouta qu’à tout ce qui étoit dans le conseil de régence, il n’y avoit plus moyen d’y rien porter que des choses de forme. Alors je souris et lui demandai à qui en étoit la faute, ainsi que de la confusion des autres conseils qui les avoit fait supprimer : « Cela est encore vrai, me dit-il en riant, mais cela est rait, et quel remède ? — Quel remède ? repris-je, il est bien nécessaire, et en même temps bien aisé ; mais il faut le vouloir, et ne s’arrêter pas à des considérations personnelles de gens qui, s’ils pouvoient vous tenir, n’en auroient aucune pour vous, comme vous-même n’en sauriez douter ; et la fermeté après de ne pas retomber dans l’inconvénient où peu à peu votre facilité a mis le conseil de régence : c’est le laissant tel qu’il est, mais n’y ajoutant plus personne et continuant à y porter les choses de forme, vous faire un conseil de quatre personnes, et vous en cinquième, les bien choisir à vous, mais tels aussi que le monde en puisse approuver le choix, et y prendre confiance ; que ce soit tous gens de tel état qu’il vous plaira, mais qui n’aient aucun département, et ne soient point entraînés par cet intérêt d’un côté plus que d’un autre ; que tout sans exception passe par ce conseil, et que vous vous gardiez surtout de lui rien cacher, et de ces petits pots à part de travail avec un homme et avec un autre, surtout avec aucun qui ait un département, et qui ne manqueront pas de prétexte. À cela, vous avez beau jeu. Il n’est personne, à commencer par ceux du conseil de régence, qui ne sente qu’à son nombre et à sa composition, il n’est plus possible d’y traiter rien de sérieux, et qui n’aime mieux vous voir avec un conseil particulier qu’entre les seules mains de l’abbé Dubois, et par-ci par-là, du premier venu pour d’autres affaires. Vous n’êtes point gêné en ce choix, comme vous l’avez été pour le conseil de régence, d’y mettre des gens de contrebande, même en le formant, et de l’un à l’autre depuis, d’autres parfaitement inutiles ou même embarrassants. Vous avez eu depuis la mort du roi sans parler des temps qui l’ont précédée, vous avez eu, dis-je, le temps et les occasions de connoître le fort et le foible, la conduite et les inclinations de tout ce qui peut être choisi. Choisissez donc bien et avec mûre réflexion, mais sans lenteur, parce que vous avez toutes les connoissances, et qu’il ne s’agit que de repasser les différentes personnes dans votre esprit, et ce que vous connoissez de chacune d’elles ; d’en faire le triage, et de vous déterminer. Vous n’avez point à craindre là-dessus ce qui a passé au parlement sur votre régence. Vous avez supprimé les conseils particuliers sans lui, quoique établis avec lui, et le parlement n’en a pas soufflé ; en laissant donc le conseil de régence comme il est, et y portant les choses seulement de forme, comme aujourd’hui il ne s’y en porte guère d’autres, le parlement n’a rien à dire. Vous travaillez chez vous avec qui il vous plaît ; que ce soit toujours avec les mêmes gens ou avec un seul, ou quelquefois avec différentes personnes, le parlement n’a que voir à cela. Il n’a rien dit là-dessus jusqu’à cette heure. À l’humeur qu’il vous a montrée, il auroit bien dit là-dessus, s’il avoit cru pouvoir l’entreprendre ; il ne s’agit donc que de votre volonté et d’aucune autre difficulté. Je trouve la chose si nécessaire que, pour vous en persuader mieux, je vous déclare de très bonne foi, et vous ne sauriez me nier que je vous aie parlé toute ma vie de même, je vous déclare, dis-je, que je ne veux point être de ce conseil, par conséquent qu’aucune autre vue ne me meut à vous le proposer, que le bien de l’État et que le vôtre. »

M. le duc d’Orléans se promena trois ou quatre tours dans sa petite galerie, devant son cabinet d’hiver, et moi avec lui sans dire un mot et la tête basse, comme il avoit accoutumé quand il étoit embarrassé, puis il se tourna à moi qui ne disois mot, et me dit que cela avoit du bon, et qu’il y falloit penser. « Penser, soit, lui répondis-je, pourvu que cela ait son terme court, car les raisons en sautent aux yeux et je n’en vois pas une contre ; il ne s’agit que de prendre une résolution, vous déterminer sur le choix, et exécuter. »

Je laissai le régent pensif et mal à son aise ; il sentoit combien ce que je proposois blesseroit l’abbé Dubois, et l’abbé Dubois étoit son maître. Il ne se pouvoit défendre aussi de sentir le ridicule du conseil de régence, et le murmure général que tout passât par l’abbé Dubois et rien que par lui ; et pour le danger, s’il le sentoit, le Rubicon en étoit passé par les chaînes anglaises dont il s’étoit laissé entraver et de concomitance par les impériales, et cette folle et funeste guerre contre l’Espagne, qui en étoit la suite nécessaire, et qui, formant et laissant une haine personnelle contre le régent et l’Espagne, l’en séparoit pour toujours, et nécessairement par cela même le livroit pour les suites de plus en plus à l’Angleterre, et par l’Angleterre à l’empereur, qui étoit le but où l’abbé Dubois avoit toujours tendu pour son chapeau, et de là pour être premier ministre. C’est ce que le conseil que je proposois auroit utilement empêché, s’il avoit été établi à temps, mais dont l’établissement alors auroit du moins prévenu les funestes suites et celles du chapeau et de la toute-puissance ; par conséquent, ce conseil étoit ce qui pouvoit être proposé de plus contradictoire et de plus odieux à l’abbé Dubois, à l’opposition duquel et de toutes ses forces il falloit s’attendre. Aussi en regardai-je l’établissement comme une chimère, mais chimère toutefois que le devoir ne me permettoit pas de ne pas proposer, et de ne pas poursuivre auprès d’un prince, duquel l’expérience montroit qu’il ne falloit ou plutôt qu’on pouvoit n’espérer et ne désespérer de rien.

Il permit à Davisard, cette plume si hardie du duc et de la duchesse du Maine, malade ou qui le faisoit, de sortir de la Bastille, c’est-à-dire qu’il fut mis en liberté. En même temps il exila à Bourges La Chapelle, secrétaire de M. le prince de Conti, qui cria tant qu’il le fit revenir au bout d’un mois. Je n’ai point su quelle sottise ce compagnon avoit faite. C’étoit un très hardi et très dangereux fripon, recrépi de bel esprit, et de l’Académie française. Il ne vécut pas longtemps depuis son retour.

L’argent étoit en telle abondance, c’est-à-dire les billets de la banque de Law qu’on préféroit alors à l’argent, qu’on paya quatre millions à l’électeur de Bavière et trois millions à la Suède, la plupart d’anciennes dettes. Peu après M. le duc d’Orléans fit donner quatre-vingt mille francs à Meuse, et huit cent mille livres à Mme de Châteauthiers, dame d’atours de Madame, qui l’aimoit fort depuis bien des années. L’abbé Alary obtint deux mille livres de pension. Il étoit fils d’un apothicaire de Paris, et une dangereuse espèce, avec de l’esprit et de l’érudition, du monde et de la politesse [3]. Il trouva depuis le moyen de se faire des amis, de se fourrer à la cour, d’avoir des bénéfices. Il intrigua tant qu’après quelques années il se fit chasser.

Le marquis de Brancas, mon ami depuis longtemps, avoit eu, comme on l’a vu en son temps, la lieutenance générale unique de Provence, à la mort de Simiane, gendre du vieux comte de Grignan. Brancas en vouloit avoir la survivance pour son fils qui n’avoit que neuf ans, et il venoit d’obtenir une pension de quatre mille livres pour son jeune frère, le comte de Cereste ; je ne sais pourquoi il me pria d’en parler à M. le duc d’Orléans, duquel il étoit très à portée de l’obtenir directement ; je le fis et cela ne fut pas difficile ; M. le duc d’Orléans la lui donna.

Le maréchal de Matignon, on ne sait pas pourquoi, eut une augmentation d’appointements de six mille livres sur son gouvernement du pays d’Aunis.

Le commerce des actions de la Compagnie des Indes, appelé communément du Mississipi, établi depuis plusieurs mois dans la rue Quincampoix, de laquelle chevaux et carrosses furent bannis, augmenta tellement qu’on s’y portoit toute la journée, et qu’il fallut placer des gardes aux deux bouts de cette rue, y mettre des tambours et des cloches pour avertir à sept heures du matin de l’ouverture de ce commerce et de la retraite à la nuit, enfin redoubler les défenses d’y aller les dimanches et les fêtes. Jamais on n’avoit ouï parler de folie ni de fureur qui approchât de celle-là. Aussi M. le duc d’Orléans fit-il une large distribution de ces actions à tous les officiers généraux et particuliers, par grades, employés en la guerre contre l’Espagne. Un mois après on commença à diminuer les espèces à trois reprises de mois en mois, puis une refonte générale de toutes. M. le prince de Conti retira forcément le duché de Mercoeur, que Lassai avoit acheté huit cent mille livres. Lassai fut au désespoir, et la chose se passa de manière qu’elle ne fit pas honneur à M. le prince de Conti.

La cour de Vienne eut ses orages. Le prince Eugène y étoit envié ; son mérite l’y avoit mis à la tête du conseil de guerre, qui est la première place et de la plus grande autorité. Tout ce qui avoit été attaché au feu prince Herman de Bade et au feu prince Louis son neveu, qui n’avoit pas été sans jalousie de l’éclat naissant du prince Eugène, et qui malgré ses grandes actions s’en étoit trouvé obscurci, et tout ce qui avoit tenu au feu duc de Lorraine, étoit contraire au prince Eugène. Il se forma donc une cabale puissante, mais qui fut découverte et dissipée avant que d’avoir pu lui nuire efficacement. En ce même temps le comte de Koenigseck, ambassadeur de l’empereur ici, fut rappelé pour aller exercer sa charge de grand maître de la princesse électorale de Saxe, et Penterrieder vint ici prendre soin des affaires de l’empereur, avec le simple titre de ministre plénipotentiaire. Il n’étoit pas d’étoffe à être élevé même jusque-là, mais sa capacité étoit fort reconnue. Koenigseck emporta la réputation d’un homme sage et poli, et qui servoit bien son maître, sans avoir ce rebut de fierté et de roguerie de presque tous les Impériaux.

M. le duc d’Orléans ne fut pas plus sévère pour le prince Emmanuel, frère du duc d’Elboeuf, qu’il l’avoit été pour Bonneval. La maison d’Autriche a toujours eu de grands attraits pour la maison de Lorraine. Sans remonter à la Ligue et aux temps qui en sont voisins, on a vu sous le feu roi la désertion du prince de Commercy et des fils du prince d’Harcourt. Le prince d’Elboeuf, traité par le roi avec toute sorte de bonté, crut faire ailleurs plus de fortune et déserta. Il fut juridiquement pendu en effigie à la Grève, comme on l’a rapporté ici en son temps. C’étoit une manière de brigand, mais à langue dorée, avec beaucoup d’esprit, qui fit tant de frasques qu’il perdit les emplois qu’il avoit obtenus. Il avoit été général de la cavalerie impériale au royaume de Naples, où il avoit épousé, en 1713, Marie-Thérèse, fille unique de Jean-Vincent Stramboni, duc de Salza, avec qui il vécut fort mal et n’en eut point d’enfants. Ne sachant plus que devenir ni de quoi subsister, il obtint des lettres d’abolition et revint. Il mena en France sa vie accoutumée, et peu à peu s’introduisit à Lunéville, où il suça le duc de Lorraine tant qu’il put, et il en tira fort gros et même des terres. Le duc d’Elboeuf le méprisoit et le souffroit avec peine, et ceux de sa maison établis ici n’en faisoient pas plus de cas.

M. le duc d’Orléans fit une distribution de bénéfices qui mérite d’avoir place ici. Beauvau, d’abord évêque de Bayonne, après de Tournay, puis archevêque de Toulouse, comme on l’a vu ici en son temps, eut Narbonne. Son nom et sa conduite méritoient bien ce grand siège ; mais sa tête n’étoit pas assez forte pour être à la tête des états de Languedoc et de toutes les affaires de ce pays-là. Nesmond, archevêque d’Alby, passa à Toulouse, et Castries, archevêque de Tours, à Alby. L’abbé de Thesut, qui avoit la feuille des bénéfices depuis la cessation du conseil de conscience, procura l’archevêché d’Embrun à son parent et son ami l’évêque d’Alais, qui étoit Hennin-Liétard, et homme de bien, de savoir et de mérite. Tours fut donné à l’abbé d’Auvergne. À ce nom, l’abbé de Thesut s’écria. M. le duc d’Orléans lui dit qu’il avoit raison, qu’il ne vouloit pas le lui donner, en déclama autant que l’abbé de Thesut, qui insista sur le scandale et l’indignité de ce choix. M. le duc d’Orléans répondit qu’il y avoit quatre jours que les Bouillon ne le quittoient point de vue ; qu’ils se relayoient ; qu’ils le persécutoient ; qu’il vouloit enfin acheter repos.

Un autre sujet aussi bon, mais drôle d’esprit et de manège, eut Sisteron. Ce fut Lafitau, ce fripon de jésuite qui fit cette course légère dans la chaise du cardinal de La Trémoille, de Rome à Paris et de Paris à Rome, pour faire échouer le voyage que le régent avoit fait faire à Rome à l’abbé Chevalier sur la constitution, et qui, par sa conduite droite, patiente, mais ferme, avoit forcé toutes les barricades qu’on avoit multipliées contre lui. Lafitau étoit aussi chargé de la secrète négociation personnelle de l’abbé Dubois pour son chapeau, aux dépens duquel ce bon père entretenoit une fille en chambre, en pleine Rome, et y donnoit de fort bons soupers sans s’en cacher beaucoup, à ce que m’a conté à moi-même le cardinal de Rohan, et que les jésuites, dont ce compère étoit parvenu par ses intrigues à s’en faire craindre et ménager, n’osaient souffler. Ce que j’ai admiré, c’est que, depuis que le cardinal de Rohan m’eut fait ce récit et que Lafitau fut évêque, il le fit prêcher un carême devant le roi, qui alors étoit à Versailles. L’abbé Dubois découvrit que Lafitau le trahissoit au lieu de le servir. Il n’osa éclater, dans l’état douteux où il étoit encore, contre un homme à tout faire et qui avoit son secret ; mais il songea à l’éloigner de Rome sans le rapprocher de Paris, et le tenir ainsi à l’écart. C’est ce qui lui fit donner l’évêché de Sisteron, à son extrême déplaisir. Il se plaignit amèrement. Il lui fâchoit beaucoup de cesser d’être personnage et libertin à son gré pour un aussi petit morceau et si reculé. Aussi voulut-il refuser ; mais il fut apaisé à force d’espérances, et quand il fut à Sisteron on l’y laissa. Les jésuites, dont la politique ne veut point d’évêques de leur compagnie, firent aussi les fâchés, mais dans le fond bien aises d’être défaits d’un drôle qui avoit su gagner l’indépendance et leur forcer la main. Avranches fut donné à un frère de Le blanc, secrétaire d’État, qui étoit moine et curé de Dammartin.




  1. Officier de la grande chancellerie chargé de présenter au sceau les lettres de grâce, de noblesse, etc. Voy., t. X, p. 451, une note sur la manière dont le chancelier et le garde des sceaux tenaient le sceau dans l’ancienne monarchie.
  2. On écrit ordinairement Polduc.
  3. Voy., sur l’abbé Alary, les détails donnés par le marquis d’Argenson. Mémoires (édit. de 1825, p. 229, 247, 272).