Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/19

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CHAPITRE XIX.


Comte Stanhope à Paris. — Paix d’Espagne. — Grimaldo supplée presque en tout aux fonctions de premier ministre d’Espagne, sous le titre de secrétaire des dépêches universelles. — Sa fortune, son caractère. — Digression déplacée, mais fort curieuse, sur le premier président de Mesmes. — Duchesse de Villars et dames nommées pour conduire la princesse de Modène jusqu’à Antibes. — Remarques sur le cérémonial, le voyage et l’accompagnement. — Fiançailles et mariage de cette princesse. — Désordre du système et de la banque de Law se manifeste et produit des suites les plus fâcheuses et infinies. — Commencements et fortune des quatre frères Pâris. — Nouveaux prisonniers à Nantes. — Vingt-six présidents ou conseillers remboursés et supprimés, choisis dans le parlement de Bretagne.


Le comte Stanhope, ministre d’État fort accrédité du roi d’Angleterre, dont il a été fait si souvent mention dans ce qui a été rapporté ci-devant d’après Torcy sur les affaires étrangères, vint de Londres conférer avec l’abbé Dubois et M. le duc d’Orléans à l’occasion de la paix où l’Espagne ne tarda pas d’accéder dès qu’Albéroni fut chassé. Cette grande démarche fut même accompagnée d’une lettre très amiable du roi d’Espagne au régent, en sorte que la bonne intelligence parut rétablie. La place de premier ministre d’Espagne ne fut point remplie. Albéroni en avoit dégoûté Leurs Majestés Catholiques, et leurs sujets exultèrent de n’en avoir plus ; mais elle fut en quelque sorte remplacée sans titre et sans puissance personnelle par un homme qui doucement en fit toutes les fonctions d’une manière plus agréable ; c’est-à-dire, qu’il fut comme le seul qui travaillât avec le roi sur toutes les matières des autres bureaux dont les secrétaires d’État lui envoyoient les affaires qui se devoient rapporter, à qui il les renvoyoit avec l’ordre du roi sur chacune. Ainsi les autres secrétaires d’État travailloient ; c’étoit à eux qu’on s’adressoit pour les affaires de leur département ; la direction et le détail leur en demeuroit ; mais ils n’alloient au roi presque que par Grimaldo, hors des occasions fort rares, et c’étoit toujours à lui à qui il en falloit dire un mot, et tâcher de l’avoir favorable, après avoir sollicité les autres secrétaires d’État, chacun selon que l’affaire le regardoit, et qu’elle étoit envoyée à Grimaldo pour en parler au roi.

Ce Grimaldo étoit un Biscayen de la plus obscure naissance et d’une figure tout à fait ridicule et comique, surtout pour un Espagnol ; c’étoit un fort petit homme blond comme un bassin, gros et fort pansu, avec deux petites mains appliquées sur son ventre, qui, sans s’en décoller, gesticuloient toujours, avec un parler doucereux, des yeux bleus, un sourire, un vacillement de tête qui donnoient l’accompagnement du visage à son ton et à son discours, avec beaucoup d’esprit ; il l’avoit très fin, très adroit, très insinuant, très politique, bas et haut à merveilles, suivant ce qui lui convenoit et à qui il convenoit, et avoit l’art de ne s’y point méprendre. La première fois que le duc de Berwick qui me l’a conté fut en Espagne, on le lui voulut donner pour secrétaire espagnol, et il l’auroit pris s’il eût su l’espagnol, dont il ne savoit pas un mot alors, ou si Grimaldo eût entendu tant soit peu le françois. Hors d’espérance de cette condition, il en chercha une autre, et il entra commis dans les bureaux d’Orry avant qu’Orry fût devenu homme principal en Espagne. Il goûta Grimaldo par son esprit et sa douceur, plus encore parce qu’il le trouva net et infatigable au travail, fécond en ressources, et ne se rebutant jamais de rien. Ces qualités le portèrent à la tête d’un des bureaux de son maître, et ce bureau crût en commis sous lui et en affaires à mesure qu’Orry crût en autorité et en puissance. Orry le fit goûter et connoître à la princesse des Ursins, et par eux du roi et de la reine. Approché d’eux, et peu à peu admis à travailler avec eux au lieu d’Orry, quand celui-ci n’en avoit pas le temps ou ne vouloit pas le prendre. De là il parvint à être secrétaire d’État avec le département de la guerre, où il n’avoit rien à faire qu’à recevoir et à exécuter les ordres d’Orry et de Mme des Ursins, auxquels il faut dire à son honneur qu’il demeura fidèle à tous les deux après leur chute, et à leurs amis et créatures tant qu’il a vécu. Dans une telle dépendance, on peut juger qu’il fut un des premiers dont Albéroni se défit, et qu’il ne le laissa pas approcher tant qu’il fut le maître. Dans cette espèce d’exil, Grimaldo, toujours titulaire de son emploi, mais dont il n’exerçoit aucune partie, demeura retiré dans sa maison de Madrid, ayant conservé l’affection publique et beaucoup d’amis par les manières gracieuses et polies dont il avoit usé avec tout le monde, et son caractère obligeant qui le portoit à servir, toutefois presque sans aucun commerce, tant on craignoit Albéroni, et ce peu de commerce avec ses meilleurs amis ne subsistoit qu’avec de grandes mesures.

Le roi d’Espagne, malgré cet éloignement, n’avoit point changé pour lui ; il le fit même venir deux ou trois fois parler à lui la nuit et dans le plus profond secret. Don Alonzo Manriquez, de tout temps favori du roi et ami intime de Grimaldo, étoit le dépositaire de ce secret et le conducteur de Grimaldo au palais. C’est cet Alonzo, dont on aura à parler dans la suite, qui ne ploya jamais devant Albéroni, dont Albéroni ne put jamais se défaire ; connu depuis sous le nom de duc del Arco, grand d’Espagne et grand écuyer, qui est l’une des trois grandes charges. Grimaldo, demeuré dans cette situation secrète auprès du roi d’Espagne, fut remis en place à l’instant de la chute d’Albéroni, et de secrétaire d’État de la guerre, dont le seul titre lui étoit demeuré, fut fait secrétaire des dépêches universelles, ce qui le fit travailler seul avec le roi à l’exclusion de tous les autres secrétaires d’État ou chefs de ce peu qui restoit de conseils, et porter sans eux leurs affaires au roi, comme il a été expliqué plus haut, ainsi que toutes les grâces, et en particulier toutes les affaires étrangères qui ne passoient que par lui et ne se traitoient qu’avec lui. Il revint le même qu’il avoit été. Le crédit et l’autorité supérieure ne le gâtèrent point, il se fit considérer, respecter et aimer de tout le monde, si on en excepte un petit nombre d’envieux, car jusqu’aux refus il les savoit assaisonner avec tant de grâce qu’on ne pouvoit lui en savoir mauvais gré. Il faut pourtant dire que dans cette élévation il ne put résister à la faiblesse de vouloir être homme de qualité. Il joua donc sur le mot, s’entêta de la proximité de nom de Grimaldo à Grimaldi ; il voulut être de cette maison, il en prit les armes pleines, et, quand avec les années il crut y avoir accoutumé le monde, il osa quoique inutilement aspirer à la grandesse. C’en est assez sur lui pour à présent. Je le trouvai en Espagne dans ce grand emploi et dans toute la faveur et la confiance du roi d’Espagne. Ce fut donc avec lui que j’eus à traiter, et j’aurai occasion d’en parler davantage lors de mon ambassade. J’ajouterai seulement ici que la reine qui avoit chassé Mme des Ursins, et Orry par conséquent, et qui avoit mis Albéroni en leur place, dont toutes les impressions en mal lui restèrent toujours, n’aima jamais Grimaldo, mais le traita comme si elle l’aimoit, parce qu’elle n’avoit pu l’ébranler auprès du roi d’Espagne, qu’il ne donnoit pas la moindre prise sur lui, qu’il n’étoit haï de personne, mais aimé et estimé de tous, et que son estime passa partout au dehors par la manière dont il se conduisit toujours et dont il mania les affaires.

Comme j’en étois à cet endroit, j’appris de M. Joly de Fleury, procureur général, une anecdote trop singulière et trop curieuse pour ne la pas mettre ici, quoique hors de place, et que j’aurois insérée si je l’avois sue peu de jours après que le duc et la duchesse du Maine furent arrêtés. Il m’apprit donc, causant ensemble de ces temps passés, que Mlle de Chausseraye, celle dont il a été parlé plus d’une fois ici, et qui toute sa vie s’est mêlée de tant de choses, que le premier président de Mesmes, inquiet au dernier point, peu après que M. et Mme du Maine furent arrêtés, la pressa de lui obtenir une audience de M. le duc d’Orléans, qui fut secrète, et qu’il n’osoit lui-même demander ; elle la demanda donc, et ne put en venir à bout qu’avec peine. Au jour et heure marquée, elle se rendit au Palais-Royal, et M. le duc d’Orléans eut la complaisance de donner à son valet de chambre, qu’elle avoit amené exprès, nommé du Plessis, fort connu de lui et de tout le monde, sa clef d’une de ses portes secrètes, car il en avoit plusieurs qui, des rues qui environnent le Palais-Royal, conduisoient droit et secrètement à ses appartements. Ce du Plessis fut donc ouvrir au premier président, qui pour se mieux cacher étoit en manteau et point en robe, et l’amena à M. le duc d’Orléans qui l’attendoit seul et enfermé avec Mlle de Chausseraye. Là le premier président, qui étoit beau diseur et qui avoit fort la parole en main, fit à M. le duc d’Orléans les protestations les plus fortes de fidélité et d’attachement, à l’occasion des occurrences alors présentes, et comme l’esprit ne lui manquoit non plus que le langage, il n’oublia rien pour démêler, dans l’air froid et sérieux qu’il trouva, si M. le duc d’Orléans étoit instruit à son égard de quelque chose, sans y avoir pu réussir, tant le régent sut se contenir, se mesurer et ne lui pas laisser apercevoir la moindre chose. Il prit même plaisir à lui donner lieu de redoubler ses protestations, et à tout son bien-dire. Quand il en eut assez, il tira une lettre de sa poche, et tout à coup : « Monsieur, lui dit-il, d’un ton irrité ; tenez, lisez cela ; le connoissez-vous ? » À l’instant le premier président fondit à deux genoux, lui embrassant non pas les jambes mais les pieds, et se mit aux pardons, aux regrets, aux repentirs, et n’eut si belle peur de sa vie. M. le duc d’Orléans reprit la lettre, se dépêtra les pieds de ses bras, et sans dire un mot s’en alla dans un autre cabinet. C’étoit une lettre de sa main, par laquelle il répondoit du parlement à l’Espagne, et parloit sans ménagements et sur la chose et sur les moyens.

Éperdu et sans parole, il eut peine à se reconnoître et à se relever de ce prosternement où il était. Mlle de Chausseraye, guère moins éperdue, mais d’étonnement, lui reprocha la folle hardiesse de l’avoir commise à lui obtenir cette audience, lui se sentant aussi coupable ; toute sa réponse fut de la conjurer de le sauver et d’aller trouver M. le duc d’Orléans. Elle y alla, et le trouva seul dans la dernière indignation de l’audace, de l’effronterie de l’audience, de la scélératesse, de la tromperie et des protestations, avec une telle pièce écrite de la main du premier président, qu’il lui dit qu’il alloit faire arrêter. La Chausseraye qui connoissoit bien à qui elle avoit affaire, se prit à sourire : « Bon, lui dit-elle, le faire arrêter, il le mérite bien, et pis ; mais avec cette pièce en main, et l’aveu qu’il n’a pu dénier, voilà un homme qui ne peut plus qu’être à vous à vendre et à dépendre, et c’est la meilleure aventure qui vous pût arriver, parce que désormais vous en ferez tout ce qu’il vous plaira sans qu’il ose souffler, ni s’exposer à ne pas être à plaît-il maître sans réserve. » Quoique rien ne fût plus selon l’esprit et le goût de M. le duc d’Orléans qui aimoit, sur toutes autres, ces voies obliques, et dans son caractère encore d’éviter les grands engagements, tels que faire faire le procès à ce scélérat si fort du premier ordre, mais qui étoit premier président, quoique le procès ne pût être douteux, et un procès qui par ses dépositions auroit embarrassé non seulement le duc et la duchesse du Maine, mais bien d’autres gens encore du plus haut parage, elle eut toutes les peines du monde à suspendre la résolution. Le temps duroit cependant au premier président d’une étrange sorte, qui se trouvoit entre la mort et la vie, car, pour le déshonneur et l’infamie, il y étoit accoutumé de longue main ; enfin Chausseraye le vint trouver, et après lui avoir dit ce qu’elle jugea à propos pour le rassurer assez pour lui faire retrouver les jambes, et qu’il en pût faire usage pour s’en retourner, elle alla appeler du Plessis, et le renvoya par où il étoit venu. Il fut longtemps encore dans les transes de la mort, avec la nécessité de paroître aux fonctions de sa charge et y faire bonne mine, et parmi les gens qu’il voyoit, quoiqu’avec M. le duc d’Orléans, qui avoit du temps, [il] pouvoit compter de bien sortir d’affaire [1], comme il arriva en effet.

L’abbé Dubois, à qui sûrement le régent ne cacha pas une chose si importante, n’avoit garde de le pousser ; il vouloit être maître de l’affaire en total, par les raisons qui en ont été rapportées ; et non seulement il ne l’étoit plus en poussant le premier président, mais il ne pouvoit douter que ses dépositions apprendroient à M. le duc d’Orléans tout ce que lui Dubois lui avoit caché de toute cette conspiration pour en demeurer lui seul le maître, et c’en étoit bien plus qu’il n’en falloit pour sauver le premier président, parce que ce n’étoit pas moins que de se sauver lui-même d’une si perfide et noire infidélité. Ainsi toute pensée d’agir contre de Mesmes tomba bientôt, et la chose demeura entièrement secrète ; c’est la Chausseraye elle-même qui la conta longtemps depuis au procureur général telle que je la viens d’écrire, et je l’ai écrite aussitôt qu’il me l’a eu racontée, pour l’insérer ici dans l’exactitude précise qu’il me l’a rendue bien des années après la mort de M. le duc d’Orléans, de ce coquin de Mesmes, si fort scélérat par excellence, et si prodigieusement impudent, qui mourut avant le régent comme il avoit vécu, et de la Chausseraye, qui mourut longtemps après.

Il n’est pas étrange que M. le duc d’Orléans ne m’ait jamais parlé de cette terrible aventure, tenu d’aussi court qu’il l’étoit alors par l’abbé Dubois qui le détournoit avec empire de tous ceux de sa confiance, et de moi plus que de pas un, parce que la sienne pour moi étoit plus entière, plus fondée, plus de tous les temps, surtout qu’il l’empêchât de s’ouvrir à moi sur une matière dont il s’étoit rendu seul maître, et sur laquelle ma haine pour le duc du Maine et pour le premier président, qui auroit pu augmenter ma force et ma liberté ordinaire de parler à M. le duc d’Orléans, auroit fait courir à Dubois le risque de se voir forcer la main, par conséquent celui de sa ruine, par la manifestation de tout ce qu’il avoit caché au régent, et que les dépositions du premier président et de bien d’autres nécessairement arrêtés sur les siennes, auroient mis au net et au grand jour ; mais ce qui est, on ne sait si plus inconcevable ou plus déplorable, peu de mois passèrent si bien non pas l’éponge, mais effacèrent si bien les pointes de l’impression de cette affaire dans M. le duc d’Orléans, qu’il se servit depuis du premier président, qui le trompa encore, et qu’après en avoir été servi de la sorte, et conduit par là à la nécessité de faire l’éclat d’envoyer le parlement à Pontoise, moins de quatre mois après, le premier président eut le front, et assez de mépris pour soi-même et pour le régent, pour oser lui demander de l’argent, et en quantité, en dédommagement de ce qu’il lui en avoit coûté à Pontoise à tenir table ouverte à tout le parlement, à s’y moquer de lui avec cette compagnie de la manière la plus indécente, et la moins mesurée, comme on le verra en son lieu, et que l’extrême merveille est qu’il en obtint plus de quatre cent mille francs à la vérité en cachette, mais non pas telle, que je ne l’aie su dès lors et bien d’autres gens avec moi. Voilà de ces prodiges que je comprends qu’on a bien de la peine à croire, quand on ne les a pas vus, et pour ainsi dire quand on ne les a pas touchés avec la main, et qui caractérisent le régent d’une façon bien étrange.

La duchesse de Villars fut nommée pour conduire Mille de Valois, avec deux [2] dames de qualité qui furent Mmes de Simiane, de Goyon et de Bacqueville dont on parlera après.

Mme de Villars, qui voyoit tous les jours contester les choses les plus établies et les plus certaines, ne voulut pas s’exposer à aucune difficulté et fit décider jusqu’à ce qui n’avoit pas besoin de l’être : il le fut donc qu’elle auroit partout le même traitement que Mille de Valois, à la main près, c’est-à-dire un fauteuil, un cadenas à table, une soucoupe, un verre couvert, les cuillers, fourchette et couteau de vermeil, les assiettes de même, le tout pareil à ceux de la princesse. Mlle de Valois en avoit, et le même genre de domestiques qu’elle pour la servir à table, et rien de tout cela pour aucune des dames de qualité qui mangeoient avec Mlle de Valois et la duchesse de Villars ; ces distinctions déplurent à ces dames ; mais ne les pouvant empêcher, elles firent en sorte que Mlle de Valois, qui s’arrêtoit partout et allongeoit tant qu’elle put son voyage jusqu’à un excès dont on se plaignit de Modène à M. le duc d’Orléans, se mit souvent à manger seule en public. La duchesse de Villars sentit l’affectation, mais ne voulut pourtant pas prendre le cadenas et les autres distinctions en mangeant avec les dames, lorsque Mlle de Valois mangeoit seule, quoique les duchesses les eussent toujours prises dans la vie ordinaire et commune jusque vers le milieu du règne du feu roi ; elle se contenta donc de rendre compte de l’affectation de manger souvent seule en public, sur quoi Mlle de Valois reçut un ordre de M. son père de manger toujours avec la duchesse de Villars et les dames, ce qui fut toujours exécuté depuis je dis ceci d’avance, pour n’avoir plus à y revenir, ainsi que tout ce qui regarde ce mariage.

Les fiançailles se firent à l’ordinaire dans le cabinet du roi, sur les six heures du soir, le dimanche Il février, par le cardinal de Rohan ; la queue de Mlle de Valois portée par Mlle de Montpensier sa sœur, depuis reine d’Espagne ; M. le duc de Chartres chargé de la procuration du prince de Modène. Il ne se trouva personne ou comme personne de la cour aux fiançailles, parce que rien n’est pareil aux fantaisies, aux hauts et aux bas des François. Il est très certain que les princes et les princesses du sang ont toujours prié à leurs fiançailles ; il ne l’est pas moins que les fils de France n’ont jamais prié aux fiançailles de leurs enfants. M. le duc d’Orléans étoit le premier petit-fils de France qui eût à marier ses enfants. Mme la duchesse de Berry épousant un fils de France n’étoit pas dans le cas ; il ne se présentoit qu’ici pour la première fois, et M. le duc d’Orléans, supérieur en rang aux princes du sang, et régent, ne songea pas à faire prier personne, de manière que les fiançailles se firent fort solitairement, et cette foule qui l’environnoit, hommes et femmes et de toutes qualités, jusqu’aux plus grands qui lui prostituoient toutes sortes de bassesses pour en obtenir et souvent en arracher des grâces, se tint chacun chez soi comme de concert pour n’avoir pas été conviée. Mme la duchesse d’Orléans le sentit et le régent s’en moqua. Le roi donna à Mlle de Valois un beau collier de diamants et de perles, et, une heure après les fiançailles, alla lui dire adieu au Palais-Royal, et voir Madame et M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans. Le lendemain à midi le mariage fut célébré à la messe du roi avec la même assistance que la veille, et non plus. Au sortir de la messe le roi donna la main à la mariée et la conduisit à son carrosse, qui étoit au roi, et dit au cocher : « A Modène, » suivant l’usage. Le cortège étoit autour comme si elle fût partie en effet ; elle retourna au Palais-Royal, y eut quelque temps après la rougeole, ne reçut ni devant ni après aucunes visites de cérémonie, différa tant qu’elle put, partit enfin, abrégea toutes ses journées, augmenta les séjours et les allongea. Elle reçut divers avis de M. le duc d’Orléans sur cette conduite qui n’eurent pas grand effet, jusqu’à ce que, sur les plaintes réitérées du duc de Modène, le régent envoya des ordres si absolus qu’ils firent doubler le pas. Elle s’embarqua à Antibes où la duchesse de Villars et les dames prirent congé d’elle et prirent le chemin du retour.

Mme de Simiane, fille du comte de Grignan, chevalier de l’ordre, et de la fille de Mme de Sévigné, si connue par son esprit et par ses lettres, et veuve de M. de Simiane, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans et lieutenant général de Provence, après son beau-père, demeura en Provence et n’en revint plus. Mme Goyon étoit fille de Mme Desbordes, qui avoit passé sa vie sous-gouvernante des enfants et des petits-enfants de Monsieur, quoique femme d’un huissier de la chambre, mais elle avoit un vrai mérite, et quoique le mari de sa fille ne fût qu’écuyer de la grande écurie, il ne laissoit pas d’être homme de qualité, et de même nom que MM. de Matignon. D’ailleurs elle avoit été élevée auprès des filles de M. le duc d’Orléans, qui l’aimoient toutes beaucoup. Pour Mme de Bacqueville, il n’y eut personne qui n’en fût scandalisé. À la vérité, elle étoit fille de M. de Châtillon, chevalier de l’ordre, premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, etc., mais comme elle n’avoit rien, on l’avoit mariée à ce Bacqueville qui étoit riche, mais le néant. Son nom est Boyvin. Son père, qui s’appeloit Bonnetot, étoit premier président de la chambre des comptes de Rouen, d’une avarice sordide, dont le père étoit un fermier laboureur en son jeune temps, qui s’étoit enrichi au commerce des blés. Ce Bacqueville voulut être homme d’épée ; son mariage lui valut un régiment. Il y montra de la valeur, mais tant d’avarice et de folies qu’il fut cassé. Il se brouilla bientôt avec sa femme à qui il ne donnoit rien, et qu’il accabloit d’extravagances ; qui les fit séparer. Il n’en a pas moins fait depuis dans l’obscurité où il est tombé. Sa sœur avoit épousé Aligre, président à mortier, dont elle a été la seconde femme. Je ne sais ce qu’on donna à ces dames pour leur voyage. La duchesse de Villars eut cent mille francs. Son choix fut une nouveauté ; jamais duchesse n’avoit conduit de princesse du sang. Cet honneur jusqu’alors avoit été réservé aux filles de France et aux petites-filles de France depuis qu’il y en eut ; mais c’étoit la fille du régent qui venoit de faire duc et pair le beau-père de la duchesse de Villars et son mari par conséquent, dont on a vu l’histoire ici en son lieu, et le duc de Brancas, presque tous les soirs des soupers de M. le duc d’Orléans, et familièrement bien avec lui de toute sa vie. Mme la grande-duchesse [de Toscane] embrassant la princesse de Modène pour lui dire adieu : « Allez, mon enfant, lui dit-elle, et souvenez-vous de faire comme j’ai fait ; ayez un enfant ou deux, et faites si bien que vous reveniez en France ; il n’y a de bon parti que celui-là. » Leçon étrange, mais dont la princesse de Modène ne sut que trop bien profiter.

Le système de Law tiroit à sa fin. Si on se fût contenté de sa banque, et de sa banque réduite en de justes bornes et sages, on auroit doublé tout l’argent du royaume et porté une facilité infinie à son commerce et à celui des particuliers entre eux, parce que, la banque toujours en état de faire face partout, des billets continuellement payables de toute leur valeur auroient été de l’argent comptant et souvent préférables à l’argent comptant par la facilité du transport. Encore faut-il convenir, comme je le soutins à M. le duc d’Orléans dans son cabinet, et comme je le dis hardiment en plein conseil de régence, quand la banque y passa, comme on l’a vu ici alors, que, tout bon que pût être cet établissement en soi, il ne pouvoit l’être que dans une république, ou que dans une monarchie telle qu’est l’Angleterre, dont les finances se gouvernent absolument par ceux-là seuls qui les fournissent et qui n’en fournissent qu’autant et que comme il leur plaît ; mais dans un État léger, changeant, plus qu’absolu, tel qu’est la France, la solidité y manquoit nécessairement, par conséquent la confiance au moins juste et sage, puisqu’un roi, et sous son nom une maîtresse, un ministre, des favoris, plus encore d’extrêmes nécessités, comme celles où le feu roi se trouva dans les années 1707, 1708, 1709 et 1710, cent choses enfin pouvoient renverser la banque, dont l’appât étoit trop grand et en même temps trop facile. Mais d’ajouter comme on fit au réel de cette banque la chimère du Mississipi, de ses actions, de sa langue toute particulière, de sa science, c’est-à-dire un tour de passe-passe continuel pour tirer l’argent des uns et le donner aux autres, il falloit bien, puisqu’on n’avoit ni mines ni pierre philosophale, que ces actions, à la fin, portassent à faux, et que le petit nombre se trouvât enrichi de la ruine entière du grand nombre comme il arriva. Ce qui hâta la culbute de la banque et du système fut l’inconcevable prodigalité de M. le duc d’Orléans qui, sans bornes et plus s’il se peut sans choix, ne pouvoit résister à l’importunité jusque de ceux qu’il savoit à n’en pouvoir douter lui avoir toujours été, lui être encore les plus contraires, et en même temps fort à mépriser, donnoit à toutes mains, plus souvent se laissoit arracher par des gens qui s’en moquoient et n’en savoient gré qu’à leur effronterie. On a peine à croire ce qu’on a vu, et la postérité considérera comme une fable ce que nous-mêmes nous ne nous remettons que comme un songe. Enfin, tant fut donné à une nation avide et prodigue, toujours désireuse et nécessiteuse par son luxe, son désordre, la confusion des états, que le papier manqua et que les moulins n’en purent assez fournir. On peut juger par là de l’inimaginable abus de ce qui étoit établi comme une ressource toujours prête, et qui ne pouvoit subsister telle qu’en ajustant ensemble les deux bouts et de préférence à tout, se conservant toujours de quoi répondre sur-le-champ à tous venants. C’est ce dont je m’informois à Law tous les mardis matin qu’il venoit toujours chez moi ; il m’amusa longtemps avant de m’avouer son embarras, et de se plaindre modestement et timidement à moi que le régent jetoit tout par les fenêtres. J’en savois par le dehors plus qu’il ne pensoit, et c’étoit ce qui me faisoit insister et le presser sur son bilan. En m’avouant enfin, quoique légèrement, ce qu’il ne pouvoit plus me cacher, il m’assuroit qu’il ne manquoit pas de ressources, pourvu que M. le duc d’Orléans le laissât faire. Cela ne me persuada pas. Alors les billets commencèrent à perdre, un moment après à se décrier, et le décri à devenir public. De là, nécessité de les soutenir par la force, puisqu’on ne le pouvoit plus par industrie, et, dès que la force se fut montrée, chacun désespéra de son salut. On vint à vouloir d’autorité coactive, à supprimer tout usage d’or, d’argent et de pierreries, je dis d’argent monnayé, à prétendre persuader que depuis Abraham, qui paya argent complant la sépulture de Sara, jusqu’à nos temps, on avoit été dans l’illusion et dans l’erreur la plus grossière dans toutes les nations policées du monde, sur la monnaie et les métaux dont on la fait ; que le papier étoit le seul utile et le seul nécessaire ; qu’on ne pouvoit faire un plus grand mal à nos voisins, jaloux de notre grandeur et de nos avantages, que de verser et faire passer chez eux tout notre argent et toutes nos pierreries ; mais comme à ceci il n’y avoit point d’enveloppe, et qu’il fut permis à la compagnie de Indes de faire visiter dans toutes les maisons, même royales, d’y confisquer tous les louis d’or et tous les écus qui s’y trouveroient, et de n’y laisser que des pièces de vingt sous et au-dessous, et encore jusqu’à deux cents francs pour les appoints des billets et pour acheter le nécessaire des moindres denrées, avec défenses et de fortes punitions d’en garder davantage, en sorte qu’il fallut porter tout ce qu’on avoit à la banque de peur d’être décelé par un valet, personne ne se laissa persuader, et de là recours à l’autorité de plus en plus, qui ouvrit toutes les maisons des particuliers aux visites et aux délations pour n’y laisser aucun argent, et pour punir très sévèrement quiconque en réserveroit de caché. Jamais souveraine puissance ne s’étoit si violemment essayée et n’avoit attaqué rien de si sensible ni de si indispensablement nécessaire pour le temporel. Aussi fut-ce un prodige plutôt qu’un effort de gouvernement et de conduite, que des ordonnances si terriblement nouvelles n’aient pas produit non seulement les révolutions les plus tristes et les plus entières, mais qu’il n’en ait pas seulement été question, et que, de tant de millions de gens, ou absolument ruinés ou mourant de faim et des derniers besoins auprès de leur bien, et sans moyens aucuns pour leur subsistance et leur vie journalière, il ne soit sorti que des plaintes et des gémissements. La violence toutefois étoit trop excessive et en tous genres trop insoutenable pour pouvoir subsister longtemps, il en fallut donc revenir à de nouveaux papiers et à de nouveaux tours de passe-passe ; on les connut tels, on les sentit, mais on les subit plutôt que de n’avoir pas vingt écus en sûreté chez soi, et une violence plus grande en fit souffrir volontiers une moindre. De là tant de manèges, tant de faces différentes en finance, et toutes tendantes à fondre un genre de papier par un autre, c’est-à-dire faire toujours perdre les porteurs de ces différents papiers, et ces porteurs l’étoient par force, et la multitude universelle. C’est ce qui en finance occupa tout le reste du gouvernement et de la vie de M. le duc d’Orléans, ce qui chassa Law du royaume, ce qui sextupla toute marchandise, toute denrée, jusqu’aux plus viles, ce qui fit une augmentation ruineuse de toute espèce de salaire, ce qui ruina le commerce général et le particulier, ce qui fit, aux dépens du public, la subite richesse de quelques seigneurs qui les dissipèrent, et n’en furent que plus pauvres, en fort peu de temps, et ce qui fit les énormes fortunes de toute espèce d’employés en divers degrés en cette confusion, et qui valut des millions à une multitude de gens de la plus basse lie du peuple, du métier de traitants et de commis ou employés de financiers, qui surent profiter promptement et habilement du Mississipi et de ses suites ; c’est ce qui occupa encore le gouvernement plusieurs années après la mort de M. le duc d’Orléans ; c’est enfin ce dont la France ne se relèvera jamais, quoiqu’il soit vrai que les terres en soient considérablement augmentées. Pour dernière plaie les gens tout puissants, princes et princesses du sang surtout, qui ne s’étoient fait faute du Mississipi, et qui ont mis toute leur autorité à s’en sauver sans rien perdre, l’ont rétabli sur ce qu’ils ont appelé la compagnie d’Occident qui, avec les mêmes tours de passe-passe particuliers, et un commerce exclusif aux Indes, achève d’anéantir celui du royaume, sacrifié à l’énorme intérêt d’un petit nombre de particuliers dont le gouvernement n’a osé s’attirer la haine et la vengeance en attaquant un article si délicat.

Il se fit cependant plusieurs exécutions violentes et des confiscations de sommes considérables trouvées dans les maisons visitées. Un nommé Adine, employé à la banque, en fut pour dix mille écus confisqués, dix mille francs d’amende, et son emploi ôté. Beaucoup de gens cachèrent leur argent avec tant de secret, qu’étant morts sans avoir pu dire où ils l’avoient mis, ces petits trésors sont demeurés enfouis et perdus pour les héritiers. On ôta les emplois qu’on avoit donnés aux quatre frères Pâris depuis quelque temps, et on les éloigna de Paris, soupçonnés de cabaler contre Law parmi les gens de finance. Ils étoient fils d’un hôtelier qui tenoit un cabaret au pied des Alpes, qui étoit seul et sans village ni hameau, dont l’enseigne étoit à la Montagne ; ses fils lui servoient, et aux passants, de garçons de cabaret, pansoient leurs chevaux et servoient dans les chambres, tous quatre fort grands et bien faits ; l’un d’eux se fit soldat aux gardes, et l’a été assez longtemps : une aventure singulière les fit connoître. Bouchu intendant de Grenoble, dont il a été parlé ici quelquefois, étoit aussi intendant de l’armée d’Italie, lorsque, après la capture du maréchal de Villeroy à Crémone, le duc de Vendôme lui succéda dans le commandement de l’armée. Bouchu, quoique âgé et fort goutteux, mais qui avoit été beau et bien fait, n’avoit pas perdu le goût de la galanterie ; il se trouva que le principal commis des munitionnaires chargé de tout ce détail, et de faire tout passer à l’armée, étoit galant aussi, et qu’il eut la hardiesse de s’adresser à celle que M. l’intendant aimoit, et qu’il lui coupa l’herbe sous le pied, parce qu’il étoit plus jeune et plus aimable. Bouchu, outré contre lui, résolut de s’en venger, et, pour cela, retarda tant et si bien le transport de toutes choses par toutes les remises et toutes les difficultés qu’il fit naître, quelque chose que pût dire et faire ce commis pour le presser, que le duc de Vendôme ne trouva rien en arrivant à l’armée, ou plutôt dès qu’il la voulut mouvoir. Le commis, qui se vit perdu et qui ne douta point de la cause, courut le long des Alpes chercher quelques moyens de faire passer ce qu’il pourroit en attendant le reste. Heureusement pour lui et pour l’armée, il passa à ce cabaret esseulé de la Montagne, et s’informa là comme il faisoit partout. Le maître hôtelier lui parut [avoir] de l’esprit, et lui fit espérer qu’au retour de ses fils qui étoient aux champs, ils pourroient lui trouver quelque passage. Vers la fin du jour, ils revinrent à la maison. Conseil tenu, le commis leur trouva de l’intelligence et des ressources, tellement qu’il se livra à eux, et eux se chargèrent du transport qu’il désiroit. Il manda son convoi de mulets au plus vite, et il passa avec eux conduits par les frères Pâris, qui prirent des chemins qu’eux seuls et leurs voisins connoissoient, à la vérité fort difficiles, mais courts, en sorte que sans perdre une seule charge le convoi joignit M. de Vendôme arrêté tout court faute de pain, et qui juroit et pestoit étrangement contre les munitionnaires, sur qui Bouchu avoit rejeté toute la faute. Après les premiers emportements, le duc de Vendôme, ravi d’avoir des vivres et de pouvoir marcher et exécuter ce qu’il avoit projeté, se trouva plus traitable. Il voulut bien écouter ce commis, qui lui fit valoir sa vigilance, son industrie et sa diligence à traverser des lieux inconnus et affreux, et qui lui prouva par plusieurs réponses de M. Bouchu, qu’il avoit gardées et portées, combien il l’avoit pressé de faire passer les munitions et les farines à temps ; que c’étoit la faute unique de l’intendant à cet égard qui avoit mis l’armée dans la détresse où elle s’étoit trouvée ; et fit en même temps confidence au général de la haine de Bouchu, jusqu’à hasarder l’armée pour le perdre, et la cause ridicule de cette haine ; en même temps se loua beaucoup de l’intelligence et de la volonté de l’hôtelier et de ses fils, auxquels il devoit l’invention et le bonheur du passage de son convoi. Le duc de Vendôme alors tourna toute sa colère contre Bouchu, l’envoya chercher, lui reprocha devant tout le monde ce qu’il venoit d’apprendre, conclut par lui dire qu’il ne savoit à quoi il tenoit qu’il ne le fît pendre pour avoir joué à perdre l’armée du roi. Ce fut le commencement de la disgrâce de Bouchu, qui ne se soutint plus qu’à force de bassesses, et qui au bout de deux ans se vit forcé de se retirer ; ce fut aussi le premier commencement de la fortune de ces frères Pâris. Les munitionnaires en chef les récompensèrent, leur donnèrent de l’emploi, et, par la façon dont ils s’en acquittèrent, les avancèrent promptement, leur donnèrent leur confiance, et leur valurent de gros profits ; enfin ils devinrent munitionnaires eux-mêmes, s’enrichirent, vinrent à Paris chercher une plus grande fortune, et l’y trouvèrent. Elle devint telle dans les suites, qu’ils gouvernèrent en plein et à découvert sous M. le Duc, et qu’après de courtes éclipses, ils sont redevenus les maîtres des finances et des contrôleurs généraux, et ont acquis des biens immenses, fait et défait des ministres et d’autres fortunes, et ont vu la cour à leurs pieds, la ville et les provinces.

Le roi vint pour la première fois au conseil de régence, le dimanche 18 février. Il ne dit rien en y entrant ni pendant le conseil, ni en sortant, sinon que M. le duc d’Orléans, lui ayant proposé d’en sortir, de peur qu’il ne s’y ennuyât, il voulut y demeurer jusqu’à la fin. Depuis il ne vint pas à tous, mais assez souvent, toujours jusqu’au bout, et sans remuer ni parler. Sa présence ne changea rien à la séance, parce que son fauteuil y étoit toujours seul au bout de la table, et que M. le duc d’Orléans, le roi présent ou non, n’avoit qu’un tabouret pareil à ceux de tout ce qui y assistoit. Le maréchal de Villeroy ne changea point sa séance accoutumée. Peu de jours après le duc de Berwick y entra aussi ; on en murmura dans le monde, parce qu’il étoit étranger ; mais cet étranger se trouvoit nécessairement proscrit, expatrié, naturalisé François, en France depuis trente-deux ans, dans un continuel service, duc, pair, maréchal de France, grand d’Espagne, général des armées des deux couronnes, et une fidélité plus qu’éprouvée ; de plus, pour ce qui se passoit alors au conseil de régence, n’importoit plus qui en fût ; nous étions déjà quinze, il fit le seizième. Une fois que le roi y vint, un petit chat qu’il avoit le suivit, et quelque temps après, sauta sur lui, et de là sur la table, où il se mit à se promener, et aussitôt le duc de Noailles à crier, parce qu’il craignoit les chats. M. le duc d’Orléans se mit aussitôt en peine pour l’ôter, et moi à sourire, et à lui dire : « Eh, monsieur, laissez ce petit chat, il fera le dix-septième ! » M. le duc d’Orléans se mit à rire de tout son cœur, et à regarder la compagnie qui en rit, et le roi aussi, qui m’en parla le lendemain à son petit lever, comme en ayant senti la plaisanterie, mais en deux mots, ce qui courut Paris aussitôt.

Il y eut beaucoup de nouveaux prisonniers à Nantes, et on supprima vingt-six présidents ou conseillers du parlement de Bretagne, qu’on remboursa avec du papier. Ce ne furent point les vingt-six charges des dernières augmentations ; ce furent les personnes en jardinant (comme on dit des coupes de futaies), choisies dans cette compagnie desquelles on étoit mécontent. Cela n’y causa pas le plus petit mouvement, la commission du conseil se rendoit redoutable à Nantes, et il y avoit des troupes répandues dans la province.




  1. Cette phrase a été exactement reproduite d’après le manuscrit. Le sens est probablement que le premier président espérait, en gagnant du temps, se tirer d’affaire avec M. le duc d’Orléans.
  2. Le manuscrit ne mentionne, en cet endroit, que deux dames ; mais plus loin on voit qu’il y en avait trois : Mmes de Simiane, de Goyon et de Bacqueville.