Mémoires (Saint-Simon)/Tome 18/12

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CHAPITRE XII.


Mon départ de Paris pour Madrid. — Je rencontre et confère en chemin avec le duc d’Ossone. — Je passe et séjourne à Ruffec, à Blaye et à Bordeaux, et y fais politesse aux jurats. — Arrivée à Bayonne. — Adoncourt et Dreuillet, commandant et évêque de Bayonne ; quels. — Pecquet père et fils ; quels. — Impatience de Leurs Majestés Catholiques de mon arrivée, qui la pressent par divers courriers. — Audience de la reine douairière d’Espagne. — Son logement. — Elle me fait traiter à dîner. — Son triste état. — Adoncourt fort informé. — Passage des Pyrénées. — Je vais voir Loyola. — Arrivée à Vittoria. — Présent et députation de la province. — Trois courriers l’un sur l’autre pour presser mon voyage. — Je laisse mon fils aîné fort malade à Burgos, et poursuis ma route sans m’arrêter. — Cause de l’impatience de Leurs Majestés Catholiques. — Basse et impertinente jalousie de Maulevrier. — Arrivée à Madrid, où je suis incontinent visité des plus grands, sans exception de ceux à qui je devois la première visite. — Je fais ma première révérence à Leurs Majestés Catholiques et à leur famille. — Conduite très singulière et tout opposée des ducs de Giovenazzo et de Popoli avec moi. — Visite à Grimaldo, particulièrement chargé des affaires étrangères. — Succès de cette visite. — Il connoît parfaitement le cardinal Dubois. — Esquisse du roi d’Espagne ; de la reine d’Espagne ; du marquis de Grimaldo. — Le roi et la reine d’Espagne consentent, contre tout usage, de signer eux-mêmes le contrat du futur mariage du roi et de l’infante. — Ils y veulent des témoins, que je conteste et que je consens enfin. — Signature des articles. — Office à Laullez.


Enfin je partis en poste le 23 octobre, ayant avec moi le comte de Lorges, mes enfants, l’abbé de Saint-Simon et son frère, et quelque peu d’autres. Le reste de la compagnie me joignit à Blaye, comme l’abbé de Mathan, et à Bayonne avec M. de Céreste. Nous couchâmes à Orléans, à Montrichard et à Poitiers. Allant de Poitiers coucher à Ruffec, je rencontrai le duc d’Ossone à Vivonne. Je m’arrêtai pour le voir, et sachant qu’il étoit à la messe, j’allai l’attendre à la porte de l’église. Comme il sortit, ce fut des compliments, des accueils et des embrassades ; puis nous allâmes ensemble à la poste, où lui et moi avions mis pied à terre, car il venoit en poste aussi. Force compliments aux portes, où je voulus, comme de raison, lui faire les honneurs de la France. Nous montâmes dans une chambre où on nous laissa seuls et où nous nous entretînmes une heure et demie. Il parloit mal françois, mais plus que suffisamment pour la conversation.

Après un renouvellement de compliments sur les mariages et le renouvellement si étroit de l’union des deux couronnes, et les politesses personnelles sur nos deux emplois, il entra le premier en matière sur la joie des véritables François et Espagnols, et le dépit amer des mauvais. Je fus surpris de le trouver si bien informé de nos cabales et de ce qu’on appeloit la vieille cour. Sans avoir voulu nommer personne, il m’en désigna plusieurs, et rien ne pouvoit être plus clair que ses plaintes contre des gens entièrement attachés au roi d’Espagne jusqu’aux mariages, et qui, depuis ce moment, se déchaînoient et contre les mariages et contre l’Espagne. Il me dit que M. le duc d’Orléans avoit plus d’ennemis de sa personne et de son gouvernement qu’il ne pensoit ; que je l’avertisse d’y prendre garde, et il ajouta que, dans l’état où en étoient les choses, on ne pouvoit trop se hâter de part et d’autre de les finir. Il me parla, mais sans désigner personne, de force mouvements dans notre cour et à Paris pour retarder, dans le dessein de gagner du temps, pour se donner celui de faire tout rompre, et qu’en Espagne on sentoit le même esprit et de l’intelligence ; en même temps me protesta qu’il n’y avoit personne qui osât en parler au roi ni à la reine d’Espagne d’une manière directe ; que tous efforts, quand même il en paroîtroit à Madrid, seroient inutiles ; de la joie et de l’empressement de Leurs Majestés Catholiques ; des avantages réciproques de cette réunion. Ce que j’exprime ici en peu de paroles en produisit beaucoup parce qu’il fut d’abord énigmatique et fort réservé, et que l’ouverture ne vint qu’à peine sur tout ce que je lui dis pour le déboutonner. Hors ce qui, de ma part, me sembla nécessaire pour y parvenir, et sans descendre en aucun particulier, on peut juger que j’eus les oreilles plus ouvertes que la bouche. Seulement je l’exhortai à s’ouvrir franchement et nominalement avec M. le duc d’Orléans, et je tâchai de lui persuader qu’il ne pouvoit rendre un plus grand service, non seulement à ce prince, et dont il lui sût plus de gré, mais à Leurs Majestés Catholiques, à qui désormais ses intérêts étoient unis, et par amitié et pour la grandeur des deux couronnes. Il m’assura qu’il s’expliqueroit avec M. le duc d’Orléans comme il faisoit avec moi ; mais quoique j’insistasse pour qu’il lui nommât et que je lui répondois du secret, je n’en pus tirer parole. Aussi ne m’en donna-t-il pas de négative ; mais je sentis bien à ses discours là-dessus que la politesse pour moi y avoit plus de part que la volonté d’une entière confidence sur un article si important mais si délicat. Nous nous séparâmes de la sorte, avec force compliments, accolades et protestations. Je ne pus, quoi que je pusse faire, l’empêcher de descendre ; mais, à mon tour, il ne put m’obliger de monter dans ma berline, qu’il ne se fût retiré. Il étoit assez peu accompagné.

Ma berline cassa en arrivant à Couhé, terre appartenant à M. de Vérac ; il fallut y mettre un autre essieu. J’y fus donc plus de trois heures, que j’employai à écrire à M. le duc d’Orléans et au cardinal Dubois le récit de cette conférence et aller voir le château et le parc un moment. Ces retardements me firent arriver sur le minuit à Ruffec, où j’étois attendu de bonne heure par force noblesse de la terre et du pays, à qui je donnai à dîner et à souper les deux jours que j’y séjournai. J’eus un vrai plaisir d’y embrasser Puy-Robert qui étoit lieutenant-colonel du régiment Royal-Roussillon du temps que j’y avois été capitaine. De Ruffec, j’allai en deux jours à la Cassine, petite maison à quatre lieues de Blaye, que mon père avoit bâtie au bord de ses marais de Blaye que je pris grand plaisir à visiter ; j’y passai la veille et le jour de la Toussaint, et le lendemain je me rendis de fort bonne heure à Blaye, où je séjournai deux jours. J’y trouvai plusieurs personnes de qualité, force noblesse du pays et des provinces voisines, et Boucher, intendant de Bordeaux, beau-frère de Le Blanc, qui m’y attendoient, auxquels je fis grande chère soir et matin pendant ce court séjour. Je l’employai bien à visiter la place dedans et dehors, le fort de l’île et celui de Médoc vis-à-vis Blaye, où je passai par un très fâcheux temps. Mais je les voulois voir, et j’y menai mon fils qui avoit la survivance de mon gouvernement. Nous passâmes à Bordeaux par un si mauvais temps, que tout le monde me pressoit de différer, mais on ne m’avoit permis que ce peu de séjour, que je ne voulus pas outrepasser. Boucher avoit amené son brigantin magnifiquement équipé, et tout ce qu’il falloit de barques pour le passage de tout ce qui m’accompagnoit, et de tout ce qui étoit venu me voir à Blaye dont la plupart passèrent à Bordeaux avec nous. La vue du port et de la ville me surprit avec plus de trois cents bâtiments de toutes nations rangés sur deux lignes sur mon passage, avec toute leur parure et grand bruit de leur canon et de celui du château Trompette.

On connoît trop Bordeaux pour que je m’arrête à décrire ce spectacle ; je dirai seulement qu’après le port de Constantinople, la vue de celui-ci est en ce genre ce qu’on peut admirer de plus beau. Nous trouvâmes force compliments et force carrosses au débarquement, qui nous conduisirent chez l’intendant, où les jurats [1] de Bordeaux vinrent me complimenter en habit de cérémonie. Comme ces messieurs sont les uns de qualité et les autres considérables, et que cette jurade est extrêmement différente en tout des autres corps de ville, je me tournai vers l’intendant après leur avoir répondu, et je le priai de trouver bon que je les conviasse de souper avec nous ; ils me parurent sensibles à cette politesse à laquelle ils ne s’attendoient pas ; allèrent quitter leurs habits, et revinrent souper. Il n’est pas possible de faire une plus magnifique chère, ni plus délicate que celle que l’intendant nous fit soir et matin, ni faire mieux les honneurs de la ville et de leur logis que nous les firent l’intendant et sa femme les trois jours que j’y séjournai, n’ayant pu y être moins pour l’arrangement du voyage. L’archevêque et le premier président n’y étoient point ; le parlement étoit en vacance. Néanmoins je vis le palais et ce qu’il y avoit à voir dans la ville. Quoiqu’on me dégoûtât de voir l’hôtel de ville qui est vilain, je persistai à y aller ; je voulois faire une autre civilité aux jurats, sans conséquence ; ils s’y trouvèrent ; je leur dis que c’étoit beaucoup moins la curiosité qui m’amenoit dans un lieu où on m’avoit averti que je ne trouverois rien qui méritât d’être vu, que le désir d’une occasion de leur rendre à tous une visite, ce qui me parut leur avoir plu extrêmement.

Enfin, après avoir bien remercié M. et Mme Boucher, nous partîmes, traversâmes les grandes landes, et arrivâmes à Bayonne, où nous mîmes pied à terre chez d’Adoncourt qui y commandoit très dignement, et y étoit adoré en servant parfaitement le roi. Mes enfants et moi logeâmes chez lui, et tout mon monde dans le voisinage. Le changement de voitures pour nous et pour le bagage nous y retint quatre jours, pendant lesquels rien ne se peut ajouter aux soins d’Adoncourt, à sa politesse aisée et sans compliments, et à sa chère soir et matin, propre, grande, excellente. Il étoit venu accompagné d’officiers une lieue au-devant de nous. J’étois dès lors monté à cheval. L’artillerie, les compliments, il fallut essuyer cela comme à Bordeaux, et, pour ne le pas répéter, ce fut la même chose au retour, excepté à Blaye où je le défendis. Dreuillet, évêque de Bayonne, me vint voir, puis dîner avec nous et ce qu’il y avoit de plus principal dans la ville, mais en fort petit nombre. Je fus le lendemain chez ce prélat qui étoit pieux, savant, et toutefois de bonne compagnie, et parfaitement aimé dans son diocèse et dans tout le pays. J’allai voir la citadelle, les forts, et tout ce qu’il y avoit qui méritât quelque curiosité.

Pecquet, qui avoit été longtemps premier commis de M. de Torcy, et qui, pour dire le vrai, avoit fait toutes les affaires étrangères tant que le maréchal d’Huxelles les avoit eues, m’avoit prié que son fils vint en Espagne et fût chez moi, et il avoit pris les devants quelques jours auparavant. Je trouvai un courrier de Sartine arrivé à Bayonne une heure avant moi. Sartine me mandoit du 5, à onze heures du soir, que le roi d’Espagne, ayant appris que Pecquet étoit arrivé la veille, étoit très fâché de mon retardement, d’où résultoit celui de l’échange des princesses qui essuieroient le plus mauvais temps de l’hiver. Que Leurs Majestés Catholiques n’attendoient que mon arrivée pour se mettre en chemin pour Burgos, jusqu’où elles avoient résolu de conduire l’infante, et qu’elles désiroient extrêmement que je pressasse ma marche. Sartine tacha inutilement de les détourner de ce voyage. Il ajouta de lui-même que Leurs Majestés Catholiques seroient sensiblement mortifiées, si le départ de Mlle de Montpensier se retardoit d’un moment du jour fixé, et que le marquis de Grimaldo lui envoyoit à l’heure qu’il m’écrivoit un courrier par ordre du roi d’Espagne pour me le dépêcher et apporter ma réponse.

Je répandis à Sartine que je le priois de représenter à Leurs Majestés Catholiques que de ma part je n’avois rien oublié ni n’oublierois pour hâter mon voyage. Que les circonstances des précautions à l’égard de la peste avoient empêché mes équipages de passer ni rien pu faire préparer sur la route pour la diligenter, parce que les passeports d’Espagne n’étoient arrivés que le 29 du mois dernier, et que ces passeports étant pour le chemin qui passe à Vittoria, plus long que celui de Pampelune, que je voulois prendre, me retardoient encore ; qu’au surplus mon arrivée à Madrid plus ou moins avancée ne pouvoit rien influer sur le départ de Mlle de Montpensier fixé au 15 de ce mois ; que tout le désir du roi et de M. le duc d’Orléans de l’avancer étoit inutile, par l’impossibilité que les préparatifs pussent être prêts plus tôt. Que de Paris à la frontière elle mettroit cinquante jours par la difficulté des chemins et la quantité d’équipages, d’où il résultoit que de Madrid à la frontière, le chemin étant plus court d’un tiers, l’infante ne pouvoit être pressée de partir pour arriver juste au lieu de l’échange, et que, par conséquent, j’aurois tout le temps nécessaire pour m’acquitter de toutes les fonctions préalables à son départ, qui n’en pourra être retardé d’un seul moment.

Le 9, lendemain de mon arrivée à Bayonne, j’envoyai faire compliment à la duchesse de Liñarez, camarera-mayor de la reine douairière d’Espagne, et la prier de lui demander audience, pour moi, pour l’après-dînée. Je reçus en réponse un compliment de la reine. Ses carrosses vinrent me prendre et me conduisirent chez elle : véritablement je fus étonné en y arrivant. Elle s’étoit retirée depuis assez longtemps dans une maison de campagne fort proche de la ville qui n’avoit que deux fenêtres de face sur une petite cour et guère plus de profondeur. De la cour, je traversai un petit passage et j’entrai dans une pièce plus longue que large, très communément meublée, qui avoit vue sur un beau et grand jardin. Je trouvai la reine qui m’attendoit, accompagnée de la duchesse de Liñarez et de très peu de personnes. Je lui fis le compliment du roi et lui présentai sa lettre : on ne peut répondre plus poliment qu’elle fit à l’égard du roi, ni avec plus de bonté pour moi. La conversation fut sur la joie des mariages, le temps de l’échange et sur mon voyage. Elle étoit, debout, sans siège derrière elle ; je ne me couvris point, et n’en fis pas même le semblant. La duchesse de Liñarez et d’Adoncourt entrèrent seuls un peu dans la conversation. Je lui présentai mes enfants et ces messieurs qui étoient avec moi à qui elle dit quelque chose, cherchant à leur parler à tous avec un air d’attention et de bonté et en fort bon françois. Elle étoit fort grande, droite, très bien faite, de grand air, de bonne mine, qui laissoit voir qu’elle avoit eu de la beauté. Elle me demanda beaucoup des nouvelles de Madame. Tout son habillement étoit noir et sa coiffure avec un voile, mais qui montroit des cheveux, et sa taille paraissoit aussi. Ce vêtement n’étoit ni françois ni espagnol, avec une longue queue dont la duchesse de Liñarez tenoit le bout, mais fort lâche. C’étoit un habit de veuve, mais mitigé avec une longue et large attache devant le haut du corps, de très beaux diamants. Pour la duchesse de Liñarez, son habit m’effraya : il étoit tout à fait de veuve et ressembloit en tout à celui d’une religieuse. Je ne dois pas oublier que je présentai aussi à la reine les compliments et une lettre de M. le duc d’Orléans, à quoi elle répondit avec une grande politesse.

Au sortir de l’audience, elle me fit inviter à dîner, pour le lendemain, dans une maison de Bayonne où le gros de ses officiers demeuroit et où elle a aussi logé. J’y allai, sur l’exemple du comte de San Estevan del Puerto, allant au congrès de Cambrai, et tout à l’heure, du duc d’Ossone venant en France. Le sieur de Bruges, qui étoit chef de la maison de la reine douairière, fit les honneurs du festin très bon et très magnifique, où se trouva l’évêque de Bayonne, d’Adoncourt, et tout ce qui m’accompagnoit de principal. J’eus une seconde audience de la reine pour la remercier du repas et prendre congé d’elle. La conversation fut plus longue et plus familière que la première fois ; elle finit par m’exposer le très triste état où elle se trouvoit, faute de tout payement d’Espagne depuis des années, et me prier d’en parler à Leurs Majestés Catholiques et de lui procurer quelque secours sur ce qui lui étoit si considérablement dû.

J’appris d’Adoncourt plusieurs petits détails touchant les efforts tentés à Paris et à la cour pour faire différer les mariages dans la vue de profiter de ce délai pour tâcher de les rompre, mais qui ne me donnèrent pas grande lumière là-dessus. Ce que je démêlai seulement fut qu’Adoncourt, qui avoit de grands commerces en Espagne pour tenir la cour bien avertie de tout, et qui y étoit même en liaison avec plusieurs seigneurs, avoit eu plus de part que moi en la confidence du duc d’Ossone qui lui avoit nommé des personnages de cette intrigue, tant de notre cour que de celle d’Espagne. Je l’exhortai à en instruire le cardinal Dubois auquel je le mandai.

Passant les Pyrénées, je quittai, avec la France, les pluies et le mauvais temps qui ne m’avoient pas quitté jusque-là, et trouvai un ciel pur et une température charmante, avec des échappées de vues et des perspectives qui changeoient à tout moment, qui ne l’étoient pas moins. Nous étions tous montés sur des mules dont le pas est grand et doux. Je me détournai en chemin à travers de hautes montagnes pour aller voir Loyola, lieu fameux par la naissance de saint Ignace, situé tout seul près d’un ruisseau assez gros, dans une vallée fort étroite, dont les montagnes de roche qui la serrent des deux côtés doivent faire une glacière quand elles sont couvertes de neige et une tourtière en été. Nous trouvâmes là quatre ou cinq jésuites, fort polis et fort entendus, qui prenoient soin du bâtiment prodigieux qui y étoit entrepris pour plus de cent jésuites et une infinité d’écoliers, dans le dessein de faire de cette maison un noviciat, un collège, une maison professe [pour] qu’elle servit à tous les usages auxquels sont destinés leurs différentes maisons et [fût] le chef-lieu de leur compagnie.

Ils nous firent voir le petit logis primitif du père de saint Ignace, qui est une maison de cinq ou six fenêtres, qui n’a qu’un rez-de-chaussée pour le ménage, un étage au-dessus et plus haut un grenier. Ce seroit tout au plus le louis d’un curé, et [cela] ne ressembla jamais en rien à un château. Nous vîmes la chambre où saint Ignace, blessé à la guerre, fut longtemps couché, et eut sa fameuse révélation touchant la compagnie dont il devoit être l’instituteur ; et l’écurie où sa mère voulut aller accoucher de lui, qui est au-dessous, par dévotion pour l’étable de Bethléem. Rien de plus bas, de plus étroit, de plus écrasé que ces deux pièces ; rien aussi de si éblouissant d’or qui y brille partout. Il y a un autel dans chacune des deux où le saint sacrement repose, et ces deux autels sont de la dernière magnificence.

La maison des jésuites qu’ils alloient détruire pour leur immense bâtiment étoit fort peu de chose et pour loger au plus une douzaine de jésuites. L’église nouvelle étoit presque achevée, en rotonde, d’une grandeur et d’une hauteur qui surprend, avec des autels pareils entre eux, tout autour en symétrie. L’or, la peinture, la sculpture, les ornements de toutes les sortes et les plus riches, répandus partout avec un art prodigue, mais sage ; une architecture correcte et admirable, les marbres les plus exquis, le jaspe, le porphyre, le lapis, les colonnes unies, torses, cannelées, avec leurs chapiteaux et leurs ornements de bronze doré, un rang de balcons, entre chaque autel, et de petits degrés de marbre pour y monter et les cages incrustées, les autels et ce qui les accompagne admirables. En un mot, un des plus superbes édifices de l’Europe, le mieux entendu et le plus magnifiquement orné. Nous y primes le meilleur chocolat dont j’aie jamais goûté, et après quelques heures de curiosité et d’admiration, nous regagnâmes notre route et notre gîte, fort tard et avec beaucoup de peine.

Nous arrivâmes le 15 à Vittoria où je trouvai la députation de la province qui m’attendoit avec un grand présent d’excellent vin rancio ; c’étoient quatre gentilshommes considérables qui étoient à la tête des affaires du pays. Je les conviai à souper, et le lendemain à déjeuner avec nous : ils parloient françois, et je fus surpris de voir des Espagnols si gais et de si bonne compagnie à table. La joie du sujet de mon voyage éclata partout où je passai en France et en Espagne et me fit bien recevoir. On se mettoit aux fenêtres et on bénissoit mon voyage. À Salinas, entre autres, où je passois sans m’arrêter, des dames qui, à voir leur maison et elles-mêmes aux fenêtres, me parurent de qualité, me demandèrent de si bonne grâce de voir un moment celui qui alloit conclure le bonheur de l’Espagne, que je crus qu’il étoit de la galanterie de monter chez elles ; elles m’en parurent ravies, et j’eus toutes les peines du monde à m’en débarrasser pour continuer mon chemin.

Je trouvai à Vittoria un courrier de Sartine pour me presser d’arriver, mais dont la date étoit antérieure au retour de son courrier de Bayonne ; mais, étant le 17, à cinq heures du matin, prêt à partir de Miranda d’Ebro, arriva un autre courrier de Sartine, qui me mandoit que les raisons, quoique sans réplique, que je lui avois écrites de Bayonne, n’avoient point ralenti l’extrême empressement de Leurs Majestés Catholiques, sur quoi je le priai de me faire tenir des relais le plus qu’il pourroit, à quelque prix que ce fût, pour presser mon voyage tant qu’il me seroit possible.

J’arrivai le 18 à Burgos, où je comptois séjourner, pour voir au moins un jour ce que deviendroit une fièvre assez forte qui avoit pris à mon fils aîné, qui m’inquiétoit beaucoup, en attendant que mes relais pussent se préparer ; mais Pecquet arriva pour presser de nouveau ma marche, et si vivement qu’il fallut abandonner mon fils et presque tout mon monde. L’abbé de Mathan voulut bien demeurer avec lui pour en prendre soin et ne le point quitter.

J’appris par Pecquet la cause d’une si excessive impatience. C’est que la reine, qui n’aimoit point le séjour de Madrid, pétilloit d’en sortir pour aller à Lerma, où on l’avoit assurée qu’elle trouveroit une chasse fort abondante. Pecquet me dit que M. de Grimaldo et Sartine n’avoient rien oublié pour rompre, au moins différer ce voyage, mais que l’impatience avoit été nourrie et augmentée par Maulevrier, enragé de voir arriver un ambassadeur de naissance et de dignité personnelle, et qui n’avoit pu s’empêcher de dire qu’il l’auroit plus patiemment souffert si c’eût été le duc de Villeroy, La Feuillade ou le prince de Rohan. Ce seigneur Andrault, si délicat pour soi, ne cherchoit pas les amis de M. le duc d’Orléans par le désir de ces messieurs ; et, outre qu’il s’oublioit bien lui-même, il perdoit promptement la mémoire qu’il avoit été laissé à mon choix de lui donner ou non le caractère d’ambassadeur, que par conséquent il me devoit, et qui en cette occasion surtout l’honoroit fort au delà de ses espérances. Toutefois je résolus de n’en faire aucun semblant et de vivre avec lui comme si j’eusse ignoré ce que je venois d’apprendre ; mais je le mandai au cardinal Dubois.

Je partis donc de Burgos le 19 avec mon second fils, le comte de Lorges, M. de Céreste (ces deux derniers ne vinrent qu’un peu après ensemble), l’abbé de Saint-Simon, son frère, le major de son régiment et très peu de domestiques. Nous trouvâmes peu de relais et mal établis ; marchâmes jour et nuit, sans nous coucher, jusqu’à Madrid, nous servant des voitures des corrégidors [2], où nous pûmes, tellement que je fus obligé de faire les dernières douze lieues à cheval en poste, qui en valent le double d’ici. Nous arrivâmes de la sorte à Madrid le vendredi 21, à onze heures du soir. Nous trouvâmes à l’entrée de la ville, qui n’a ni murailles, ni portes, ni barrières, ni faubourgs, des gens en garde qui demandèrent qui nous étions et d’où nous venions, et qu’on y avoit mis exprès pour être avertis du moment de mon arrivée. Comme j’étois fort fatigué d’avoir toujours marché sans arrêter depuis Burgos, et qu’il étoit fort tard, je répondis que nous étions des gens de l’ambassadeur de France, qui arriveroit le lendemain. Je sus après que, par le calcul de Sartine, de Grimaldo, et de Pecquet arrivé devant moi, ils avoient tous compté que je ne serois à Madrid que le 22.

Dès que je fus arrivé chez moi, j’envoyai chercher Sartine pour prendre langue avec lui, fermai bien ma porte, et donnai ordre de dire à quiconque pourroit venir qu’on ne m’attendoit que le lendemain. Je sus par Sartine que, grâces à ses précautions et aux peines que le duc de Liria en avoit bien voulu prendre, j’aurois le surlendemain de quoi me mettre en public, et que huit jours après je serois en état d’avoir tous mes équipages et de prendre mon audience solennelle. Cependant tout ce qui n’étoit point destiné à demeurer à Burgos avec mon fils aîné arriva en poste à la file, en sorte que personne et que rien ne me manqua. Le lendemain matin samedi 22, de bonne heure, Sartine accompagna mon secrétaire chez le marquis de Grimaldo, tandis que j’envoyai faire les messages accoutumés quand on arrive aux ministres des cours étrangères. Grimaldo, surpris et fort aise de mon arrivée qu’il n’attendoit que le soir de ce jour, fut au palais le dire à Leurs Majestés Catholiques, qui, dans leur impatience de partir, furent ravies. Du palais, Grimaldo vint chez moi au lieu d’attendre ma première visite : il me trouva avec Maulevrier, le duc de Liria et quelques autres.

Ce fut apparemment sur l’exemple de Grimaldo que les trois charges vinrent aussi chez moi ; le marquis de Santa Cruz, majordome-major de la reine, et très -bien avec elle ; le duc d’Arcos ; le marquis de Bedmar, président du conseil de guerre et de celui des ordres, et chevalier de celui du Saint-Esprit ; le duc de Veragua président du conseil des Indes, tous grands d’Espagne ; l’archevêque de Tolède, le grand inquisiteur, évêque de Barcelone, presque tous ayant le vain titre de conseillers d’État. La plupart vinrent le matin, les autres l’après-dînée, et les jours suivants tout ce qu’il y eut à Madrid de grands, de seigneurs et de ministres étrangers. Le gouverneur du conseil de Castille, qui ne visite jamais personne ni n’envoie, si ce n’est pour affaire, envoya me complimenter, quoique je n’eusse point envoyé chez lui, par la raison que je dirai lorsque je parlerai de cette première charge d’Espagne. Castellar, secrétaire d’État pour la guerre, vint aussi chez moi ce même jour. Le duc de Liria se disposoit à venir une lieue au-devant de moi avec Valouse et Sartine, et de son côté Maulevrier avec Robin.

Grimaldo me témoigna la joie de Leurs Majestés Catholiques de mon arrivée, et après m’avoir fait les plus gracieux compliments pour lui-même, me donna le choix de leur part de les aller saluer ce même matin ou dans l’après-dînée. Je crus l’empressement mieux séant, et j’y allai avec lui sur-le-champ dans le carrosse de Maulevrier qui y vint aussi. De cette sorte fut levée toute difficulté sur la première visite, à l’égard de tous ceux à qui elle étoit due de ma part, et de ceux qui la pouvoient prétendre, dont j’eus le sang bien rafraîchi.

Nous arrivâmes au palais comme le roi étoit sur le point de revenir de la messe, et nous l’attendîmes dans le petit salon qui est entre le salon des Grands et celui des Miroirs, dans lequel personne n’entre que mandé. Peu de moments après, le roi vint par le salon des Grands. Grimaldo l’avertit comme il entroit dans le petit salon : il vint à moi aussitôt, précédé et suivi d’assez de courtisans, mais qui ne ressembloient pas à la foule des nôtres. Je lui fis ma profonde révérence ; il me témoigna sa joie de mon arrivée, demanda des nouvelles du roi, de M. le duc d’Orléans, de mon voyage, et des nouvelles de mon fils aîné qu’il avoit su être demeuré malade à Burgos, puis entra seul dans le cabinet des Miroirs. À l’instant je fus environné de toute la cour, avec des compliments et des témoignages de joie des mariages et de l’union des deux couronnes. Grimaldo et le duc de Liria me nommoient les seigneurs, qui presque tous parloient françois, aux civilités infinies desquels je tâchai de répondre par les miennes.

Un demi-quart d’heure après que le roi fut rentré, il m’envoya appeler. J’entrai seul dans le salon des Miroirs, qui est fort vaste, bien moins large que long. Le roi, et la reine à sa gauche, étoient presque au fond du salon, debout, et tout joignant l’un l’autre. J’approchai avec trois profondes révérences, et je remarquerai une fois pour toutes que le roi ne se couvre jamais qu’aux audiences publiques, et quand il va et vient de la messe en chapelle, terme que j’expliquerai en son lieu. L’audience dura demi-heure (car c’est toujours eux qui congédient) à témoigner leur joie, leurs désirs, leur impatience, avec un épanchement infini, très bien aussi sur M. le duc d’Orléans et sur le désir de rendre Mlle de Montpensier heureuse sur un portrait d’elle et un autre du roi qu’ils me montrèrent à la fin de la conversation, où la reine parla bien plus que le roi dont néanmoins la joie éclatoit avec ravissement, ils me firent l’honneur de me dire qu’ils me vouloient faire voir les infants, et me commandèrent de les suivre. Je traversai seul à leur suite la chambre et le cabinet de la reine, une galerie intérieure, où il se trouva deux dames de service et deux ou trois seigneurs en charge, qui, apparemment, avoient été avertis, comme je l’expliquerai ailleurs, et passai avec cette petite suite toute cette galerie, au bout de laquelle étoit l’appartement des infants. Je n’ai point vu de plus jolis enfants, ni mieux faits que don Ferdinand et don Carlos, ni un plus beau maillot que don Philippe. Le roi et la reine prirent plaisir à me les faire regarder, et à les faire tourner et marcher devant moi de fort bonne grâce. Ils entrèrent après chez l’infante, où je tâchai d’étaler le plus de galanterie que je pus. En effet, elle étoit charmante, avec un petit air raisonnable et point embarrassé. La reine me dit que l’infante commençoit à apprendre assez bien le françois ; et le roi, qu’elle oublieroit bientôt l’Espagne. « Oh ! s’écria la reine, non seulement l’Espagne, mais le roi et moi, pour ne s’attacher qu’au roi son mari ; » sur quoi je tâchai de ne pas demeurer muet. Je sortis de là à la suite de Leurs Majestés Catholiques, que je suivis à travers cette petite galerie et leur appartement. Elles me congédièrent aussitôt avec beaucoup de témoignages de bonté ; et, rentré dans le salon avec tout le monde, j’y fus environné de nouveau, avec force compliments.

Peu de moments après, le roi me fit rappeler pour voir le prince des Asturies, qui étoit avec Leurs Majestés dans ce même salon des Miroirs. Je le trouvai grand, et véritablement fait à peindre ; blond et de beaux cheveux, le teint blanc avec de la couleur, le visage long, mais agréable, les yeux beaux, mais trop près du nez : je lui trouvai beaucoup de grâce et de politesse. Il me demanda fort des nouvelles du roi, puis de M. le duc d’Orléans et de Mlle de Montpensier, et du temps de son arrivée.

Leurs Majestés Catholiques me témoignèrent beaucoup de satisfaction de ma diligence, me dirent qu’ils avoient retardé leur voyage pour me donner le temps de me mettre en état de prendre mes audiences ; qu’une seule suffiroit pour faire la demande de l’infante et l’accorder ; que les articles pourroient être signés la veille de cette audience, et l’après-dînée de ce jour de l’audience signer le contrat. Ensuite ils me demandèrent quand tout seroit prêt ; je leur dis que ce seroit le jour qu’il leur plairoit, parce que tout ce que je faisois préparer n’étant que pour leur en faire ma cour, je croirois y mieux réussir avec moins pour ne pas retarder leur départ, que de différer pour étaler tout ce à quoi on travailloit encore. Il me parut que cette réponse leur plut fort, mais elles ne voulurent jamais déterminer le jour, sur quoi enfin je leur proposai le mardi suivant. La joie de cette promptitude parut sur leur visage, et [ils] me témoignèrent m’en savoir beaucoup de gré. Là-dessus, le roi se recula un peu, parla bas à la reine, et elle à lui, puis se rapprochèrent du prince des Asturies et de moi, et fixèrent leur départ au jeudi suivant, 27 du mois. Tout de suite ils me permirent non seulement de les y suivre, mais m’ordonnèrent de les suivre de près, parce que l’incommodité des logements ne permettoit qu’à peine aux officiers de service les plus nécessaires de les accompagner dans la route. Ce fut la fin de toute cette audience.

Maulevrier seul me ramena chez moi, où je trouvai don Gaspard Giron, l’ancien des quatre majordomes, qui s’étoit emparé de ma maison avec les officiers du roi, qui me traita magnifiquement, avec beaucoup de seigneurs qu’il avoit invités, et fit toujours les honneurs ; ce qui, quoi que je pusse faire, dura jusqu’au mercredi suivant inclus, avec un carrosse du roi toujours à ma porte pour me servir ; mais à ce dernier égard, j’obtins enfin que cela ne dureroit que trois jours, pendant lesquels il fallut toujours m’en servir ; il étoit à quatre mules, avec un cocher du roi et quelques-uns de ses valets de pied en livrée. Ce traitement de table et de carrosse est une coutume à l’égard des ambassadeurs extraordinaires. Si je m’étends sur les honneurs que j’ai reçus, c’est un récit que je dois à l’instruction et à la curiosité, plus encore à la joie extrême du sujet de cette ambassade qui fit passer par-dessus toutes règles, comme pour les premières visites, et en bien d’autres choses, ainsi qu’aux accueils et aux empressements que je reçus de tout le monde, et qui furent toujours les mêmes tant que je demeurai en Espagne.

La conduite de deux seigneurs principaux me surprit également par leur opposition à mon égard. Cellamare, qui avoit pris le nom de duc de Giovenazzo depuis la mort de son père, et qui étoit grand écuyer de la reine, surpassa toute cette cour en empressements pour moi et chez moi, et au palais, en protestations de joie de l’union et des mariages, d’attachement et de reconnoissance des bons traitements qu’il avoit reçus en France, me conjura que le roi et M. le duc d’Orléans en fussent informés, et se répandit assez inconsidérément en tendresse pour le maréchal de Villeroy, auquel il me dit qu’il vouloit écrire, ainsi qu’au roi et à M. le duc d’Orléans. Je reçus toutes ces rares effusions aussi poliment que me le permit la plus extrême surprise, après tout ce qu’il avoit brassé à Paris et ce qui en étoit suivi pour lui-même. Ces mêmes empressements continuèrent tant que je fus en Espagne, mais il ne mangea pas une seule fois chez moi. Aussi, ne l’en priai-je qu’une de devoir, le jour de la couverture [3] de mon fils.

Son contradictoire fut le duc de Popoli, capitaine général, grand maître de l’artillerie, chevalier du Saint-Esprit et gouverneur du prince des Asturies, dont je reçus force compliments au palais où je ne le rencontrois guère, et qui ne vint et n’envoya chez moi qu’une fois. On verra aussi comment j’en usai avec lui.

Ce même jour, j’allai voir le marquis de Grimaldo, particulièrement chargé des affaires étrangères. Il entendoit parfaitement le françois, mais il ne le vouloit pas parler. Orondaya, son principal commis, nous servit toujours d’interprète ; on ne peut en recevoir plus de politesses ; je fus étonné au dernier point qu’il me rapportât tous les efforts que j’avois faits auprès de M. le duc d’Orléans pour le détourner de la guerre qu’il fit à l’Espagne en faveur des Anglois, et je n’imagine pas comment Laullez l’avoit su, qui l’avoit mandé fort tôt après qu’il fut arrivé à Paris. Je présentai à Grimaldo les copies des lettres que je devois rendre. Ce fut un long combat de civilité entre nous, lui de ne les vouloir pas prendre, moi d’insister ; mais je m’y opiniâtrai tellement qu’enfin il les reçut. J’eus pour cela mes raisons, je voulois faire passer la lettre de M. le duc d’Orléans au prince des Asturies, avec le traitement de frère ; je ne voulois pas m’y exposer témérairement ; il falloit donc, pour ne rien hasarder, que Grimaldo en eût la copie et point de celle où le traitement de frère étoit omis, qu’il n’étoit temps de produire qu’au cas que Grimaldo ne voulût point passer l’autre ; c’est ce qui me fit tant insister ; heureusement je n’en entendis plus parler, et sur cette confiance, je rendis celle où étoit le traitement de frère le lendemain au prince des Asturies. Elle passa doux comme lait, et j’eus le plaisir de renvoyer aussitôt après à M. le duc d’Orléans celle où le traitement de frère n’étoit pas employé.

Restoit l’embarras de n’avoir point de lettre pour l’infante. J’en fis la confidence à Grimaldo, qui se mit à rire et me dit qu’il m’en tireroit et feroit que, lorsque le lendemain j’irais à l’audience de l’infante, la gouvernante me viendroit dire dans l’antichambre qu’elle dormoit et m’offriroit de la réveiller, ce que je refuserois, après quoi je n’irais plus chez elle, que la lettre du roi pour elle ne me fût arrivée, et que j’irais lui remettre alors sans façon et sans audience. Cela commença à nous ouvrir un peu l’un avec l’autre sur le cardinal Dubois, et je vis dans la suite qu’il le connoissoit tel qu’il étoit, aussi parfaitement que nous. La journée finit fort tard par la communication que je donnai à Maulevrier de tout ce qui m’avoit été remis touchant l’ambassade, et je lui remis aussi les pleins pouvoirs qui lui donnoient le caractère d’ambassadeur.

Lui et moi avions, dès auparavant, agité ensemble la difficulté qui se rencontroit dans le préambule du contrat de mariage du roi, qui s’expliquoit de manière que ce n’étoit point le roi et la reine d’Espagne qui contractoient, mais des commissaires, nommés par eux, qui stipuloient en leur nom, tant pour Leurs Majestés Catholiques, que pour l’infante, ce qui nous auroit mis dans la nécessité de nommer aussi des commissaires dont nous n’avions pas pouvoir. J’avois donc prié Maulevrier de me venir trouver chez Grimaldo pour nous en expliquer avec lui. Il nous représenta que telle étoit la coutume en Espagne ; que nos deux dernières reines avoient été mariées de cette façon, et qu’encore qu’au dernier de ces deux mariages, le roi et le roi d’Espagne Philippe IV fussent en personne sur la frontière, le roi Philippe IV n’en avoit pourtant pas signé lui-même le contrat, à quoi Grimaldo nous pressa fort de nous conformer et de donner des commissaires ; nous insistâmes sur notre défaut de pouvoir, sur la longueur où jetteroit la nécessité de dépêcher un courrier et d’en attendre le retour, enfin sur ce que le roi comptoit si fort sur la signature de Leurs Majestés Catholiques, que cela même étoit porté précisément dans nos instructions. Cette discussion fut beaucoup moins une dispute qu’une conversation fort polie, à la fin de laquelle Grimaldo, qui m’adressa toujours la parole, me dit que le roi d’Espagne avoit tant de désir de complaire au roi et de voir la fin d’une affaire si désirée, qu’il espéroit qu’il voudroit bien passer pardessus la coutume d’Espagne et signer lui-même avec la reine ; qu’il alloit leur en rendre compte tout sur-le-champ et nous informeroit le lendemain dimanche 23, de la réponse, jour auquel je devois avoir le matin ma première audience particulière et rendre les lettres dont j’étois chargé. Mais avant de passer outre, je crois nécessaire de dire quelque chose du roi et de la reine d’Espagne et du marquis de Grimaldo.

Le premier coup d’œil, lorsque je fis ma première révérence au roi d’Espagne en arrivant, m’étonna si fort, que j’eus besoin de rappeler tous mes sens pour m’en remettre. Je n’aperçus nul vestige élu duc d’Anjou, qu’il me fallut chercher dans son visage fort allongé, changé, et qui disoit encore beaucoup moins que lorsqu’il étoit parti de France. Il étoit fort courbé, rapetissé, le menton en avant, fort éloigné de sa poitrine, les pieds tout droits, qui se touchoient, et se coupoient en marchant, quoiqu’il marchât vite et les genoux à plus d’un pied l’un de l’autre. Ce qu’il me fit l’honneur de me dire étoit bien dit, mais si l’un après l’autre, les paroles si traînées, l’air si niais, que j’en fus confondu. Un justaucorps, sans aucune sorte de dorure, d’une manière de bure brune, à cause de la chasse où il devoit aller, ne relevoit pas sa mine ni son maintien. Il portoit une perruque nouée, jetée par derrière, et le cordon bleu par-dessus son justaucorps, toujours et en tout temps, et de façon qu’on ne distinguoit pas sa Toison qu’il portoit au cou avec un cordon rouge, que sa cravate et son cordon bleu cachoient presque toujours. Je m’étendrai ailleurs sur ce monarque.

La reine, que je vis un quart d’heure après, ainsi qu’il a été rapporté plus haut, m’effraya par son visage marqué, couturé, défiguré à l’excès par la petite vérole ; le vêtement espagnol d’alors pour les dames, entièrement différent de l’ancien, et de l’invention de la princesse des Ursins, est aussi favorable aux dames jeunes et bien faites, qu’il est fâcheux pour les autres dont l’âge et la taille laissent voir tous les défauts. La reine étoit faite au tour, maigre alors, mais la gorge et les épaules belles, bien taillée, assez pleine et fort blanche, ainsi que les bras et les mains ; la taille dégagée, bien prise, les côtés longs, extrêmement fine et menue par le bras, un peu plus élevée que la médiocre ; avec un léger accent italien, [elle] parloit très bien françois, en bons termes, choisis, et sans chercher, la voix et la prononciation fort agréables. Une grâce charmante, continuelle, naturelle, sans la plus légère façon, accompagnoit ses discours et sa contenance, et varioit suivant qu’ils varioient. Elle joignoit un air de bonté, même de politesse, avec justesse et mesure, souvent d’une aimable familiarité, à un air de grandeur et à une majesté qui ne la quittoient point. De ce mélange, il résultoit que, lorsqu’on avoit l’honneur de la voir avec quelque privance, mais toujours en présence du roi, comme je le dirai ailleurs, on se trouvoit à son aise avec elle, sans pouvoir oublier ce qu’elle étoit, et qu’on s’accoutumoit promptement à son visage. En effet, après l’avoir un peu vue, on démêloit aisément qu’elle avoit eu de la beauté et de l’agrément dont une petite vérole si cruelle n’avoit pu effacer l’idée. La parenthèse, au courant vif de ce commencement de fonctions d’ambassadeur, seroit trop longue si j’en disois ici davantage ; mais il est nécessaire d’y remarquer en un mot, qui sera plus étendu ailleurs, que jour et nuit, travail, audiences, amusements, dévotions, le roi et elle ne se quittoient jamais, pas même pour un instant, excepté les audiences solennelles qu’ils donnoient l’un et l’autre séparément, l’audience du roi publique et celle du conseil de Castille et les chapelles publiques. Toutes ces choses seront expliquées en leur lieu.

Grimaldo, naturel Espagnol, ressembloit à un Flamand. Il étoit fort blond, petit, gros, pansu, le visage rouge, les yeux bleus, vifs, la physionomie spirituelle et fine, avec cela de la bonté. Quoique aussi ouvert et aussi franc que sa place le pouvoit permettre, complimenteur à l’excès, poli, obligeant, mais au fond glorieux comme nos secrétaires d’État, avec ses deux petites mains collées sur son gros ventre, qui, sans presque s’en décoller ni se joindre, accompagnoient ses propos de leur jeu : tout cela faisoit un extérieur dont on avoit à se défendre. Il étoit capable, beaucoup d’esprit et d’expérience, homme d’honneur et vrai, solidement attaché au roi et au bien de ses affaires, grand courtisan toutefois, et dont les maximes furent en tous les temps l’union étroite avec la France. En voilà ici assez sur ce ministre, dont je sus gagner l’amitié et la confiance, qui me furent très utiles et qui ont duré entre lui et moi jusqu’à sa mort, comme je le dirai ailleurs, qui n’arriva qu’après sa chute et bien des années. Retournons maintenant à notre ambassade.

Le dimanche 23 j’eus ma première audience particulière, le matin, du roi et de la reine ensemble, dans le salon des Miroirs, qui est le lieu où ils la donnent toujours. J’étois accompagné de Maulevrier. Je présentai à Leurs Majestés Catholiques les lettres du roi et de M. le duc d’Orléans. Les propos furent les mêmes sur la famille royale, la joie, l’union, le désir de rendre la future princesse des Asturies heureuse. À la fin de l’audience, je présentai à Leurs Majestés Catholiques le comte de Lorges, le comte de Céreste, mon second fils, l’abbé de Saint-Simon, et son frère. Je reçus force marques de bonté du roi et de la reine dans cette audience, qui me parut fort sèche pour Maulevrier. Ils me demandèrent fort des nouvelles de mon fils aîné, et dirent quelques mots de bonté à ceux que je venois de leur présenter. Nous fûmes de là chez l’infante, où je fus reçu comme Grimaldo et moi en étions convenus. Nous descendîmes ensuite chez le prince des Asturies, à qui je présentai les lettres du roi et de M. le duc d’Orléans, puis à la fin les mêmes personnes que j’avois présentées au roi et à la reine. Les propos furent à peu près les mêmes, et avec beaucoup de grâce et de politesse. Je me conformai à l’usage et le traitai toujours de Monseigneur et de Votre Altesse, sans y rien ajouter. J’en usai de même avec les infants.

Au sortir de là nous passâmes dans la cavachuela [4] du marquis de Grimaldo. J’expliquerai ailleurs ce que c’est. Il nous dit que le roi d’Espagne avoit consenti à signer lui-même le contrat et la reine ; mais don Joseph Rodrigo qui, comme secrétaire d’État intérieur, devoit l’expédier, et qui ne parloit et n’entendoit pas un mot de françois, ni à ce qu’il me parut d’affaires, proposa qu’il y eût des témoins, et je compris que Grimaldo, qui s’attendoit à notre visite pour la réponse à la difficulté sur la signature, l’avoit aposté là exprès pour se décharger sur lui de la proposition de cette nouvelle difficulté. Je répondis que nous n’avions point d’ordre là-dessus ; qu’on ne connoissoit point cette formalité en France, et que tout récemment le roi et tous ceux du sang avoient signé le contrat de la duchesse de Modène d’une part, et d’autre part le seul plénipotentiaire de Modène sans aucun témoin, et qu’il n’y en avoit point eu non plus au mariage de nos deux dernières reines. Ces messieurs ne se contentèrent point de ces raisons. Rodrigo se débattit et baragouina fort. Grimaldo nous dit avec beaucoup de douceur et de politesse qu’il falloit suivre les coutumes des lieux où on étoit pour la validité et la sûreté des actes qu’on y passoit ; que les contrats se passoient en Espagne par un seul notaire, avec la nécessité de la présence de témoins, qui étoit une formalité essentielle qu’ils ne pouvoient omettre. Nous nous défendîmes sur ce qu’elle nous étoit inconnue et qu’il n’y en avoit rien dans nos instructions. Grimaldo allégua la complaisance du roi et de la reine d’Espagne de signer eux-mêmes contre la coutume, sur ce que nous avions représenté que cette signature étoit expressément dans nos instructions, et que nous n’avions point de pouvoir pour nommer des commissaires qui signassent avec les leurs ; qu’ici il n’y avoit ni pour ni contre dans nos instructions, loin d’y avoir rien de contraire à la formalité des témoins, et qu’il ne nous falloit point de pouvoir pour en nommer, puisque rien ne s’y opposoit dans nos instructions ; enfin que nous ne pouvions refuser, avec des raisons valables, de nous rendre à un usage constant du pays qui, sans préjudice aucun ni à la chose ni à nos ordres, n’alloit qu’à la plus grande validité, que les parties désiroient et vouloient également, et dont le refus jetteroit dans un grand embarras et une grande longueur. Je répondis que nos instructions ne pouvoient rien contenir sur une formalité inconnue et jamais usitée en France, à laquelle, par conséquent, on n’avoit pu penser, mais que je croyois qu’il suffisoit qu’il n’y eût rien dedans ni pour ni contre pour nous renfermer dans ce qu’elles contenoient, c’est-à-dire pour n’admettre point de témoins. J’ajoutai que nous ne ferions aucune difficulté qu’il y en eût de la part de l’Espagne, pourvu qu’il n’y en eût point de la nôtre, comme je n’en ferois pas non plus qu’il y eût des commissaires d’Espagne au cas [que] ces messieurs trouvassent qu’il y en pût avoir, sans empêcher que Leurs Majestés Catholiques signassent elles-mêmes le contrat. Que je les suppliois de considérer que Leurs Majestés Catholiques pouvoient agir en souverains chez elles sans que nous y pussions trouver à redire, mais que pour nous, nous étions bornés aux ordres que nous avions reçus et aux termes de notre instruction sans pouvoir les outrepasser. Grimaldo et Rodrigo insistèrent sur l’exemple de la condescendance de Leurs Majestés Catholiques de signer elles-mêmes contre la coutume, sur la nécessité des témoins pour la validité de l’acte par la coutume d’Espagne, sur ce que des témoins n’avoient aucun besoin de pouvoir, sur ce qu’il n’y avoit rien dans nos instructions de porté au contraire, sur ce que, par conséquent, admettre des témoins n’étoit pas les outrepasser. Je continuai à me défendre par mes raisons précédentes. Nous ne convînmes point et tout se passa doucement et très poliment de part et d’autre. Maulevrier me laissa froidement faire et ne dit que quelques mots à mesure que je l’interpellai.

Grimaldo nous proposa ensuite la signature des articles pour le lendemain 24, l’après-dînée, avec le marquis de Bedmar et lui, nommés commissaires du roi d’Espagne pour cela. Je m’expliquai que je prétendois que cette signature se fît chez moi, à moins que le roi d’Espagne n’aimât mieux qu’elle se fît dans son appartement, ce que j’estimois encore plus convenable à la dignité de cette fonction et une facilité qui pouvoit être agréable à Sa Majesté Catholique. Cela fut accepté sur-le-champ par Grimaldo, et l’heure convenue pour le lendemain cinq heures après midi, au palais. Nous eûmes après quelque peu de conversation de civilité, et nous prîmes congé.

Comme il achevoit de nous conduire, il rappela Maulevrier à qui il demanda les noms des personnes principales qui m’accompagnoient, et le pria de lui envoyer ces noms dans le soir de ce même jour. Comme il fut tard, Maulevrier m’envoya dire par son secrétaire que Grimaldo vouloit absolument avoir ces noms avant de se coucher, tellement que je les fis écrire, et remettre à ce secrétaire.

Le lendemain matin, lundi 24, je reçus un paquet du marquis de Grimaldo contenant une lettre pour moi, et cinq autres pour les comtes de Lorges et de Céreste, l’abbé de Saint-Simon, et les marquis de Saint-Simon et de Ruffec. Je récrivis sur-le-champ à Grimaldo, qui insistoit toujours par sa lettre sur les témoins, pour lui demander un entretien dans la fin de la matinée, et pour le faire souvenir que les ambassadeurs de famille ne faisoient point d’entrée. Sur la fin de la matinée, j’allai à la cavachuela de Grimaldo pour m’expliquer avec lui sur ce qu’il entendoit par ces cinq lettres, et j’y allai seul, parce que Maulevrier, à qui j’avois envoyé communiquer tout ce paquet de Grimaldo, voulut demeurer à faire ses dépêches.

Grimaldo me dit nettement que le roi d’Espagne dans l’empressement de finir une affaire si désirée, ayant condescendu de si bonne grâce à signer lui-même avec la reine le contrat de mariage contre l’usage des rois ses prédécesseurs, il étoit juste aussi que je condescendisse, non par une simple complaisance, mais à un point nécessaire à la validité de l’acte, qui est celui des témoins ; que depuis notre conférence de la veille, le roi d’Espagne avoit cherché les moyens de concilier là-dessus sa délicatesse avec nos difficultés, et qu’il avoit cru prendre l’expédient le plus convenable, même le plus honorable pour moi, de nommer lui-même les cinq personnes les plus distinguées de tout ce que j’avois amené pour être témoins afin de lever la difficulté que nous faisions d’en nommer ; que cette sûreté nécessaire dans l’occurrence présente ne pouvoit être refusée, puisque, outre qu’elle n’étoit pas de mon choix, le roi d’Espagne ayant nommé à mon insu les cinq témoins françois, je ne pouvois alléguer que mes instructions portassent rien qui y fût contraire.

Je répondis à cet honneur inattendu et rien moins que désiré de la nomination du roi d’Espagne des témoins françois, avec tout le respect possible, sans toutefois m’engager à rien que je n’eusse vu jusques où il vouloit porter l’usage de ces témoins, et s’il avoit dessein de leur faire signer le contrat de mariage ; mais il convint avec moi qu’ils n’auroient pas cet honneur ; que le roi d’Espagne se contenteroit qu’ils fussent présents à la signature de notre part, comme de la leur y assisteroient aussi comme témoins les trois charges, qui sont le majordome-major du roi, le sommelier du corps et le grand écuyer, avec le majordome-major et le grand écuyer de la reine, qui étoient lors le marquis de Villena ou duc d’Escalona, le marquis de Montalègre et le duc del Arco ; le marquis de Santa Cruz et Cellamare, ou le duc de Giovenazzo ; mais le premier et le dernier ne portoient que le nom de marquis de Villena et de duc de Giovenazzo ; que cette fonction des dix témoins seroit exprimée par un acte séparé qui seroit seulement signé du même secrétaire d’État tout seul, qui recevroit le contrat de mariage en qualité de notaire du roi d’Espagne, lequel étoit don Joseph Rodrigo.

Cette assurance que la fonction des témoins ne paroîtroit que dans un acte séparé, lequel même ils ne signeroient point, et qui ne le seroit que par un seul secrétaire d’État, me dérida beaucoup. Je considérai qu’avec cette forme il ne se faisoit rien contre la lettre ni contre l’esprit de mon instruction, ni d’aucun ordre que j’eusse reçu ; [je considérai] leur opiniâtre attachement à une formalité espagnole nécessaire dans tous les actes qui se passent en Espagne, et qui, bien que omise aux mariages de nos deux dernières reines, leur paraissoit nécessaire et essentielle dans une circonstance aussi singulière que la rendoit l’âge de l’infante, où ils vouloient accumuler tout ce qu’ils pouvoient de sûretés. Je m’aperçus aussi qu’ils n’avoient si facilement accordé la signature du roi et de la reine au contrat de mariage, contre tout usage et tout exemple, que pour obtenir une formalité aussi hors de nos usages, mais à leur sens si fortement confirmative de la validité et sûreté de l’engagement du roi pour le mariage. J’en fus d’autant plus persuadé, et de l’opinion qu’ils avoient prise de l’importance de cette formalité pour la sûreté du futur mariage que les cinq grands d’Espagne qu’ils choisirent pour témoins étoient ce qu’il y avoit de plus relevé en Espagne en âge, en dignité, en charges et tous en naissance, excepté Giovenazzo, mais si grandement décoré d’ailleurs ; enfin [je considérai] l’amère impatience de Leurs Majestés Catholiques, car elle l’étoit devenue, de l’arrivée des dispenses de Rome et du départ de Mlle de Montpensier, qui deviendroit bien autre, si par une fermeté sans aucun véritable fondement je les jetois dans les longueurs d’attendre le retour du courrier qu’il me faudroit dépêcher sur cette difficulté des témoins. Je pris donc mon parti. Je me fis répéter et confirmer par le marquis de Grimaldo que la fonction des témoins ne paroîtroit que par l’acte séparé que même ils ne signeroient point, et qui ne le seroit que par Rodrigo tout seul, et je cédai enfin avec tout l’assaisonnement de respects et du désir de complaire à Leurs Majestés Catholiques et des compliments personnels à Grimaldo, qui prit, à ce consentement, un air épanoui, et me proposa la signature du contrat de mariage du roi avec l’infante pour le lendemain, après dîner, chez le roi.

Quelques heures après être sorti d’avec lui, il m’envoya un paquet dans lequel il n’y avoit point de lettre pour moi, mais cinq autres pour les cinq témoins françois, dans lesquelles cette qualité étoit énoncée, au lieu qu’elle ne l’étoit pas dans les premières qui ne portoient que le choix du roi d’Espagne pour assister à la signature du contrat, parce qu’alors ils n’osèrent aller plus loin sur la difficulté où nous en étions demeurés à cet égard. Il paroît qu’il eut peur que, même après avoir mon consentement, je ne m’opposasse à cette qualité nette de témoins qui leur étoit si chère, parce qu’il ne me parla point d’envoyer d’autres lettres, et qu’elles me surprirent quand je les reçus. Je les remis aux cinq à qui elles étoient adressées et n’en parlai point à Grimaldo, parce qu’elles n’innovoient et n’ajoutoient rien à ce à quoi j’avois cru devoir consentir, d’autant qu’au terme de témoin près, elles n’étoient que la copie exacte des premières.

Le même jour, lundi 24 novembre, je me rendis au palais avec Maulevrier sur les cinq heures du soir. Le marquis de Bedmar et Grimaldo nous y attendoient. Ils nous conduisirent, à travers le salon des Grands, au coin du bout de ce salon, dans un cabinet petit et fort orné, dont les tapis qui couvroient le plancher étoient d’une richesse et d’une beauté si singulière, que j’avois de la peine à me résoudre à marcher dessus. Cette pièce, ainsi que le salon des Grands, le petit salon où la cour s’assemble pour attendre, et le salon des Miroirs, donnent sur le Mançanarez et la campagne au delà ; dans ce cabinet, nous trouvâmes une table, une écritoire et quatre tabourets. Les deux commissaires espagnols nous firent les honneurs et nous prîmes la droite. Tout étoit convenu et écrit longtemps avant mon arrivée, en sorte que nous n’eûmes qu’à collationner exactement les deux instruments que nous devions signer avec la copie des mêmes articles que nous avions apportée, après quoi nous signâmes en la manière accoutumée, et avec les compliments, les protestations et les effusions de joie qu’on peut s’imaginer. Je fus assis vis à vis du marquis de Bedmar, et Maulevrier vis à vis de Grimaldo.

Je m’étois fait charger de témoigner à Grimaldo que le roi d’Espagne avoit fait un vrai plaisir à M. le duc d’Orléans et au cardinal Dubois de donner à Laullez le caractère d’ambassadeur, comme le roi le venoit de donner ici à Maulevrier, et leur en feroit un autre très sensible de lui marquer de plus par quelque autre grâce que Sa Majesté Catholique étoit contente de lui. J’avois pris mon temps pour faire cet office aussitôt que j’eus consenti aux témoins. J’avois à cœur de servir Laullez, parce que je reconnoissois à tout moment qu’il n’avoit rien oublié pour me rendre agréable. Je vis, à la façon dont cela fut reçu, qu’on étoit content de lui à la cour d’Espagne. J’en rafraîchis la mémoire à Grimaldo en sortant du cabinet de la signature. En effet, il écrivit de la part et par ordre du roi d’Espagne, à Laullez, avec assurance des premières grâces qu’il seroit possible de lui faire, et Grimaldo me promit de fort bonne grâce d’y tenir très soigneusement la main.




  1. C’est-à-dire les magistrats municipaux qui portaient à Bordeaux le nom de jurats, comme ailleurs ceux d’échevins, de capitouls, etc.
  2. Ce nom, qui signifie correcteur, désignait les magistrats dans les villes, où il n’y avait ni gouverneur, ni tribunal royal. Les corrégidors étaient à la fois juges, chefs du corps municipal et chargés de l’administration financière et de la police.
  3. Voy. sur cette cérémonie, le t. III, p. 261 et suiv.
  4. Saint-Simon écrit toujours cavachuela, au lieu de covachuela, mot qui signifie bureau d’un ministère. On appelle en espagnol covachuelista un employé des ministères.