Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/21

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CHAPITRE XXI.


Maison de Horn ou Hornes. — Catastrophe du comte de Horn à Paris. — Jugement et exécutions à Nantes. — Mort, famille et extraction du prince de Berghes. — Mort du duc de Perth. — Mariage du comte de Grammont avec une fille de Biron. — Mariage de Mailly avec une sœur de la duchesse de Duras, [Mlle de] Bournonville. — Mariage du duc de Fitz-James avec Mlle de Duras. — Mariage de Chalmazel avec Mlle de Bonneval. — Mariage du prince d’Isenghien avec la seconde fille du prince de Monaco. — Mariage du marquis de Matignon avec Mlle de Brenne, et de sa sœur à lui avec Basleroy. — Naissance de l’infant don Philippe. — Maulevrier-Langeron, envoyé en Espagne, lui porte le cordon bleu. — Affaire et caractère de l’abbé de Gamaches, auditeur de rote. — Sa conduite à Rome, où il mourut dans cet emploi. — Ce que c’est que la rote.


Le comte de Horn étoit à Paris depuis environ deux mois, menant une vie obscure de jeu et de débauche. C’étoit un homme de vingt-deux ans, grand et fort bien fait, de cette ancienne et grande maison de Horn, connue dès le XIe siècle parmi ces petits dynastes des Pays-Bas, et depuis par une longue suite de générations illustres. La petite ville et la seigneurie de Horn en Brabant, près de Ruremonde, a donné l’origine et le nom à cette maison. Elle est du territoire de Liége, et relevoit de l’ancien comté de Looss. Des trois branches de cette maison J., second fils de Jacques, fait comte de Horn par l’empereur Frédéric III, et frère puîné d’autre Jacques qui eut des enfants, sans postérité, recueillit la succession de son frère et de ses neveux. Il quitta la prévôté de Liège pour épouser Anne d’Egmont, fille de Floris, comte de Buren, chevalier de la Toison d’or, et veuve avec des enfants de Joseph de Montmorency, seigneur de Nivelle. Elle captiva si bien son second mari que, se voyant sans enfants, et le dernier de la branche aînée de Horn, il adopta les deux enfants de sa femme, Philippe et Floris de Montmorency, qui furent tous deux illustres par leurs grands emplois, tous deux chevaliers de l’ordre de la Toison d’or, tous deux victimes des cruautés exercées dans les Pays-Bas, tous deux sans avoir laissé de postérité. Philippe prit le nom de comte de Horn. C’est lui à qui le duc d’Albe, gouverneur des Pays-Bas, fit couper la tête avec le comte d’Egmont, et qui furent exécutés ensemble à Bruxelles, le 5 juin 1568. Floris, son frère, porta le nom de baron de Montigny, député pour la seconde fois en Espagne, pour supplier Philippe II de ne point établir l’inquisition aux Pays-Bas, fut arrêté en septembre 1567, puis transféré du château de Ségovie en celui de Simancas, où il eut la tête tranchée en octobre 1570. Leurs deux sœurs furent mariées toutes deux dans la maison de Lalaing.

Thierry de Horn, frère puîné du trisaïeul du dernier de la branche aînée, fit la seconde branche qui finit à sa dixième génération.

J. de Horn fut chef de la troisième et dernière branche, et portoit le nom de seigneur de Baussignie. Il étoit second fils de Philippe, seigneur de Gaësbeck, arrière-petit-fils de Thierry, chef de la seconde branche. Eugène Max, sa cinquième génération directe, fut fait prince de Horn. Son fils unique, Philippe-Emmanuel, prince de Horn, eut les charges, les emplois et les distinctions les plus considérables, civiles et militaires, sous Charles II, roi d’Espagne, dont il reconnut le testament, servit de lieutenant général aux sièges de Brisach sous Mgr le duc de Bourgogne, de Landau, sous le maréchal de Tallard, se distingua fort sous le même à la bataille de Spire, puis sous le maréchal de Villeroy, fut blessé de sept coups et prisonnier à la bataille de Ramilies. D’Antoinette, fille du prince de Ligne, chevalier de la Toison d’or et grand d’Espagne, il a laissé deux fils : Maximilien-Emmanuel qui a suivi la révolution des Pays-Bas, où tous ses biens sont situés, et où il porte le nom de prince de Horn, et Antoine-Joseph portant le nom de comte de Horn dont il s’agit ici, et qui n’étoit encore que capitaine réformé dans les troupes autrichiennes, moins par sa jeunesse que par être fort mauvais sujet, et fort embarrassant pour sa mère et pour son frère. Ils apprirent tant de choses fâcheuses de sa conduite à Paris depuis le peu de temps qu’il y étoit arrivé, qu’ils y envoyèrent un gentilhomme de confiance avec de l’argent pour y payer ses dettes, lui persuader de s’en retourner en Flandre, et, s’il n’en pouvoit venir à bout, implorer l’autorité du régent, à qui ils avoient l’honneur d’appartenir par Madame, pour leur être renvoyé. Le malheur voulut que ce gentilhomme arriva le lendemain qu’il eut commis le crime qui va être raconté.

Le comte de Horn alla le vendredi de la Passion, 22 mars, dans la rue Quincampoix, voulant, disoit-il, acheter cent mille écus d’actions, et y donna pour cela rendez-vous à un agioteur dans un cabaret. L’agioteur s’y trouva avec son portefeuille et des actions, et le comte de Horn accompagné, lui dit-il, de deux de ses amis ; un moment après ils se jetèrent tous trois sur ce malheureux agioteur ; le comte de Horn lui donna plusieurs coups de poignard, et prit son portefeuille ; un de ses deux prétendus amis qui étoit Piémontois, nommé Mille, voyant que l’agioteur n’étoit pas mort, acheva de le tuer. Au bruit qu’ils firent, les gens du cabaret accoururent, non assez prestement pour ne pas trouver le meurtre fait, mais assez tôt pour se rendre maîtres des assassins et les arrêter. Parmi cette bagarre, l’autre coupe-jarret se sauva ; mais le comte de Horn et Mille ne purent s’échapper. Les gens du cabaret envoyèrent chercher la justice, aux officiers de laquelle ils les remirent, qui les conduisirent à la Conciergerie. Cet horrible crime, commis ainsi en plein jour, fit aussitôt grand bruit, et aussitôt plusieurs personnes considérables, parents de cette illustre maison, allèrent crier miséricorde à M. le duc d’Orléans, qui évita tant qu’il put de leur parler, et qui avec raison ordonna qu’il en fût fait bonne et prompte justice. Enfin les parents percèrent jusqu’au régent ; ils tâchèrent de faire passer le comte de Horn pour fou, disant même qu’il avoit un oncle enfermé, et demandèrent qu’il fût enfermé aux Petites-Maisons, ou chez les pères de la Charité, à Charenton, chez qui on met aussi des fous ; mais la réponse fut qu’on ne pouvoit se défaire trop tôt des fous qui portent la folie jusqu’à la fureur. Éconduits de leur demande, ils représentèrent quelle infamie ce seroit que l’instruction du procès et ses suites pour une maison illustre, qui appartenoit à tout ce qu’il y avoit de plus grand, et à presque tous les souverains de l’Europe. Mais M. le duc d’Orléans leur répondit que l’infamie étoit dans le crime et non dans le supplice. Ils le pressèrent sur l’honneur que cette maison avoit de lui appartenir à lui-même. « Eh bien, messieurs, leur dit-il, fort bien ; j’en partagerai la honte avec vous. »

Le procès n’étoit ni long ni difficile. Law et l’abbé Dubois, si intéressés à la sûreté des agioteurs, sans laquelle le papier tomboit tout court et sans ressource, prirent fait et cause auprès de M. le duc d’Orléans, pour le rendre inexorable ; et lui pour éviter la persécution qu’il essuyoit sans cesse pour faire grâce, eux dans la crainte qu’il ne s’y laissât enfin aller, n’oublièrent rien pour presser le parlement de juger ; l’affaire alloit grand train, et n’alloit à rien moins qu’à la roue. Les parents, hors d’espoir de sauver le criminel, ne pensèrent plus qu’à obtenir une commutation de peine. Quelques-uns d’eux me vinrent trouver, pour m’engager de les y servir, quoique je n’aie point de parenté avec la maison de Horn ; ils m’expliquèrent que la roue mettroit au désespoir toute cette maison, et tout ce qui tenoit à elle, dans les Pays-Bas et en Allemagne, parce qu’il y avoit en ces pays-là une grande et très importante différence entre les supplices des personnes de qualité qui avoient commis des crimes ; que la tête tranchée n’influoit rien sur la famille de l’exécuté, mais que la roue y infligeoit une telle infamie, que les oncles, les tantes, les frères et soeurs, et les trois premières générations suivantes, étoient exclus d’entrer dans aucun noble chapitre, [ce] qui, outre la honte, étoit une privation très dommageable, et qui empêchoit la décharge, l’établissement et les espérances de la famille, pour parvenir aux abbayes de chanoinesses, et aux évêchés souverains ; cette raison me toucha, et je leur promis de la représenter de mon mieux à M. le duc d’Orléans, mais sans m’engager en rien au delà pour la grâce.

J’allois partir pour la Ferté, y profiter du loisir de la semaine sainte. J’allai donc trouver M. le duc d’Orléans, à qui j’expliquai ce que je venois d’apprendre. Je lui dis ensuite que quiconque lui demanderoit la vie du comte de Horn, après un crime si détestable en tous ses points, ne se soucieroit que de la maison de Horn, et ne seroit pas son serviteur ; que je croyois aussi que ne seroit pas son serviteur quiconque s’acharneroit à l’exécution de la roue, à quoi le comte de Horn ne pouvoit manquer d’être condamné ; que je croyois qu’il y avoit un mezzo-termine àprendre, lui qui les aimoit tant, qui rempliroit toute justice et toute raisonnable attente, du public ; qui éviteroit le honteux et si dommageable rejaillissement de l’infamie sur une maison si illustre et grandement alliée, et qui lui dévoueroit cette maison et tous ceux à qui elle tenoit, qui au fond sentoient bien que la grâce de la vie étoit impraticable, au lieu du désespoir et de la rage où tous entreroient contre lui, et qui se perpétueroit et s’aigriroit même à chaque occasion perdue d’entrer dans les chapitres où la sœur du comte de Horn étoit sur le point d’être reçue. Je lui représentai que ce moyen étoit bien simple. C’étoit de laisser rendre et prononcer l’arrêt de mort sur la roue, de tenir toute prête la commutation de peine toute signée et scellée pour n’avoir que la date à y mettre à l’instant de l’arrêt, et sur-le-champ l’envoyer à qui il appartient, puis le jour même faire couper la tête au comte de Horn. Par là toute justice est accomplie, et l’arrêt de roue prononcé, le public est satisfoit, puisque le comte de Horn est en effet puni de mort, auquel public, l’arrêt rendu, il n’importe plus du supplice, pourvu qu’il soit à mort, et la maison de Horn et tout ce qui y tient, trop raisonnables pour avoir espéré une grâce de la vie qu’eux-mêmes en la place du régent n’auroient pas accordée, lui seroient à jamais redevables d’avoir sauvé leur honneur et les moyens de l’établissement des filles et des cadets. M. le duc d’Orléans trouva que j’avois raison, la goûta, sentit son intérêt de ne pas jeter dans le désespoir contre lui tant de gens si considérables en accomplissant toutefois toute justice et l’attente du public, et me promit qu’il le feroit ainsi. Je lui dis que je partois le lendemain ; que Law et l’abbé Dubois, acharnés à la roue, la lui arracheroient ; il me promit de nouveau de tenir ferme à la commutation de peine, m’en dit là-dessus autant que je lui en aurois pu dire ; en m’étendant là-dessus je lui déclarai que je n’étois ni parent ni en la moindre connoissance avec la maison de Horn, ni en liaison avec aucun de ceux qui se remuoient pour elle ; que c’étoit uniquement raison et attachement à sa personne et à son intérêt qui me faisoit insister, et que je le conjurois de demeurer ferme dans la résolution qu’il me témoignoit, puisqu’il en sentoit tout le bon et toutes les tristes suites du contraire, et de ne se point laisser entraîner aux raisonnements faux et intéressés de Law et de l’abbé Dubois, qui se relayeroient pour arracher de lui ce qu’ils vouloient. Il me le promit de nouveau, et comme je le connoissois bien, je vis que c’étoit de bonne foi. Je pris congé et partis le lendemain.

Ce que j’avois prévu ne manqua pas. Dubois et Law l’assiégèrent, et le retournèrent si bien que la première nouvelle que j’appris à la Ferté fut que le comte de Horn et son scélérat de Mille avoient été roués en Grève, vifs, et avoient expiré sur la roue le mardi saint, 26 mars, sur les quatre heures après midi, sur le même échafaud, après avoir été appliqués à la question. Le succès en fut tel aussi que je l’avois représenté à M. le duc d’Orléans. La maison de Horn et toute la grande noblesse des Pays-Bas, même d’Allemagne, furent outrées, et ne se continrent ni de paroles ni par écrit. Il y eut même par mieux d’étranges partis de vengeance, pourpensés, et, longtemps depuis la mort de M. le duc d’Orléans, j’ai trouvé de ces messieurs-là, qui n’ont pu se tenir de m’en parler ni se contenir de répandre le venin qu’ils en conservoient dans le cœur.

Le même jour, mardi 26 mars, que le comte de Horn fut exécuté à Paris, plusieurs Bretons le furent à Nantes par arrêt de la commission du conseil. Les sieurs de Pontcallet, de Talhouet, Montlouis et Coëdic [1], capitaine de dragons, y eurent la tête coupée. Il y en eut seize autres qu’on ne tenoit pas qui l’eurent en même temps en effigie, qui furent les deux frères Rohan du Poulduc, les deux frères du Groesker [2], les sieurs de Rosconan, Bourgneuf-Trevelec fils, Talhouet de Boisoran et Talhouet de Bonamour, La Boissière, Kerpedron de Villeglé, La Beraye, La Houssaye père, Croser, Kerentré de Goëllo, Melac-Hervieux et Lambilly, conseiller au parlement de Rennes. Les prisonniers avoient avoué la conspiration et les mesures prises pour livrer les ports de la Bretagne à l’Espagne, et y en recevoir les troupes, marcher en armes en France, etc., le tout juridiquement avoué et prouvé. On les avoit éblouis de les remettre comme au temps de leur duchesse héritière Anne, et de trouver la plupart de la noblesse de France prête à se joindre à eux pour la réformation du royaume sous l’autorité du roi d’Espagne, représentée en France par le duc du Maine. La bouche fut soigneusement fermée aux commissaires les plus instruits, et l’abbé Dubois sut mettre bon ordre à la conservation du secret, des détails sur le duc et duchesse du Maine qu’il avoit eu grand soin de faire élargir, et revenir avant d’achever les procès criminels de Nantes. Il se trouva tant de gens arrêtés et à arrêter sur les dépositions des prisonniers qu’après l’exécution réelle de ces quatre, et en effigie de ces seize, on envoya une amnistie pour tous les prisonniers et accusés non arrêtés, les uns et les autres non encore jugés, dont dix seulement furent exceptés, qui sont les deux frères Lescoët, les sieurs de Roscoët, Kersoson, Salarieuc l’aîné, Karanguen-Hiroët, Coargan, Boissy-Becde-Lièvre, Kervasi l’aîné, et les frères Fontainepers. Noyau, qui étoit prisonnier, fut mis en liberté par l’amnistie. Rochefort, président à mortier, et La Bédoyère, procureur général, et quelques autres du même parlement de Bretagne, eurent ordre de se défaire de leurs charges, et l’arrêt de la commission du conseil à Nantes fut rendu public. Plusieurs de ces Bretons coupables, qui se sauvèrent à temps, se retirèrent par mer en Espagne, où tous eurent des emplois ou des pensions. Peu y firent quelque petite fortune qui ne les consola pas de leur pays ni du peu qu’ils y avoient quitté. Beaucoup y vécurent misérables et méprisés par la plus que médiocrité, à quoi se réduisit bientôt ce qu’on leur avoit donné. Quelques-uns revinrent en France après la mort de M. le duc d’Orléans et le changement de toutes choses, mais fort obscurément chez eux ; la plupart sont morts en terre étrangère. Telle est presque toujours l’issue des conspirations et le sort de tant de gens qui, en celle-ci, perdirent la tête ou leur état, leurs biens, leur famille, pour errer en terre étrangère, et y demander leur pain, et le recevoir bien court pour l’intérêt, les vues, l’ambition du duc et de la duchesse du Maine qui les avoient si bien ensorcelés, et qui n’en perdirent pas un cheveu de leur tête. Il fut même remarqué que, peu de jours après, le duc du Maine vit pour la première fois M. le duc d’Orléans à Saint-Cloud.

Le prince de Berghes mourut chez lui en Flandre. Il n’étoit point de l’ancienne maison de ce nom, mais des bâtards de Berghes et frère de Mlle de Montigny, cette maîtresse si longtemps aimée et publiquement par l’électeur de Bavière, qu’il fit enfin épouser au comte d’Albert, comme on l’a vu ici en son lieu. Elle avoit fait en sorte que l’électeur avoit obtenu la grandesse d’Espagne et la Toison d’Or de Philippe V, pour son frère qui étoit aussi petit et vilain qu’elle étoit belle et bien faite. Il avoit épousé une fille du duc de Rohan qui ne vouloit pas lui donner grand’chose, dont il n’eut point d’enfants, et qui a été une femme de mérite et d’une belle figure. Le père de ce prince de Berghes étoit gouverneur de Mons, qu’il défendit quand le roi le prit, et il est mort chevalier de la Toison d’or et gouverneur de Bruxelles.

Le duc de Perth mourut presque en même temps dans le château de Saint-Germain où il étoit demeuré. C’étoit un seigneur qui avoit quitté de grands établissements en Écosse, par fidélité pour le roi Jacques qui le fit gouverneur du prince de Galles. Sa femme étoit morte à Saint-Germain, dame d’honneur de la reine d’Angleterre, dont il étoit grand écuyer. C’étoit un homme d’honneur et de beaucoup de piété, qui valoit bien mieux que le duc de Melford son frère. Le roi Jacques les fit ducs tous deux, le dernier en mourant, comme on l’a vu en son lieu, et leur donna à tous deux la Jarretière.

Il se fit aussi plusieurs mariages. Mme de Biron, qui ne négligeoit rien, avoit su profiter de la place de son mari auprès de M. le duc d’Orléans, et captiver Law pour avoir gros, comme auparavant elle avoit su sucer plusieurs financiers, et quelques-uns jusqu’au sec pour sa protection. Le duc de Guiche, moyennant le besoin que le régent crut toujours avoir du régiment des gardes avoit tiré des monts d’or de Law. Il avoit déjà marié sa fille aînée au fils aîné de Biron. Ils firent encore un mariage d’une fille de Biron avec le second fils du duc de Guiche qu’on appeloit le comte de Grammont. En faveur de cette affaire M. le duc d’Orléans donna huit mille livres de pension à la nouvelle épouse.

Mlle de Bournonville, sœur de la duchesse de Duras, mais qui ne lui ressembloit en rien, épousa l’aîné de la maison de Mailly, duquel la mère étoit sœur du cardinal de Mailly ; ni l’un ni l’autre n’étoient pas faits pour la fortune, aussi pour des gens comme eux sont-ils demeurés dans l’obscurité.

La même duchesse de Duras et son mari marièrent leur fille aînée, qui n’avoit que quatorze [ans], au fils aîné du duc et de la duchesse de Berwick qu’on appela duc de Fitz-James, qui étoit aussi fort jeune, qui eut en se mariant dix mille livres de pension. Il mourut peu d’années après sans enfants. Sa veuve s’est depuis remariée au duc d’Aumont dont elle a des enfants.

Peu après, Chalmazel épousa Mlle de Bonneval, fille du frère aîné de celui qui a passé en Turquie, tous deux de bonne maison. Chalmazel étoit fils d’une sœur de Chamarande, goutteux, veuf et sans enfants, qui étoit riche ; mais lui étoit Talaru qui est une fort ancienne maison devers le Lyonnois, alliée à toutes les meilleures des provinces voisines.

Le prince d’Isenghien, qui n’avoit point d’enfants de ses deux femmes, épousa Mlle de Monaco, sœur de la duchesse de Valentinois, qui en fit la noce chez le comte de Matignon, son beau-père, avec qui elle demeuroit. M. de Monaco étoit à Monaco et n’en sortoit plus.

Parlant des Matignon, la seconde fille du maréchal de Matignon qui n’étoit plus jeune, et s’ennuyoit de n’être point mariée, épousa Basleroy, colonel de dragons. Son nom étoit La Cour, et si peu de chose, que son père, qui étoit riche, épousa pour rien la sœur de Caumartin, conseiller d’État, et se fit maître des requêtes ; il n’alla pas plus loin. Les Matignon outrés furent fort longtemps sans vouloir ouïr parler de Basleroy et de sa femme, et à la fin les virent et leur pardonnèrent. Le second fils du maréchal de Matignon épousa aussi Mlle de Brenne, fille d’une sœur de la duchesse de Noirmoutiers, qui en la mariant la fit son héritière.

La reine d’Espagne accoucha d’un prince qui fut appelé don Philippe, à qui on envoya le cordon bleu à l’exemple du feu roi qui en avoit usé ainsi envers les infants aînés de celui-ci, et les avoit ainsi comme fils de roi traités en fils de France, quoique, à le prendre en rigueur de naissance, ils ne fussent que fils d’un fils de France cadet, et par conséquent petits-fils de France. Maulevrier-Langeron, dont le nom est Andrault, neveu de l’abbé de Maulevrier, aumônier du roi, duquel on a parlé ici quelquefois, fut destiné à porter ce cordon bleu, et à être envoyé du roi en Espagne. Ce fut son oncle qui lui procura cet emploi. Il venoit d’être fait lieutenant général dans une promotion de dix-sept, dont fut aussi le duc de Duras. Ces Andrault étoient de Bourbonnois, attachés, mais fort en sous-ordre, à la maison de Condé. On a vu en son lieu que Langeron, lieutenant général des armées navales, l’étoit fort au duc du Maine. On verra que M. le duc d’Orléans auroit pu faire un meilleur choix, si Dieu me donne le temps d’écrire ici mon ambassade en Espagne.

L’abbé de Gamaches étoit à Rome depuis assez longtemps, qu’il y avoit été envoyé succéder au cardinal de Polignac, à la place d’auditeur de rote pour la France. Il étoit fils de Gamaches qui avoit été mis auprès de Mgr le duc de Bourgogne avec Cheverny, d’O et Saumery, en qualité de menins. Le frère de cet abbé avoit épousé une fille de Pomponne, frère de Mme de Torcy, et Torcy ministre et secrétaire d’État des affaires étrangères lui avoit valu cet emploi. Le père de Gamaches étoit chevalier de l’ordre de 1661, et tous deux avoient épousé les sœurs de MM. de Loménie et de Brienne, père et fils, et secrétaires d’État des affaires étrangères, que le fils quitta parce que sa tête se dérangea, et a vécu longtemps et est mort enfermé. Le nom de l’abbé de Gamaches est Rouault. Il étoit fort glorieux, encore plus ambitieux et fort plein de lui-même ; il faut dire aussi qu’il n’étoit pas sans mérite, et qu’il avoit du savoir et de l’esprit pour toute sa race ; mais il ne souffroit pas aisément de supérieur, ne démordoit point de ce qu’il avoit entrepris, et savoit parfaitement être ami et ennemi. Avec ces qualités il s’appliqua fort à la rote, et y acquit la réputation d’un des plus capables de ce tribunal. Quand il s’y fut ancré et qu’il eut acquis des amis et de la considération dans Rome, son génie et son humeur se déployèrent, et son ambition se développa. Il ne songea qu’à plaire à la cour de Rome et à ceux qui la gouvernoient ou qui pourroient la gouverner à leur tour, et se mit en tête de se faire cardinal par cette voie. Dans ce plan de conduite il ne craignit pas de se lier étroitement avec les personnages principaux et autres qu’il se crut utiles, quoique déclarés contre la France, et de marcher ainsi tête levée dans toutes les routes qui pouvoient favoriser son projet.

L’abbé Dubois avoit des agents secrets à Rome pour son chapeau. Gamaches les découvrit, les suivit, chercha inutilement à avoir par eux quelque part en leurs menées. Il fut pique du mystère qu’ils lui en firent, se brouilla avec eux, se mit à les traverser de dépit, et aussi pour faire sentir à l’abbé Dubois qu’il avoit besoin de lui. Dubois en fut bientôt averti ; la fureur le saisit contre l’abbé de Gamaches, qu’il trouva plus court de rappeler, dans la puissance où il se trouvoit de tout faire. Un autre que Gamaches auroit été accablé, mais il l’avoit prévu et s’étoit préparé à en soutenir le choc. Il commença par s’excuser, continua par se plaindre ; mais comme il s’aperçut que cette conduite n’opéroit pas de changement à son rappel, il chaussa le cothurne et osa se déclarer ; il déclara donc à l’abbé Dubois que ce rappel n’étoit point en sa puissance, pour couler doucement qu’elle n’étoit pas en celle du régent, par conséquent en celle du roi même. Il avança nettement que le feu roi, en le nommant à l’auditorat de rote pour la France, avoit consommé son pouvoir ; que du moment qu’il étoit pourvu, agréé à Rome et en possession, il étoit devenu magistrat d’un des premiers tribunaux du monde ; que dès là il ne dépendoit plus du roi, ni pour sa place, ni pour ses fonctions, ni pour sa personne ; que si on pouvoit juridiquement prouver des crimes, un auditeur de rote comme tout autre magistrat en subissoit la punition, mais instruite devant le pape et prononcée par lui, lequel étoit le souverain de Rome et de la rote, sous l’autorité et la protection duquel elle faisoit ses fonctions ; que de crimes ni même de mauvaise conduite, il ne craignoit point qu’on lui en pût imputer, encore moins prouver ; qu’il s’en tenoit là avec d’autant plus d’assurance qu’il n’avoit à répondre que devant le pape, de l’intégrité et de la bonté duquel il ne pouvoit prendre de défiance. À cette dépêche Dubois sauta en l’air ; mais quand il eut bien tempêté, il craignit de se commettre avec une cour dont il espéroit tout et de s’y rendre odieux. Il écouta donc volontiers ce qu’on lui voulut dire en faveur de l’abbé de Gamaches. Mais comme il désiroit passionnément aussi de tirer de Rome un homme qui lui pouvoit beaucoup nuire, et qui étoit sur les pistes de tous ses agents, car il en entretenoit trois ou quatre à Rome inconnus les uns aux autres, il lui offrit l’archevêché d’Embrun, vacant par la mort de Brûlart-Genlis, le plus ancien prélat de France, et un des plus saints et des plus résidents évêques. Gamaches, incapable d’abandonner ses vues, le refusa tout net, et déclara qu’il ne vouloit quitter ni Rome ni la rote ; mais profitant avec esprit de cet adoucissement, il fit le reconnoissant, offrit ses services à Dubois, et lui en rendit en effet pour le gagner et de fort bons. Avec tous ces manéges, il demeura auditeur de rote ; mais il en résulta un véritable scandale.

Jamais auditeur de rote n’avoit encore imaginé ne pouvoir être rappelé. C’est un tribunal où, non sans abus, il se porte des affaires, et souvent très considérables, de toutes les parties de la catholicité ; c’est pour cela qu’il est composé de juges de toutes les nations catholiques, et que chaque roi, ou république, même quelques villes qui l’ont été autrefois, ont la nomination du juge de sa nation. Ce juge est son sujet ; il cesse si peu de l’être par sa nomination, qu’il n’en fait les fonctions qu’à ce titre, et à titre de sujet, par conséquent révocable, par le pouvoir d’un souverain sur son sujet. Cet exemple de prétention de ne pouvoir l’être étoit donc monstrueux et très punissable ; mais la punir n’étoit pas l’intérêt du maître des affaires de France, qui les tournoit toutes, et les sacrifioit pour avoir un chapeau. Cette affaire fit donc grand bruit et peu d’honneur à l’autorité du roi, à laquelle elle a porté une blessure qui doit bien faire prendre garde à l’avenir au choix des auditeurs de rote. Quoique toutes les puissances qui en nomment aient le même intérêt, on n’a vu autre chose que Rome s’avantager de tout, et l’emporter sur choses bien plus essentielles, et s’il se peut encore moins fondées contre l’intérêt général, et quelquefois le plus important et le plus sensible de toutes les puissances de sa communion.

Gamaches, enflé d’un succès qu’il devoit à sa hardiesse, et aux conjonctures qui viennent d’être expliquées, ne se contint plus. Il avoit toujours devant les yeux les exemples de MM. Séraphin, La Trémoille et Polignac, qui d’auditeurs de rote pour la France étoient devenus cardinaux ; mais c’en étoit trois seuls, et en plus d’un siècle. Il se brouilla dans la suite avec le cardinal de Polignac, chargé des affaires du roi à Rome, dont les défauts n’étoient pas de manquer de douceur, d’agréments, et de tout mettre de sa part dans le commerce d’affaires, et de société. La brouillerie s’augmenta avec tant d’éclat, que Gamaches perdit tout respect et toute mesure en discours publics et en conduite à son égard, ne le vit plus, et cessa de lui rendre tous les devoirs auxquels il étoit obligé envers lui comme cardinal, et comme ministre public du roi ; il ne vécut pas mieux avec d’autres cardinaux attachés à la France, pour avoir pris le parti du cardinal de Polignac ; tout cela fut su et souffert, parce qu’on avoit laissé gagner ce terrain à Gamaches, et dans les fins aussi, parce qu’ici on se plut à mortifier le cardinal de Polignac. Ce n’étoit pas que depuis quelques années Gamaches n’eût donné de fortes prises sur soi, et même une qui dura longtemps, et qui fit du bruit à Rome, mais dont il ne fut autre chose. Gamaches, que rien n’arrêtoit pour aller à son but, avoit quantité d’amis dans le sacré collège, dans la prélature, dans la principale noblesse, dans l’intérieur de la maison du pape, dans le subalterne important et accrédité ; quoiqu’il ne fût pas sans ennemis, on pouvoit dire que tout riait à ses espérances. C’est la situation où le duc de Saint-Aignan le trouva en arrivant à Rome, avec le caractère d’ambassadeur de France. Ils n’eurent guère le temps de savoir comment ils s’accommoderoient l’un de l’autre, l’abbé de Gamaches étant mort peu de temps après d’une maladie ordinaire, mais qui fut fort courte, et qui mit fin à tous ses grands projets. Il étoit riche, et entre ses bénéfices il avoit l’abbaye de Montmajour d’Arles qui est très considérable.




  1. Ce dernier est appelé, dans Lemontey(Hist. de la Régence, I, 246), du Courdic, capitaine réformé des dragons de Bellabre.
  2. Dugroesquar, d’après Lemontey(ibid). L’un était d’épée, et l’autre d’église, comme on disait alors. L’abbé Dugroesquar était un des chefs du mouvement et cherchait à lui donner de l’unité.