Mémoires (Saint-Simon)/Tome 18/11

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CHAPITRE XI.


Raisons qui terminent les longs troubles du Nord. — Paix de Nystadt entre la Russie et la Suède. — Réflexions. — Mesures pour apprendre au roi son mariage et le déclarer. — Le régent, en cinquième seulement dans le cabinet du roi, lui apprend son mariage, et le déclare en sa présence au conseil de régence. — Détail plus étendu de la scène du cabinet du roi sur son mariage. — Déclaration du mariage du prince des Asturies avec une fille de M. le duc d’Orléans. — Réflexions. — Abattement et rage de la cabale opposée au régent. — Ses discours ; son projet. — Frauduleux procédé du cardinal Dubois avec moi, qui veut me ruiner et me faire échouer. — Mon ambassade déclarée. — Ma suite principale. — Sartine ; quel. — Je consulte utilement Amelot et les ducs de Berwick et de Saint-Aignan. — Utilité que je tire des ducs de Liria et de Veragua. — Leur caractère. — Mon instruction. — Remarques sur icelle. — Valouse ; son caractère et sa fortune. — La Roche ; sa fortune ; son caractère. — Estampille ; ce que c’est. — Laullez ; sa fortune ; son caractère. — Mon utile liaison avec lui. — Scélératesse du cardinal Dubois et faiblesse inconcevable de M. le duc d’Orléans, dans les ordres nouveaux et verbaux que j’en reçois sur préséance et visites. — Duc d’Ossone ; quel. — Nommé ambassadeur d’Espagne pour le mariage du prince des Asturies. — On lui destine le cordon bleu. — Je ne veux point profiter de la nouveauté de cet exemple. — Continuation de l’étrange procédé du cardinal Dubois à mon égard, qui fait hasarder à M. le duc d’Orléans une entreprise d’égalité avec le prince des Asturies. — La Fare envoyé en Espagne de la part de M. le duc d’Orléans. — Son caractère. — Malice grossière à mon égard du cardinal Dubois, suivie de la plus étrange impudence. — Il prend à Torcy la charge des postes. — Bon traitement fait à Torcy. — La duchesse de Ventadour, et Mme de Soubise en survivance, gouvernantes de l’infante, et le prince de Rohan chargé de l’échange des princesses.


Il y avoit longtemps que les alliés du nord, las de cette longue guerre, et jaloux respectivement, se démanchoient les uns après les autres ; et chacun, dans la crainte de l’augmentation de la puissance déjà trop formidable de la Russie prête d’envahir la Suède, s’étoit contenté de ce qu’il en avoit pu tirer, et avoit cessé la diversion. Le czar avoit des raisons domestiques de finir cette guerre ; et s’y portoit d’autant plus volontiers qu’il la pouvoit terminer à son mot et donner la loi à la Suède. Les plénipotentiaires russiens et suédois, assemblés à Nystadt en Finlande, y conclurent la paix telle que la Suède la put obtenir dans l’état de ruine et de dernier abattement où le règne de son dernier roi l’avoit mise, et que la continuation de la guerre contre tant d’ennemis acharnés à profiter de ses dépouilles avoit consommé. C’est cette paix qui a si tristement mis la Suède dans l’état stable où elle est demeurée depuis, et duquel il n’y a pas d’apparence qu’elle se puisse relever sans des révolutions qu’on ne sauroit attendre. C’est aussi ce qui m’engage à la donner ici. La mort de Charles XII avoit rendu l’autorité première aux états et au sénat, et la couronne élective, et totalement énervé l’autorité de leurs rois, dont les deux derniers avoient fait un si funeste usage, et réglé le dedans de manière à ne plus retomber dans ces malheurs. Voici comment la paix de Nystadt en régla le dehors déjà si affaibli par la perte des duchés de Brême et de Verden, envahi sans retour par la maison de Hanovre, et par le peu que le Danemark et le Brandebourg en avoient su tirer. Je ne parlerai ici que des articles principaux de cette paix entre la Russie et la Suède, qui termina entièrement cette longue et cruelle guerre du nord.

La Suède céda à la Russie la Livonie, l’Estonie, l’Ingrie [1], une partie de la Carélie et le district de Wiborg, les îles d’Oesel, Dagoë, de Moen, et quelques autres. Le czar rendit la Finlande, excepté une petite partie fixée et dénommée, et s’obligea de payer à la Suède dans les termes convenus deux millions de rixdales [2], d’évacuer la Finlande un mois après l’échange des ratifications, de permettre aux Suédois d’acheter tous les ans pour cinquante mille roubles de grains dans les ports de Riga, Revel et Wiborg, excepté dans les années de disette, ou lorsqu’il y aura des raisons importantes d’empêcher le transport des grains, et de ne payer aucun droit de sortie de ces grains ; le renvoi de part et d’autre des prisonniers sans rançon, mais qui seront tenus de payer les dettes qu’ils auront faites ; que les habitants de la Livonie, de l’Estonie et de l’île d’Oesel jouiront de tous les privilèges qu’ils avoient sous la Suède ; que l’exercice de la religion y sera libre, mais que la grecque y sera tolérée ; que les fonds de terre y demeureront à ceux qui en prouveront la possession légitime ; que les biens confisqués pendant la guerre seront rendus à leurs propriétaires, mais sans restitution de fruits et de revenus ; que les gentilshommes et autres habitants dés provinces cédées pourront prêter serment de fidélité au czar sans que cela les empêche de servir ailleurs ; que ceux qui refuseront de le prêter auront trois ans pour vendre leurs biens en remboursant les hypothèques dont ils se trouveront chargés ; que les contributions de la Finlande cesseront du jour de la signature du traité, mais que la province fournira des vivres aux troupes du czar jusqu’à ce qu’elles soient sur la frontière, et les chevaux nécessaires pour emmener tout le canon ; que les prisonniers seront libres de demeurer au service du prince dans les États duquel ils seront détenus. Le czar promet de ne se mêler en aucune manière des affaires domestiques de la Suède (cet article déroge formellement au précédent traité d’Abo, où le czar se fit garant qu’il ne pourroit être rien changé en Suède à ce qui y fut établi pour la forme du gouvernement après la mort de Charles XII) ; que dans le règlement des différends qui pourroient arriver dans la suite, il ne sera dérogé en rien au présent traité ; enfin, que les ambassadeurs de part et d’autre et les autres ministres sous quelque nom que ce soit, ne seront plus défrayés comme ils l’étoient auparavant dans la cour où ils résideront. Le roi de Pologne fut compris dans le traité, et le czar engagé de procurer aux Suédois d’être traités en Pologne pour le commerce comme la nation la plus favorisée ; liberté au czar et au roi de Suède de nommer dans trois mois après les ratifications ceux qu’ils voudront comprendre dans cette paix.

On voit aisément que cette paix si démesurément avantageuse à la Russie fut la loi du vainqueur au vaincu, et que, outre tant d’États vastes et riches dont la Suède se dépouilloit pour obtenir cette paix, elle demeuroit encore ouverte et à découvert en bien des endroits. De plus rien de plus clair et de plus nettement exprimé que toutes les cessions de la Suède, rien de moins que les détails qui lui sont favorables, et sur lesquels elle essuya bien des chicanes et des injustices, et ses sujets, dans l’exécution. Aussi le czar dans l’excès de sa joie voulut-il des fêtes et des réjouissances publiques dans toute la Russie, et il en fit lui-même d’extraordinaires. Pour la Suède si près de sa dernière ruine, elle se crut heureuse encore de s’en rédimer par de si immenses pertes, qui, en la jetant dans le dernier affaiblissement et la dernière pauvreté, lui ôtaient toute considération effective dans l’Europe, reléguée qu’elle demeuroit au delà de la mer Baltique, après avoir vu ses rois, même un moment le dernier, en être les dictateurs, et si puissants en Allemagne. Que de choses politiques à dire et à prévoir là-dessus qui ne sont pas matière de ces Mémoires ; mais le funeste fruit de l’intérêt personnel de Dubois qui avoit enchaîné la France à l’Angleterre, et qui malgré tout ce que je pus représenter bien des fois au régent, et que le régent sentit lui-même, ne voulut jamais lui permettre [de profiter] du désir passionné que le czar eut de s’unir étroitement avec la France, et que l’avarice et les ténèbres du cardinal Fleury achevèrent de livrer la Russie à l’empereur et à l’Angleterre.

Il est enfin temps de venir à ce qui regarde mon ambassade, pour la continuer de suite, comme je me le suis proposé en racontant, comme je viens de faire, plusieurs choses postérieures à ce qui s’est passé là-dessus entre M. le duc d’Orléans, le cardinal Dubois et moi, et à la déclaration des mariages. Je commencerai par celle-ci, pour n’en pas interrompre ce qui me regarde en particulier jusqu’à mon départ. Il commençoit à être temps de déclarer le mariage du roi, et M. le duc d’Orléans ne laissoit pas d’être en peine comment il seroit reçu de ce prince, que les surprises effarouchoient, et du public, à cause de l’âge de l’infante encore dans la première enfance. Le régent résolut enfin de prendre un jour de conseil de régence, et le moment avant de le tenir, pour apprendre au roi son mariage et le déclarer sans intervalle au conseil de régence, pour que tout de suite ce fût une affaire passée et consommée.

Il arriva par hasard que ce même conseil de régence, où la déclaration du mariage ne se pouvoit plus différer par rapport à l’Espagne, se trouvoit destiné à une proposition d’affaire de papier que j’avois fort combattue dans le cabinet de M. le duc d’Orléans, avec lequel j’étois enfin convenu que je m’abstiendrois ce jour-là du conseil, comme on a vu ici que cela arrivoit quelquefois. Mais les lettres d’Espagne, qui arrivèrent entre cette convention et la tenue du conseil, ayant obligé M. le duc d’Orléans à y déclarer le mariage, et l’affaire du papier ne se pouvant différer, il voulut que je me trouvasse au conseil. Je m’en défendis, mais il craignoit quelque mouvement de ceux du conseil qu’on appeloit de la vieille cour, qui étoit la cabale opposée à M. le duc d’Orléans, et ce fut cette raison qui l’empêcha de déclarer les deux mariages en même temps. Nous disputâmes donc tous deux sur la manière dont j’opinerois sur l’affaire du papier, et après avoir bien tourné et retourné, et cédé à la volonté absolue de M. le duc d’Orléans, qui voulut que j’y assistasse à cause de la déclaration du mariage du roi, je compris que, quoi que j’y pusse dire contre l’affaire du papier, elle n’en passeroit pas moins, et que, dans la nécessité où je me trouvois de ne m’absenter pas de ce conseil et d’y opiner, je pouvois, pour cette fois, m’abstenir de m’étendre et de disputer, et me contenter d’opiner contre brièvement. M. le duc d’Orléans s’en contenta, mais je le suppliai de se persuader que je me rendois à cette complaisance que pour cette seule fois, à cause de la déclaration du mariage du roi, où il exigeoit si absolument que je me trouvasse, dans ce conseil, et de continuer à trouver bon ou que je m’opposasse de toutes mes raisons aux choses qu’il y voudroit faire passer dont je ne croirois pas en honneur et en conscience pouvoir être d’avis, ou de m’ordonner de m’abstenir du conseil où il les voudroit proposer, comme il lui étoit arrivé plusieurs fois de me le défendre, à quoi j’avois obéi sans qu’on se fût aperçu de la vraie raison de mon absence, comme je le ferois toujours quand le cas en arriveroit. Cette convention entre lui et moi fut donc renouvelée de la sorte, et je me trouvai à cet important conseil duquel je craignis moins que lui, sans toutefois que je le pusse bien rassurer.

L’embarras, à mon avis, fut plus grand du côté du roi, qui comme je l’ai dit s’effarouchoit des surprises. Quelque coup d’œil ou quelque geste du maréchal de Villeroy pouvoit le jeter dans le trouble, et ce trouble l’empêcher de dire un seul mot. Il falloit pourtant un oui et un consentement exprimé de sa part, et s’il s’opiniâtroit à se taire, que devenir pour le conseil de régence ? Et si par dépit d’être pressé il alloit dire non, que faire et par où en sortir ? Cet embarras possible nous tint M. le duc d’Orléans, le cardinal Dubois et moi, en consultations redoublées. Enfin il fut conclu que, dans la fin de la matinée du jour du conseil de régence, qui ne seroit tenu que l’après-dînée, M. le duc d’Orléans manderoit séparément M. le Duc et M. de Fréjus M. le Duc, dont il n’y avoit rien à craindre, et à qui ce secret ne pouvoit être, à ce qu’il étoit, caché plus longtemps, qui même pouvoit se blesser d’une si tardive confidence ; Fréjus pour le caresser par cette distinction sur le maréchal de Villeroy, l’avoir présent lorsque M. le duc d’Orléans apprendroit au roi son mariage, et qu’il fût là tout prêt à servir le régent de tout ce qu’il pouvoit sur le roi. M. le Duc fut surpris, mais ne se fâcha point, et fit très bien auprès du roi. Fréjus fut froid, il parut sentir que le besoin lui valoit la confidence, loua l’alliance, par manière d’acquit, que M. le Duc avoit fort approuvée, trouva l’infante bien enfant, ce qui n’avoit fait aucune difficulté à M. le Duc, dit néanmoins qu’il ne croyoit pas que le roi résistât, ni qu’il en fût ni aise ni fâché, promit de se trouver auprès de lui quand la nouvelle lui seroit apprise, et fut modeste sur le reste. Le secret sans réserve, et nommément pour le maréchal de Villeroy, leur fut fort recommandé à tous deux. Je doute par ce qu’on va voir que Fréjus y ait été fidèle, et qu’il n’en ait pas fait sur-le-champ sa cour au maréchal, qu’il avoit soigneusement l’air de cultiver en choses qui n’intéressoient point ses vues.

Le moment venu nous arrivâmes tous aux Tuileries, où M. le duc d’Orléans, qui, pour laisser assembler tout le monde, étoit arrivé le dernier, me conta dans un coin avant d’entrer chez le roi ce qui s’étoit passé quelques heures auparavant entre lui, M. le Duc et Fréjus, l’un après l’autre. Il pirouetta un peu dans le cabinet du conseil, en homme qui n’est pas bien brave et qui va monter à l’assaut. Je ne le perdois point de vue, et à le voir de la sorte, j’étois inquiet ; enfin il entra chez le roi, je le suivis ; il demanda qui étoit dans le cabinet avec le roi, et sur ce qu’on ne lui nomma point Fréjus, il l’envoya chercher. Il s’amusa là comme il put, peu de temps, puis il entra dans le cabinet où étoit M. le Duc, qui y étoit entré en même temps que M. le duc d’Orléans s’étoit arrêté dans la chambre, le maréchal de Villeroy et quelques gens intérieurs, comme sous-gouverneur, etc. Je restai dans la chambre où je pétillois de la lenteur de Fréjus, qui ne me paraissoit pas de bon augure. Enfin il arriva, l’air empressé comme un homme mandé et qui a fait attendre. Fort peu après qu’il fut entré dans le cabinet, j’en vis sortir le peuple, c’est-à-dire qu’il n’y demeura que M. le duc d’Orléans, le cardinal Dubois, qui étoit entré dans le cabinet avec lui, M. le Duc, le maréchal de Villeroy et Fréjus. Alors, me trouvant seul de ma sorte et du conseil de régence dans cette chambre, et ma curiosité satisfaite de les savoir aux mains, je rentrai dans le cabinet du conseil, sans toutefois m’éloigner de la porte par où je venois d’y rentrer.

Peu après, les maréchaux de Villars, d’Estrées et d’Huxelles, vinrent l’un après l’autre à moi, surpris de cette conférence secrète qui se tenoit dans le cabinet du roi. Ils me demandèrent si je ne savoir point ce que c’étoit. Je leur répondis que j’en étois dans la même surprise qu’eux et dans la même ignorance. Ils demeurèrent tous trois à causer avec moi, pendant un bon quart d’heure, ce me semble, car le temps me parut fort long, et cette longueur me faisoit craindre quelque chose de fort fâcheux et de fort embarrassant. À la fin le maréchal de Villars dit : « Entrons là dedans en attendant ; nous y serons aussi bien qu’ici ; » et là-dessus nous entrâmes jusque dans la chambre du roi, où il n’y avoit que de ses gens et les sous-gouverneurs.

Très peu de temps après que nous y fûmes, la porte du cabinet s’entrouvrit, je ne sais ni pourquoi ni comment, car je causois le dos tourné à la porte avec le maréchal d’Estrées ; un peu de bruit me fit tourner, et je vis le maréchal d’Huxelles qui entroit dans le cabinet. À l’instant le maréchal de Villars qui étoit avec lui nous dit : « Il entre, pourquoi n’entrerions-nous pas ? » et nous entrâmes tous trois. Le dos du roi étoit vers la porte par où nous entrions ; M. le duc d’Orléans en face, plus rouge qu’à son ordinaire ; M. le Duc auprès de lui, tous deux la mine allongée ; le cardinal Dubois et le maréchal de Villeroy en biais ; et M. de Fréjus tout près du roi, un peu de côté, en sorte que je le voyois de profil d’un air qui me parut embarrassé. Nous demeurâmes comme nous étions entrés derrière le roi, moi tout à fait derrière. Je m’avançai la tête un instant pour tâcher de le voir de côté, et je la retirai bien vite, parce que je le vis rouge, et les yeux, au moins celui que je pus voir, pleins de larmes. Aucun de ce qui étoit avant nous ne branla pour notre arrivée ni ne nous parla. Le cardinal Dubois me parut moins empêtré, quoique fort sérieux, le maréchal de Villeroy secouant sa perruque tout à son ordinaire, au moins c’est ce qui me frappa au premier coup d’œil en entrant. « Allons, mon maître, disoit-il, il faut faire la chose de bonne grâce. » Fréjus se baissoit et parloit au roi à demi bas, et l’exhortoit, ce me sembla, sans entendre ce qu’il lui disoit. Les autres étoient en silence très morne, et nous derniers entrés fort étonnés du spectacle, moi surtout qui savois de quoi il s’agissoit. À la fin je démêlai que le roi ne vouloit point aller au conseil de régence, et qu’on le pressoit là-dessus, je n’osai jamais faire aucun signe à M. le duc d’Orléans ni au cardinal Dubois, pour tâcher d’en découvrir davantage. Tout ce manège dura presque un quart d’heure. Enfin M. de Fréjus ayant encore parlé bas au roi, il dit à M. le duc d’Orléans que le roi irait au conseil, mais qu’il lui falloit quelques moments pour le remettre.

Cette parole remit quelque sérénité sur les visages. M. le duc d’Orléans répondit que rien ne pressoit, que tout le monde étoit fait pour attendre ses moments ; puis s’approchant entre le roi et Fréjus, tout contre, il parla bas au roi, puis dit tout haut : « Le roi va venir, je crois que nous ferons bien de le laisser ; » sortit et nous tous, tellement qu’il ne demeura avec le roi que M. le Duc, le maréchal de Villeroy et l’évêque de Fréjus. En chemin pour aller dans le cabinet du conseil, je m’approchai de M. le duc d’Orléans qui me pris sous le bras et se jeta dans mon oreille, s’arrêta dans un détroit de porte, et me dit que le roi, à la mention de son mariage, s’étoit mis à pleurer, qu’ils avoient eu toutes les peines du monde, M. le Duc, Fréjus et lui, d’en tirer un oui, et après cela qu’ils avoient trouvé la même répugnance à aller au conseil de régence, dont nous avions vu la fin. Il n’eut pas loisir de m’en dire là davantage, et nous rentrâmes dans le cabinet du conseil avec lui. Or, il étoit essentiel que le roi y déclarât, ou du moins y fût présent à la déclaration de son mariage, qui étoit chose si personnelle qu’elle n’y pouvoit passer sans lui. Ceux qui le composoient et qui étoient demeurés dans le cabinet du conseil, surpris de cette longue et inusitée conférence dans le cabinet du roi, nous voyant rentrer, s’approchèrent avec curiosité, sans toutefois oser demander ce que c’étoit ; tous avoient l’air occupé. M. le duc d’Orléans s’amusa comme il put avec les uns et les autres, disant que le roi alloit venir. Les trois maréchaux et moi qui rentrions avec M. le duc d’Orléans, nous séparâmes sans nous trop mêler avec personne. Cela fut court. Le roi entra avec M. le Duc et le maréchal de Villeroy, et tout aussitôt on se mit en place. Le cardinal Dubois, qui n’entroit plus au conseil de régence depuis qu’il portoit la calotte rouge s’en étoit allé tout de suite au sortir du cabinet du roi.

Assis tous en place, tous les yeux se portèrent sur le roi, qui avoit les yeux rouges et gros, et avoit l’air fort sérieux. Il y eut quelques moments de silence pendant lesquels M. le duc d’Orléans passa les yeux sur toute la compagnie qui paraissoit en grande expectation ; puis les arrêtant sur le roi, il lui demanda s’il trouvoit bon qu’il fît part au conseil de son mariage. Le roi répondit un oui sec, en assez basse note, mais qui fut entendu des quatre ou cinq plus proches de chaque côté, et aussitôt M. le duc d’Orléans déclara le mariage et la prochaine venue de l’infante, ajoutant tout de suite la convenance et l’importance de l’alliance, et de resserrer par elle l’union si nécessaire des deux branches royales si proches, après les fâcheuses conjonctures qui les avoient refroidies. Il fut court, mais nerveux, car il parloit à merveilles et demanda les avis ; on peut bien juger quels ils furent. Presque aucun n’étendit le sien, sinon les maréchaux de Besons et d’Huxelles un peu ; l’évêque de Troyes, le maréchal d’Estrées un peu davantage. Le maréchal de Villeroy n’approuva qu’en deux mots, ajoutant d’un air chagrin qu’il étoit bien fâcheux que l’infante fût si jeune. Je m’étendis plus qu’aucun, mais toutefois sobrement. Le comte de Toulouse approuva en deux mots de fort bonne grâce, M. le Duc aussi ; puis M. le duc d’Orléans parla encore un peu sur l’unanimité des suffrages à laquelle il s’étoit bien attendu sur un mariage si convenable, sur quoi il s’étendit encore un peu. Puis se tournant vers le roi, il s’inclina, et d’un air souriant, comme pour l’inviter à prendre le même, il lui dit : « Voilà donc, sire, votre mariage approuvé et passé, et une grande et heureuse affaire faite. » Puis tout aussitôt, il ordonna le rapport de l’affaire du papier, qui passa avec un grand air de regret de toute la compagnie, et dans laquelle j’opinai négativement en deux mots, comme j’en étois convenu avec M. le duc d’Orléans.

Le conseil levé, chacun se retira sans trop se joindre les uns les autres. Je démêlai sans peine que le gros approuvoit la réunion avec l’Espagne, mais étoit peiné de l’enfance de l’infante, qui retardoit si fort l’espérance d’en voir des enfants au delà du temps où le roi pouvoit devenir père, et j’en remarquai d’autres à qui rien n’en plaisoit, tels que les maréchaux de Villeroy, Villars, Huxelles et sournaisement Tallard.

Je laissai rentrer M. le duc d’Orléans au Palais-Royal, puis j’allai l’y trouver, curieux de savoir plus en détail ce qu’il n’avoit pu me dire qu’en gros à l’oreille entre ces deux portes. Il ne fit en effet qu’étendre ce qu’il m’avoit dit, parce que tout s’étoit passé avec peu de paroles. Il me dit qu’après avoir dit au roi la convention de son mariage sous son bon plaisir, il ne doutoit pas qu’il n’y voulût rien consentir, et qu’il ne l’approuvât ; sur quoi voyant ses yeux rougir et s’humecter en silence, il n’avoit pas fait semblant de s’en apercevoir, et s’étoit mis à expliquer à la compagnie la nécessité et les avantages de ce mariage, tels qu’il avoit estimé devoir passer par-dessus l’inconvénient de l’âge de l’infante ; que le Duc, après ce court discours, l’avoit repris et approuvé fort bien en deux mots ; que le cardinal Dubois avoit étendu les raisons, et atténué l’inconvénient de l’âge, par l’avantage d’élever ici l’infante aux manières françaises, et d’accoutumer ensuite le roi et elle réciproquement, tout cela néanmoins en assez peu de mots, tandis que les larmes tomboient des yeux du roi assez dru, et que de fois à autre Fréjus lui parloit bas, sans en tirer aucune réponse ; que le maréchal de Villeroy, avec force gestes et quelques phrases, avoit dit qu’on ne pouvoit s’empêcher de reconnoître l’utilité de la réunion des deux branches, ni aussi l’importance que le roi eût des enfants dès qu’il en pourroit avoir et que, dans une affaire aussi désirable, il étoit malheureux qu’il n’y eût point en Espagne de princesse d’un âge plus avancé ; que néanmoins il ne doutoit point que le roi n’y donnât son consentement avec joie, et tout de suite lui en dit quelques paroles d’exhortation. M. le duc d’Orléans reprit là-dessus la parole sur les avantages et la nécessité incomparablement plus considérables que l’inconvénient de l’âge, mais en deux mots. Le cardinal Dubois ne parla plus et ils attendirent en grandes angoisses ce que l’affaire deviendroit entre les mains de Fréjus, qui étoit leur seule espérance. Ce prélat parla peu sur la chose. Il dit en s’adressant au roi qu’il devoit marquer sa confiance aux lumières de M. le duc d’Orléans, sur un mariage qui le réunissoit si heureusement avec le roi son oncle, comme il la lui donnoit sur le gouvernement de son royaume, puis parloit bas au roi à reprises, et par-ci, par-là quelques paroles d’exhortation sèches et tout haut du maréchal de Villeroy, jusqu’à ce que enfin le roi eût prononcé qu’il y consentoit. Tout cela s’étoit passé avant que les trois maréchaux et moi entrassions dans le cabinet. On en étoit alors à exhorter le roi d’aller au conseil de régence, où aussitôt après qu’il eut donné son consentement, M. le duc d’Orléans lui avoit dit que sa présence étoit nécessaire pour un consentement public, et pour que le mariage fût passé au conseil de régence, sur quoi le roi larmoyoit toujours et ne répondoit point. Le reste dont nous fûmes témoins, je l’ai expliqué.

Le cardinal Dubois arriva en tiers comme M. le duc d’Orléans raisonnoit avec moi sur tout ce détail qu’il venoit de me raconter, et tous deux convinrent que, sans l’évêque de Fréjus qui encore s’étoit fait attendre et n’avoit pas montré agir de trop bon cœur, ils ne savoient ce qui en seroit arrivé. L’angoisse en avoit été si forte, qu’ils s’en sentoient encore tous deux. Aussitôt on dépêcha un courrier en Espagne et un autre au roi de Sardaigne, grand-père du roi. La nouvelle courut Paris dès que ceux du conseil de régence en furent sortis ; les Tuileries et le Palais-Royal furent bientôt remplis de tout ce qui venoit se présenter devant le roi et faire des compliments au régent de la conclusion de ce grand mariage, ce qui continua les jours suivants. Le roi eut peine à reprendre quelque gaieté tout le reste du jour, mais le lendemain il fut moins sombre, et peu à peu il n’y parut plus.

Rien ne fut plus marqué que le changement subit de cette cabale si opposée au régent, qui tenoit si fortement au duc du Maine et qu’on appeloit de la vieille cour, dont il a été parlé ici tant de fois. Elle avoit été jusqu’alors tout espagnole, et l’avoit bien montré dans ses liaisons avec le prince de Cellamare et dans son union avec lui dans tous ses projets. L’Espagne, alors dominée par Albéroni, ne respiroit que la chute du régent, et de gouverner la France par un vice-régent qu’elle nommeroit et qui devoit être le duc du Maine. Ainsi tant que l’Espagne fut contraire au régent, cette cabale ne prêchoit que l’Espagne et professoit un attachement public pour le roi d’Espagne. Sur quoi elle eut beau jeu par rapport à l’incroyable ensorcellement d’Angleterre, dû tout entier à l’intérêt personnel de l’abbé Dubois qui en devint cardinal, avec une pension d’Angleterre immense. Dès que la cabale vit le mariage d’Espagne fait par le régent, elle en fut outrée et ne le put cacher. Ce fut bien pis dix ou douze jours après.

M. le duc d’Orléans, comme on l’a vu, jugea fort prudemment qu’il ne devoit pas déclarer les deux mariages à la fois, et l’expérience qu’il eut de la déclaration de celui du roi, lui donna sujet de s’applaudir beaucoup d’avoir pris un conseil si sage. Il crut même avec raison devoir mettre cet intervalle avant de déclarer le second, pour laisser raccoiser [3] les humeurs, et refroidir les esprits, mais il falloit enfin finir cette seconde affaire ; ainsi dix ou douze jours après celle qui vient d’être rapportée, il alla chez le roi, après l’avoir dite à M. le Duc, et à M. de Fréjus. Il les trouva dans le cabinet du roi, il en fit sortir tous les autres, et entrer le cardinal Dubois, et là il dit au roi l’honneur que le roi d’Espagne lui vouloit faire, et lui demanda la permission de l’accepter. Cela se passa tout uniment, sans la moindre difficulté, mais le maréchal de Villeroy ne put s’empêcher, dans le compliment qu’il fit sur-le-champ à M, le duc d’Orléans, de témoigner son étonnement, qui sentit fort le dépit. Le lendemain M. le duc d’Orléans en fit la déclaration au conseil de régence, le roi présent, qui y assistoit presque toujours, où les avis et les courts compliments de chacun au régent ne furent qu’une même chose. Les maréchaux de Villeroy, Villars et d’Huxelles y parurent le visage enflammé, car le mariage de la fille de M. le duc d’Orléans avec le prince des Asturies fut public dès qu’il eut été annoncé au roi, et ne purent cacher leur dépit, pour ne pas dire leur désespoir. Le maréchal de Tallard et quelques autres n’en étoient pas plus contents ; mais à travers un embarras qu’ils ne purent cacher, ils se contraignirent davantage. Le lendemain le roi alla au Palais-Royal, puis à Saint-Cloud, faire compliment sur ce grand et incroyable mariage à M. [le duc] et à Mme la duchesse d’Orléans, à Mlle de Montpensier et à Madame, où toute la cour, tous les ministres étrangers et tout ce qu’il y eut de considérable à Paris accourut en foule.

Il faut avouer ici qu’il n’y eut rien en soi de si surprenant que le mariage du prince des Asturies avec une fille de M. le duc d’Orléans, après tout ce qui s’étoit passé de personnel entre ce prince et le roi d’Espagne, tant pendant les dernières années du dernier règne, où il ne s’étoit agi de rien moins que de couper la tête à M. le duc d’Orléans, par les menées de la princesse des Ursins, du duc du Maine, de Mme de Maintenon, de la cabale de Meudon, comme on l’a vu en son temps ; de le chasser depuis de la régence et de le perdre par les intrigues du duc du Maine qui vouloit régner en sa place, d’Albéroni et de l’ambassadeur Cellamare ; enfin par tout ce qui s’étoit passé d’inique contre l’Espagne pour favoriser l’Angleterre même aux dépens de la France, par un aveuglement forcené pour l’intérêt unique et personnel de Dubois ; et que ce même Dubois [4], qui devoit être si odieux à l’Espagne, ait osé concevoir le dessein d’y réconcilier son maître, encore plus odieux, comme en ayant été si cruellement offensé, et comme en ayant bien su depuis rendre l’offense ; que Dubois, dis-je, non seulement en soit venu à bout, mais encore de porter une fille de M. le duc d’Orléans sur le trône d’Espagne, il faut convenir que c’est un chef-d’œuvre de l’audace et d’un bonheur sans pareil ! Le détail de la négociation n’est jamais venu à ma connoissance.

M. le duc d’Orléans étoit tenu de trop court depuis longtemps par Dubois, pour m’en faire part, et le secret du traité du double mariage ne m’auroit jamais été confié quand il fut conclu, sans ce reste d’amitié, de confiance, d’habitude, qui fut plus fort dans M. le duc d’Orléans que le poids de Dubois sur sa faiblesse, fatiguée de m’avoir caché le projet, tant qu’il ne fut pas arrêté et convenu. Je ne puis donc dire rien de toute cette négociation, dont M. le duc d’Orléans m’a laissé ignorer le détail après comme devant, et à qui aussi je n’en ai point fait de question, sinon qu’il me dit que le mariage de sa fille avoit été la condition absolue de celui du roi, et que le roi d’Espagne étoit si intimement et si parfaitement François, qu’il n’avoit fait de difficulté à rien moyennant le mariage de sa fille ; de là je juge que, s’il y eut de l’effronterie à tenter ce traité, il fut conclu tout de suite par le bonheur sans pareil de l’inclination de Philippe V, si passionnément française, qu’elle surnagea à tout pour mettre sa fille sur le trône de ses pères. Fortuna e dormire, dit l’Italien, ou pour mieux dire, la Providence qui règle tout et qui produit tout par des ressorts profondément cachés aux hommes. Car il faut dire que, quoi qu’il soit arrivé de ces mariages, par la mort de M. le duc d’Orléans uniquement, il en a bien profité pendant le court reste de sa vie, et lui et la France bien plus grandement, s’il avoit vécu les années ordinaires des hommes, auquel cas l’infante eût bien sûrement régné en France.

Si la nouvelle de la déclaration du mariage du roi avoit bien étourdi et affligé la cabale opposée à M. le duc d’Orléans, celle de la déclaration de celui d’une des princesses ses filles avec le prince des Asturies l’atterra. Ce fut un accablement si marqué dans toute leur contenance, qu’il les distinguoit aux yeux les moins perçants, et les tint plusieurs jours dans un morne silence. Aucun de ce qui la composoit ne s’étoit défié que le roi d’Espagne pût être réconcilié à M. le duc d’Orléans ; combien moins qu’il pût être capable d’accepter une de ses filles pour lui faire porter sa couronne après lui ! Dans la pleine confiance de cette impossibilité en effet si parfaitement apparente, ils avoient sans cesse les yeux et le cœur tournés sur le roi d’Espagne comme étant également le fils de la maison et le plus irréconciliable ennemi de M. le duc d’Orléans. Ils n’avoient donc aussi que l’Espagne dans la bouche, qui étoit l’ancre de leurs espérances, la protection de leurs mouvements, le seul moyen de l’accomplissement de leurs désirs, et par tout ce que Dubois n’avoit cessé de faire contre elle en faveur de l’Angleterre, l’occasion continuelle et sans indécence de fronder et décrier le régent et son gouvernement qui, d’ailleurs, leur avoit donné beau jeu du côté des finances et de celui de sa vie domestique. Toutes ces choses si flatteuses qui, malgré le peu de succès de leur malignité, de leur haine, de leurs efforts, faisoient toutefois encore la nourriture de leur esprit, de leur volonté, de leurs vues, non seulement tomboient et disparaissoient par ce double mariage, mais se tournoient contre eux, et les laissoient, dans le moment même, en proie au vide, à la nudité, au désespoir, sans nul point d’appui, sans bouclier, sans ressources. L’horreur qu’ils conçurent aussi d’un revers si subit et si complètement inattendu, fut plus visible que facile à représenter, et plus forte qu’eux et que leurs plus politiques. J’avoue que c’étoit un plaisir pour moi d’en rencontrer hommes, femmes, gens de tous états. Je l’ai déjà dit, cette cabale s’étoit reconcertée depuis le rétablissement du duc du Maine et les nouvelles entreprises du parlement, depuis le lit de justice des Tuileries ; mais ce dernier coup l’écrasa. Néanmoins, ayant un peu repris ses esprits au bout de quelques jours, elle se mit à détester l’Espagne et à la même mesure qu’elle s’y étoit attachée, et ce contraste fut si subit, si entier, si peu mesuré, qu’il ne falloit que le voir et l’entendre pour en sentir la cause, même dans ceux dont le bas aloi avoit détourné tous soupçons.

Le premier président et sa cabale des gens du parlement frémissoient ouvertement, ainsi que beaucoup de gens de cette prétendue noblesse, dont le duc et la duchesse du Maine s’étoient si heureusement servis par leurs prestiges, comme on l’a vu ici en son temps, et dont l’imbécile aveuglement subsistoit encore pour eux. Force grands seigneurs, même du conseil de régence, même des mieux traités d’ailleurs, ne pouvoient cacher leur contrainte, en sorte que par le subit effet de la nouvelle de ces mariages, dont ils ne se purent défendre dans le premier étourdissement, qui fut même assez long, on en découvrit plus qu’on n’avoit fait par les perquisitions estropiées de l’affaire de Cellamare et du duc et de la ’duchesse du plaine, quoique dès lors on en eût plus trouvé, même parmi les grands et les considérables, qu’on n’auroit voulu, et qu’on crut devoir étouffer, comme il a été dit dans le temps. Aux cris contre l’Espagne, ils en joignirent contre M. le duc d’Orléans qui, disoient-ils, sacrifioit le roi à un enfant sorti à peine du maillot, pour marier si grandement sa fille, et pour la criminelle espérance qu’en retardant sa postérité, il pût manquer, avant l’âge de l’infante, et M. le duc d’Orléans régner sur lui et la sienne en sa place, après s’être fait un appui de l’Espagne si justement et si longuement son ennemie personnelle. Ainsi, de rage, ils crioient à l’habileté pour en donner l’impression la plus sinistre ; mais la douleur vive excite les cris. On les méprisa et on ne songea plus qu’à exécuter promptement tout ce qui pouvoit l’être de ce traité de double mariage, et à jouir et profiter de ses fruits. On eut raison alors, après l’imprudence d’une déclaration si étrangement précoce et si propre à rallumer tous les mouvements du dehors et du dedans. On ne sera pas longtemps sans voir combien il étoit devenu instant d’achever ce qu’on avoit déclaré. La cabale, tout accablée qu’elle fût pendant les premiers jours, reprit encore quelque courage, et se mit à travailler à éloigner les mariages pour se donner le temps de les pouvoir rompre tout à fait. Ce fut aussi le coup de partie de ne lui en pas laisser le loisir.

J’étois, pendant toutes ces démarches si différentes, aux mains avec le cardinal Dubois. Il étoit enragé de mon ambassade, et comme tout me le montra manifestement dans tout son préparatif et sa durée, il avoit résolu, en gardant tous les dehors, de me ruiner et de me perdre. Je m’en défiois bien, et j’eus lieu tout aussitôt de n’en point douter. De lui à moi d’abord, profusions d’amitié, d’attachement, de chose à moi due que cette ambassade et ses suites pour mes enfants, de tout ce que M. le duc d’Orléans me devoit de reconnoissance et d’amitié, et lui-même de mes anciennes bontés pour lui de tous les temps. Avec ces propos et des généralités sur la chose, il évita tant qu’il put d’entrer en matière pour avoir lieu de tout précipiter et de ne me donner le loisir de rien discuter avec lui, pour me faire tomber dans tous les panneaux qu’il me tendroit, et d’ailleurs dans tous les inconvénients possibles. Ce fut une anguille qui glissa sans cesse entre mes mains tant qu’il sentit quelque distance jusqu’à mon départ. Comme il le vit s’approcher, il se mit à me prêcher la magnificence et à vouloir entrer dans le détail de mon train. Je le lui expliquai, et tout autre l’eût trouvé plus que convenable ; mais comme son dessein étoit de me ruiner, il s’écria donc et l’augmenta d’un tiers. Je lui représentai l’excès de cette dépense, l’état des finances, le déchet prodigieux du change ; j’en eus pour toute réponse que cela devoit être ainsi pour la dignité du roi dans une ambassade de cet éclat, et que c’étoit à Sa Majesté à en porter toute la dépense. J’en parlai à M. le duc d’Orléans, qui me donna plus de loisir à mes représentations ; mais qui, persuadé par le cardinal, me tint le même langage.

Cet article passé, ce dernier voulut savoir le nombre d’habits que j’aurois et que je donnerois à mes enfants, et quels ils seroient ; en un mot, il n’est détail de table et d’écurie où il n’entrât et qu’il n’augmentât du double. Embarrassé de ma résistance et de mes raisons, il me détachoit tantôt Belle-Ile, tantôt Le Blanc, qui, comme d’eux-mêmes et comme mes amis, m’exhortoient à ne pas m’opiniâtrer contre un homme si impétueux, si dangereux, si fort en totale possession de la facilité et de la faiblesse de M. le duc d’Orléans, qui, moi parti, demeuroit sans contre-poids et auroit beau jeu à profiter de mon absence, tandis que j’aurois à passer indispensablement par lui dans tout le cours de mon ambassade. Tout cela n’étoit que trop vrai. Il fallut donc céder, quoique je sentisse bien qu’une fois embarqué ils ménageroient la bourse du roi aux dépens de la mienne.

Dès que les mariages furent déclarés, je pressai pour l’être, afin de pouvoir faire travailler à mes équipages. Cela m’avoit été très expressément défendu jusque-là, et avec raison pour ne donner d’éveil à personne, mais la raison, cessant avec la déclaration des mariages, et d’ailleurs le temps pressant, je ne crus pas que cela pût recevoir aucune difficulté. Je m’y trompai. Les défenses subsistèrent quoi que je pusse alléguer. C’est que le cardinal vouloit qu’il m’en coûtât le double par la précipitation, ainsi qu’il arriva, et me mettre de plus dans l’impossibilité d’avoir tout, faute de temps, et cette faute me l’imputer tant auprès de M. le duc d’Orléans qu’il avoit entièrement prévenu, qu’en Espagne, et faire de plus crier les envieux après moi. Néanmoins je ne cessois de presser là-dessus, et en même temps d’entamer les instructions qui m’étoient nécessaires, et qui, se passant du cardinal et de M. le duc d’Orléans à moi, n’affichoient rien au public comme la préparation des équipages. Ce fut encore ce que je ne pus obtenir ; ils me répondoient lestement qu’en une ou deux conversations la matière seroit épuisée. C’est que le cardinal vouloit que je ne fusse instruit qu’en l’air, m’ôter le loisir des réflexions, des questions, des éclaircissements, et me jeter dans les embarras et les occasions de faire des sottises qu’il comptoit bien de relever fortement. Enfin, lassé de tant et de si dangereuses remises, et comprenant bien que ma déclaration ne se différoit que pour les faire durer jusqu’à l’extrémité, j’allai le mardi 23 septembre trouver M. le duc d’Orléans, et pris exprès mon temps qu’il étoit dans son appartement des Tuileries ; là, je lui parlai si bien, qu’il me dit qu’il n’y avoit qu’à monter chez le roi. Il m’y mena, et dans le cabinet du roi où il étoit avec ses sous-gouverneurs et peu de monde qu’on n’en fit point sortir, je fus déclaré. Au sortir du cabinet, M. le duc d’Orléans me fit monter dans son carrosse qui l’attendoit, et me mena au Palais-Royal où nous commençâmes à parler sérieusement d’affaires sur mon ambassade.

Je crois que le cardinal Dubois fut bien fâché de la déclaration qu’il vouloit encore différer, et qu’elle se fût faite de la sorte. Mais après cela, il n’y eut plus moyen de reculer. Dès le lendemain on se mit à travailler à mes équipages, sur lesquels le cardinal montra autant d’empressement et d’impatience qu’il avoit auparavant affecté de lenteur et de délais. Il envoyoit presser les ouvriers, voulut voir un habit de chaque sorte de domestiques, livrées et autres, en augmenta encore la magnificence, et se fit apporter tous les habits faits pour moi et pour mes enfants. Enfin la presse de me faire partir dès que je fus déclaré fut si grande, qu’il fit transporter tout ce qui put l’être sur des haquets en poste jusqu’à Bayonne, ce qui ne fut pas à bon marché pour moi. Il voulut savoir qui je mènerois, en m’exhortant à une grande suite. Je lui nommai le comte de Lorges, le comte de Céreste, mes deux fils, l’abbé de Saint-Simon, son frère, le major de son régiment, qui avoit servi en Espagne, étoit fort entendu, officier de grande distinction, et qui me fut infiniment utile ; je le fis depuis lieutenant de roi de Blaye ; un mestre de camp réformé dans le régiment de mon second fils, l’abbé de Mathan, ami de l’abbé de Saint-Simon, qui est toujours depuis demeuré des miens. On a vu ailleurs que je l’étois fort de M. de Brancas. Céreste, son frère de père et de mère, mais de vingt-cinq ans plus jeune, étoit aussi ami de mes enfants. Il eut envie de faire ce voyage ; son frère aussi désira qu’il y vînt, et je le tins à honneur. Nous fîmes lui et moi grande connoissance dans ce voyage. Je trouvai en ce jeune homme un homme tout fait et fait également pour l’agréable et le solide. L’estime forma l’amitié qui a depuis subsisté intime.

Le cardinal approuva fort toute cette compagnie ; mais je fus bien surpris lorsqu’il m’envoya Belle-Ile et Le Blanc me dire qu’il falloit que je menasse une quarantaine d’officiers des régiments de cavalerie de mes enfants et de celui d’infanterie du marquis de Saint-Simon, à quoi ils suppléeroient si ces corps ne m’en pouvoient fournir ce nombre. Je m’écriai à la folie et à la dépense. Je représentai au régent et au cardinal l’inutilité d’un accompagnement si nombreux, si coûteux, si embarrassant ; qu’on n’avoit jamais fait d’accompagnement militaire à aucun ambassadeur, excepté le marquis de Lavardin, parce qu’il alloit à Rome, malgré le pape Innocent XI, soutenir à vive force les franchises des ambassadeurs que le pape avoit supprimées, et à quoi les autres puissances avoient consenti ; qu’on savoit que le pape, tout autrichien, seroit soutenu par les forces que feroient couler dans Rome le vice-roi de Naples et le gouverneur de Milan, ce qui avoit obligé d’envoyer force gardes-marine et officiers à Rome, pour soutenir M. de Lavardin ; que moi, au contraire, j’allois exercer une ambassade de paix, d’union, de ralliement intime, qui n’avoit aucun besoin d’escorte qu’outre l’inutilité et la dépense extrême de mener et défrayer quarante officiers des troupes du roi, ces officiers ne pourroient être que de jeunes gens dont la tête, la galanterie indiscrète et française, les aventures me donneroient plus d’affaires que toutes celles de l’ambassade. Rien de plus évidemment vrai et raisonnable que ces représentations ; rien de plus inutile et de plus mal reçu.

Le cardinal avoit entrepris de me ruiner et de me susciter tout ce qu’il pourroit d’embarras, d’affaires et de tracasseries en Espagne. Il crut avec raison que rien n’étoit plus propre à l’y faire réussir que de me charger de quarante officiers. Faute d’en trouver, je n’en menai que vingt-neuf, et si le cardinal réussit du côté de ma bourse, je fus si heureux, et ces messieurs si sages, qu’il n’en tira rien de ce qu’il s’en étoit proposé. Il manda à Sartine de faire en Espagne tout ce qui ne se pouvoit faire que là, pour mes équipages, mules, carrosses, domestiques espagnols, provisions, outre celles que je tirerois de France, lequel s’en acquitta à souhait.

Sartine étoit de Lyon, où il s’étoit mêlé de banque, et avoit eu la direction générale des vivres des armées d’Espagne ; il s’y étoit stabilié, il y avoit eu force hauts et bas de la fortune. C’étoit un homme de figure agréable, d’esprit et de beaucoup d’entendement, d’intelligence, d’expédients, et beaucoup de facilité, d’agrément et d’expédition dans le travail. Il étoit souvent consulté sur les résolutions à prendre, personnellement bien avec le roi d’Espagne, et avec la plupart des ministres et des grands, sur un pied d’honnête homme et de considération. Je n’en ai jamais vu rien que de bon ni ouï dire aucun mal tant soit peu fondé. Des amis si considérables et les marques fréquentes de la confiance du roi, lui firent des ennemis. Il fut poussé à l’intendance générale de la marine par son ami Tinnaguas, qui en étoit secrétaire d’État, et eut aussi une place dans une junte formée pour le commerce. Albéroni, dès ses premiers commencements, perdit Tinnaguas, et Sartine remit son intendance qu’il sentit bien qu’on lui ôteroit ; mais Albéroni le poussa sur des comptes quoique apurés, et lui retint en même temps ses papiers. Il lui fit de plus un crime de ses liaisons avec le duc de Saint-Aignan, et quand il força cet ambassadeur à se retirer en France, de la façon qui a été racontée en son temps, il fit arrêter Sartine, lui fit très inutilement subir divers interrogatoires, et Sartine ne sortit de prison que lorsque Albéroni sortit lui-même d’Espagne. Ce n’étoit pas un homme sans ambition, mais sage et sans se méconnoître, laborieux, actif, pénétrant, extrêmement au fait de la marine et du commerce d’Espagne et des Indes, d’ailleurs serviable et bon ami, doux, aimable dans le commerce, fort François sans s’en cacher, et néanmoins généralement aimé des Espagnols dans tous les temps. Il épousa une camariste [5] de la reine, qui étoit fort bien avec elle. Peu après mon départ, il fut intendant de Barcelone, l’a été longtemps, et est mort dans cet emploi. Je me suis étendu sur lui, parce qu’il m’a été très utile en Espagne, et pour mes affaires, et pour mille choses de la cour et du gouvernement, en sorte que j’étois demeuré en liaison avec lui.

Mon premier soin, sitôt que ma déclaration me mit en liberté, fut d’écrire au duc de Berwick qui commandoit en Guyenne, et se tenoit pour lors à Montauban, et de voir Amelot et le duc de Saint-Aignan, pour tirer d’eux toutes les lumières et les instructions que je pourrois sur l’Espagne où ils avoient tous trois été longtemps. J’en tirai de solides d’Amelot, et du duc de Saint-Aignan un portrait des gens principaux en crédit, ou par leur état, ou par leur intrigue, très bien écrit, et que j’ai reconnu parfaitement véritable ; du duc de Berwick, quelque chose de semblable, mais fort en raccourci et avec plus de mesure ; mais ce qui me fut infiniment utile, c’est ce qu’il fit de lui-même qui fut de mander au duc de Liria, son fils, établi, comme on l’a vu ici en son temps, en Espagne, de me servir en toutes choses ; il le fit au point de ne dédaigner pas d’aider si bien Sartine sur ce qui regardoit mes équipages, que je dois avouer que, dans un temps si court pour la paresse et la lenteur espagnole, je n’aurois, sans lui, trouvé rien de prêt en arrivant.

Mais en quoi il me servit le plus utilement, ce fut à me faire connoître les personnages, les liaisons, les éloignements, les degrés de crédit et des caractères et mille sortes de choses qui éclairent et conduisent dans l’usage, et conduisent adroitement les pas. Il me valut de plus la familiarité du duc de Veragua, frère de sa femme, qui, bien que jeune, avoit passé par les plus grands emplois, avec grand sens et beaucoup d’esprit, qu’il avoit extrêmement orné et savoit infiniment, tant sur les personnages divers et les intrigues, que sur la naissance, les dignités, et toute espèce de curiosités savantes de cette nature qui m’en ont extrêmement instruit. Il étoit, comme d’avance on l’a vu ici, en traitant des grands d’Espagne (voy. tome III, p. 224 et suiv.), il étoit, dis-je, masculinement et légitimement d’une branche de la maison de Portugal, et descendoit, par sa grand’mère, du fameux Christophe Colomb. Une maîtresse obscure, avec qui il ne se ruinoit pas, car il étoit avare, et la lecture partageoient son temps et sa paresse, fort bien toutefois avec tout le monde, et considéré de la cour autant qu’elle en étoit capable. Vilain de sa figure, sale et malpropre à l’excès, avec des yeux pleins d’esprit, aussi en avoit-il beaucoup, et délié sous une apparence grossière, de bonne compagnie et quelquefois fort plaisant sans y songer, d’ailleurs doux, de bon commerce, entendant raillerie jusque-là que ses amis l’appeloient familièrement don Puerco [6], et que dînant une fois chez le duc de Liria, à Madrid, nous lui proposâmes de manger au buffet, parce qu’il étoit trop sale pour être admis à table. Tout cela se passoit en plaisanteries qu’il recevoit le mieux du monde. La duchesse de Liria, sa sœur, et lui s’aimoient extrêmement ; ils n’avoient point d’autre frère ni sœur et avoient perdu père et mère, de sorte qu’étant mort longtemps après sans s’être marié, ses grands biens passèrent à la duchesse de Liria et à ses enfants. Le duc de Liria avoit de l’esprit et des vues ; il étoit agissant et courtisan, connoissoit très bien le terrain et les personnages, étoit autant du grand monde que cela se pouvoit en Espagne, bien avec tous, lié avec plusieurs, mais désolé de se trouver établi en Espagne, à la tristesse de laquelle il ne s’accoutumoit point ; il n’aspiroit qu’à s’en tirer par des ambassades, comme il fit à la fin, et il aimoit si passionnément le plaisir, qu’il en mourut longtemps après à Naples. Après être revenu de son ambassade d’Allemagne et de Moscovie, il passa, au retour, par la France, et me donna par écrit des choses fort curieuses sur la cour de Russie.

Ce ne fut pas sans peine et sans tous les délais que le cardinal Dubois y put apporter, que je tirai enfin de lui une instruction : j’y vis ce que je n’ignorois pas sur la position présente de l’Espagne. Après qu’on eut enfin arraché son accession aux traités de Londres, elle avoit signé une alliance défensive avec la France et l’Angleterre sur le fondement des traités d’Utrecht, de la triple alliance de la Haye, et des traités de Londres, laquelle alliance défensive contenoit une garantie réciproque des États dont la France, l’Espagne et l’Angleterre jouissoient, et tacitement confirmoit très fortement les renonciations réciproques qui étoit le grand point de M. le duc d’Orléans, et la succession protestante de l’Angleterre dans la maison d’Hanovre, qui étoit le grand point du cardinal Dubois, et pas un des deux, celui personnel du roi et de la reine d’Espagne qui eurent toujours le plus vif esprit de retour. Par ce même traité d’alliance défensive, la France et l’Angleterre promirent leurs bons offices à l’Espagne, pour régler au congrès de Cambrai, oui il ne se fit rien du tout, les différends qui restoient à ajuster entre l’empereur et le roi d’Espagne. Ce n’est pas qu’il y eût rien à négocier là-dessus à Madrid, mais j’ai cru à propos d’exposer la situation de l’Espagne, lorsque j’y allai, avec l’empereur, la France, l’Angleterre et la Hollande, pour ne pas la laisser oublier ; avec cela le cardinal Dubois étoit fort en peine d’une nouvelle promotion de grands d’Espagne que l’empereur venoit de faire contre ses propres engagements, et chargea mon instruction de ce qu’il put, pour faire avaler cette continuation d’entreprise le plus doucement qu’il se pourroit à la cour d’Espagne. La chose finit, parce que le roi d’Angleterre obtint une déclaration de Vienne, que l’empereur n’avoit point entendu et ne prétendoit point faire des grands d’Espagne, que cette qualité ne se trouvoit point dans les lettres patentes qu’il avoit accordées à quelques seigneurs, mais seulement des distinctions et des honneurs, qu’il étoit maître de donner à qui lui plaisoit dans sa cour.

Cette instruction, après avoir relevé avec beaucoup d’affectation l’utilité pour l’Espagne de l’alliance d’Angleterre et les soins du régent pour y parvenir, qui toutefois fut au mot de l’Angleterre et au détriment de l’Espagne et même du commerce de France, pour favoriser en tout celui d’Angleterre, comme il a été expliqué ici ailleurs et fort insisté sur la passion du régent de servir en tout l’Espagne, a grand soin de me recommander de prendre bien garde qu’il ne prit envie au roi d’Espagne de porter de nouveau la guerre en Italie, comptant sur la France et l’Angleterre, et à ce propos donne faussement pour motif à l’invasion de la Sardaigne et à la guerre de Sicile l’emprisonnement de Molinez. On a vu ici, d’après M. de Torcy, combien peu de cas, et longtemps, Albéroni en fit, et qu’il [ne] réchauffa cette affaire que quand il eut résolu de porter la guerre en Italie, pour des raisons personnelles uniquement à lui. C’est ce que M. le duc d’Orléans avoit tant vu par les lettres de la poste qu’il étoit impossible que le cardinal Dubois le pût ignorer.

De son extrême attention à me munir de tout ce qu’il put pour faire bien valoir l’alliance d’Angleterre à l’Espagne, résultoit une injonction pathétique de vivre dans un commerce étroit à Madrid avec le colonel Stanhope, ambassadeur d’Angleterre, et de lui confier tout ce qui pourroit être relatif aux intérêts des trois couronnes ; en même temps de n’en avoir aucun sous tel prétexte que ce pût être avec les personnes attachées au prétendant, surtout à l’égard des desseins ou projets que ce prince ou ses serviteurs pourroient former de troubler le gouvernement présent d’Angleterre ; en particulier, d’éviter le duc d’Ormond, toutefois sans incivilité marquée.

Après ce que M. le duc d’Orléans m’avoit si précisément dit que c’étoit l’Espagne qui lui avoit forcé la main pour la déclaration actuelle des mariages et l’échange des princesses, je fus très surpris de trouver le contraire dans le narré de mon instruction. J’y trouvai aussi une grossière ignorance qui regardoit la façon de me faire dispenser d’une entrée. Les ambassadeurs de l’empereur n’en faisoient point à Madrid sous les rois d’Espagne de la maison d’Autriche comme ambassadeur de famille. Sur cet exemple, aucun ambassadeur de France vers Philippe V n’y en a fait, et je n’ai pas compris comment un fait si public, et si fréquemment réitéré par le changement de nos ambassadeurs, a pu échapper au cardinal Dubois et même à ses bureaux.

L’instruction me défendoit de recevoir chez moi Magny et les Bretons réfugiés en Espagne, et Marsillac ; de n’avoir pas la même incivilité pour ce dernier en lieux tiers que pour les autres, et de voir avec une civilité simplement extérieure le prince de Cellamare, qui portoit alors le nom de duc de Giovenazzo, et les parents et amis de la princesse des Ursins comme les autres.

Enfin, pour ne m’attacher qu’aux choses principales de l’instruction, elle ne me prescrivit rien en particulier sur les visites et le cérémonial, mais d’en user comme avoit fait le duc de Saint-Aignan, et le cardinal Dubois y joignit un extrait du cérémonial pratiqué par nos ambassadeurs en Espagne et à leur égard, depuis M. de La Feuillade, archevêque d’Embrun, mort évêque de Metz.

Je ne pouvois douter que je n’eusse affaire à un ennemi, et maître, après mon départ, de l’esprit de M. le duc d’Orléans. Je voulus donc avoir ma leçon faite jusque sur les plus petites choses, pour ne laisser à sa malignité que ce qu’il seroit impossible d’y dérober ; ainsi je lui fis à mi-marge plusieurs observations et questions, tant sur des choses portées par l’instruction que sur d’autres qui ne s’y trouvoient pas. Il répondit à côté assez bien et assez nettement. On verra bientôt où il m’attendoit.

Le cardinal Dubois n’oublia pas le P. Daubenton. L’instruction me prescrivit des compliments, des témoignages de reconnoissance du régent, de ses désirs empressés de la lui témoigner ; de lui dire que rien ne m’étoit plus recommandé que de prendre en lui une entière confiance. Cela fort étendu étoit accompagné d’un fort grand éloge. C’étoient deux fripons des plus insignes, dignes de se louer l’un l’autre et d’être abhorrés de tout le reste des hommes, surtout des gens de bien et d’honneur ; l’instruction ne fit mention que de lui de toute la cour d’Espagne, de Valouse et de La Roche, pour lesquels elle me prescrivit de l’honnêteté, mais de les regarder comme des gens timides, inutiles, dont on n’avoit jamais tiré secours ni la moindre connoissance. Valouse, du nom de Boutin, étoit un gentilhomme du Comtat, élevé page de la petite écurie, très médiocrement bien fait, d’esprit court, mais sage, appliqué, allant à son but et ne s’en écartant point, honnête homme et droit, mais qui craignoit tout. Du Mont, de qui il a été parlé plus d’une fois dans ces Mémoires, le proposa, sur son esprit sage, doux et timide, au duc de Beauvilliers pour écuyer de M. le duc d’Anjou, qu’il suivit depuis en Espagne, et qui le fit quelque temps après majordome, qui fut un grand pas. Au bout de plusieurs années, il l’avança bien davantage, car ayant fait don Lorenzo Manriquez grand écuyer, duc del Arco et grand d’Espagne, de premier écuyer qu’il étoit, il fit Valouse premier écuyer. Cette promotion étoit récente à mon arrivée en Espagne. Valouse fut premier écuyer jusqu’à sa mort, qui n’arriva que bien des années après, toujours très bien avec le roi et la reine d’Espagne ; aussi bien avec le duc del Arco, toujours ne se mêlant que de sa charge et d’aucune autre chose, toujours cultivant les gens en place, et honnêtement avec Mme des Ursins, Albéroni, et ceux qui ont succédé, parce qu’ils sentirent tous qu’ils n’en avoient rien à craindre ; enfin sur les dernières années de Valouse, le roi d’Espagne lui donna la Toison d’or. Il avoit depuis longtemps une clef de gentilhomme de la chambre sans exercice. Cette Toison, ainsi que bien d’autres, parut un peu sauvage.

La Roche n’étoit ni moins borné, ni moins timide, ni moins en garde de se mêler de quoi que ce fût, que l’étoit Valouse, doux, poli et honnête homme comme lui, mais aussi parfaitement inutile. Sa mère veuve étoit au vieux Bontems ce que Mme de Maintenon étoit au roi, mais plus à découvert, tenant son ménage, et maîtresse de tout chez lui. Le plaisant est qu’on la courtisoit pour plaire à Bontems, et que, quand elle mourut, il fut au désespoir et que le roi prit soin de le consoler. Il avoit fait le fils de cette femme, tout jeune encore, valet de garde-robe du roi, et au départ du roi d’Espagne, il le fit être son premier valet de garde-robe. Sa sagesse, sa retenue, son air de respect pour les Espagnols leur plut, et lui et Valouse furent par là toujours bien avec eux. L’estampille est une manière de sceau sans armes, où la signature du roi est gravée dans la plus parfaite imitation de son écriture ; ce sceau s’applique sur tout ce que le roi devroit signer et lui en ôte la peine. Il sembleroit qu’un sceau de cette importance ne devroit être confié qu’à des personnes principales ; mais l’usage d’Espagne, depuis qu’il a été inventé, est qu’il ne soit remis qu’à des subalternes de confiance. La Roche en fut chargé peu après qu’il fut en Espagne, où il avoit suivi Philippe V ; il s’en acquitta très fidèlement et poliment au gré de tout le monde, et s’y maintint toute sa vie dans une sorte de confiance du roi d’Espagne, sous tous les divers ministères, parce que tous sentirent bien qu’ils n’avoient rien à craindre de lui. Il tenoit, pour son état, une maison honorable où alloit bonne compagnie, et toujours plusieurs personnes à manger, ce que ne faisoit pas Valouse qui ne dépensoit rien. À l’égard du P. Daubenton, je me réserve d’en parler ailleurs.

Laullez étoit alors à Paris de la part de l’Espagne, et l’abbé Landi de la part du duc de Parme. Le premier étoit un Irlandois, grand homme, très bien fait et de bonne mine, qui avoit été à l’abbé d’Estrées. Il le donna au roi d’Espagne, à la formation de ses gardes du corps sur le pied et le modèle de ceux du roi, comme un garçon brave et intelligent, fort honnête homme, avec de l’esprit et de la sagesse. Laullez étoit tel en effet, et par les détails de ces compagnies de gardes du corps, il entra dans la familiarité du roi, de la reine sa première femme, de la princesse des Ursins, et bientôt dans leur confiance ; en quoi, pour cette dernière qui lui valut celle des maîtres, sa nation, étrangère à l’Espagne et à la France, lui servit beaucoup ; il fut souvent chargé de commissions secrètes et délicates qu’il exécuta toutes fort heureusement. Il devint ainsi major des gardes du corps et lieutenant général ; c’est en cet état qu’il vint en France, où il reçut le caractère d’ambassadeur au même temps que Maulevrier le reçut à Madrid. Les vues qui m’avoient fait souhaiter d’aller en Espagne me firent aussi désirer liaison avec ces deux envoyés. Louville se trouva en avoir beaucoup avec l’abbé Landi ; et le duc de Lauzun, qui attiroit fort les étrangers chez lui, et qui y voyoit Laullez, me facilita ce que je désirois auprès de lui. La connoissance fut bientôt faite : je voulois plaire au ministre d’Espagne, et lui ne le désiroit pas moins à un serviteur intime de M. le duc d’Orléans ; les choses se passèrent tellement entre nous que l’amitié s’y mit, qui a duré au delà de sa vie. Je reçus de lui mille bons avis et toutes sortes de bons offices et de services en Espagne. Je le retrouvai à mon retour, et encore depuis la mort de M. le duc d’Orléans, et je fis inutilement l’impossible pour lui procurer l’ordre du Saint-Esprit. Enfin il retourna en Espagne avec l’infante, d’où il fut envoyé à Majorque, gouverneur de l’île et capitaine général, où il est mort très longtemps après sans avoir été marié. Il y laissa deux sœurs filles qui y sont demeurées, qui s’adressèrent bien des années après à moi pour être payées d’avances faites par leur frère, et que j’ai servies de tout ce que j’ai pu dans cette affaire par mes amis. Par l’abbé Landi je voulois me concilier la petite cour de Parme qui avoit en beaucoup de choses du crédit sur la reine d’Espagne ; je trouvai un homme poli, assez agréable dans le commerce, qui fut court par mon départ, mais je n’en tirai rien à Paris ni en Espagne ; il n’étoit plus à Paris quand j’y revins.

J’ai rapporté ce qu’il y eut de plus important ou de plus remarquable de l’instruction en forme qui me fut donnée. Quelle qu’elle fût, elle satisfaisoit à tout avec le cérémonial de tous nos ambassadeurs en Espagne, depuis M. de La Feuillade, alors archevêque d’Embrun. J’eus plusieurs entretiens sur l’Espagne avec M. le duc d’Orléans et le cardinal Dubois ensemble ou séparément, et je n’imaginois pas qu’il se pût rien ajouter de nouveau, lorsque le cardinal Dubois me dit chez lui qu’il m’avertissoit de prendre la première place à la signature du contrat de mariage du roi, et à la chapelle aux deux cérémonies du mariage du prince des Asturies, et de ne la laisser prendre sans exception à qui que ce fût. Je lui représentai que cela ne se pouvoit entendre du nonce, à qui les ambassadeurs de France cédoient partout, même celui de l’empereur qui, sans difficulté, précédoit ceux du roi. Il répondit que cela étoit vrai et bon partout, excepté dans ce cas singulier et comme momentané, et que cela ne se pouvoit autrement. Ma surprise fut grande d’un ordre si étrange. J’essayai de le ramener peu à peu en le touchant par son orgueil, en lui demandant comment j’en userois avec les cardinaux, s’il s’en trouvoit quelqu’un en ces fonctions, et avec le majordome-major, qui répond, mais fort supérieurement, à notre grand maître de France. Il se mit en colère, me déclara qu’il falloit que j’y précédasse le majordome-major sans difficulté, et glissant sur celle des cardinaux, m’assura qu’il ne s’y en trouveroit point. Je haussai les épaules, et lui dis que je le priois d’y penser. Au lieu de me répondre, il me dit qu’il avoit oublié une chose essentielle, qui étoit de prendre bien garde à ne rendre la première visite à qui que ce fût sans exception. Je répondis que l’article des visites n’étoit point oublié dans mon instruction ; qu’elle portoit que j’en userois à cet égard comme avoit fait le duc de Saint-Aignan, et que l’usage, lequel il avoit suivi, étoit de rendre la première visite au ministre chargé des affaires étrangères et aux conseillers d’État quand il y en avoit, qui est ce que nous connoissons ici sous le nom de ministres. Là-dessus il s’emporta, bavarda, brava sur la dignité du roi, et ne me laissa plus loisir de rien dire. J’abrégeai donc la visite et m’en allai.

Quelque étranges que me semblassent ces ordres si nouveaux et verbaux, je voulus en parler au duc de Saint-Aignan, surtout à Amelot, qui en furent fort étonnés, et qui tous deux, ainsi que les précédents ambassadeurs, avoient fait tout le contraire, et trouvèrent extravagante la préséance sur le nonce en quelque occasion que ce fût. Amelot me dit de plus que je jouerois à essuyer tous les dégoûts possibles et à ne réussir à rien si je refusois la première visite au ministre des affaires étrangères, car pour les conseillers d’État ce n’étoit plus qu’un nom, et la chose tombée en désuétude ; mais que je devois aussi la première visite aux trois charges [7], qui seroient très justement offensés et très piqués si je leur refusois ce que tous ceux qui m’avoient précédé leur avoient rendu, et que je me gardasse bien de le faire si je ne voulois pas demeurer seul dans mon logis, et me faire tourner le dos au palais par tout ce que j’y trouverois de grands. J’expliquerai ailleurs ce que c’est que ces trois charges.

De cet avis d’Amelot, je compris aisément la raison de ces ordres nouveaux et verbaux. Le cardinal me vouloit faire échouer en Espagne et me perdre ici : en Espagne, en débutant par offenser tout ce qui étoit de plus grand, et le ministre par lequel seul j’aurois à passer pour tout ce qui regardoit mon ambassade ; en attirer les plaintes ici, sûr de n’avoir rien écrit de ces ordres, nier me les avoir donnés, me désavouer, et en tirer contre moi tout le parti possible avec un prince qui n’auroit osé lui imposer, et soutenir que ces ordres m’avoient été donnés ; que si, au contraire, je ne les exécutois pas, car il m’avoir bien prescrit de rendre compte de leur exécution, il se donneroit beau jeu à m’accuser d’avoir sacrifié l’honneur du roi et la dignité de sa couronne à l’intérêt de plaire en Espagne pour en obtenir grandesse et Toison, et me faire défendre de les accepter pour mes enfants. C’eût été moins de vacarme sur le nonce ; mais si j’avois pris place au-dessus de lui, il s’attendoit bien que la cour de Rome en demanderoit justice, et que cette justice entre ses mains seroit un rappel honteux.

Ce détroit me parut si difficile que je résolus de ne rien omettre pour faire changer ces ordres, et je ne crus pas que M. le duc d’Orléans pût résister à l’évidence de ce qui les combattoit, et à l’exemple constant de tous ceux qui m’avoient précédé dans le même emploi. Je me trompai : j’eus beau en parler à M. le duc d’Orléans, je ne trouvai que faiblesse sous le joug d’un maître, d’où je jugeai ce que je pouvois espérer pendant mon éloignement. J’insistai à plusieurs reprises, toujours inutilement, et tous deux se tinrent fermés [8] à me dire que, si les précédents ambassadeurs avoient fait les premières visites, ce n’étoit pas un exemple pour moi dans une ambassade aussi solennelle et aussi distinguée que celle que j’allois exercer ; et qu’à l’égard du nonce et du grand maître, l’exemple de précéder quiconque étoit formel au mariage de la reine Marie-Louise, fille de Monsieur, avec Charles II. Je représentai sur les visites que quelque solennelle et quelque distinguée que fût l’ambassade dont j’étois honoré, elle ne donnoit point de rang supérieur à celui des ambassadeurs extraordinaires ; que je l’étois, et que je ne pouvois prétendre rien de plus qu’eux, quelque différence qu’il y eût pour l’agrément entre l’affaire dont j’étois chargé et les autres sortes d’affaires. Sur l’exemple du mariage de Charles II avec la fille de Monsieur, que j’avois dans le cérémonial qui m’avoit été remis de tous les ambassadeurs depuis M. de La Feuillade, archevêque d’Embrun, j’y trouvai que le mariage s’étoit fait comme à la dérobée, dans un village, pour fuir la difficulté entre le prince d’Harcourt et le père du maréchal de Villars, ambassadeurs de France tous deux, d’une part, et les grands d’Espagne, de l’autre ; que les ambassadeurs s’étoffent rendus à l’église de ce village ; qu’y ayant trouvé plusieurs grands arrivés avant eux, saisis des premières places, ils s’en étoient plaints sur-le-champ au roi qui leur fit céder les deux premières places par les grands ; que le nonce n’y étoit point, et nulle mention du majordome-major. À cela point de réponse, mais l’opiniâtreté prévalut, et je vis en plein l’extrême malignité du valet et l’indicible faiblesse du maître. Ce fut donc à moi à bien prendre mes mesures là-dessus.

Le duc d’Ossone fut nommé par l’Espagne pour venir ici faire, pour le mariage du prince des Asturies, avec le même caractère, les mêmes fonctions que j’allois faire en Espagne pour le mariage du roi. Il étoit frère du duc d’Ossone qui avoit été ambassadeur d’Espagne au traité d’Utrecht, et qui mourut peu après sans enfants. Celui-[ci] portoit le nom de comte de Pinto du vivant de son frère. Leur père avoit été gouverneur du Milanois, conseiller d’État et grand écuyer de la reine d’Espagne : il mourut d’apoplexie étant en conférence avec le roi d’Espagne, en 1694. C’étoit le sixième duc d’Ossone, grand de première classe. Ils portoient le nom de Giron et de Tellez par une héritière entrée dans leur maison ; mais ils étoient Acuña y Pacheco, une des premières d’Espagne en tout genre, et des plus nombreuses par ses diverses branches, qui, par des héritières, portent divers noms, entre autres, alors, le marquis de Villena, duc d’Escalona, majordome-major, et le comte de San Estevan de Gormaz, son fils, premier capitaine des gardes du corps, chef de toute cette grande maison ; le duc d’Uzeda, le marquis de Mancera, le comte de Montijo, tous grands d’Espagne. Ce duc d’Ossone, ambassadeur ici, étoit donc un fort grand seigneur qui s’y montra très magnifique et très poli, mais il n’étoit que cela : on sut que M. le duc d’Orléans avoit résolu de lui donner le cordon bleu. Je m’exprime de la sorte parce que le roi, n’étant pas encore chevalier de son ordre, et ne faisant que le porter jusqu’à ce qu’il reçût le collier le lendemain de son sacre, il ne pouvoit faire de chevalier de l’ordre. Le duc d’Ossone ne pouvoit donc qu’avoir parole de l’être quand le roi en feroit, à quoi on voulut ajouter une chose, jusqu’alors sans exemple, dans le cas où étoit le roi, qui fut de lui faire porter l’ordre en attendant qu’il pût être nommé ; on crut et il étoit vrai que M. le duc d’Orléans étant régent et maître des grâces, il devoit marquer par toute la singularité de celle-ci combien il étoit touché de l’honneur du mariage de sa fille.

Sur ce premier exemple, le duc de Lauzun me pressa fort de demander aussi le cordon bleu comme une décoration convenable à porter en Espagne, et qui, étant grâce d’ici, ne pourroit préjudicier à celles que je pouvois attendre d’Espagne pour mes enfants ; mais je n’en voulus rien faire. Cette impatience de porter l’ordre, qui, dans la suite, ne pouvoit me manquer, me répugna. Je n’avois désiré cette ambassade que pour faire mon second fils grand d’Espagne, et, si l’occasion s’en offroit, de faire donner la Toison à l’aîné. Y réussissant et ayant en même temps pris le cordon bleu, cela me parut un entassement trop avide ; d’ailleurs on ne pouvoit faire en France d’autre grâce au duc d’Ossone que celle-là, et moi j’en espérois une d’Espagne bien autrement considérable ; ainsi je ne fus pas tenté un moment du cordon bleu. Qui m’eût dit alors que je ne serois pas de la première promotion qui s’en feroit m’auroit bien surpris ; qui y eût ajouté que je serois de la suivante, où nous ne serions que huit avec Cellamare, les deux fils du duc du Maine et le duc de Richelieu, m’auroit bien étonné davantage.

Le cardinal Dubois pressoit ardemment mon départ et, en effet, il n’y avoit plus de temps à perdre. Il envoyoit sans cesse hâter les ouvriers qui travailloient à tout ce qui m’étoit nécessaire, fâché peut-être qu’il y en eût un si prodigieux nombre, qu’il ne pût trouver à les augmenter. Il ne s’agissoit plus de sa part qu’à me remettre les lettres dont je devois être chargé ; il attendit à la dernière extrémité du départ pour le faire ; c’est-à-dire à la veille même que je partis : on en verra bientôt la raison. Elles étoient pour Leurs Majestés Catholiques, pour la reine douairière, à Bayonne, et pour le prince des Asturies, tant du roi que de M. le duc d’Orléans. Mais bien avant de me les remettre, M. le duc d’Orléans me dit qu’il en écriroit deux pareilles au prince des Asturies avec cette seule différence qu’il le traiteroit de neveu dans l’une, et dans l’autre de frère et de neveu, et que je tâchasse de faire passer la dernière, ce qu’il souhaitoit passionnément ; mais que, si après tout, j’y trouvois trop de difficulté, que je ne m’y opiniâtrasse point, et que je donnasse la première au prince des Asturies.

J’eus lieu de croire que ce fut encore un trait du cardinal Dubois pour me jeter dans quelque chose de personnellement désagréable à M. le duc d’Orléans et en faire usage. M. le duc d’Orléans étoit l’homme du monde qui avoit le moins de dignité et d’attachement à ces sortes de choses. Ce traitement de frère étoit un traitement d’égal, que le feu roi n’avoit relâché, que depuis peu, de donner aux électeurs princes, car M. de Savoie avoit depuis longtemps le rang de tête couronnée pour ses ambassadeurs ; à prendre comme étranger il n’y avoit pas de proportion entre le fils aîné, héritier présomptif de la couronne d’Espagne, et un petit-fils de France, car la régence n’ajoutoit rien à son rang ni [à ses] traitements. À prendre comme famille, ils étoient l’un et l’autre petits-fils de France ; mais, outre que le prince des Asturies avoit l’aînesse, il étoit fils de roi et héritier de la couronne, et, par là, si bien devenu du rang de fils de France, qu’ils étoient réputés tels en France, et que le feu roi avoit toujours envoyé le cordon bleu à tous les fils du roi d’Espagne aussitôt qu’ils étoient nés, ce qui ne se fait qu’aux seuls fils de France. De quelque côté qu’on le regarde, M. le duc d’Orléans étoit extrêmement inférieur au prince des Asturies, et c’étoit une véritable entreprise et parfaitement nouvelle que de prétendre l’égalité du style et du traitement. Ce fut pourtant ce dont je fus chargé, et je crois, dans la ferme espérance du cardinal Dubois, que je n’y réussirois pas, et de profiter d’un début fort désagréable.

J’étois près d’oublier que Belle-Ile me vint dire qu’il savoit que M. le duc d’Orléans devoit envoyer un de ses premiers officiers en Espagne, pour remercier, de sa part, en particulier, de l’honneur du mariage de sa fille ; que le choix de cet officier principal n’étoit pas fait, et me demanda s’il n’y en avoit point parmi eux que je voulusse plutôt que les autres. Sur ce que je répondis, que je n’étois en liaison, ni même en commerce, avec pas un, excepté Biron qui l’étoit devenu et à qui ce voyage ne convenoit pas, et que le choix m’étoit indifférent, il me pria de demander La Fare, son ami, qui étoit capitaine des gardes de M. le duc d’Orléans. Je le lui promis et je l’obtins : ce fut son premier pas de fortune. C’est un fort aimable homme, de bonne compagnie, qui m’en a toujours su gré depuis. Sans blesser l’honneur et avec un esprit gaillard mais fort médiocre, il a su être bien et très utilement avec tous les gens en place et en première place, se faire beaucoup d’amis, et faire ainsi peu à peu une très grande fortune qui a dû surprendre, comme elle a fait, mais qui n’a fâché personne.

Enfin la veille de mon départ on m’apporta le matin toutes les pièces dont je devois être chargé, dont je ne ferai point le détail. Mais parmi les lettres il n’y en avoit point du roi pour l’infante. Je crus que c’étoit oubli de l’avoir mise avec les autres. Je le dis à celui qui m’apportoit ces pièces. Je fus surpris de ce qu’il me répondit qu’elle n’étoit pas faite, mais que je l’aurois dans la journée. Cela me parut si étrange que j’en pris du soupçon. J’en parlai au cardinal et à M. le duc d’Orléans, qui m’assurèrent que je l’aurois le soir. Il étoit minuit que je ne l’avois pas encore. J’écrivis au cardinal. Bref, je partis sans elle. Il me manda que je la recevrois avant que d’arriver à Bayonne ; mais rien moins. Je pressai de nouveau. Il m’écrivit que je l’aurois avant que j’arrivasse à Madrid. Une lettre du roi à l’infante n’étoit pas difficile à faire : je ne pus donc douter qu’il n’y eût du dessein dans ce retardement. Quel il pût être, je ne pus le comprendre, si ce n’est d’en envoyer une après coup et pour me faire passer pour un étourdi qui avoit perdu la première.

Il me fit un autre trait de la dernière impudence sept ou huit jours avant mon départ. Il me fit dire de sa part, par Le Blanc et par Belle-Ile, que l’emploi où il étoit des affaires étrangères exigeoit qu’il eût les postes, dont il né vouloit et ne pouvoit se passer plus longtemps ; qu’il savoit que j’étois ami intime de Torcy, qui les avoit, dont il désiroit la démission ; qu’il me prioit de lui en écrire à Sablé, où il étoit allé faire un tour, et ce par un courrier exprès ; qu’il verroit, par l’office que je lui rendrois en cette occasion et par son succès, de quelle façon il pouvoit compter sur moi, et se conduiroit en conséquence ; à quoi ses deux esclaves joignirent du leur, mais avec très apparente mission, tout ce qui me pouvoit persuader qu’il romproit mon départ et mon ambassade, si je ne lui donnois pas contentement là-dessus. Je ne doutai pas un moment, après ce que j’avois vu de l’inconcevable faiblesse de M. le duc d’Orléans pour ses plus folles volontés, telles que les premières visites et la préséance à prendre sur le nonce, et bien d’autres que je supprime, qu’il ne fût en pouvoir de me causer cet affront. En même temps je résolus d’en essuyer le hasard plutôt que de me prêter à la violence à l’égard d’un ami sûr, sage, vertueux, et qui avoit servi avec tant de réputation et si bien mérité de l’État.

Je répondis donc à ces messieurs que je trouvois la commission fort étrange, et beaucoup plus son assaisonnement ; que Torcy n’étoit pas un homme à qui on pût ôter un emploi de cette confiance, et qu’il exerçoit depuis la mort de son beau-père si dignement, à moins qu’il ne le voulût bien lui-même ; que tout ce que je pouvois faire étoit de le savoir de lui, et, au cas qu’il y voulût entendre, à quelles conditions ; que pour l’y exhorter, encore moins aller au delà avec lui, je priois le cardinal de n’y pas compter, encore que je n’ignorasse pas ce qu’il pouvoit à l’égard de mon ambassade, et que quoi que ce pût être ne me feroit passer d’une seule ligne ce que je leur répondois. Ils eurent beau haranguer, ils ne remportèrent que cette très ferme résolution.

Castries et son frère l’archevêque étoient de tous les temps intimes de Torcy et fort aussi de mes amis. Je les envoyai prier de venir chez moi dans ce tumulte de départ où je me trouvois. Ils vinrent sur-le-champ. Je leur racontai ce qui venoit de m’arriver. Ils furent plus indignés de la façon et du moment que de la chose, dont Torcy comptoit bien que le cardinal le dépouilleroit tôt ou tard pour s’en revêtir. Ils louèrent extrêmement ma réponse, m’exhortèrent à l’exécuter promptement pour hâter le retour de Torcy, qui étoit même ou parti ou sur le point de partir de Sablé, et qui feroit lui-même son marché avec M. le duc d’Orléans bien plus avantageusement qu’absent. Je leur fis lire la lettre que j’écrivis à Torcy en les attendant, qu’ils approuvèrent beaucoup, et par leurs avis réitérés je la fis partir sur-le-champ.

Torcy avoit naturellement avancé son retour. Mon courrier le trouva avec sa femme dans le pare de Versailles, ayant passé par la route de Chartres. Il lut ma lettre, chargea le courrier de mille compliments pour moi, sa femme aussi, et de me dire qu’il me verroit le lendemain. J’avertis les Castries de son armée. Nous nous vîmes tous quatre le lendemain. Torcy sentit vivement mon procédé, et jusqu’à sa mort nous avons toujours vécu dans la plus grande intimité, comme on le peut voir par la communication qu’il me donna de ses Mémoires qu’il ne fil que bien longtemps après la mort de M. le duc d’Orléans, et dont j’ai enrichi les miens. Il me parut ne tenir point du tout aux postes, moyennant un traitement honorable.

Je mandai alors son retour au cardinal Dubois, par lequel ce seroit à lui et à M. le duc d’Orléans à voir avec Torcy ce qu’ils voudroient faire pour lui, et je m’en retirai de la sorte. Dubois, content de voir par là que Torcy consentiroit à se démettre des postes, ne se soucia point du comment, tellement que celui-ci obtint de M. le duc d’Orléans tout ce qu’il lui proposa pour s’en défaire : tout se passa de bonne grâce des deux côtés. Torcy eut quelque argent et soixante mille livres de pension sa vie durant, assignée sur le produit des postes, dont vingt mille livres pour sa femme après lui. Cela fut arrêté avant mon départ et fort bien exécuté depuis.

Peu après la déclaration des mariages, la duchesse de Ventadour et Mme de Soubise, sa petite-fille, avoient été nommées, l’une gouvernante de l’infante, l’autre en survivance, et toutes deux pour aller la prendre à la frontière et l’amener à Paris, au Louvre, où elle devoit être logée, et pou après la déclaration de mon ambassade, le prince de Rohan, son gendre, fut nommé pour aller faire l’échange des princesses sur la frontière avec celui que le roi d’Espagne y enverroit de sa part pour la même fonction. Je n’avois jamais eu de commerce avec eux, sans être mal ensemble. Toutes ces commissions espagnoles firent que nous nous visitâmes avec la politesse convenable. J’ai oublié de l’écrire plus tôt et plus en sa place.


  1. L’Ingrie est maintenant comprise dans la province de Saint-Pétersbourg.
  2. Le mot rixdale ou risdale vient de Reichsthaler (thaler ou écu de l’empire). C’est une monnaie d’argent, dont la valeur se rapproche de notre pièce de 5 fr. Elle vaut maintenant, en Suède, 5 fr. 75 c.
  3. Vieux mot qui signifie calmer, apaiser ; il vient de coi (calme, tranquille).
  4. Passage omis dans les anciennes éditions depuis par les menées.
  5. Femme de chambre.
  6. Don Pourceau.
  7. C’est-à-dire aux trois grands officiers, au majordome-major du roi, au sommelier du corps et au grand écuyer.
  8. Il y a dans le manuscrit fermés, et non fermes ; fermés est pris dans le sens de résolus, affermis.