Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/8

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CHAPITRE VIII.


Inquiétude des maréchaux de Villeroy, Villars et Huxelles-Villars, dans la frayeur, me prie de parler à M. le duc d’Orléans. — Je le fais, et le veux rassurer. — Manége et secret sur les prisonniers. — Politique de l’abbé Dubois sur l’affaire du duc et de la duchesse du Maine et des leurs. — La même politique fausse et très dangereuse pour M. le duc d’Orléans. — Je le lui représente très fortement, ainsi que l’énorme conduite à son égard du duc du Maine et de ses principaux croupiers, et le danger d’une continuelle impunité. — Je ne trouve que défaites et misères. — Trois crimes du duc du Maine à punir à la fois : premièrement, attentat d’usurper l’habilité de succéder à la couronne ; secondement, les moyens pris pour soutenir cette usurpation ; troisièmement, sa conspiration avec l’Espagne. — Conduite à tenir à l’égard du duc et de la duchesse du Maine, de leurs principaux complices et des enfants du duc du Maine. — Mollesse, faiblesse, ensorcellement du régent par Dubois. — Je cesse de parler au régent du duc du Maine, qui peu à peu est rétabli. — Adroit manége de Le Blanc et de Belle-Ile. — Duc de Richelieu et Saillant à la Bastille. — Leur folie. — Traité du premier. — Ils sont bientôt élargis. — Singularité de la promotion de l’ordre, dont je fus moins de dix ans après.

Ce qui tenoit de si court les trois maréchaux dont on vient de parler, étoit ce qu’ils sentoient en leur âme et conscience sur l’affaire du duc du Maine. Orseau, des postes, avoit été arrêté ; Boisdavid en Saintonge, et amené à la Bastille, où il arrivoit journellement des gens pris dans les provinces ; même le duc de Richelieu fut mis à la Bastille. La peur étoit grande que quelqu’un d’eux ne parlât, et qu’on ne mît la main sur le collet à des gens de leur connoissance qui en savoient encore plus, qui étoient encore libres, et tâchoient de faire bonne contenance. Il courut même un bruit que le maréchal de Villars alloit être arrêté. Sa frayeur éclata sur son visage et dans sa conduite. Il n’osoit plus sortir de chez lui, et il s’informoit de ce qui se disoit sur lui avec une inquiétude indécente.

Lui et sa femme m’avoient toujours extrêmement ménagé de tout temps. Ils avoient fermé les yeux et les oreilles à mes façons et à mes propos sur leur duché, et depuis encore sur leur pairie, et m’avoient sans cesse également cultivé et Mme de Saint-Simon. Ils m’envoyèrent prier d’aller chez eux, avec instance. J’y allai, et je trouvai le maréchal dans des transes et dans un abattement incroyable. Il me dit sans façon qu’il savoit qu’il alloit être arrêté, qu’il s’y attendoit à tous les instants, que ce n’étoit qu’avec la dernière inquiétude qu’il sortoit de chez lui pour le conseil de régence ou pour aller au Palais-Royal le moins qu’il pouvoit, même sans se croire en sûreté chez lui. Que cela prenoit fort sur sa santé, que les avis lui en venoient de toutes parts, que le bruit en étoit public, qu’il n’y avoit pas moyen de vivre de la sorte ; qu’il s’apercevoit depuis du temps que M. le duc d’Orléans ne le voyoit plus de bon œil, et qu’il étoit embarrassé et froid avec lui, qu’il ne savoit quel mauvais office on lui avoit rendu ; s’étendit sur son attachement et sa fidélité, et me conjura de parler à M. le duc d’Orléans, et de tâcher à le faire expliquer sur son compte. Sa femme, beaucoup plus tranquille que lui, me pria de la même chose. Je les assurai, comme il est vrai, que je n’avois rien remarqué en M. le duc d’Orléans qui eût pu donner lieu aux bruits qui couroient, et que je croyois qu’il se faisoit tort à lui-même d’en avoir de l’inquiétude.

Ce n’étoit pas que je fusse persuadé qu’il dût être dans la sécurité. On a vu comme le hasard fit savoir si peu avant le lit de justice l’assemblée mystérieuse du duc du Maine avec lui chez le maréchal de Villeroy, et toutes ses liaisons y étoient conformes. Mais M. le duc d’Orléans étoit si étouffé des deux tours de force qu’il n’avoit pu éviter de faire coup sur coup, si éloigné de ces coups d’éclat, si peu capable encore de les soutenir, beaucoup moins de les oser pousser, que j’ai toujours cru les gros complices en pleine sûreté, même les plus médiocres. Je parlai donc à M. le duc d’Orléans qui n’étoit pas fâché de la peur que le maréchal avoit prise, mais qui me répondit ce qu’il falloit pour le rassurer. Ils me remercièrent beaucoup tous deux, mais le maréchal toujours fort dans l’inquiétude. Elle fit une telle impression sur lui, qu’il en maigrit à vue d’œil. Son sang se corrompit, il lui vint un mal au cou qui menaça d’un cancer. Le remède de Garrus l’en garantit, dont il prit souvent depuis, et en porta toujours dans sa poche. Mais il languit toujours jusqu’à l’élargissement du duc et de la duchesse du Maine, après quoi il reprit bientôt son embonpoint et sa première santé, en sorte que la cause de son mal fut manifestement visible.

Le Blanc alloit souvent à la Bastille et à Vincennes, et sans que je le lui eusse demandé ne manquoit point de venir le même jour, le soir, chez moi me rendre compte de ce qu’il avoit appris des prisonniers, et de ce qu’il s’étoit passé entre eux et lui, ainsi que de tout ce qui lui revenoit sur cette affaire ; mais les prisonniers, à ce qu’il m’assuroit toujours, ne disoient rien ou que les riens qu’il me rapportoit. Belle-Ile, qui s’étoit fort initié chez moi par Charost et par Mme de Lévi, qui n’étoit qu’un avec Le Blanc et qui entroit dans tout ce qu’il pouvoit, venoit raisonner avec moi en cadence des visites de Le Blanc. Je ne fus pas longtemps à démêler que je n’en saurois jamais davantage, comme il arriva en effet, excepté ce qu’il fallut tout à la fin en dire au conseil de régence pour excuser les emprisonnements et les exécutions de Bretagne. M. le duc d’Orléans n’en savoit pas plus que moi, ou si on lui en disoit quelque chose de plus, ce fut sous un secret recommandé plus pour moi que pour personne. L’abbé Dubois, maître absolu de M. le duc d’Orléans, faisoit trembler, excepté moi, tout ce qui approchoit ce prince. L’abbé craignoit le nerf de mes conversations et de n’être pas le maître de son aiguière, s’il venoit jusqu’à moi des découvertes dont je pusse battre le régent, et venir à bout de son incurie et de sa débonnaireté. On a vu, lors de l’arrêt de l’abbé Portocarrero, l’adresse et la hardiesse dont Dubois se saisit de tous les papiers. Il n’eut pas de soin de s’emparer de ceux de Cellamare, que Le Blanc, qui l’y accompagnoit, n’étoit pas pour lui disputer. Il s’étoit donc ainsi rendu seul maître du secret et du fond de l’affaire, et tellement que M. le duc d’Orléans ni personne n’en pouvoient savoir que ce qu’il vouloit bien leur dire. Le garde des sceaux, qui alloit rarement interroger les prisonniers, et Le Blanc, qui les voyoit bien plus souvent et à qui venoient tous les avis sur cette affaire, étoient dans l’entière frayeur et la plus soumise dépendance de l’abbé Dubois, avec lequel ils concertoient chaque jour ce qu’ils devoient dire à M. le duc d’Orléans sur les avis et sur ce qu’ils avoient tiré ou n’avoient pu tirer des prisonniers, et rendoient compte„ au sortir d’avec lui, au redoutable abbé de tout ce qui s’étoit passé entre eux et le régent.

Dubois vouloit faire la peur entière au duc et à la duchesse du Maine et aux prisonniers pour tirer tout d’eux, et y mettre si bon ordre qu’il n’y eût plus rien à craindre ; il vouloit aussi épouvanter les maréchaux pour les humilier et les contenir. Mais il étoit bien éloigné d’aller plus loin. Il vouloit régner sans trouble et parvenir à la pourpre et à la place et à toute l’autorité de premier ministre sans embarras au dedans, pour n’avoir à vaincre que sur le chapeau, qui le conduisoit à l’autre, que les difficultés du dehors. Il vouloit de plus se préparer une domination absolue, sans contradiction. Il sentoit quel seroit le cri public, le dépit et l’impétuosité de M. le Duc sur un second maître et de son intimité ; de combien de personnages il seroit escorté dans un mécontentement qui seroit universel. Il y redoutoit les mouvements que le parlement y pourroit faire, à qui, dans un cas si étrange, chacun se réuniroit. Il se proposoit donc de mettre entre ses seules mains la vie et toute la fortune du duc du Maine et de ses enfants et celle de ses complices, pour s’acquérir sur eux l’obligation de leur avoir lui seul rendu le tout, et à ses plus importants croupiers, pour s’en faire une protection sûre contre le cri public et contre les princes du sang, et s’acquérir le parlement, au moins l’arrêter et le rendre neutre et sans mouvement par le crédit du duc et de la duchesse du Maine sur le premier président, qui s’y trouvoit en son particulier tout de son long, et sur les principaux moteurs de la compagnie.

Je ne répondrois pas aussi que, sans s’être commis à confier le fond du sac à M. le duc d’Orléans, il n’ait profité de son incroyable faiblesse, de son insensibilité aux plus cruelles injures encore plus incroyable, de son penchant à ne rien pousser et à des mezzo-termine déplorables, pour lui persuader cette politique à l’égard de tous ceux qui avoient trempé dans le complot ; et que, profitant des sœurs que l’opiniâtre impétuosité de M. le Duc avoit données au régent, lorsqu’il lui força la main au dernier lit de justice sur la destitution du duc du Maine, sur l’éducation du roi, sur un établissement pour M. le comte de Charolois, sur une augmentation d’une pension de cent cinquante mille livres pour soi-même, il n’ait fait comprendre au régent la nécessité indispensable d’une barrière contre la hauteur et l’avidité des prince du sang, et que cette barrière ne se pouvoit trouver que dans la conservation du duc du Maine, de ses rangs, de ses établissements, et de ses complices les plus considérables. Je ne doute pas non plus qu’il n’ait fait peur à son maître des maréchaux de Villeroy, dont Tallard seroit inséparable, Villars et Huxelles, du premier président et de nombre d’autres qui venant à être publiquement convaincus, feroient avec le duc du Maine un groupe formidable dont le régent seroit d’autant plus embarrassé par le nombre, les établissements, la parentelle et le poids dans le monde, que, criminels par les lois, il resteroit vrai toutefois qu’ils ne l’étoient directement que contre le régent, subsidiairement contre l’État, mais pour le sauver du prétendu mauvais gouvernement, point du tout contre la personne du roi, dont la conservation contre les périls du poison deviendroit leur prétendue apologie, et produiroit tôt ou tard de funestes effets. Il n’en falloit pas tant pour étourdir un prince au fond timide, ennemi des grands coups, parfaitement insensible aux plus cruelles et aux plus dangereuses injures, bon et doux par nature, choisissant toujours le plus aisé comme tel, par faiblesse, dans les affaires grandes ou épineuses, et par incapacité de les suivre et d’en soutenir le poids, enfin livré et abandonné à l’abbé Dubois, auquel il ne pouvoit plus résister sur quoi que ce fût.

Mais cette politique, si bonne et si fort dans le vrai pour la fortune où tendoit l’abbé Dubois, n’étoit ni bonne ni dans le vrai pour son maître. Plus M. du Maine et ses plus considérables complices lui auroient une obligation signalée de la vie, des honneurs, des établissements, plus cette obligation à ne jamais l’oublier seroit aux dépens de M. le duc d’Orléans. Quelques marques de clémence et de misère, quand elle est gratuitement poussée à l’extrême, que ce prince eût données, jamais de grands coupables ne pardonnent à ceux contre qui ils ont commis de grands crimes, et il étoit tout naturel qu’ils fussent persuadés et que l’abbé Dubois leur fit délicatement entendre qu’il les avoit habilement arrachés des mains de son maître, sans quoi ils étoient perdus. Le coup double et prodigieux que le régent venoit si nouvellement de frapper au dernier lit de justice sur le parlement et sur le duc du Maine, n’avoit causé ni trouble ni rumeur, mais une frayeur extrême, un silence de tremblement, une soumission entière. Cet exemple devoit donc l’encourager, puisque c’étoit aux mêmes gens qu’il avoit affaire et prévenus de plus du crime d’État. C’est ce que je lui avois représenté plus d’une fois, et que le pardon, ni le semblant de manquer de preuves quand on en a, ne réconcilient jamais ceux qui ont manqué un grand coup à celui contre qui il étoit préparé ; que le péril couru, plus il est grand, plus il irrite ; qu’un tel bienfoit reçu redouble la haine et la rage de qui s’est vu dans la main et à la merci de qui les pouvoit exterminer, leur fait mépriser une générosité qu’ils imputent à la faiblesse, qui les excite à prendre mieux leurs mesures, ou s’ils ne le peuvent pendant le reste de la régence, à renverser le régent auprès du roi majeur, avec d’autant plus de hardiesse qu’alors il n’y a plus de crime ; qu’il n’est point de régence dont le gouvernement ne puisse être attaqué, ni de vie et de mœurs telles que celles de M. le duc d’Orléans à couvert sous l’abri de son rang.

Je m’étendis un peu avec le régent sur les points de son gouvernement, qu’on pourroit rendre très répréhensibles aux yeux d’un jeune roi majeur, avec le secours d’une bonne et secrète cabale, en quoi le duc du Maine étoit un grand et dangereux ouvrier, en quoi les maréchaux de Villeroy, Villars, Huxelles, par leurs emplois dans la régence, comme témoins de près, et d’autres joints à eux, aideroient le duc du Maine : Law et sa banque ; l’alliance d’Angleterre jusqu’à l’ensorcellement, pour la fortune de l’abbé Dubois, conséquemment avec l’empereur, les deux plus grands et plus naturels ennemis de la France ; la rupture pour eux seuls, et malgré la Hollande, entraînée de force contre l’Espagne, après tant de sang et de trésors répandus pour la conserver, et avec qui la plus étroite union étoit si naturelle et si utile ; la facilité de fasciner les yeux d’un jeune roi et de lui tourner toute cette conduite à intérêt particulier contre celui de l’État, pour monter sur le trône sans obstacle, s’il fût mésarrivé au roi ou s’il lui mésarrivoit encore sans enfant mâle, et de là revenir aux anciennes horreurs pour lui faire craindre pour sa vie, tant que son précédent régent ne seroit pas mis en lieu de sûreté. Je ne trouvai que faiblesse ou dissimulation.

Cela ne m’arrêta pas. Je lui demandai quel retour il trouvoit dans le maréchal de Villeroy pour l’avoir traité avec une distinction qui ne différoit pas du respect, sans jamais aucun refus ni aucun délai à toutes ses demandes qui étoient continuelles pour faire montre de son crédit et de sa protection, souvent en choses considérables ; pour avoir accru son autorité à Lyon fort au delà de raison et d’usage, au point qu’il y étoit uniquement et absolument le maître de tout ; enfin pour l’avoir admis fort dangereusement au secret de la poste, et à la lecture que Torcy lui venoit faire des extraits, et encore en d’autres confidences. Je lui demandai quel retour il trouvoit dans le maréchal d’Huxelles pour avoir comblé ses désirs en lui confiant le secret et l’administration des affaires étrangères, et de son ami, le premier président, en l’accablant d’argent et outre cela de pensions. Enfin je vins au duc du Maine, et je lui demandai quel los (1) il en avoit reçu, pour ne l’avoir pas destitué à la mort du roi, comme tout le monde, tous les seigneurs, le parlement même s’y attendoit et le désiroit alors avec un empressement qu’il ne pouvoit ignorer : « Mais, me répondit-il d’une voix basse, honteuse et foible, c’est mon beau-frère. — Comment votre beau-frère ! repris-je avec feu : est-ce donc un titre à lui pour vous étrangler comme il y a tâché et butté toute sa vie ? Avez-vous oublié la honte et le désespoir de Monsieur,

1.Vieux mot synonyme de louange, et par suite de renom. le vôtre alors à vous-même, la fureur et les larmes publiques de Madame d’un mariage si étrangement disproportionné ? Avez-vous oublié que l’intérêt de ce beau-frère vous a éloigné du commandement des armées, dont Monsieur mourut de colère et de dépit après la prise qu’il en avoit eue avec le roi le jour même ? Avez-vous oublié jusqu’à quel point il intéressa Mme de Maintenon à votre perte, lors de votre affaire d’Espagne, malgré tous les efforts de Mme la duchesse de Bourgogne auprès d’elle en votre faveur et de combien près vous frisâtes les derniers malheurs ? Avez-vous oublié les horreurs dont ce cher beau-frère vous affubla à la mort de Mgr le Dauphin et de Mme la Dauphine, du petit prince leur fils, et de M. le duc de Berry ensuite ; qu’il en persuada le roi par Mme de Maintenon, et qu’ils l’ont toujours été, la cour, Paris, les provinces, les pays étrangers ; l’art et le soin de répandre cette opinion jusqu’à en rendre le doute ridicule, et le soin vigilant de la renouveler de temps en temps et de lui donner une couleur nouvelle ? Enfin avez-vous oublié le testament et le codicille du roi, la dispute si forte de M. du Maine en plein parlement contre vous, et si impudemment soutenue en faveur du codicille, et ce que vous seriez devenu, si l’une de ces deux pièces que personne n’ignore que le roi fit malgré lui, avoit subsisté, bien pis si toutes deux avoient été exécutées ? Tous ces crimes à votre égard sont antérieurs à votre régence, sans que vous ayez jamais donné le moindre ombrage à M. du Maine, que celui qu’il a voulu prendre de votre naissance et de votre droit. Vous avez cru par la conduite que vous avez si longtemps soutenue et tant que vous l’avez pu à son égard, aux dépens des princes du sang et de toute justice, regagner ce bâtard brûlant de la soif de régner. Il vous en a payé dans le temps même qu’il jouissoit de votre plus grand déni de justice par la requête au parlement de cette prétendue noblesse, et par son appel aux états généraux ou au roi majeur, avec la criminelle audace de vous attaquer vous-même sur l’incompétence et le défaut de pouvoir d’un régent. Enfin vous voyez ce qu’il vient de brasser, et par tant d’expériences anciennes et nouvelles ce que vous devez attendre de lui, si vous le laissez en état de continuer (1);

Ces propos, que je renouvelois de temps en temps, jetoient M. le duc d’Orléans dans un trouble extrême. Il sentoit tout le poids de mes raisons ; mais il étoit enchaîné par les prestiges de l’abbé Dubois. Tantôt il s’excusoit sur le défaut de preuves, et je lui remettois ce qu’il en avoit dit à M. le Duc et à moi, que M. et Mme du Maine étoient des plus avant dans la conspiration, comme je l’ai rapporté en son temps. Une autre fois, il alléguoit le danger d’entreprendre un homme si grandement établi, et je lui démontrois qu’après le grand pas de l’avoir fait arrêter lui et Mme du Maine, et confinés en deux prisons éloignées, le danger du retour seroit bien plus grand, mortellement offensés qu’ils seroient, et que de plus ils se le devoient montrer comme innocents. Enfin retranché sur l’embarras de leurs enfants, aussi grandement établis que le père, dont ils avoient les survivances, et le gouvernement de Guyenne de plus, qui sûrement ne trempoient point dans le complot du père, et que par conséquent on ne pouvoit dépouiller ; je lui demandai où il avoit vu ou lu qu’on eût jamais laissé aux fils des criminels d’État, convaincus et punis comme tels, des établissements dont ils pussent abuser ; qu’il prît garde qu’une telle condamnation emportoit confiscation des biens patrimoniaux, quoique les enfants ne fussent pas coupables, à plus forte raison l’extinction des titres, honneurs, etc., et la privation des gouvernements et des charges dans le père, et des survivances dans ses fils, lesquels, bien que non coupables,


1. Si l’on en croit les Mémoires du marquis d’Argenson (éd. 1825, p. 178), Saint-Simon aurait pressé le duc d’Orléans de mettre en jugement le duc du Maine : «Que prétendait M. de Saint-Simon ? Il voulait que l’on fît le procès à M. le duc du Maine ; que l’on fit tomber sa tête et que l’on donnât à lui, Saint-Simon, la grande maîtrise de l’artillerie. » perdoient par la condamnation du père la succession entière du patrimoine, qui, sans cela, leur étoit de tout droit acquis, à plus forte raison des grâces dont le père étoit justement dépouillé ; qu’il étoit du plus évident danger de les leur laisser, et sur lesquelles ils ne pouvoient avoir un droit en rien comparable au droit qu’ils avoient aux biens de leur père, qui étoit leur patrimoine, duquel toutefois ils ne laissoient pas d’être de tout droit totalement privés par la confiscation inséparable de la condamnation ; qu’à la vérité on n’y touchoit jamais au bien et aux reprises de la mère, qui demeuroient après elle aux enfants ; mais ici, la mère se trouvant aussi coupable que le père, la condamnation emportoit confiscation de tout le bien maternel comme du bien paternel.

À cette réponse, M. le duc d’Orléans n’eut point de réplique, baissa la tête et demeura quelque temps rêveur, puis me dit : « Mais Mme du Maine, vous ne sauriez nier qu’elle ne soit princesse du sang ? — Non, certes, lui répondis-je ; mais vous ne me prouverez pas aussi qu’elle la soit davantage que les deux ducs d’Alençon, père et fils (1) que le connétable de Bourbon, que M, le Prince, propre grand-père de Mme du Maine, qui tous aussi étoient princes du sang, bien reconnus pour tels, et néanmoins atteints, convaincus, et solennellement jugés et condamnés comme criminels d’État. Vous savez après combien de prison et à quelles conditions l’un de ces ducs d’Alençon eut sa grâce ; ce que devint lé connétable de Bourbon, et que, quel désir qu’on eût d’une paix aussi avantageuse que fut alors celle des Pyrénées, la passion extrême de la reine votre grand’mère du mariage


1. Les deux ducs d’Alençon, dont il est ici question, sont Jean V et son fils René. Le premier fut arrêté en 1456, et condamné à mort en 1458; la peine fut commuée en 1461 en une prison perpétuelle. Arrêté de nouveau en 1472, Jean V d’Alençon fut jeté par Louis XI dans un cachot, où il resta jusqu’à sa mort (1476). Son fils René fut arrêté en 1482 et condamné à demander pardon au roi et à recevoir garnison royale dans ses châteaux. du roi avec l’infante sa nièce, quelque pressé qu’en fût le cardinal Mazarin et la reine même, dans la frayeur qu’ils avoient eue l’un et l’autre de ce qui avoit pensé arriver de la nièce du cardinal (1)qui épousa depuis le connétable Colone, et de ce qui étoit toujours possible à l’égard de quelque autre, tant que le roi ne seroit pas marié ; l’on aima mieux hasarder la paix et le mariage, essuyer toutes les longueurs à conclure, les persécutions et les propositions de toutes les sortes de don Louis de Haro en faveur de M. le Prince, même aux dépens du roi d’Espagne, que de souffrir qu’il tirât aucune sorte d’établissement des Espagnols, ni qu’il rentrât dans son gouvernement, ni dans sa charge de grand maître de France, qui à la fin, mais sans stipulation, furent donnés à M. son fils, mais quelque temps après ; grâce dont pour conclure on n’étoit convenu que verbalement, secrètement et comme une grâce et une galanterie personnelle au roi d’Espagne et à son ministre. Aujourd’hui que vous commencez la guerre, vous ne traitez ni mariage nécessaire et pressé, vous ne traitez point la paix, vous ne sauriez craindre qu’on se persuade au dedans ni au dehors, après l’éclat fait sur l’ambassadeur d’Espagne et ce que vous savez déjà sur M. et Mme du Maine de leurs complots avec lui, qu’on leur fasse accroire des crimes pour les perdre, et vous en saurez bien davantage quand il plaira à l’abbé Dubois de vous instruire à fond par les papiers dont vous convenez qu’il s’est saisi, qu’il a vus lui seul, et qu’il ne vous a pas montrés. Grand Dieu ! ajoutai-je avec dépit de ne trouver que de la filasse pour ne pas dire du fumier, grand Dieu ! quel précieux présent avez-vous fait à ce prince de la plus difficile vertu du christianisme, de cette vertu tellement surhumaine, si contraire à la nature et à la plus droite raison quand elle n’est pas miséricordieusement éclairée et entraî-


1.Marie Mancini avait inspiré à Louis XIV une passion qui donna des inquiétudes sérieuses à Anne d’Autriche. Voy. les Nièces de Mazarin, par M. Amédée Renée, et les Mémoires de Mme de Motteville, à l’année 1659. née par votre grâce toute-puissante, cette vertu, l’écueil des plus grands hommes, le plus dur et le plus continuel combat des plus grands saints, cette vertu toutefois à qui vous prescrivez des bornes pour la conservation des États et des hommes, enfin ce pardon des ennemis, sans lequel, ô mon Dieu, nul ne vous verra ; et vous l’accorderez à un prince qui vit comme un homme, qui compte pour rien le bonheur éternel de vous voir. O profondeur immense de vos jugements terribles qui, par l’usage et en même temps par le mépris d’un présent si rare et si exquis, va faire tout ce qui le peut conduire aux plus redoutables malheurs, et le va faire non seulement sans éprouver en soi la plus légère violence qu’éprouvent si fortement en ces occasions les personnes les plus à Dieu, mais avec l’incurie, la facilité, l’insensibilité la plus prodigieuse, la plus incroyable, la plus unique ! »

Une si violente exclamation, précédée d’aussi fortes raisons, ébranla assez M. le duc d’Orléans pour se mettre à raisonner sur le dépouillement. Alors quoique sans espérance par sa mollesse, son peu de tenue, l’intérêt et l’ensorcellement de l’abbé Dubois, mais pour n’avoir rien à me reprocher à moi-même, je lui dis qu’il avoit beau jeu à réparer les fautes précédentes qui lui avoient fait tout pardonner au plus cruel et au plus gratuit ennemi qui fut jamais, et au plus continuellement acharné contre ses droits, son honneur et sa vie, ce que lui-même ne se pouvoit dissimuler ; qu’au crime présent pour lequel le duc du Maine se trouvoit maintenant arrêté, il en pouvoit rappeler deux autres, et les faire d’autant mieux valoir, que le criminel avoit d’autant plus pernicieusement abusé du silence et de la patience à l’égard de tous les deux : le premier, d’avoir attenté à se faire prince du sang, puis à se faire déclarer capable de succéder à la couronne, contre l’honneur de la loi de Dieu, contre la loi unanime de la France et de tous les pays chrétiens, où le fils d’un double adultère ne peut, en aucun cas, recueillir rien des biens de la famille dont il est sorti, combien moins une couronne : contre le droit de la nation en cas d’extinction de tous les mâles de la race régnante, contre le respect et le droit des princes du sang, enfin contre la précieuse vénération due à la loi salique qui distingue si grandement la couronne de France de toutes les autres couronnes. Je le fis souvenir de ce que je lui avois proposé à cet égard vers la fin de la vie du roi, pour l’exécuter dès qu’il ne seroit plus, et de la nécessité que je lui en avois prouvée et de laquelle il n’étoit pas disconvenu de mettre un tel frein à l’ambition de pouvoir être rendu capable de succéder à la couronne, que la vue certaine de la profondeur du précipice retînt bâtards, sujets trop puissants, premiers ministres, favoris démesurés, princes étrangers trop établis et appuyés, d’attenter à ce crime qui en prépare tant d’autres, et d’abuser ou de la folle tendresse, ou de la foible complaisance, ou de l’âge, ou de l’imbécillité d’un roi, ou de l’entêtement extravagant de sa toute-puissance même, pour renverser l’État ; que le silence sous lequel il l’avoit laissé couler, avoit donné le temps au duc du Maine de commettre le second, de le tromper par ce ramas de prétendue noblesse, dont plusieurs étoient, et de son aveu à lui et des principaux de sa maison, en apparence, quoi qu’on eût pu lui dire et follement, contre les ducs, en effet contre lui-même, comme il y avoit bientôt paru par leur belle requête au parlement, et de là par l’appel des bâtards du régent, comme incompétent et impuissant, aux états généraux ou au roi devenu majeur, autre crime d’État et toujours connu et puni comme, tel de contester la puissance royale et d’en faire aucune distinction du roi mineur ou majeur, et par là, M. du Maine l’avoit réduit en la presse où il s’étoit trouvé entre les princes du sang et les bâtards, et après une longue et criante injustice, ou déni de justice, en faveur des bâtards, forcé par leur audace à ventiler (1) son pouvoir de régent, de les déclarer déchus et non habiles à

1. Discuter. succéder à la couronne, mais avec de tels ménagements de rangs et contre les termes exprès de l’arrêt qu’il venoit de rendre, que cette faiblesse avoit encouragé M. et Mme du Maine à entreprendre ce qui les retenoit maintenant en prison, dans la rage de n’avoir pas été maintenus ou soufferts dans l’habilité de succéder à la couronne, et dans le mépris de tout ce qui leur étoit conservé, compté par eux pour rien, sinon pour une faiblesse sur laquelle ils pouvoient compter, quelque chose qu’ils osassent entreprendre.

Après ce tableau ramassé et raccourci, je représentai à M. le duc d’Orléans qu’au moins pouvoit-il maintenant mettre deux aussi lourdes fautes à profit et les faire bien payer à ces deux premiers crimes à l’appui du troisième qui en étoit la suite et le fruit : reprendre le premier, en montrer l’énormité, le danger extrême de l’exemple dans un royaume très chrétien et l’unique qui suive la loi salique comme loi fondamentale pour la succession à la couronne depuis tant de siècles, l’exposer au sort de la Russie, à l’ambition de quiconque auroit la force des établissements en main et qui posséderoit un roi ; faire sentir que de se faire prince du sang et habile à succéder à la couronne, après tous les princes du sang, comme fils de roi, de le transmettre à sa postérité, à se faire préférer aux princes du sang, comme bien plus proches qu’eux, par la qualité de fils du roi, il n’y avoit guère de distance, avec la force en main, et à quiconque obtient ce droit, une violente tentation de se faire place nette et s’abréger le chemin du trône ; dire que le respect pour la mémoire du roi et la considération d’une alliance, quoiqu’elle n’eût jamais dû être, l’estime de la probité du comte de Toulouse, qui n’avoit eu ni voulu avoir aucune part aux démarches de son frère pour s’élever aussi monstrueusement, avoit arrêté Son Altesse Royale sur la justice qu’il devoit aux princes du sang, à la nation entière, à soi-même, d’une entreprise si criminelle, qui n'alloit à rien moins qu’à déshonorer la mémoire du feu roi, quoiqu’on sût bien qu’il avoit eu là-dessus la main forcée comme sur les dispositions de son testament et de son codicille en faveur du duc du Maine ; que, le cas avenant, cette prétention à la couronne pouvoit renverser l’État par le choc des forces de l’intrus et de celles de la nation qui ne se laisseroit pas priver d’un si beau droit, qui lui étoit si certainement et si constamment acquis, et dont les étrangers sauroient profiter pour s’agrandir des provinces à leur bienséance ; et de là s’étendre sur la nécessité d’un châtiment tel qu’il ôtât pour toujours un pareil dessein de la tête des plus ambitieux et des plus puissants, et de celle des rois par orgueil ou par faiblesse, auxquels le royaume n’appartient point comme une terre à un particulier, mais comme un fidéicommis qui est perpétuellement affecté à l’aîné de génération en génération, à moins qu’une couronne présente, une vaste monarchie, un trône étranger vacant où un prince françois est appelé, par le testament du dernier roi mort sans postérité de lui ni de ses prédécesseurs rois de sa maison, testament appuyé de l’exprès consentement et des vœux de toute cette nation, ne fasse préférer une couronne présente aux futurs les plus contingents, et que toute l’Europe, avec la monarchie vacante, ne stipule la renonciation à la possible succession, avec le gré et le consentement du roi de France et les solennités célébrées pour cette renonciation ; qu’un roi de France n’a pas le pouvoir de disposer de sa couronne, laquelle suit de droit et par elle-même cette aînesse de génération en génération ; et si la race masculine vient à manquer, le droit commun acquiert alors tout son droit, qui donne à la nation celui de se choisir un roi et sa postérité légitime masculine pour lui succéder tant qu’elle durera de génération en génération par aînesse ; appuyer sur l’attentat de troubler cet ordre, et sur tous les points qui viennent d’être mis sous les yeux.

Passer de là au second crime : ameutement de gens à qui on fait usurper le nom de la noblesse, sans convocation du roi, ou du régent en son nom, s’il est mineur, à qui seul elle appartient, par conséquent sans légitimes assemblées des bailliages pour le choix des députés, par conséquent sans mission, sans pouvoir de personne, des gens ramassés de toutes parts pour faire nombre, et dont plusieurs se trouveroient bien empêchés de prouver leur noblesse ; éblouir des gens distingués par la leur à fraterniser en égaux avec ce vil mélange ; abuser des fantaisies qu’on leur a inspirées de loin pour les ramasser et les animer, se les dévouer après à soi pour tout faire, jusqu’à avilir le nom du second, mais du plus illustre des trois états, que ce ramas se prétend être, par une requête au parlement, plus basse et plus humble que celle du moindre particulier ; de traiter le parlement de nosseigneurs, en nom collectif de la noblesse, et avoir recours à sa justice, à son autorité, à sa protection, au nom de la noblesse, et en chose où ces mêmes suppliants prétendent le droit de juger. Se peut-il rien de plus contradictoire en soi, de plus injurieux au second corps de l’État, en tous les points et en tous les genres, de plus insultant au pouvoir du régent et à la majesté royale, de plus visiblement et prochainement tendant à révolte et à félonie, et sous un roi mineur, à nier toute autorité, pour n’en reconnoître qu’autant qu’on le veut bien, et qu’elle peut et veut bien servir aux vues qu’on s’est formées ? Montrer enfin l’énormité de cet attentat, le crime et le danger de ses diverses branches, qui ne viennent d’être touchées qu’en deux mots.

Joindre à ces deux crimes le troisième qui a fait arrêter le duc et la duchesse du Maine. Les preuves des deux premiers sont claires. De ce dernier, qui est le fruit des deux premiers, les preuves seront évidentes quand il plaira à l’abbé Dubois de montrer les papiers de Cellamare et ceux de l’abbé Portocarrero, qui n’ont été vus que de lui seul, et qui ne sont pas sortis de sous sa clef, et quand il plaira à son maître de se faire l’effort de le lui commander de façon à se faire obéir (1).

C’étoit bombarder rudement la faiblesse du régent, et tâcher à l’exciter à force de boulets rouges. Je lui laissai prendre haleine et voulus voir quel effet la batterie auroit produit. Il m’avoit laissé tout dire sans aucune interruption, et je lui voyois l’âme fort en peine. Nous fûmes quelques moments en silence. Il le rompit le premier pour me répondre que ce que je lui avois représenté étoit bel et bon sur M. et Mme du Maine, mais que je ne prenois pas garde à ce qui étoit avec eux de personnages engagés peut-être dans la même affaire et sous les mêmes preuves, et à faire un si grand coup de filet, que le filet en pourroit rompre.

Ma réplique fut prompte. Je l’assurai qu’il ne devoit pas avoir assez mauvaise opinion de mon jugement de n’avoir pas pensé à une partie si principale de cette affaire, dont j’avois bien compté de l’entretenir, après avoir achevé sur M. et Mme du Maine ; que pour venir à cette autre partie, je le suppliois de se représenter toutes les conspirations qu’il avoit lues, dont il n’y avoit aucune qui n’eût son chef, et des complices principaux et distingués par la force qu’ils y pouvoient ajouter, outre le nombre des autres, dont les personnes étoient de peu ou rien ; qu’en cela on dépendoit des preuves ; qu’il n’étoit pas permis de retrancher ni de grossir ; que plus le nombre des complices considérables seroit grand, plus le crime du chef le seroit, et le danger de l’État aussi, plus la punition très sévère deviendroit indispensable ; plus la clémence et la justice devroient marcher de front ; plus le crime des personnages que le chef de la conspiration auroit débauchés de leur devoir devoit à plomb

1. Les représentations de Saint-Simon au régent n’étaient pas ignorées. Madame, mère du régent, écrivait le 7 juillet 1719 : «Le duc de Saint-Simon s’impatienta une fois de la bonté de mon fils et lui dit en colère : Ah ! vous voilà bien débonnaire ; depuis Louis le Débonnaire on n’a rien vu d’aussi débonnaire que vous. Mon fils faillit se rendre malade à force de rire. retomber sur sa tête ; plus la bonté du régent auroit de quoi se satisfaire, en montrant ne chercher que la sûreté présente et future du royaume, et de la succession à la couronne, par la punition du chef et du criminel de trois grands crimes, comme du plus grand coupable, du plus dangereux ou du seul dangereux, de celui qui feroit exemple à la postérité, et en pardonnant généreusement aux personnages qu’il auroit entraînés, qui, ensemble et par eux-mêmes, n’étoient point à craindre, et par la timidité qu’il en avoit éprouvée, et par les qualités de leur esprit, et par l’impuissance de leurs établissements qui ne sont plus que des noms, sans force et sans autorité dangereuse ; qu’il prît bien garde que passer les yeux clos à côté d’un tel complot, précédé de tant d’autres par le même, étoit la plus insigne preuve de crainte et de faiblesse, et le plus puissant convi à recommencer avec plus de succès ; que voir le crime d’une façon publique, telle que de mettre en prison le duc et la duchesse du Maine, et leur pardonner après sans plus d’examen, revient au premier ; mais qu’articuler les preuves juridiquement, ne punir que le chef et pardonner aux autres, si ce n’est à quelques gens obscurs trop signalés, c’est courage, c’est justice, c’est exemple, c’est sûreté, c’est générosité, c est clémence, c’est rendre à jamais les personnages pardonnés hors de mesure d’oser remuer, et quelque malveillants qu’ils puissent être, hors d’état de toute sorte d’opposition, et par crainte et par honneur, en un mot c’est savoir discerner, laisser les boucheries aux Christiern [1] et aux Cromwell, ne vouloir que l’indispensable à l’exemple et à la sûreté, n’être sévère que par la nécessité, et clément et généreux par grandeur et par nature. Mais pour arriver à ce point il faut un jugement juridique, où tous les pairs soient juridiquement convoqués et sans excuses admises, parce qu’en cas de pairie et de crime, nulle sorte de cause de récusation ne peut en exclure aucun ; et appeler avec eux les officiers de la couronne. J’ajoutai que le comte de Toulouse, n’ayant trempé dans aucun des trois crimes de son frère, sa considération ne devoit ni ne pouvoit retenir, puisqu’il étoit en pleine innocence, et qu’à l’égard même de Mme du Maine, sa condamnation se pouvoit commuer à passer le reste de sa vie bien et sûrement enfermée, sans communication avec personne, en faveur de sa qualité de princesse du sang.

Le régent écouta tout, puis me dit : « Mais les enfants, qui sont innocents, qu’en ferez-vous ? — Les enfants, repris-je, il est vrai qu’ils sont innocents ; mais il les faut empêcher de devenir coupables, et leur ôter les ongles pour qu’ils ne pussent venger leurs malheurs domestiques, ne leur laisser ni charge, ni gouvernement, ni le comté d’Eu, petite province trop sur le bord de la mer et d’un petit port, et trop voisine de l’Angleterre ; ni Dombes, trop près de Savoie, qui ne fut jamais qu’un franc alleu [2], encore tout au plus, que les ducs de Montpensier ont par degrés fait souveraineté, Mademoiselle encore plus, à quoi M. du Mairie a fait mettre la dernière main, depuis le don que Mademoiselle fut forcée de lui en faire, avec Eu et d’autres encore, pour tirer M. de Lauzun de Pignerol. Il restera encore le duché d’Aumale et de grands biens aux enfants de M. du Maine, dont vous leur ferez prisent sur la confiscation, sans compter l’immensité de meubles, les maisons et les pierreries, dont vous savez que lime du Maine en cacha et en emporta pour un million, que La Billarderie découvrit et qu’il rapporta, ce qui, pour le dire en passant, vous montre bien que Mme du Maine n’avoit perdu ni jugement ni desseins, pour être arrêtée, et que ce million de pierreries n’étoit pas destiné à la parer dans sa prison. J’appelle cela, ajoutai-je, faire un bon et grand parti aux enfants qui sont innocents, et les mettre seulement hors d’état de devenir criminels. »

M. le duc d’Orléans fut un peu ébranlé de ce plan et des raisons qui le soutenoient. Il raisonna assez dessus avec moi. Mais je n’en conçus pas une meilleure espérance. Ce plan, tout juste, tout sage, tout nécessaire qu’il me paraissoit, se trouvoit en contradiction avec le naturel du maître et, qui bien pis, avec les vues et l’intérêt de l’abbé Dubois, et ce valet avoit ensorcelé M. le duc d’Orléans. Je ne me trompai pas. Je retrouvai ce prince s’affaiblissant tous les jours sur cette affaire, de sorte que, content d’avoir fait ce que je croyois de mon devoir à tous égards, je ne lui en parlai plus, et le mis ainsi fort à son aise sur les divers et prompts adoucissements qu’il donna par reprises au duc et à la duchesse du Maine jusqu’à leur liberté, et depuis. Je l’avois pourtant fort flatté sur la distribution de leurs charges et gouvernements, et je lui avois bien déclaré que je ne voulois d’aucun de ces grands morceaux, ni même de leurs cascades, parce que je lui parlois là-dessus sans aucun intérêt.

Je ne songeai donc plus à percer les mystères du complot et des complices que l’abbé Dubois se réservoit à lui seul, ni les dispositions des prisonniers, dont Le Blanc ne me disoit que des riens souvent absurdes, parce qu’il ne lui étoit pas permis de me dire mieux ; mais, après le retour du duc et de la duchesse du Maine en leur précédent état, je n’eus pas de peine à m’apercevoir, par l’amitié qu’ils ont toujours depuis témoignée à Belle-Ile et à Le Blanc, qu’ils les avoient bien et efficacement servis, même auprès de l’abbé Dubois, dont ils avoient très bien suivi l’esprit et imité la politique. Elle réussit si bien que bientôt, c’est-à-dire au commencement d’avril, Mine la Princesse obtint que Mme du Maine, qui faisoit la malade, fût conduite de Dijon à Châlon-sur-Saône, avec la permission de l’y aller voir.

On sut néanmoins en ce même temps par M. le duc d’Orléans, qui le rendit public, qu’il avoit quatre lettres au cardinal Albéroni du duc de Richelieu [3], dont trois étoient signées de lui, qu’il s’engageoit à livrer Bayonne, où son régiment et celui de Saillant étoient en garnison, pour quoi Saillant, qui étoit du complot, avoit été mis à la Bastille, et que le marché du duc de Richelieu étoit d’avoir le régiment des gardes. Le rare est que, quatre jours après ce récit public de M. le duc d’Orléans, auquel il ajouta que, si M. de Richelieu avoit quatre têtes, il avoit dans sa poche de quoi les faire couper toutes quatre, on donna à M. de Richelieu un de ses valets de chambre, des livres, un trictrac et une basse de viole, qu’il demanda. On se moqua dans le monde avec raison de la belle idée de deux jeunes colonels qui se crurent assez maîtres de leurs régiments, et leurs régiments assez maîtres de Bayonne, pour se figurer de pouvoir livrer cette place [4]. Qui m’auroit dit que, moins de dix ans après, je serois chevalier de l’ordre, en même promotion de huit que les deux fils du duc du Maine en princes du sang, M. de Richelieu, Cellamare et d’Alègre, m’auroit bien étonné [5].


  1. Allusion aux cruautés de Christiern II ou Christian II, roi de Suède et de Danemark de 1520 à 1523. Ses actes de cruauté en Suède et en Danemark provoquèrent un soulèvement contre lui et le firent déposer en 1523.
  2. C’est-à-dire une terre non soumise aux droits seigneuriaux.
  3. Le marquis d’Argenson écrit à la date de mars 1719, dans ses Mémoires manuscrits : « Le duc de Richelieu était véritablement coupable, quand on le fit mettre à la Bastille, environ ce temps-ci. Mon père (le garde des sceaux) fut cause de son arrêt ; il s’en prit à lui et nous en voulait bien du mal. Cependant il est certain que ce duc avait des liaisons avec l’Espagne. » Le marquis d’Argenson raconte ensuite une anecdote qui se trouve dans les Mémoires imprimés, p. 192. (Mém. du marquis d’Argenson, I vol. in-8, 1825.)
  4. L’abbé Dubois écrivait au maréchal de Berwick, le 1er avril 1719 : « Vous aurez été surpris sans doute d’apprendre, par le courrier que M. Le Blanc a dût vous dépêcher hier, que M. le duc de Richelieu devait livrer Bayonne aux Espagnols, et qu’il a été mis à la Bastille, où il n’est pas disconvenu de son intelligence avec Albéroni. » Le maréchal lui répondit le 17 avril : « Je n’ai point été surpris de l’aventure de M. de Richelieu, dont la conduite, jusqu’à présent, n’a pas été d’un homme sensé. »
  5. La promotion de chevaliers de l’ordre, à laquelle Saint-Simon fait allusion, eut lieu le 1er janvier 1728 ; elle comprit les huit personnages suivants Le prince de Dombes, le comte d’Eu, les ducs de Richelieu, de Saint-Simon, de Giovenazzo (Cellamare), grand écuyer de la reine d’Espagne, les maréchaux de Roquelaure et d’Aligre, le comte de Grammont.