Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/3

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CHAPITRE III.


Efforts du duc du Maine, inutiles, pour obtenir de voir M. le duc d’Orléans et se justifier. — Députation du parlement au régent sur ses membres prisonniers. — Le parlement de Bretagne écrit en leur faveur au régent. — Le parlement de Bretagne écrit à celui de Paris, qui lui répond. — Le régent demeure ferme. — Menées en Bretagne. — Le régent entraîné maintient très mal à propos Montaran, trésorier des états de Bretagne, qui le vouloient faire compter et lui ôter cet emploi. — Le comte Stanhope passe trois semaines à Paris revenant d’Espagne en Angleterre. — Riche flotte d’Amérique arrivée à Cadix. — Les conseils sur leur fin, par l’intérêt de l’abbé Dubois et de Law. — Appel du cardinal de Noailles, etc., de la constitution Unigenitus. — Il se démet de sa place de chef du conseil de conscience. — Tous les conseils particuliers cassés. — L’abbé Dubois fait secrétaire d’État des affaires étrangères, et Le Blanc secrétaire d’État de la guerre. — Brancas et le premier écuyer conservent leurs départements ; plusieurs des conseils leurs appointements. — Canillac entre au conseil de régence. — La Vrillière a la feuille des bénéfices. — Le comte d’Évreux, Coigny, Biron, Asfeld, demeurent comme ils étoient. — Admirable mandement publié par le cardinal de Noailles sur son appel de la constitution. — Fêtes données à Chantilly à Mme la duchesse de Berry. — Le frère du roi de Portugal incognito à Paris. — Mariage du roi Jacques d’Angleterre, dit le chevalier de Saint-Georges, avec une Sobieska, qui, en allant le trouver avec la princesse sa mère, est arrêtée à Inspruck par ordre de l’empereur. — Tyrannie étendue à cet égard. — Faiblesse du régent pour le traitement du duc du Maine. — Autres gens des conseils récompensés. — Bonamour et sept membres du parlement de Bretagne exilés, puis quatre autres encore. — Mme la duchesse d’Orléans à l’Opéra. — Curiosité sur les tapis. — Mort du maréchal-duc d’Harcourt et de l’abbé de Louvois. — Conseillers d’État pointilleux et moqués. — Koenigseck ambassadeur de l’empereur à Paris. — Époque singulière de l’entier silence de tout ce qui eut trait à la constitution au conseil de régence. — Retour des conseillers du parlement de Paris exilés, non du président Blamont. — Faux sauniers nombreux excités. — Mézières avec des troupes est envoyé contre eux. — Le duc du Maine achète une maison à Paris. — Meudon donné à Mme la duchesse de Berry. — Rion en a d’elle le gouvernement. — Du Mont, qui l’avoit, en conserve les appointements. — Chauvelin, longtemps garde des sceaux si puissant, et chassé, devient président à mortier ; Gilbert avocat général, et l’abbé Bignon bibliothécaire du roi. — Nangis veut se défaire du régiment du roi. — J’en obtiens l’agrément pour Pezé, et aussitôt Nangis ne veut plus vendre. — Le duc de Saint-Aignan, ambassadeur en Espagne, reçoit ordre du régent de revenir. — Je lui assure à son insu une place en arrivant au conseil de régence. — Berwick accepte de servir contre l’Espagne. — Asfeld s’en excuse. — Six mille livres de pension à Mlle d’Espinoy ; autant à Mlle de Melun ; quatre mille livres à Meuse ; autant à Béthune le Polonois. — Six mille livres à Méliant, maître des requêtes, en mariant sa fille unique au fils aîné du garde des sceaux. — Dix mille livres au marquis de La Vère, frère du prince de Chimay. — Huit mille livres à Vertamont, premier président du grand conseil. — Mme la duchesse de Berry en reine à l’Opéra, une seule fois. — Elle donne audience de cérémonie à l’ambassadeur de Venise sur une estrade de trois marches. — Force plaintes. — Elle n’y retourne plus.


La fermentation se cachoit, mais subsistoit toujours, M. du Maine, fort abandonné à Sceaux, où il avoit déclaré qu’il ne vouloit voir personne, protestoit qu’il ne se sentoit coupable de rien. Mme la duchesse d’Orléans l’y alloit voir. Ils faisoient tous leurs efforts pour lui obtenir une audience de M. le duc d’Orléans, dans laquelle il prétendoit se justifier, et ces efforts furent inutiles.

Le parlement de Bretagne écrivit au régent pour lui demander la liberté des trois prisonniers du parlement de Paris, et en même temps à ce parlement pour lui rendre compte de cet office, et pour louer et approuver toute la conduite du parlement de Paris. Celui-ci, en même temps, députa au régent le premier président et huit conseillers pour lui demander la liberté de leurs trois confrères. Il leur répondit que la conduite qu’auroit désormais le parlement régleroit la sienne à l’égard des prisonniers, et mortifia beaucoup par cette réponse des gens qui s’étoient tout promis de cette démarche vers le régent sans aller au roi, et de la facilité de M. le duc d’Orléans dont ils avoient tant et si longuement abusé. Il ne fit aucune réponse au parlement de Bretagne, et trouva son interposition et sa lettre au parlement de Paris fort impertinente et séditieuse. Le parlement de Paris abattu de ce qui s’étoit passé au lit de justice, de la prison de trois de ses membres et de la réponse qu’il venoit de recevoir sur leur liberté, n’osa répondre au parlement de Bretagne qu’en termes fort mesurés et après avoir montré sa réponse au régent. Ce qui s’étoit passé à Paris avoit influé sur la Bretagne. De plus, à ce qu’il s’y méditoit, il n’étoit pas temps de rien témoigner. Le feu s’y entretenoit avec art et mesure. Ce fut pour cela qu’il lui fallut donner quelque pâture par ces lettres du parlement de Bretagne dont on vient de parler. Leur mauvais succès et la réponse du parlement de Paris au parlement de Bretagne, qui se sentoit si fort de la touche que le parlement de Paris avoit reçue, et dont il étoit encore dans le premier étourdissement, fit sentir à la Bretagne la nécessité d’amuser la cour par une déférence qui n’altéroit point ses sourdes mesures. Ainsi les états nommèrent les députés que la cour avoit choisis pour apporter à l’ordinaire leurs cahiers à Paris, en finissant leurs séances ; ils avoient précédemment obtenu qu’une députation par chaque diocèse s’y pût assembler entre deux tenues d’États, pour l’exécution de ce qui y étoit ordonné.

Cela étoit tout nouveau. Le spécieux de préparer et d’abréger les matières pour les États suivants, avoit surpris la facilité du régent. L’occupation présentée n’étoit pas celle qu’on s’y proposoit ; le dessein, comme les suites ne le firent que trop évidemment reconnoître, étoit de s’organiser entre eux, d’accroître le nombre pour remuer, embarquer, se fournir des moyens de soutenir des troubles, choisir les chefs et les affidés de chaque diocèse, de concerter leurs mesures pour conduire les états au but qu’ils se proposoient en fascinant la multitude du bien public, de la restitution de leurs anciens privilèges, de la facilité des conjonctures. C’est ce qui causa tant de bruit et tant de prétentions aux états qui suivirent et qui, enfin reconnus, porta le régent à supprimer ces nouvelles et si dangereuses députations diocésaines qui s’assembloient, tant qu’il leur plaisoit, d’une tenue d’États à l’autre et qui s’entre-communiquoient et s’entendoient secrètement. Le coup frappé par le lit de justice opéra sans bruit cette suppression et termina les États de même. Mais le mal que ces députations diocésaines avoient fait, subsistant avec le dépit de ne pouvoir user de la même et si grande et commode facilité pour le pousser à leur gré. Ce fut à revenir par d’autres voies et plus couvertes qu’il fallut travailler, et c’étoit l’embarras où se trouvèrent alors les secrets conducteurs de ces sourdes pratiques. Ils les continuèrent donc comme ils purent par les connoissances, les liaisons et les mesures que ces députations diocésaines leur avoient donné lieu de prendre, et la conjoncture présente qui demandoit une surface soumise et paisible ne leur permit pas d’agir autrement pour un temps.

Le gouvernement fit aussi une grande faute et pour des intérêts particuliers, à laquelle je m’opposai vainement, par la déplorable facilité et sécurité du régent. La province entière étoit mécontente de Montaran, son trésorier, et le vouloit ôter, et dans ce mécontentement il n’entroit rien qui eût trait à aucune autre chose qu’à un détail pécuniaire entièrement domestique et entièrement étranger aux intérêts politiques ou pécuniaires du roi ni à aucune forme publique. Montaran, qui étoit fort riche, regardoit avec raison son emploi comme sa fortune par les énormes profits qui y étoient ou attachés ou tirés. Sa magnificence et son attention à obliger de sa bourse les gens de la cour et beaucoup encore de son crédit, lui acquirent la protection des dames et de beaucoup de gens considérables ; il se trouvoit de plus soutenu par son frère, capitaine aux gardes, estimé dans son métier, fort gros et fort honnête joueur, et par là mêlé depuis longtemps avec le meilleur et le plus grand monde. Par ces appuis le trésorier se maintint contre les cris de toute la province, qui alléguoit avec raison qu’il étoit inouï, chez les particuliers, que, par autorité supérieure, un trésorier empêchât son maître de le faire compter avec lui et de le renvoyer quand il le vouloit ; que cette liberté commune à tout le monde étoit la moindre chose qu’elle pût espérer en faveur, du moins, de ce qu’elle payoit au roi sans murmure, qui ne tendoit qu’à voir clair en ses affaires et en pouvoir charger qui bon lui sembleroit. Ces raisons étoient vraiment sans réplique, mais le crédit de Montaran l’emporta. Il n’est pas croyable à quel point la province en fut aigrie et l’usage qu’en surent tirer les instruments des menées, même envers les plus éloignés d’avoir connoissance ni part encore moins à ce qui se tramoit.

Milord Stanhope arriva de Madrid à Paris au commencement de septembre, peu content, comme on l’a pu voir, du voyage qu’un ministre d’Angleterre aussi accrédité que lui avoit pris la peine d’y faire, [au moment] où la flotte d’Amérique, très richement chargée, venoit d’arriver à Cadix. Ce ministre demeura trois semaines à Paris, où, conduit par l’abbé Dubois vendu à l’Angleterre, il vit souvent M. le duc d’Orléans, et s’en retourna reprendre sa place dans le conseil secret du roi son maître.

Cet abbé, plus puissant que jamais auprès du sien, n’y perdoit pas son temps pour sa fortune. [Être] conseiller d’État et entré dans le conseil des affaires étrangères, dont il ne lui laissoit que la plus grossière écorce, ne le satisfaisoit pas. Cette légère écorce le gênoit ; il lui importoit, pour son but du chapeau, que l’Angleterre et l’empereur le vissent maître unique, et sans fantômes de compagnons, de toutes les affaires étrangères. Law ne se trouvoit guère moins gêné du conseil des finances. Celui de la guerre étoit devenu une pétaudière, et dès qu’il étoit intérieurement résolu de laisser de plus en plus tomber le peu qu’il restoit de marine, le conseil qui en portoit le nom étoit fort vide et très inutile ; celui des affaires du dedans du royaume ne tenoit qu’à un bouton par sa matière et par le peu de compte que M. le duc d’Orléans faisoit de d’Antin. Enfin, celui de conscience ne pouvoit plus subsister, comme on le verra tout à l’heure. En général, ces conseils avoient été fort mal arrangés dès le commencement, par les menées du duc de Noailles qui n’oublia rien pour confondre et mêler leurs fonctions, et les commettre ensemble pour les rendre ridicules et importuns, pour les détruire et se faire premier ministre. S’il ne réussit pas à le devenir, il réussit du moins à énerver les conseils et à frayer le chemin à l’abbé Dubois pour s’en défaire et arriver ainsi au but qu’il s’étoit proposé vainement pour lui-même.

M. le duc d’Orléans m’en parla avec dégoût, et me témoigna qu’il les vouloit casser. Dubois et Law y avoient trop d’intérêt et le tenoient de trop près et de trop court pour espérer de l’empêcher. Je me contentai de lui dire que faire et défaire étoit un grand inconvénient dans le gouvernement et qui n’attiroit pas le respect ni la confiance du dedans ni du dehors, et je lui reprochai en détail les fautes qu’il avoit voulu faire dans la manière de leur établissement, et celles où, à leur égard, il s’étoit sans cesse laissé entraîner depuis. Je lui représentai le dégoût qu’il alloit gratuitement donner à ceux qui les composoient, et la considération de les avoir lui-même proposés et fait passer au parlement le jour qu’il y prit la solennelle possession de la régence. Enfin, je le priai de réfléchir sur tout ce qu’il avoit eu la faiblesse de fourrer dans le conseil de régence, où par conséquent il ne se pouvoit plus rien traiter d’important, et que, dénué de ce nombre de conseils dont les affaires s’y référoient, excepté l’important étranger et certains coups de finance, et destitué de ce groupe de personnes de tous états qui les composoient, celui de régence tomberoit dans un vide qui mécontenteroit tout le monde, et dans un mépris qui montreroit trop à découvert qu’il vouloit gouverner tout seul de son cabinet. Le défaut des personnes faciles et faibles est de tout craindre et tout ménager au point de se laisser acculer, et, sortis du danger, se croire invulnérables et tomber tout à coup dans l’autre extrémité, si l’intérêt de ceux à qui cette même faiblesse les livre le demande et les y pousse. C’est ce qui arriva au régent, que Dubois et Law, d’intelligence ensemble, entraînèrent.

Le cardinal de Noailles, arrêté par le P. de La Tour, général de l’Oratoire, qui eut après tout lieu de se repentir d’une prudence dont les vues étoient droites, mais trop courtes avec tout son bon esprit, le cardinal de Noailles, dis-je, avoit fait, malgré ses vrais amis, ceux de la vérité, et qui voyoient le plus clair, la faute capitale de n’avoir pas déclaré son appel de la constitution Unigenitus, lors de celui des quatre célèbres évêques en pleine Sorbonne avec elle, et en ce même temps que tant d’universités et de grands corps réguliers et séculiers firent publiquement le leur. Je lui exposai chez moi toutes les raisons importantes, pressantes, évidentes de déclarer son appel en si bonne compagnie qui l’auroit augmentée encore d’un grand nombre, à l’appui de son nom, et qui, selon les apparences, eût emporté celui du parlement de Paris et de quelques autres ; mes exhortations furent vaines, et ceux qui aimoient l’Église et l’État, et qui voyoient les suites d’un délai si pernicieux, en gémirent. Il faut, ici se souvenir de la conversation que j’eus là-dessus alors avec M. le duc d’Orléans, dans sa petite loge de l’Opéra, enfermés tête-à-tête, lieu étrange à traiter d’affaires pareilles, qui est rapporté tome XIV, page 267. L’intérêt de l’abbé Dubois, pour son chapeau, l’avoit changé, et son maître, qui ne traitoit cette affaire qu’en politique, se laissa entraîner à la sienne et à la cabale intérieure que les chefs de la constitution avoient su se faire auprès de lui, et plus que par elle, par le duc de Noailles qui vendit son oncle à sa fortune, je ne dirai pas ses sentiments premiers, l’Église et l’État ; il a fait toutes ses preuves qu’il ne se soucie guère ni de l’une ni de l’autre. Toutes ces choses ont été expliquées au même lieu indiqué. Les affaires s’étant depuis continuellement aigries par l’intérêt des chefs de la constitution en France, malgré Rome qui leur résistoit, le cardinal de Noailles sentit enfin la faute énorme qu’il avoit faite, et crut ne pouvoir plus trouver d’abri que par la déclaration de son appel. Il en rendit compte au régent, bien résolu à cette fois de ne se plus laisser gagner, et se démit en même temps de sa place de chef du conseil de conscience qui, de ce moment, ne s’assembla plus à l’archevêché, mais chez l’archevêque de Bordeaux qui y étoit en second. L’appel du cardinal de Noailles fut donc rendu public, dès le lendemain, 23 septembre. Il fut incontinent suivi de celui du chapitre de Notre-Dame, de presque tous les curés de Paris et du grand nombre du reste du diocèse, de plusieurs communautés séculières et régulières, et d’une foule immense d’ecclésiastiques particuliers, aux acclamations générales et publiques, avec tout le bruit et le fracas qu’on peut se représenter.

Cet éclat donna le dernier coup aux conseils. Celui de conscience ne s’assembla qu’une fois chez l’archevêque de Bordeaux, et fut cassé. Sa chute précipita celle des autres ; le régent envoya à chacun de leurs chefs une lettre du roi pour les remercier, et fit en même temps l’abbé Dubois secrétaire d’État des affaires étrangères, et Leblanc secrétaire d’État de la guerre ; j’eus grande part au choix de ce dernier, qui étoit du conseil de guerre dès son établissement, à la mort du roi, en sorte que la forme du gouvernement de ce prince, que le régent avoit voulu détruire à sa mort, dut, trois ans après, son rétablissement au même régent, tant il est vrai qu’il n’est en ce monde que bas et petit intérêt particulier, et que tout est cercle et période ; il y eut pourtant des gens qui, tout d’abord, se sauvèrent du naufrage. Le premier écuyer demeura chargé des ponts, chaussées, grands chemins, pavés de Paris, et y acquit toujours beaucoup d’honneur, et le marquis de Brancas, des haras qu’il laissa achever de ruiner. Ils conservèrent leurs appointements avec quelque augmentation. Ils étoient du conseil du dedans du royaume. Asfeld demeura de même chargé des fortifications et des ingénieurs, et le détail de la cavalerie et des dragons fut laissé au comte d’Évreux et à Coigny, leurs colonels généraux. On laissa à plusieurs conseillers réformés des conseils leurs appointements. Canillac refusa les siens. Il vouloit mieux et l’obtint bientôt ; il conduisit M. le duc d’Orléans à le prier de vouloir bien entrer dans le conseil de régence ; et Canillac, pour cette fois, voulut bien être complaisant.

Le cardinal de Noailles publia un mandement sur son appel, qui fut applaudi comme un chef-d’œuvre en tout genre. Quoique fort gros, il n’étoit que la première partie du total en attendant la seconde. Je n’en dirai pas davantage pour ne pas enfreindre la loi que je me suis faite de ne point entrer ici dans l’affaire de la constitution par les raisons que j’en ai alléguées. Il fit grand bruit et grand effet. Ce cardinal vit toujours M. le duc d’Orléans.

M. le Duc, qui vouloit plaire à M. le duc d’Orléans, dont il étoit extrêmement content depuis le dernier lit de justice, voulut donner une fête à Mme la duchesse de Berry, qu’il convia d’aller passer quelques jours à Chantilly. Ce voyage dura dix jours, et chaque jour eut différentes fêtes. La profusion, le bon goût, la galanterie, la magnificence, les inventions, l’art, l’agrément des diverses surprises s’y disputèrent à l’envi. Mme la duchesse de Berry y fut accompagnée de toute sa cour. Elle ne fit pas grâce d’une ligne de toute sa grandeur, qui eut lieu d’être satisfaite de tous les honneurs et de tous les respects qu’elle y reçut. Elle y eut, sans y déroger en rien, toute sorte de politesse pour M. le Duc et pour Mme la Duchesse douairière. À l’égard de l’épouse de M. le Duc, elle affecta une hauteur dédaigneuse, et partit de Chantilly sans lui avoir dit un seul mot. Elle ne lui pardonna jamais d’avoir fait rompre le mariage du prince de Conti avec Mlle sa sueur, comme je l’ai raconté, tome X, page 413 et suiv. Lassai, qui depuis bien des années étoit chez Mme la Duchesse la mère ce que Rion étoit devenu chez Mme la duchesse de Berry, fut chargé de lui faire particulièrement les honneurs de Chantilly. Il tenoit une table particulière pour lui ; il y avoit une calèche et des relais pour eux deux, et cette attention fut marquée jusqu’au plus plaisant ridicule.

Il pensa y arriver une aventure tragique au milieu de tant de somptueux plaisirs. M. le Duc avoit de l’autre côté du canal une très belle ménagerie, remplie en très grande quantité des oiseaux et des bêtes les plus rares. Un grand et fort beau tigre s’échappa et courut les jardins de ce même côté de la ménagerie, tandis que les musiciens et les comédiens, hommes et femmes, s’y promenoient. On peut juger de leur effroi et de l’inquiétude de toute cette cour rassemblée. Le maître du tigre accourut, le rapprocha et le remena adroitement dans sa loge, sans qu’il eût fait aucun autre mal à personne que la plus grande peur.

Pendant ces superbes fêtes, et qui eurent tout le gracieux qui leur manque si ordinairement, arriva de Hollande à Paris, incognito, le frère du roi de Portugal, qui avoit fait avec réputation les deux dernières campagnes en Hongrie, et descendit chez l’ambassadeur du roi son frère. L’accueil qu’on lui lit fut nul jusqu’au scandale. Aussi séjourna-t-il ici le moins qu’il put, quoique mal avec le roi de Portugal, auprès duquel il ne voulut pas retourner. Cette raison fit que le régent ne se soucia pas de s’en contraindre ni d’en importuner le roi. Paris, les étrangers, le Portugal même, ne laissèrent pas d’en être fort choqués ; mais le prince ni l’ambassadeur n’en témoignèrent pas la moindre chose, je crois par un air de mépris et de grandeur qui fut fort approuvé.

Le chevalier de Saint-Georges, pressé enfin de se marier pour avoir postérité, et maintenir par là l’espérance du parti qui lui restoit en Angleterre, et son malheureux sort l’empêchant de trouver une alliance proportionnée à ce qu’il auroit dû être en effet comme il l’étoit de droit, conclut son mariage avec la fille du prince Jacques Sobieski et de la sœur de l’impératrice épouse de l’empereur Léopold, de la duchesse de Parme mère de la reine d’Espagne, et de l’électeur palatin. Le prince Jacques étoit fils aîné du fameux Jean Sobieski, roi de Pologne, et de [Marie-Casimire] de La Grange, fille du cardinal d’Arquien [1]. Il étoit chevalier de la Toison d’or et gouverneur de Styrie, et demeuroit à Olaw, en Silésie, où il avoit de grands biens. Il donna six cent mille livres de dot, et le pape neuf cent mille livres, avec quatre-vingt mille livres de pension, et des meubles. L’épouse, mariée par procureur, partit d’Olaw le 12 septembre, accompagnée de sa mère, pour aller à Rome ; mais arrivées à Inspruch, elles furent arrêtées toutes deux par ordre de l’empereur, qui, pour mieux et plus bassement faire sa cour au roi Georges, ôta en même temps au prince Jacques la pension qu’il lui donnoit, lui envoya ordre de sortir de ses États, et défendit au duc de Modène d’accomplir le mariage signé entre le prince de Modène son fils et une autre fille du prince Jacques Sobieski. C’étoit pousser la persécution bien loin et d’une manière que toute l’Europe, même en Angleterre, trouva bien peu honorable, pour en parler modestement, et dont le pape fut indigné.

L’évêque de Viviers, député des états de Languedoc, n’avoit point fait sa harangue au prince de Dombes, gouverneur de cette province en survivance, qui avoit été absent. Viviers étoit frère de Chambonnas, qui étoit à M. du Maine, et sa femme dame d’honneur de Mme du Maine. Embarrassé du traitement depuis leur chute au dernier lit de justice, il demanda au régent comment il lui plaisoit qu’il en usât. Le régent lui dit d’en user à l’ordinaire : tellement que le prélat le traita d’Altesse Sérénissime. MM. le duc d’Orléans, parfaitement sans fiel comme la colombe, croyoit que les autres étoient comme lui. Il ne tenoit pourtant qu’à lui de bien savoir à quoi s’en tenir sur le duc du Maine : mais il ne pouvoit ni faire de mal à ceux qu’il savoit être le plus ses ennemis, ni soutenir celui qu’il n’avoit pu s’empêcher de leur faire. Sa nature, de plus, n’étoit pas d’être conséquent en rien. Il se flattoit de regagner, et, par cette faiblesse, il augmentoit le courage et l’audace, et ne réussissoit qu’à perdre davantage avec amis et ennemis, sans qu’aucune expérience pût l’en corriger.

Canillac avoit gagné huit mille livres de rente en refusant ses appointements du conseil des affaires étrangères, et obtenu une place dans la régence. Sur cet exemple, tous les gens de quelque considération qui avoient eu des places dans les conseils en tirèrent pied ou aile. L’archevêque de Bordeaux eut les économats et conserva ses appointements. Bonrepos garda aussi les siens et un brevet de conseiller d’État d’épée. Biron continua à se mêler du détail de l’infanterie, avec dix mille livres d’appointements pour cela, outre ceux du conseil de guerre qu’on lui laissa. Cheverny entra au conseil des parties comme conseiller d’État d’épée surnuméraire, en attendant vacance, et eut les appointements de ce conseil, outre ceux qu’il avoit pour celui des affaires étrangères, et La Vrillière eut l’expédition de tous les bénéfices, qui, sous le feu roi, s’expédioient par le secrétaire d’État qui se trouvoit en mois. Je ne parle point des diverses formes que prirent ceux du conseil des finances.

Bonamour, gentilhomme de Bretagne, qui avoit été exilé, puis rappelé, fut exilé de nouveau avec sept membres du parlement de la même province, dont les menées ne purent être si cachées qu’elles ne fussent découvertes ; quatre autres le furent encore bientôt après.

Mme la duchesse d’Orléans, malgré sa douleur sur l’état du duc du Maine, alla à l’Opéra dans la petite loge de M. le duc d’Orléans, parce qu’elle n’alloit jamais dans la grande loge qu’avec Madame. La raison en est que Madame y a un tapis et que Mme la duchesse d’Orléans n’y en peut avoir. On voit donc que jusqu’alors le tapis étoit réservé aux seuls fils de France. Les princesses du sang en ont depuis franchi le saut à leurs tribunes dans les églises de Paris, mais elles n’ont encore osé en mettre à leurs loges aux spectacles. On n’en comprend pas bien la différence, si ce n’est qu’elles vont seules aux églises, et qu’au spectacle elles mènent les dames qui seroient avec elles sur le tapis, à moins que les princesses du sang fussent seules sur le banc de devant, ce qu’elles n’ont encore osé faire ; mais l’expédient qu’elles y ont trouvé est de n’aller plus aux loges ordinaires, et d’en louer à l’année de petites, reculées sur le théâtre, où elles ne paraissent point en spectacle. Ainsi, tapis et non tapis est évité, et c’est la solution de l’enlèvement que fit Mme la Duchesse la mère, avec la violence qu’on a vue en son lieu, de la petite loge qu’avoit la maréchale d’Estrées.

Le maréchal d’Harcourt mourut enfin le 19 octobre, n’ayant que cinquante-cinq ans. Plusieurs apoplexies redoublées l’avoient réduit à ne pouvoir articuler une syllabe, à marquer avec une baguette les lettres d’un grand alphabet placé devant lui, qu’un secrétaire, toujours au guet, écrivoit à mesure et réduisoit en mots, et à toutes les impatiences et les désespoirs imaginables. Il ne voyoit plus depuis longtemps que sa plus étroite famille et deux ou trois amis intimes. Telle fut la terrible fin d’un homme si fait exprès pour les affaires et les premières places par son esprit et sa capacité, et autant encore par son art, et si propre encore par la délicatesse, la douceur et l’agrément de son esprit et de ses manières à faire les délices de la société. Il a été si souvent mention de lui dans ces mémoires, que je n’en dirai pas davantage. Il laissa peu de bien et tiroit du roi plus de soixante mille livres de rente, dont rien de susceptible de passer à son fils aîné, et il avoit plusieurs enfants. L’abbé de Louvois le suivit de fort près. Il mourut de la taille. Ce fut dommage : un homme d’esprit, savant, aimable, que les jésuites empêchèrent d’être placé, et qui eût été un très digne évêque, et qui auroit honoré et paré l’épiscopat.

Les conseillers d’État, de jour en jour devenus plus pointilleux par la tolérance de leurs prétentions, dont on n’avoit jamais ouï parler avant la difficulté que fit La Houssaye d’être en troisième après le comte du Luc au traité de Bade, qui mit le dernier sceau à la paix d’Utrecht, se plaignirent amèrement de ce que deux conseillers d’État commissaires généraux des finances depuis l’extinction des conseils, venus rapporter en manteau court des affaires de finances au conseil de régence, y avoient eu place au bout de la table, et y avoient opiné les derniers. M. le duc d’Orléans les amusa et s’amusa d’eux, et ces messieurs n’y gagnèrent rien que de faire rire.

Le comte de Koenigseck, ambassadeur de l’empereur, fit une entrée magnifique. Il se mêla fort avec la bonne compagnie, fit belle, mais sage dépense, et tant par la manière de traiter les affaires, que par sa conduite dans le monde, et l’agrément de la société, il se fit fort estimer et compter. Il n’a pas moins acquis de réputation à la tète des armées impériales.

Je ne rapporterois pas la bagatelle suivante, si elle n’étoit l’époque du silence entier, qui fut depuis elle religieusement gardé au conseil de régence, sur l’affaire de la constitution, dont on y parloit souvent par rapport aux querelles des évêques constitutionnaires dans leurs diocèses et avec les parlements, et dont on ne dit plus un seul mot depuis ; car du fond de l’affaire, il y avoit longtemps qu’elle ne se traitoit plus que dans le cabinet du régent. Les chefs de la constitution avoient raison d’éviter le grand jour dans une matière devenue toute de manége et de la plus étrange tyrannie de leur part, où leur fortune et l’amour de la domination en avoit tant, et la religion nulle, qui n’en étoit que le voile, jusque-là que Rome, contente de l’obéissance qu’elle avoit emportée, étoit outrée de tout ce qui se passoit en France, qui, à son égard, n’étoit plus bon qu’à des éclaircissements de ses entreprises, des lois de l’Église, des pratiques de tous les temps, et à ventiler et rendre odieuse la puissance arbitraire et infaillible que cette cour se vouloit arroger. J’ai parlé en son lieu d’Aubigny, parent factice de Mme de Maintenon ; de sa découverte par Godet, évêque de Chartres ; de sa promotion à l’évêché de Noyon, puis à l’archevêché de Rouen ; homme sincèrement de bien et d’honneur, mais ignorantissime, grossier, entêté, excrément de séminaire, fanatique sur la constitution, et accoutumé par l’autorité de Mme de Maintenon à toutes sortes de violences dans son diocèse, qu’il n’avoit cessé de désoler, farci d’ailleurs de toutes les plus misérables minuties de Saint-Sulpice, la moindre contravention desquelles étoit à son égard crime sans rémission. La mort du roi et la chute de l’autorité, qui lui donnoit celle de faire tout ce qu’il vouloit, ne put le rendre plus traitable, et ne fit que lui procurer des dégoûts sans le corriger dans ses entreprises. Il en fit une très violente contre des curés fort estimés, qu’il poursuivit à son officialité, par laquelle il les fit interdire. Ils se pourvurent à la chambre des vacations du parlement de Rouen, qui cassa l’interdiction, et les renvoya à leurs fonctions. Elle tança l’official et mit l’archevêque en furie. Il accourut à Paris pour faire casser l’arrêt et réprimander la chambre des vacations qui l’avoit rendu. Le garde des sceaux, plein de son ancien chrême et aussi ardent que lui sur la matière, quoique bien mesuré, parce qu’il avoit bien de l’esprit, lui promit tout et ne douta pas d’emporter l’affaire d’emblée.

J’ignorois parfaitement l’affaire, lorsque, arrivant au Palais-Royal, le mardi 23 octobre, pour travailler avec M. le duc d’Orléans avant le conseil de régence qui se devoit tenir immédiatement après, je trouvai en descendant de carrosse l’archevêque de Rouen, qui attendoit le sien, tout agité et tout bouffi, si occupé qu’il ne me dit mot, à moi qui étois fort de sa connoissance, et bien avec lui depuis qu’il avoit été mon évêque à Noyon. Je passai mon chemin après l’avoir salué assez inutilement, dans la distraction où il était. Cela me fit soupçonner qu’il avoit quelque affaire pressante, dont il venoit apparemment de parler au régent, et conséquemment qu’il s’agissoit de quelque vexation sur la constitution.

Je contai, en arrivant, ma rencontre à M. le duc d’Orléans, et lui demandai si ce prélat l’avoit vu, et s’il savoit ce qui l’occupoit si fort. Il me dit qu’il sortoit d’avec lui ; qu’il étoit en effet fort en colère contre la chambre des vacations du parlement de Rouen, qui avoit reçu l’appel comme d’abus d’une interdiction de curés qu’elle avoit cassée ; que l’archevêque en demandoit justice, et qu’on en alloit parler tout à l’heure au conseil de régence. À la façon, quoiqu’en deux mots, dont M. le duc d’Orléans m’en parla, je le vis prévenu pour l’archevêque ; que le garde des sceaux l’en avoit entretenu, et que la cassation de l’arrêt, et la réprimande à la chambre qui l’avoit rendu, alloient passer d’emblée. Je ne dis mot, mais j’abrégeai mon travail et m’en allai du Palais-Royal descendre chez M. le Duc aux Tuileries, à qui je dis ce que je venois de voir et d’apprendre, et qu’il ne falloit pas laisser passer cette affaire sans y voir clair. Il fut du même sentiment, et me dit qu’il en parleroit à quelques-uns du conseil, avant qu’on prît place.

Je montai où il se tenoit pour les voir arriver. Je parlai au comte de Toulouse qui pensa de même, et à plusieurs autres que je mis de mon côté. Le duc de La Force, grand constitutionnaire de politique et de parti, voulut me résister. Je lui parlai ferme et net, et lui dis que, ne voulant que voir clair dans une affaire, et empêcher qu’elle ne fût étranglée, sans demander qu’on fût pour une partie ou pour l’autre, j’avois droit, justice et raison d’exiger qu’il fût de cet avis. Il eut peur de moi, et me promit d’en être.

M. le duc d’Orléans et tout le monde arrivé et en place, il dit à la compagnie qu’avant d’entamer aucune affaire, M. le garde des sceaux avoit à rendre compte d’une qui étoit provisoire, et qui regardoit M. l’archevêque de Rouen, et tout de suite se tournant au garde des sceaux, lui fit signe de parler. Argenson rapporta l’affaire avec tout l’art et toute la force qu’il y put mettre, pour l’archevêque, sans dire un seul mot des raisons des curés, et conclut, comme je l’avois prévu, à la cassation de l’arrêt, confirmation de la sentence de l’official de Rouen, tancement au moins des curés, et réprimande à la chambre qui avoit rendu l’arrêt. Dès qu’il eut cessé de parler, M. le duc d’Orléans dit : « Monsieur de Canillac, » qui voulut opiner, et qui étoit le dernier du conseil. Je l’interrompis à l’instant, et me tournant au régent, je lui dis que M. le garde des sceaux avoit parfaitement rapporté toutes les raisons de M. l’archevêque de Rouen. Je m’étendis un peu en louange sur la netteté et l’éloquence du rapport, mais j’ajoutai qu’étant aussi parfaitement instruits des raisons de l’archevêque, nous ne l’étions point du tout de celles des curés, par conséquent de celles de l’arrêt dont il s’agissoit, dont M. le garde des sceaux ne nous avoit pas dit un mot ; que, bonnes ou mauvaises, il falloit bien que la chambre des vacations du parlement de Rouen en eût eu pour rendre l’arrêt dont la plainte nous étoit portée ; qu’instruits d’un côté, point du tout de l’autre, nous n’étions pas en état de porter un jugement ; que par cette raison il me sembloit que ce n’étoit pas sur l’arrêt, dont nous ignorions les raisons, que nous pouvions opiner ; mais seulement si Son Altesse Royale l’avoit agréable, s’il étoit à propos, comme je le croyois, de demander à la chambre des vacations du parlement de Rouen les motifs qu’elle avoit eus de le rendre, pour nous mettre en état, par cette instruction, d’opiner en connoissance de cause sur la cassation ou la manutention de cet arrêt. Je vis tout le conseil dresser les oreilles tandis que je parlois, et le garde des sceaux se secouer comme un homme fort mécontent.

Mon avis frappa M. le duc d’Orléans si bien qu’il dit que j’avois raison et qu’il n’y avoit qu’à opiner là-dessus. Il demanda l’avis à Canillac, puis aux autres : tous furent de mon avis, jusqu’à d’Effiat et à M. de Troyes, qui n’osèrent montrer la corde, voyant bien que cela passeroit tout de suite. Le garde des sceaux même se contenta de faire le plongeon au lieu d’opiner. Quand ce fut à M. le duc d’Orléans : « Cela passe, dit-il, de toutes les voix. » Puis, se tournant au garde des sceaux : « Monsieur, lui dit-il, demandez les motifs de son arrêt à la chambre des vacations du parlement de Rouen. » Au lieu de répondre, Argenson fit une pirouette sur son siège, puis dit tout bas au duc de La Force, qui me le rendit après : « Monsieur, il n’y a plus moyen de parler ici de rien qui touche à la constitution ; aussi vous promets-je bien qu’on n’y en parlera plus. » Il tint exactement parole, et oncques depuis il n’y en a été parlé, pas même de cette affaire commencée. Mais, assez longtemps après, Pontcarré, premier président du parlement de Rouen, qui étoit de mes amis, m’apprit, à ma grande surprise, qu’ils savoient tous dans leur compagnie qu’ils m’avoient l’obligation d’avoir sauvé leur arrêt ; qu’il avoit tenu et qu’il avoit fait mettre dans leurs registres ce que j’avois fait pour eux au conseil de régence.

M. le duc d’Orléans accorda la liberté de revenir aux deux conseillers du parlement de Paris, mais il ne voulut pas ouïr parler du président Blamont, qui s’étoit distingué en sédition. Il s’en fomentoit beaucoup dans le royaume par le moyen de faux sauniers. Ces gens, qui ne songeoient qu’à leur profit dans ce dangereux négoce, grossirent peu à peu. Il y avoit longtemps que ceux qui méditoient des troubles les avoient pratiqués ; mais ces espèces de troupes se grossirent et se disciplinèrent à tel point qu’on [ne] put enfin se fermer assez les yeux pour n’y pas apercevoir des troupes qui se rendoient redoutables par leur valeur et par leur conduite, qui s’attiroient les peuples en ne prenant rien sur eux, qui en étoient favorisés par l’utilité d’acheter d’eux du sel à bon marché, qui s’en irritoient encore plus contre la gabelle et les autres impôts, enfin, que ces faux sauniers, répandus par tout le royaume et marchant souvent en grosses troupes qui battoient tout ce qui s’opposoit à eux, étoient des gens devenus dangereux, qui avoient des chefs avec eux et des conducteurs inconnus, qui, par ces chefs, les faisoient mouvoir, animoient les peuples et leur présentoient une protection toute prête. Le mépris d’eux, qu’on n’avoit pu ôter au régent, se changea enfin en inquiétude trop juste, mais trop tardive, et l’obligea à prendre des mesures pour arrêter un désordre fomenté par des vues fort criminelles. Il y avoit plus de cinq mille de ces faux sauniers qui faisoient le faux saunage haut à la main, en Champagne et en Picardie. Mezières, lieutenant général et gouverneur d’Amiens, fut envoyé contre eux avec des troupes pour les dissiper.

Quoique le duc du Maine n’eût rien moins qu’aucune des qualités du fameux amiral de Coligny, qui, trois jours avant l’affaire de Meaux, fut trouvé, par celui que la cour envoya chez lui examiner ce qu’il s’y passoit, seul et sans armes, dans sa maison de Châtillon-sur-Loing, taillant ses arbres dans son jardin ; M. du Maine, dis-je, prit ce temps précisément pour faire le marché d’une maison que Mme la princesse de Conti avoit fait bâtir et de deux ou trois voisines qu’il acheta six cent mille livres avec ce qu’il y fallut ajouter, dont il fit l’hôtel du Maine, au bout de la rue de Bourbon, l’Arsenal n’ayant paru à Mme la duchesse du Maine qu’une maison propre à y aller seulement faire quelques soupers.

Le roi étant fort jeune et avec beaucoup de belles maisons, et Mme la duchesse de Berry, veuve et sans enfants, elle eut envie d’avoir Meudon, et l’obtint de M. le duc d’Orléans en échange du château d’Amboise qu’elle avoit pour habitation par son contrat de mariage. Cette espèce de présent ne laissa pas de faire du bruit ; elle en donna le gouvernement à Rion, et du Mont qui l’avoit, ne laissa pas de conserver les mêmes appointements qu’il en avoit.

Chauvelin, avocat général depuis la mort de son frère aîné, acheta la charge de président à mortier de Le Bailleul qui ne la faisoit point, et qui d’ailleurs la déshonoroit par sa vie et sa conduite, et vendit la sienne à Gilbert de Voisins, maître des requêtes du conseil des finances. Je ne marquerois pas cette bagatelle, si ce même Chauvelin n’étoit devenu depuis le jouet de la fortune, qui, après l’avoir élevé tout à coup au plus haut point, le précipita au plus bas. Gilbert déjà fort estimé, acquit une grande réputation dans la place d’avocat général. L’abbé Bignon eut la bibliothèque du roi qu’avoit l’abbé de Louvois, avec le même brevet de retenue de douze mille livres.

Pezé, parent du maréchal de Tessé, et fort proche de la feue maréchale de La Mothe, rapidement devenu capitaine aux gardes et gentilhomme de la manche du roi, étoit un homme de beaucoup d’esprit et de talents. Il savoit cheminer, et avoit une grande ambition. Le roi paraissoit avoir pour lui une bonté particulière qu’il savoit grossir et faire valoir. Il sut que Nangis à qui le régiment du roi ne donnoit plus le même crédit, ni les mêmes privances sous un roi enfant, en avoit traité avec le duc de Richelieu, et que le marché s’étoit rompu. Pezé qui comptoit bien faire grand usage de ce régiment quand le roi auroit plus d’âge, employa le duc d’Humières auprès de moi pour en avoir l’agrément. Je l’obtins ; mais quand Pezé voulut traiter avec Nangis, il trouva un homme de travers qui se fâcha qu’il en eût demandé l’agrément, avant d’avoir commencé par savoir s’il le vouloit vendre, et n’en voulut jamais ouïr parler, disant qu’il vouloit garder le régiment. Ce procédé parut tout à fait ridicule. Pezé outré, me pria de le représenter à M. le duc d’Orléans ; je le fis, mais le régent n’eut pas la force d’imposer, et Nangis ne me l’a jamais pardonné, dont je ne me souciai guère. La suite fera voir que la mauvaise humeur de Nangis ne tendoit qu’à rançonner le régent dans cette affaire.

Tout tournoit à la rupture avec l’Espagne, le duc de Saint-Aignan y étoit devenu odieux au cardinal Albéroni, et y étoit sur un pied fort triste. Il eut ordre de revenir. Comme ce n’étoit pas par sa faute que les affaires s’y brouilloient, j’obtins de M. le duc d’Orléans de le faire entrer en arrivant au conseil de régence, sans que M. de Saint-Aignan y eût songé. Le duc de Berwick, en retournant à son commandement de Guyenne, s’engagea au régent, d’accepter le commandement de l’armée qui devoit agir contre le roi d’Espagne sur cette frontière en cas de rupture. Il avoit la grandesse et la Toison ; son fils aîné établi avec l’une et l’autre en Espagne, y avoit épousé la sueur du duc de Veraguas non marié et sans enfants ; elle étoit dame du palais de la reine, et lui gentilhomme de la chambre du roi ; son père lui avoit cédé les duchés de Liria et de Quiriça dont il avoit eu le don avec la grandesse, après la bataille qu’il gagna contre les Impériaux et les Anglois à Almanza. On fut étonné qu’avec tant de liens qui devoient l’attacher au roi d’Espagne, il eût accepté un emploi pour lequel il n’étoit pas l’unique, et qui lui attira l’indignation de Leurs Majestés Catholiques, dont, pour toujours, quoi qu’on ait pu faire depuis, elles n’ont jamais du revenir, et qui nuisit fort pendant assez longtemps au duc de Liria son fils, quoiqu’il servît dans l’armée d’Espagne opposée à celle de son père. M. le duc d’Orléans aussi n’oublia jamais ce service du duc de Berwick. Il estimoit fort Asfeld, et Berwick qui l’estimoit et l’aimoit beaucoup aussi, le désiroit dans son armée. Le duc d’Orléans en parla à Asfeld, dont la délicatesse fut plus grande. « Monseigneur, répondit-il au régent, je suis François, je vous dois tout, je n’attends rien que de vous ; » mais prenant sa Toison dans sa main et la lui montrant : « Que voulez-vous que je fasse de ceci que je tiens du roi d’Espagne, avec la permission du roi, si je sers contre l’Espagne, et qui est le plus grand honneur que j’aie pu recevoir ? » Il paraphrasa si bien sa répugnance, et l’adoucit de tant d’attachement pour M. le duc d’Orléans, qu’il fut dispensé de servir contre l’Espagne, en promettant d’aller à Bordeaux avant que le maréchal en partît pour l’armée, si la rupture arrivoit, et de s’y tenir pour avoir soin d’amasser et de faire voiturer à l’armée tout ce qu’il seroit nécessaire, sans néanmoins de sa personne sortir de Bordeaux. Cela fut par la suite exécuté de la sorte. Asfeld y servit très utilement, et sa délicatesse fut généralement applaudie en France et en Espagne ; le régent ne l’en aima pas moins et l’en estima davantage, et le roi d’Espagne lui en sut beaucoup de gré.

Je voyois ces dispositions avec regret, et j’en parlois souvent à M. le duc d’Orléans, qui tâchoit de me persuader que ce n’étoit que des semblants pour amener l’Espagne à entrer enfin dans les propositions de paix qui lui étoient faites, et lui-même se le figura ainsi fort longtemps. Nancré arriva d’Espagne en admiration d’Albéroni : aussi ne valoient-ils pas mieux l’un que l’autre.

Mlle d’Espinoy et Mlle de Melun, sa sœur, qui étoient pauvres, obtinrent chacune six mille livres de pension du roi. Meuse en eut quatre mille, et Béthune, fils de la sœur de la feue reine de Pologne, autant : c’étoient deux hommes de grande qualité, aussi fort mal dans leurs affaires ; et le marquis de La Vire qui étoit officier général de beaucoup de réputation, en Espagne, dont il avoit quitté le service, à l’occasion de l’affaire du régiment des gardes wallonnes, dont il a été parlé en son temps, eut aussi une pension de dix mille livres. Il avoit été fait lieutenant général en arrivant il étoit frère du prince de Chimay, lequel étoit grand d’Espagne et chevalier de la Toison d’or, et qui depuis a été mon gendre. Méliant, depuis conseiller d’État, à mon instante prière, eut aussi six mille livres de pension, en mariant sa fille unique, très riche, au fils aîné du garde des sceaux. Vertamont, premier président du grand conseil, fort riche, en obtint une de huit mille livres contre laquelle on cria fort, et non sans raison.

La banque de Law fut déclarée royale le 4 décembre, pour lui donner plus de crédit et d’autorité. Le dernier, sans doute ; pour le crédit, elle y en perdit.

Mme la duchesse de Berry hasarda une chose jusqu’alors sans exemple, et qui fut si mal reçue, qu’elle n’osa plus la réitérer. Elle fut à l’Opéra dans l’amphithéâtre, dont on ôta plusieurs bancs. Elle s’y plaça sur une estrade, dans un fauteuil, au milieu de sa maison et de trente dames, dont les places étoient séparées du reste de l’amphithéâtre, par une barrière. Ce qui parut de plus étonnant, c’est qu’elle y parut autorisée parla présence de Madame et de M. le duc d’Orléans, qui étoient en public dans la grande loge du Palais-Royal. Le roi, dans Paris, fit paroître l’entreprise encore plus hardie.

Elle en fit une autre qui ne le fut pas moins, mais qui fit tant de bruit, ainsi que la précédente, qu’elle n’osa y retourner. Elle s’avisa de donner audience publique de cérémonie à un ambassadeur de Venise, dans un fauteuil, placé sur une estrade de trois marches, quoi que Mme de Saint-Simon pût lui représenter. La surprise des dames assises et debout, venues à cette audience, fut extrême et telle, que plusieurs vouloient s’en retourner, qu’on eut peine à retenir. L’ambassadeur, étonné, s’arrêta à cette vue étrange, et demeura quelques moments incertain. Il approcha néanmoins, comme prenant son audience, pour éviter l’éclat ; mais, après sa dernière révérence et quelques moments de silence, il tourna le dos et s’en alla sans avoir fait son compliment. Au sortir de Luxembourg, il fit grand bruit, et, le jour même, tous les ambassadeurs protestèrent contre cette entreprise et protestèrent encore qu’aucun ambassadeur ne se présenteroit plus chez Mme la duchesse de Berry qu’ils ne fussent assurés, avec certitude, que cette entreprise ne se réitéreroit plus. Ils s’abstinrent tous de la voir, et ne s’apaisèrent qu’avec peine et au bout d’assez longtemps sur les assurances les plus fortes qu’on pût leur donner que pareille chose n’arriveroit jamais. On remarquera, en passant, que jamais reine de France n’a donné d’audience en cérémonie, sur une estrade, pas même sur un simple tapis de pied.




  1. Nous avons reproduit exactement le texte du manuscrit qui avait été modifié dans les précédentes éditions. Antoine de La Grange, marquis d’Arquien, père de la reine de Pologne, Marie-Casimire, avait été nommé cardinal le 12 novembre 1695.