Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/1

La bibliothèque libre.


CHAPITRE PREMIER.


Rang observé toujours dans l’ordre de la Toison d’or. — Quel est l’état de capitaine général des armées d’Espagne. — Médiannates et lansas des grands. — Appointements des maisons royales, des capitaines généraux et des conseils. — Explication sur les serments. — Quelles de ces personnes n’en prêtent point ; quelles en prêtent, et entre quelles mains. — Buen-Retiro. — Casa del Campo. — L’Escurial. — Aranjuez. — Le Pardo. — La Sarçuela. — Le Pardillo. — Don Gaspard Giron ; sa naissance, son caractère. — Du marquis de Villagarcias. — De Cucurani. — De Villafranca, introducteur des ambassadeurs. — Hyghens, premier médecin du roi d’Espagne ; son caractère. — Hyghens m’engage à conférer secrètement avec le duc d’Ormond ; son caractère. — Legendre, premier chirurgien ; son caractère. — Ricoeur, premier apothicaire ; son caractère. — Marquis del Surco et sa femme ; leur fortune, leur caractère. — Valouse ; sa fortune, son caractère. — Hersent ; son état, son caractère. — Cardinal Borgia ; son caractère. — Garde et livrée. — Armendariz, lieutenant-colonel du régiment des gardes espagnoles ; son caractère. — Titolados. — L’Excellence. — Comtesse d’Altamire ; son caractère. — Caractère de quelques señoras de honor. Don Domingo Guerra, confesseur de la reine ; son caractère. — MM. de Saint-Jean père et fils ; leur fortune et leur caractère. — Capitaines des gardes du corps et colonels des régiments des gardes prêtent seuls serment entre les mains du roi d’Espagne. — Salazar ; sa fortune et sa réputation.


CHEVALIERS DE L’ORDRE DE LA TOISON D’OR, EXISTANTS EN AVRIL 1722.

L’empereur.

Le comte de Lemos.

Le prince Jacques Sobieski.

Le prince de Chimay.

Le duc de Bejar.

Le marquis de Conflans-Vatteville.

Le duc de Lorraine.

Le duc de Monteléon.

Le duc de Bavière, électeur.

Le prince des Asturies.

Le maréchal duc de Villars.

Le duc d’Orléans, régent.

Le marquis de Brancas, depuis maréchal de France.

Le duc de Noailles.

Le comte de Montijo.

Le comte de Toulouse.

Le duc de Liria.

Le duc de Berwick.

Le marquis de Béthune, depuis duc de Sully.

Le comte de Thiring, premier ministre de Bavière.

Le prince Frédéric de Nassau.

Le duc d’Albuquerque.

Le marquis, depuis maréchal d’Asfeld.

Le marquis de Villena.

Le marquis de Caylus.

Le duc de Popoli.

Le duc Lellio Caraffa.

Le marquis de Richebourg.

Le marquis Mari.

Le prince Ragotzi.

Le duc de Ruffec.

Le prince de Masseran.

Le marquis, depuis maréchal de Maulevrier.

Le duc de Bournonville.

Le marquis, depuis maréchal de La Fare.

Le duc d’Atri.

Le marquis d’Arpajon.

Le prince de Robecque.

Le marquis de Beaufremont.

Cet ordre, non plus que celui de Saint-Jacques de Calatrava et d’Alcantara, ne souffre de rang ni de préférence que par l’ancienneté de réception entre les chevaliers, sans exception quelconque que des tètes couronnées, mais d’aucuns autres souverains, ni en même promotion d’autre préférence que de l’âge, tellement que le prince des Asturies, fils aîné de Philippe V, est le premier exemple de chevalier qui ait précédé ses anciens, et encore à la prière du roi, son père, en plein chapitre, accordée par les chevaliers, et sans conséquence pour tout ce qui ne seroit pas infant d’Espagne. À cet exemple, nos princes du sang, et même légitimés, ont prétendu le même honneur, lorsqu’il y a eu depuis des colliers envoyés en France, et des chevaliers à recevoir. Ces princes y ont trouvé beaucoup de résistance, tellement qu’ils ne se trouvent point aux chapitres lorsqu’il y a des chevaliers à recevoir, et qu’eux-mêmes ont reçu le collier sans cérémonie. Je diffère à parler de cette cérémonie de réception, et de quelques autres choses qui regardent cet ordre, à l’occasion de la réception de mon fils aîné.

Le duc d’Arcos.

Le comte de Las Torrès est devenu enfin grand d’Espagne.

Le comte d’Aguilar.

Le marquis d’Ayétone.

Le marquis de Casa-Fuerte.

Le duc de Saint-Pierre.

Don François Manriquez.

Le marquis de Bedmar.

Le marquis de Thouy.

Le marquis de Richebourg.

Le marquis, depuis maréchal de Puységur.

Le prince Pio [1].

Le marquis de Seissan.

Le comte de San-Estevan de Gormaz.

Le marquis de Lede.

 Ces neuf tous grands d’Espagne.

C’est tout ce qu’il existoit de capitaines généraux d’armées, tandis que j’étois en Espagne. Ces capitaines généraux sont à l’égard du militaire, honneurs et commandements, semblables en tout à nos maréchaux de France, et prétendent rouler d’égal avec eux. Mais ils leur sont, au fond, totalement inférieurs, en ce qu’ils ne sont point officiers de la couronne, qu’ils ne sont ni juges de la noblesse sur le point d’honneur, ni supérieurs en rien à la noblesse, et qu’ils n’ont ni rang ni honneurs, hors des fonctions militaires, sinon l’excellence, traitement qui se borne à ce mot, dont je parlerai ailleurs.

Majordome-major.

Le marquis de Villena, duc d’Escalona.

Majordomes de semaine.

Don Gaspar Giron.

Le comte de Casa-Real.

Le marquis de Villagarcias.

Le comte Cucurani.

Surnuméraires.

Le comte Saratelli.

Le marquis d’Almodovar.

Introducteur des ambassadeurs.

Le marquis de Villafranca.

Premier médecin.

M. Hyghens.

Premier chirurgien.

M. Le Gendre.

Premier apothicaire.

M. Ricœur.

Sommelier du corps.

Le marquis de Montalègre.

Gentilshommes de la chambre.

Le comte de Peñeranda.

Le marquis de Montalègre, fils du sommelier.

Le duc de Bejar.

Le duc de Liria.

Le duc de Veragua.

Le comte de Maceda.

Le comte de Baños.

Le duc de Solferino.

Le comte de San-Estevan de Gormaz.

Le duc de Bournonville.

Le marquis de Santa-Cruz.

Le duc de Popoli.

Le duc del Arco.

Le duc de Monteillano.

Le duc de Gandie.

Le marquis de Cogolludo, fils aîné du duc de Medina-Coeli.

Le marquis de Los Balbazès.

Le marquis del Surco, (non grands.)

Le prince de Masseran.

Le marquis de Valouse, (non grands.)

Guardaroba.

M. Hersent.

La grande et petite livrée du roi et de la reine d’Espagne, pages et valets de pied, gens d’écurie et valets de peine, sont en tout les mêmes que celles de France, même celles des garçons bleus du château et des tapissiers.

Grand écuyer.

Le duc del Arco.

Le duc de La Mirandole en conservoit les honneurs et les appointements, en cédant la charge qu’il avoit au duc del Arco.

Premier écuyer.

Le marquis de Valouse.

Grand aumônier.

L’archevêque de Compostelle, par son siège, et qui effaceroit le patriarche des Indes s’il se trouvoit à la cour. Mais les évêques résident toujours dans leurs diocèses, en sorte qu’il n’est rien de plus rare que d’en voir quelqu’un à Madrid, et toujours pour affaires nécessaires. Les fonctions de grand aumônier sont suppléées en tout, et sans dépendance, en absence continuelle de l’archevêque, par :

Le patriarche des Indes, qui est sacré in partibus sous ce titre, qui ne lui donne quoi que ce soit aux Indes ni ailleurs, hors de la chapelle.

Le cardinal Borgia.

GARDE DU ROI D’ESPAGNE.

C’est Philippe V qui se l’est donnée à l’instar de la France. Ses prédécesseurs n’avoient que la compagnie des hallebardiers, qui répond en tout à celle de nos Cent-Suisses.

CAPITAINES DES GARDES DU CORPS.

Première compagnie, espagnole.

Le comte de San-Estevan de Gormaz.

Deuxième compagnie, italienne.

Le duc de Popoli.

Troisième compagnie, wallonne.

Le duc de Bournonville.

Il n’y a point de quatrième compagnie.

Compagnie des hallebardiers.

Le marquis de Montalègre, sommelier.

Régiment des gardes espagnoles.

Colonel : le marquis d’Ayétone.

Régiment des gardes wallonnes.

Le marquis de Richebourg.

Ces six corps, officiers, gardes, hallebardiers, soldats, drapeaux, étendards, en tout et partout ont le pareil et tout semblable uniforme, hommes et chevaux, que les compagnies des gardes du corps, celle des Cent-Suisses, et les régiments des gardes françaises et suisses. Les capitaines et les officiers des gardes du corps et des hallebardiers portent des bâtons, comme en France, quand ils sont en quartier, et servent de même.

GOUVERNEURS DES MAISONS ROYALES.

Le comte d’Altamire, du Buen-Retiro.

Le duc de Medina-Coeli, de la Casa del Campo.

Le père prieur de l’Escurial, de l’Escurial, d’Aranjuez.

Le duc del Arco, comme grand écuyer, est surintendant de toutes les chasses, et gouverneur par là :

du Pardo [2],

de la Torre di Parada,

de la Sarçuela,

du Pardillo ;

et il est personnellement gouverneur

de Balsaïm,

et de Saint-Ildephonse.

Les fonctions des charges ont été, ce me semble, suffisamment expliquées, mais les appointements oubliés. Les voici, ils sont tous en pistoles :

MAISON DU ROI.

Majordome-major

(pistoles.) 1800

Majordomes de semaine

400

La médecine n’a rien de fixé.

Introducteur des ambassadeurs

275

Sommelier du corps

430

Gentilshommes de la chambre

90

Guarda-roba

»

Grand écuyer

900

Premier écuyer

300

Patriarche des Indes

90

Capitaines des gardes du corps

1000

Capitaines des hallebardiers

1000

Colonels des régiments des gardes

1000

MAISON DE LA REINE.

Majordome-major

1300

Majordomes de semaine

200

Camarera-mayor

800

Dames du palais

834

Señoras de honor

200

Grand écuyer

300

Premier écuyer

200

Grands officiers et autres officiers et domestiques du prince et de la princesse des Asturies, un quart moins que ceux du roi.

Gouverneur de l’infant don Ferdinand

600

Capitaines généraux des provinces

2000

Présidents ou gouverneurs des conseils

2000

Secrétaires d’État

2000

Secrétaire de l’estampille

»

Ces conseillers d’État n’ont point d’appointements.

Nul emploi ni charge vénale en Espagne.

Il n’y a point de charge en Espagne qui réponde à notre grand prévôt ou prévôt de l’hôtel.

Le majordome-major, en certaines choses, et le corrégidor de Madrid en d’autres, y suppléent.

EXPLICATION DES SERMENTS.

Les trois charges chez le roi et chez la reine, reçoivent le serment de tous ceux et celles qui sont chacun sous leurs charges.

Le patriarche aussi, et les capitaines des gardes du corps, celui des hallebardiers, et les colonels des deux régiments des gardes.

·   Le président ou gouverneur du conseil de Castille,

·   Les deux majordomes-majors,

·   Le capitaine des hallebardiers,

·   Les gouverneurs des infants n’en prêtent point ;

·   Le sommelier du corps.

·   La camarera-mayor,

·   Les deux grands écuyers,

·   Le patriarche des Indes le prêtent entre les mains de leur majordome-major.

Les seuls capitaines des gardes du corps et colonels des deux régiments des gardes entre les mains du roi.

Les présidents ou gouverneurs des conseils entre les mains de celui du conseil de Castille.

Les conseillers et officiers de chaque conseil, entre les mains du président ou gouverneur de leur conseil.

Les secrétaires d’État le prêtoient dans le conseil d’État.

Le secrétaire de l’estampille entre les mains du sommelier du corps.

Les conseillers d’État entre les mains du plus ancien secrétaire d’État.

Les gouverneurs des maisons royales entre les mains d’un conseiller de la junte des bâtiments.

·   Les vice-rois,

·   Gouverneurs des provinces,

·   Capitaines généraux des armées,

·   Capitaines généraux des provinces, j’ignore s’ils prêtent serment ou entre les mains de qui.

Pareillement le corrégidor de Madrid et [ceux] des autres villes, comme le président ou gouverneur du conseil de Castille est leur supérieur, je croirois que ce seroit entre ses mains [3].

Disons ici un mot de ces maisons royales, puisque l’occasion s’en présente si naturellement, sans m’abandonner à des descriptions qui ne sont pas de mon sujet, et qu’il faut voir dans les différents voyageurs. Le Buen-Retiro est un vaste et magnifique palais, à une extrémité de Madrid, dent il est séparé par un espace large d’une portée de mousquet, et qui a un grand et fort beau pare. La cour y passoit, de mon temps, quelques mois de l’année, et s’y est fixée depuis l’incendie du palais de Madrid. On voit par là que c’est un gouvernement fort agréable.

La Casa del Campo est un bâtiment fort commun, vis-à-vis la place du palais de Madrid, le Mançanarez entre deux, et tout près dans la plaine. Il y a un parc, quelques pièces d’eau, quelques bois, mais de ceux des Castilles et fort peu de vrais arbres. C’est proprement une ménagerie, mais fort mal remplie et aussi mal entretenue. Je n’ai jamais vu personne s’y aller promener, ni Leurs Majestés Catholiques. Cela peut faire une maison de campagne au duc de Medina-Coeli, où il peut aller en moins de demi-heure, et fournir sa table de bien des commodités, si les Espagnols connoissoient les tables, même les plus frugales.

J’ai dit de l’Escurial tout ce que j’en pouvois dire. Le roi est maître d’agréer ou non l’élection du prieur, d’en mettre un, de l’ôter quand il veut ; et ce prieur, avec l’autorité que sa place lui donne sur ses moines et dans le monastère, a aussi celle de gouverneur sur les appartements de Leurs Majestés Catholiques, de leur cour et de toute leur suite.

Pour Aranjuez, je remettrai d’en parler au petit voyage que j’y ai fait pour le voir. Je dirai en attendant que je n’y trouvai pas le gouverneur, chez qui pourtant je fus logé. C’étoit un homme du commun, dont je n’ai pas retenu le nom, et que je n’ai jamais rencontré, ni ouï parler de lui à personne.

Le Pardo est un bâtiment carré, fermé des quatre côtés, à peu près égaux et assez courts, dont la cour est triste, et les appartements de Leurs Majestés Catholiques des plus médiocres en tout ; les autres des plus étroits et en fort petit nombre. Il n’y a ni avant-cour ni autre bâtiment, ni jardin, ni parc. La cour y va pourtant quelquefois, mais avec le plus étroit nécessaire. C’est une habitation entièrement esseulée où je ne comprends pas qu’on puisse aller, car rien dû tout n’y appelle. Cela est au bord d’une plaine aride, peu éloigné d’une colline au pied de laquelle on passe sur un très médiocre pont, au haut de laquelle est un couvent de capucins, tout seul, d’où on voit tant que la vue se peut étendre dans la plaine d’en haut et d’en bas, excepté la Torre di Parada, qui en est assez proche. Ce n’est, en effet, qu’une vieille tour, avec une espèce de cabaret joignant, bas et petit, où on met des relais qui ont donné le nom di Parada à cette tour. Il y a de Madrid au Pardo deux lieues, c’est-à-dire au moins comme de Paris à Versailles. Le chemin est assez longtemps agréable le long du Mançanarez en le remontant, et par ce qui fait le cours de Madrid.

La Sarçuela est un peu plus éloignée de Madrid. C’est une espèce de petit château, fort commun en dehors et en dedans, mais qui a une sorte de basse-cour et un jardin, mais dans un grand éloignement de toute autre habitation. La cour n’y alloit plus, mais Charles II quelquefois.

Le Pardillo est un pavillon tout seul au milieu du vaste parc de l’Escurial, bon pour aller faire une collation, ou pour s’aller rafraîchir une heure ou deux après la chasse dans ce vaste parc, qui a beaucoup de fauve et de ces mauvais bois des Castilles.

De Balsaïm et de Saint-Ildephonse, je remets à en parler au voyage que j’y ai fait. Pour varier et ne pas confondre, je placerai ici ce que je puis dire de quelques-uns de ceux qui viennent d’être nommés. Je dis quelques-uns, parce que tous n’en fournissent pas matière. J’ai parlé des grands d’Espagne à chacun de leurs articles, lorsqu’il s’est trouvé choses à en dire. Je viens maintenant à ceux qui ne le sont pas, et qui se trouvent dans la liste précédente de la maison du roi, que j’ai tous rangés à la suite du grand officier, grands et autres, de la charge duquel ils dépendent, et [à qui ils] sont subordonnés.

Don Gaspard Giron, le plus ancien des majordomes du roi de semaine, fut chargé de me recevoir, accompagner, faire servir par les officiers du roi, convier des seigneurs à dîner chez moi, et faire les honneurs de ma table et de ma maison, tant que je fus traité à mon arrivée, et je me suis depuis adressé à lui quand j’ai eu besoin de quelqu’un du palais pour ma curiosité particulière. Il étoit Acuña y Giron, c’est-à-dire de même maison que le marquis de Villena, duc d’Escalona, majordome-major, et de la branche du duc d’Ossone.

C’étoit un grand homme sec, noir, vieux, qui avoit été bien fait et galant, vif, quoique grave, salé en reparties et en plaisanteries, gai et très poli, avec cela néanmoins la gravité du pays, et sentant en toutes ses manières sa haute naissance, mais avec aisance et sans rien de glorieux. Il faut cependant avouer que son premier aspect rappeloit tout à fait le souvenir de don Quichotte. C’étoit l’homme le plus rompu à la cour, qui savoit le mieux les anciennes et les nouvelles étiquettes, les rangs, les droits, les règles, les cérémonies, les personnages distingués ou principaux, les ressorts des fortunes et des chutes, avec de l’esprit et de la lecture, qui tout discret qu’il fût le rendoient d’une très aimable et utile conversation. Il avoit passé sa vie dans un emploi qui le tenoit presque toujours dans le palais, où il avoit été témoin de près d’une infinité de choses importantes et curieuses, toujours au milieu de la cour, en tous lieux, et parmi tous les changements de ministère, plus employé qu’aucun des majordomes à recevoir les ambassadeurs distingués, les princes et les personnes les plus considérables qui venoient à Madrid, et que le roi vouloit honorer, M. le duc d’Orléans en particulier, au-devant duquel il fut envoyé avec les équipages du roi, et qu’il reçut et accompagna toutes les fois qu’il alla à Madrid. Ces fonctions continuelles lui avoient acquis une grande familiarité avec le roi et la reine, qui se plaisoient quelquefois à causer avec lui en particulier, et avec qui il étoit fort libre. Cela le faisoit compter par les courtisans les plus élevés, même par les ministres ; comme il passoit sa vie au milieu de la cour par des fonctions continuelles, il vivoit avec tout le monde avec beaucoup d’aisance et de familiarité. C’étoit un homme tout fait pour l’emploi qu’il exerçoit, et un répertoire vivant auquel le roi, les ministres, les seigneurs avoient recours avec confiance sur les difficultés qui survenoient sur le cérémonial, ou d’autres matières que son expérience dans ses fonctions et dans les choses de la cour lui avoient apprises. C’étoit d’ailleurs un fort honnête homme, homme d’honneur et de bien, d’une conduite sans reproche à l’égard de la cour, et quoique assez pauvre, désintéressé et point du tout avide de grâces. Je me suis souvent étonné comment il étoit demeuré ensablé dans un emploi qui sert de passage aux fortunes de toute espèce. Il y étoit si propre et si commode au roi, aux ministres qui s’en servoient et aux majordomes-majors pour l’exercice, de leur charge, que j’ai toujours cru que c’est ce qui l’y avoit arrêté. Je l’ai donc beaucoup fréquenté, et j’en ai tiré des choses utiles et curieuses. Nous nous étions pris tous deux d’amitié.

Le marquis de Villagarcias étoit le deuxième des majordomes. Il avoit moins d’esprit, de finesse dans l’esprit, mais un agrément, une bonté, une politesse extrême, et un désir d’obliger toujours prêt et prévenant. C’étoit aussi un homme de qualité, estimé et assez compté, qui avoit été destiné à l’ambassade de Portugal, qui n’eut pas lieu. Le duc de Linarès, mari de la camarera-mayor de la reine douairière à Bayonne, étoit mort au Mexique, dont il étoit vice-roi, quelque temps avant que j’arrivasse en Espagne ; et peu avant que j’en partisse Villagarcias fut nommé pour lui succéder, ce qui fut pour lui une grande fortune, dont je remarquai que toute la cour fut bien aise.

Cucurani étoit un Italien raffiné, appliqué, instruit, glorieux, ambitieux, particulier, qui n’avoit la confiance de personne. Il étoit gendre de la nourrice de la reine, qui étoit aussi assafeta, et il espéroit tout par là. Il avoit de l’esprit et du manège. Depuis mon retour, assez tôt, il obtint une ambassade dans le Nord.

Villafranca, si différent en tout du grand d’Espagne, et qui sans lui appartenir en rien portoit le même titre (j’expliquerai ce terme après), étoit un vieil homme renfermé, qui ne paraissoit que pour ses fonctions, glorieux et ridicule. Je ne sais plus à quelle occasion de bonnes fêtes, de jour de naissance ou de baptême de l’infant don Philippe, les ambassadeurs qui étoient à Madrid allèrent ensemble complimenter le roi, la reine, le prince et la princesse des Asturies. Les ambassadeurs d’Angleterre, de Venise et de Hollande, Maulevrier et moi, étions avec le nonce qui portoit la parole, et ce que chacun avoit amené de principal de chez soi nous accompagnoit. Arrivés au palais, l’introducteur se fit attendre une demi-heure au delà de l’heure qu’il avoit marquée, car à ces sortes de compliments, il n’y a que l’introducteur des ambassadeurs, à la différence de l’entrée et de la première audience de cérémonie. Le nonce fut choqué d’attendre, et lui en dit son avis. Sans prendre la peine de répondre, il alla gratter à la porte du cabinet des miroirs, et nous introduisit tout de suite. En sortant, le nonce encore plus choqué de ce procédé lui en lâcha des lardons, auxquels l’introducteur répondit avec impertinence. Le nonce, pour lui marquer son mépris, dédaigna de se fâcher, et avec un sourire nous demanda ce que nous en pensions. Nous ne pûmes alors éviter d’en dire chacun notre mot. L’introducteur, piqué, voulut se rebecquer ; le nonce alors se moqua de lui tout franchement, lui dit qu’il nous faisoit sentir qu’il étoit de méchante humeur, et le brocarda tant et si bien, chemin faisant, que l’introducteur lui répondit enfin, après avoir assez grommelé entre ses dents, qu’il voyoit bien qu’il feroit mieux de nous laisser faire nos visites, et nous quitta on s’en moqua de lui un peu davantage. Nous continuâmes sans lui toute notre tournée, mais nous ne voulûmes pas en porter de plaintes. C’étoit un pauvre bonhomme très dépourvu d’esprit et de sens, fort incapable de son emploi, quoique des plus légers, et compté pour rien par tout le monde.

Hyghens, premier médecin, étoit Irlandois, docteur en plusieurs universités et en celle de Montpellier, d’où il étoit passé en Espagne médecin des armées. On y fut si content de sa conduite et de sa capacité que le roi d’Espagne le fit son premier médecin, et avoit en lui beaucoup de confiance et plus que la reine n’auroit voulu, quoiqu’elle le traitât fort bien. Mais elle ne souffroit pas volontiers d’autres gens que donnés de sa main pour cet intérieur si assidu et si intime, et auroit désiré cette place à son premier médecin Servi, qui étoit de son pays, et de son choix, et qui lui étoit entièrement livré. Elle en vint à bout, en effet, quelques années après mon retour que Hyghens mourut.

Cet Irlandois, qui parloit parfaitement françois, étoit un excellent médecin qui, sans entêtement ni attachement de médecin, ne vouloit que guérir son malade avec une grande application. J’en fis une heureuse expérience à ma petite vérole, dont les détails, qui pourroient instruire les médecins de bonne foi, seroient ici étrangers. Son caractère ouvert mais discret, doux mais ferme, montroit sans la plus légère affectation une belle âme, toujours occupée du bien, sans nul autre intérêt quelconque, quoiqu’il aimât sa famille qui étoit assez nombreuse, et de plus détaché de toute ambition, voyant de très près les intrigues, sans y vouloir jamais entrer, disoit très nettement le vrai au roi sur sa santé, et le lui disant de même et à la reine, quand l’un ou l’autre l’en mettoient à portée sur d’autres matières, mais sans s’avancer jamais sur aucune, et parlant toujours avec grande discrétion et grand éloignement de nuire à personne. Aussi était-il fort aimé et considéré. Il avoit l’esprit juste, agréable, modeste, avoit beaucoup de belles-lettres et savoit bien l’histoire, surtout il connoissoit bien les maîtres et la cour, et passoit pour un grand et sage médecin, et pour le seul même en Espagne qui méritât le nom de médecin. Il possédoit très bien la chirurgie et avoit souvent fait d’heureuses opérations, bon botaniste, bon artiste, connoissant bien les simples et les remèdes dont il savoit faire usage, et la composition des médicaments comme le meilleur apothicaire et comme un bon chimiste. Tant de bonnes qualités étoient relevées par une piété sage, éclairée et vraie, qui n’étoit que pour lui, et qui n’incommodoit personne que par le frein qu’elle mettoit à sa langue, plus souvent que n’auroient voulu ceux qui étoient à portée avec lui de l’entretenir librement. Sa conversation m’a été d’un grand secours et m’a instruit de bien des choses. Il aimoit son pays, ses compatriotes avec tendresse, et avoit le plus vif attachement pour le roi Jacques, et pour tout ce qui étoit de son parti. La sagesse le retenoit, à cet égard, dans les plus justes bornes, à l’extérieur ; mais quand il se trouvoit en liberté avec des amis, ce feu de patrie lui échappoit, et bienfaisant pour tout le monde, il ne se possédoit pas d’aise quand il pouvoit rendre quelque service à quelque jacobite. J’eus tout loisir de le connoître pendant six semaines qu’il ne bougea d’auprès de moi.

Sa candeur, sa probité, ses soins me gagnèrent, son esprit me plut, nous prîmes grande amitié l’un pour l’autre. Je dus la sienne, à ce que je crois, au penchant qu’il sonda et qu’il trouva en moi pour le roi Jacques. Je le trouvai si sage et si discret que je ne me cachois point de lui, sans toutefois lui rien dissimuler sur les liens de notre cour à cet égard, et sur mon impuissance. Je lui expliquai même les ordres précis que j’avois là-dessus, et d’éviter le duc d’Ormond qu’il mouroit d’envie que j’entretinsse. J’y consentis, à condition que ce seroit sous le plus grand secret, à notre retour à Madrid ; que le duc d’Ormond se rendroit chez lui, m’y attendroit sans pas un de ses gens dans la maison, se tiendroit dans un cabinet séparé ; qu’averti par Hyghens, j’irais à l’heure marquée lui faire visite, je le trouverois seul, et qu’après que mes gens seroient retirés, je passerois dans le cabinet où seroit le duc d’Ormond ; qu’après la conversation, je le laisserois dans ce cabinet et reviendrois dans la chambre de Hyghens, d’où je m’en irais, comme ayant fini ma visite ; que le duc d’Ormond ne se retireroit que quelque temps après ; qu’au palais ni ailleurs, nous ne nous approcherions point l’un de l’autre, et que nous nous saluerions avec la civilité que nous nous devions, mais avec froideur et indifférence marquée. Pour le dire tout de suite, cela s’exécuta de la sorte plusieurs fois chez Hyghens, sans que personne s’en soit jamais aperçu, et notre froideur, si marquée ailleurs, nous donnoit quelquefois envie de rire.

Je trouvai dans le duc d’Ormond toute la grandeur d’âme que nul revers de fortune ne pouvoit altérer, la noblesse et le courage d’un grand seigneur, la fidélité la plus à toute épreuve, et l’attachement le plus entier au roi Jacques et à son parti, malgré les traverses qu’il en avoit essuyées, et auxquelles il étoit tout prêt de s’exposer de nouveau dès qu’il pourroit en espérer le plus léger succès pour les affaires d’un prince si malheureux. D’ailleurs, je trouvai si peu d’esprit et de ressources que j’en fus doublement affligé pour le roi Jacques et son parti, et pour le personnel d’un seigneur si brave, si affectionné et si parfaitement honnête homme. Je ne lui dissimulai [pas] non plus que j’avois fait à Hyghens les chaînes de notre cour et mon impuissance à cet égard, de sorte que nos entretiens, où il me confia aussi ses déplaisirs sur les méprises du roi Jacques et les divisions de son parti, n’aboutirent qu’à des regrets communs et à des espérances bien frêles et bien éloignées.

Le Gendre étoit très bon chirurgien ; le roi l’aimoit et la reine aussi, parce qu’elle n’avoit personne en main pour le remplacer. C’étoit d’ailleurs un drôle hardi, souple, intéressé, qui se faisoit compter, et qui, tant qu’il pouvoit se mêloit de plus que de son métier, mais sagement et sans y paroître.

Ricœur étoit plus en sa place, aimé, estimé, bien, avec le roi et la reine, capable dans son métier, obligeant, bienfaisant, fort françois, qui n’étoit pas sans intérêt et sans songer à ses affaires, mais sans intéresser l’honnête homme, et qui longtemps après mon retour voyant Hyghens mort et La Roche aussi, auxquels il étoit fort attaché, Servi à la place d’Hyghens, et Le Gendre ayant l’estampille qu’avoit La Roche, obtint à toute peine de se retirer, et vint mourir en France, où il vécut, en effet, en homme de bien et fort dans la retraite. Je n’eus point de commerce que d’honnêteté avec ces deux derniers qui ne pouvoient pas m’être d’un grand usage.

Le marquis del Surco étoit un Milanois de fortune, fin, délié, de beaucoup d’esprit et de jugement, grand et bien fait, qui avoit été à Milan capitaine des gardes du prince de Vaudemont, et depuis, son espion en Espagne, par conséquent impérial fort dangereux, homme de beaucoup de manège et d’intrigue, et dont la corruption du cœur et de l’ambition avoit beaucoup profité à l’école d’un si bon maître, et si heureux en ce genre. Un extérieur froid, mesuré cachoit ses sourdes menées, toujours bas valet de qui pouvoit le plus, et ne faisant jamais sans vues le pas en apparence le plus indifférent. Sa souplesse, son intrigue, les voiles épais dont il savoit se couvrir, une ambition en apparence tranquille, en effet la plus active et la plus infatigable, une dévotion de commande, une connoissance parfaite de ceux à qui il avoit affaire, une grande adresse à savoir leur plaire, les gagner, s’en servir, le porta à la place de sous-gouverneur du prince des Asturies, et, ce qui scandalisa toute la cour, à la clef de gentilhomme de la chambre du roi. Sa femme, faite exprès pour lui, grande, bien faite comme lui, et de bon air, qu’il avoit bien dressée, avoit aussi beaucoup d’esprit et d’intrigue, elle étoit ainsi arrivée parla cabale italienne, dont je parlerai en son temps, à être señora de honor de la reine et assez bien avec elle, de façon qu’il se pouvoit dire qu’en gouverneur et en sous-gouverneur du prince des Asturies, quoique chacun en son genre, il eût été difficile de choisir deux plus insignes et plus dangereux fripons, et plus radicalement incapables de donner la moindre éducation à un prince, tous deux aussi malhonnêtes gens l’un que l’autre, tous deux pleins d’art, d’esprit et de vues, mais del Surco plus encore que le Popoli, et moins affiché que lui pour ce qu’ils étoient l’un et l’autre. Ils se connoissoient bien tous deux, par conséquent, ne s’aimoient ni ne s’estimoient ; mais ils sentoient tous deux qu’il étoit de leur intérêt de ne pas se brouiller et d’avoir l’air de s’entendre, et leur intérêt étoit leur maître absolu. Je reçus peu de civilités de Surco, sous prétexte de l’attachement de sa charge, mais beaucoup de sa femme, dont les manières étoient très aimables, ce que n’avoit pas son mari, dont le dedans, à l’esprit près, et le dehors me rappelèrent souvent M. d’O, dont del Surco avoit aussi l’impertinente importance, car pour le Saumery, il n’en avoit que la corruption, et d’ailleurs n’alloit pas à la cheville du pied du Surco.

Valouse, gentilhomme d’assez bon lieu, du comtat d’Avignon, élevé page de la petite écurie, produit par Du Mont au duc de Beauvilliers pour être écuyer de M. le duc d’Anjou, parce qu’il étoit bon homme de cheval, sage et de bonnes mœurs, suivit ce prince en Espagne, et y devint un des fréquents exemples qu’avec de la sagesse et de la conduite on fait fortune dans les cours sans avoir aucun esprit. Il fit son capital de s’attacher au roi, à ses supérieurs, de ne se mêler d’aucune intrigue, de ne donner d’ombrage à personne, d’être réservé en tout, et appliqué à son emploi, souple à qui gouvernoit, avec indifférence dans tous les changements, appliqué à plaire au roi, et aux deux reines l’une après l’autre, point répandu dans la cour, sous prétexte de l’assiduité de ses fonctions ; bien avec tout le monde, sans nulles liaisons particulières, et inutile à tout par le non usage, de résolution prise, de sa faveur pour qui que ce fût d’ailleurs aussi ne nuisant à personne. Il fut bientôt majordome de semaine, puis premier écuyer, après le duc del Arco, et totalement dans sa main, et vivant sous lui grand écuyer comme sous son maître, dont il étoit fort bien traité. Il poussa enfin longtemps après mon retour, jusqu’à être chevalier de la Toison d’or, et mourut comme il avoit vécu sans s’être marié et sans avoir amassé beaucoup de bien, dont il ne se soucia pas.

Je l’avois connu dans la jeunesse des princes, je le retrouvai tel que je l’avois laissé. J’en reçus toutes sortes de prévenances ; je lui fis aussi toutes sortes de politesses, mais sans particulier, sans liaison qu’il ne souhaitoit pas et qui m’auroit été fort inutile. Il obtint aussi une clef de gentilhomme de la chambre, et fut préféré pour être de service au rare défaut du marquis de Santa-Cruz et du duc del Arco, mais cela : longtemps aussi depuis mon retour.

Hersent étoit fils d’un homme de qui j’ai parlé à l’occasion du départ de Versailles de Philippe V. Il ressembloit à son père pour l’honneur et la probité, mais non pour la liberté, la familiarité, la confiance du roi, et une sorte d’autorité qu’il avoit usurpée, que nul autre que les ministres ne lui envioit, parce qu’elle étoit utile au bien et à tous, et qu’il ne se méconnoissoit point. Le fils n’en avoit ni l’esprit ni le crédit, ni la considération ; quoique sur un pied d’estime, et mêlé et fort bien avec tout le monde, en se tenant pourtant assez dans les mesures de son état. J’en reçus toutes sortes d’attentions, mais je n’en tirai pas grand fruit.

Le cardinal Borgia revint de Rome à Lerma, pendant ma petite vérole, du conclave, où le cardinal Conti avoit été élu. C’étoit un grand homme de bonne mine, oncle paternel du duc de Gandie, et neveu d’un autre cardinal Borgia, aussi patriarche des Indes. Son adieu au cardinal Conti, frère du pape, le caractérisera mieux que tout ce que j’en pourrois dire. Parmi les compliments de regrets réciproques de leur séparation, Borgia dit à Conti que tout ce qui le consoloit étoit l’espérance du plaisir de le revoir bientôt, et que dans peu un autre conclave le rappelleroit à Rome. On peut juger comme le frère du pape trouva ce compliment bien tourné. Borgia étoit un très bon homme, qui n’avoit pas le sens commun, et dont sa famille et le défaut de sujets ecclésiastiques avoit fait la fortune. La difficulté de la main nous empêcha de nous visiter ; mais force civilités au palais et partout où nous nous rencontrions, et quelquefois des envois de compliments de l’un chez l’autre. Son rang et sa charge lui attiroient quelque sorte de considération ; mais de sa personne, il étoit compté pour rien. Le roi et la reine l’aimoient assez, et ne se contraignoient point de s’en moquer.

On a vu en son lieu le temps et la façon dont le roi d’Espagne se forma une garde, le premier de tous ses prédécesseurs, et ce qui se passa en cette occasion. La copie de celle du roi, son grand-père, en fut si fidèle que ce seul mot instruit de sa composition, de son service, de son uniforme, en sorte qu’à voir cette garde on se croyoit à Versailles. Il en étoit de même dans les appartements à l’égard des garçons du palais et des garçons tapissiers, quoiqu’en bien plus petit nombre que les garçons du château et des tapissiers à Versailles, où on s’y croyoit aussi à les voir et leur service. Il en étoit de même pour la livrée du roi, de la reine et de la princesse des Asturies ; et tous les services des compagnies des gardes du corps et des régiments des gardes, de leurs capitaines, de leurs colonels, de leurs officiers entièrement semblables à ceux d’ici, sinon qu’il n’y a que trois compagnies des gardes du corps, dont les capitaines et, le guet servent par quatre mois chacun, au lieu de trois ici, où il y a quatre compagnies.

Armendariz, lieutenant général assez distingué, étoit lieutenant-colonel du régiment des gardes espagnoles. C’étoit un homme d’esprit, remuant, insinuant, intrigant, impatient de : l’état subalterne, qui avoit ses amis et son crédit, et que le marquis d’Ayétone étoit importuné de trouver assez souvent sur son chemin dans les détails et sur les grâces à répandre dans le régiment. Mais l’extérieur étoit gardé entre eux, et j’ai souvent trouvé Armendariz chez le marquis d’Ayétone, d’un air assez libre quoique respectueux. Il étoit fort poli, agréable en conversation, bien reçu partout, assez souvent chez moi. Il avoit de la réputation à la guerre ; on prétendoit qu’il ne falloit pas se lier à lui ailleurs. Avant mon départ, il fut nommé pour succéder au marquis de Valero, sur le point de revenir de sa vice-royauté du Pérou, qui se trouva fait duc d’Arian et grand d’Espagne en arrivant à Madrid.

Il ne faut pas aller plus loin sans dire un mot de ce qui est connu en Espagne sous le nom de titolados. Ce sont les marquis et les comtes qui ne sont point grands. La plaie française a gagné l’Espagne sur ce point, mais d’une manière encore plus fâcheuse, en ce que ce n’est pas simple licence comme ici, et, dès là, facile à réformer quand il plaira au roi de le vouloir. Mais en Espagne, c’est concession du roi en lettres-patentes enregistrées au conseil de Castille ou d’Aragon sur une terre, et dès là érection, ou sans terre sur le simple nom de celui que le roi veut favoriser d’un titre de marquis ou de comte, tellement que, quelque infimes qu’ils soient en grand nombre, tels que le marchand Robin, directeur de la conduite de Maulevrier, et le directeur de la vente du tabac à Madrid, tous deux faits comtes peu avant mon arrivée en Espagne, et comme quantité d’autres qui ne valent pas mieux, ces gens-là sont véritablement marquis et comtes, et quels qu’ils soient d’eux-mêmes, ils y sont fondés en titre qui ne peut leur être disputé, au lieu qu’en France, qui veut se faire annoncer marquis ou comte, le devient aussitôt pour tout le monde qui en rit, mais qui l’y appelle, sans autre droit ni titre que l’impudence de se l’être donné à soi-même. Ainsi en Espagne comme en France, tout est plein de marquis et de comtes les uns de qualité, grande ou moindre, les autres, canailles ou peu s’en faut, pour la plupart, ceux-ci, de pure usurpation de titre, ceux d’Espagne, de concession de titre. Mais cette concession ne les mène pas loin. Ces titres ne donnent aucun rang, et depuis qu’il n’y a plus d’étiquette et de distinction de pièces chez le roi pour y attendre, ces titolados ne jouissent d’aucune distinction. Les marquis et les comtes sont honorés et considérés de tout le monde, selon leur naissance, leur âge, leur mérite, leurs emplois, comme le sont aussi les gens de qualité qui n’ont point ces titres, et qu’on appelle don Diègue un tel, etc., et ces autres marquis et comtes en détrempe sont méprisés et plus que s’ils ne l’étoient pas, et en cela, ils font mieux que nous ne faisons en France.

Il faut pourtant dire que ces titolados peuvent avoir un dais chez eux, mais toujours avec un grand portrait du roi d’Espagne dessous, qui est la différence du dais des grands d’Espagne, qui n’ont jamais de portrait du roi dessous, mais des ornements de broderie ou leurs armes, ou rien du tout dans la queue, et toute unie comme il leur plaît. Ces dais avec le portrait du roi descendent, s’il se peut, encore davantage. Hyghens en avoit un ainsi comme premier médecin, que j’y ai vu plusieurs fois, et j’y appris qu’il étoit commun à d’autres fort petites charges. Mais toutefois n’a pas un dais avec le portrait du roi, sans titre et droit de l’avoirs mais le portrait du roi qui veut, chez soi, et comme il veut, sans dais.

Cette matière me conduit à celle de l’Excellence. On ne se licencie plus de la refuser sous aucun prétexte, comme on faisoit autrefois sous prétexte de familiarité et de liberté, par des gens fâchés de ne l’avoir pas eux-mêmes. Je ne sais comment cet abus s’est enfin aboli ; mais entre grands ou autres qui ont l’Excellence, il arrive quelquefois qu’ils se tutoient et s’appellent par leurs seuls noms de baptême, par familiarité, et non pour éviter ce qu’ils se doivent réciproquement. L’Excellence, autrefois réservée aux grands et aux ambassadeurs étrangers, s’est peu à peu infiniment étendue. Les fils aînés des grands, les successeurs immédiats à une grandesse, les vice-rois et les gouverneurs de provinces, les capitaines généraux et les conseillers d’État, les chevaliers de la Toison d’or, ceux que le roi nomme à une ambassade, même le cas arrivant qu’ils n’y aillent pas (et le marquis de Villagarcias dont j’ai parlé naguère l’avoit acquise de cette sorte), à plus forte raison ceux qui ont été ambassadeurs, enfin le gouverneur du conseil de Castille, tous ceux-là, et leurs femmes, ont l’Excellence, tellement qu’il importe fort de savoir à qui on parle pour ne pas offenser ceux qui l’ont à qui on ne la donneroit pas, et peut-être davantage ceux à qui on la donneroit et à qui on ne la devroit pas.

C’est la méprise qui m’arriva, dont je fus fiché après, mais qui auroit pu être plus désagréable. Ce fut à Lerma, au sortir de la cérémonie du mariage du prince et de la princesse des Asturies, à la fin de laquelle je venois d’être déclaré grand d’Espagne de la première classe, conjointement avec mon second fils, et l’aîné déclaré chevalier de la Toison d’or. Je venois d’être accablé des compliments de toute la cour. Ma journée, qui avoit commencé de bon matin., étoit loin d’être finie, et moi sortant de maladie, fort fatigué. Je profitai donc d’un tabouret qui se rencontra dans une des premières salles, ayant autour de moi ce que j’avois mené de plus considérable. Je me reposois de la sorte, lorsqu’un jeune [homme] bien fait, un peu noir, s’en vint me faire des compliments empressés et fort polis, avec un air de respect et de déférence. Je crus le reconnoître parfaitement ; je me levai, lui répondis sur le même ton, je multipliai mes remerciements et je l’accablai d'Excellence. Il eut beau me témoigner sa honte de me voir debout pour lui, je pris cela pour un raffinement de politesse, je n’avois garde de me rasseoir, n’ayant pas d’autre siège à lui présenter, enfin il s’en alla pour [me] laisser rasseoir. Dès qu’il fut retiré, l’abbé de Saint-Simon me demanda quel plaisir je prenois à confondre ce pauvre garçon qui me venoit marquer son respect et sa joie, et à l’accabler d’Excellence et de moqueries. Surpris à mon tour, je lui demandai si je pouvois en user autrement avec le marquis de Cogolludo, fils aîné du duc de Medina-Coeli. « Le marquis de Cogolludo ! reprit l’abbé ; mais vous n’y songez pas, c’est le fils de Mme de Pléneuf, dont l’embarras nous a fait pitié. À En effet, c’étoit lui-même. La Fare l’avoit amené avec lui, comme je partois de Madrid pour Lerma. Je n’avois fait qu’entrevoir ce jeune homme lorsqu’il me le présenta, et je ne lavois ni vu ni rencontré depuis, séparé jusqu’à la veille de ce jour-là par la petite vérole. Ils se mirent tous à rire et à se moquer de moi ; mais ils convinrent tous qu’il ressembloit beaucoup au marquis de Cogolludo. De lui faire des excuses de l’avoir trop bien traité, il n’y avoit pas moyen ; de lui laisser penser que je m’étois moqué de lui, étoit encore pis : l’expédient fut d’en faire le conte à la Fare.

Venons maintenant à la maison de la reine d’Espagne.

Majordome-major.

Le marquis de Santa-Cruz.

Je ne parlerai point des trois majordomes de semaine, dont Magny en étoit un.

Premier médecin.

M. Servi.

J’ai parlé de lui il n’y a pas longtemps.

Camarera-mayor.

La comtesse douairière d’Altamire, Angela Folch, de Cardonne et Aragon.

Dames du palais.

La princesse de Roberque.

La princesse de Pettorano.

La duchesse de Saint-Pierre.

La comtesse de Taboada.

Señoras de honor.

Mmes Rodrigo.

Mmes Albiville.

Carillo.

Monteher.

Nievès.

O’Calogan.

Del Surco.

Cucurani.

Riscaldalègre.

Assafeta.

Dona Laura Piscatori, nourrice de la reine.

Confesseur.

Don Domingo Guerra.

Grand écuyer.

Le duc de Giovenazzo, c’est-à-dire notre prince de Cellamare.

Premier écuyer.

Le marquis de Saint-Jean, et son fils en survivance.

La comtesse d’Altamire étoit fille du sixième duc de Ségorbe et de Cardonne. Son mari mourut en 1698, étant ambassadeur d’Espagne à Rome. Elle étoit mère du comte d’Altamire et du duc de Najara, et belle-mère du comte de San-Estevan de Gormaz. On a vu ailleurs dans quelle union elle, le marquis de Villena et le marquis de Bedmar et leurs enfants vivoient ensemble, ce qui redoubloit leur considération. Cette comtesse d’Altamire étoit une des plus grandes dames d’Espagne, en tout genre, d’une grande vertu et de beaucoup de piété. Avec un esprit qui n’étoit pas supérieur, elle avoit toujours su se faire respecter par sa conduite et son maintien, et personne n’étoit plus compté qu’elle par la cour, par les ministres successifs, par le roi et la reine mêmes. Elle fut d’abord camarera-mayor, après l’expulsion de la princesse des Ursins, et toujours également bien avec la reine, et sur un grand pied de considération. Elle faisoit fort assidûment sa charge et fort absolument, toutefois poliment avec les dames, mais dont pas une n’eût osé lui manquer, ni branler seulement devant elle. Elle étoit petite, laide, malfaite, avoit environ soixante ans et en paraissoit bien soixante et quinze. Avec cela, un air de grandeur et une gravité qui imposoit. J’allois quelquefois la voir. Elle étoit toujours sur un carreau, au fond de sa chambre ; des dames sur des carreaux ou des sièges, comme elles vouloient ; on me donnoit un fauteuil vis-à-vis d’elle. Je la trouvai une fois seule, elle ne savoit pas un mot de françois ni moi d’espagnol, de manière que nous nous parlâmes toujours sans nous entendre que par les gestes ; elle en sourioit parfois et moi aussi. J’abrégeai fort cette visite.

J’ai parlé ailleurs de la princesse de Robecque, de la duchesse de Saint-Pierre, et de la princesse de Pettorano. La comtesse de Taboada n’étoit point laide, et ne manquoit pas d’esprit ni de vivacité ; j’ai parlé de son mari et de son beau-père le comte de Maceda, grand d’Espagne.

Parmi les señoras de honor, il y en avoit plusieurs qui avoient de l’esprit et du mérite. La femme de Sartine, qui avoit été camériste et bien avec la reine, la devint à la fin. Mme de Nievès, très bien avec la reine, étoit gouvernante de l’infante, et vint et demeura à Paris avec elle, et s’en retourna aussi avec elle. On lui trouva, en ce pays, de l’esprit, du sens et de la raison ; je ne sais si cela fut réciproque. Mme de Riscaldalègre étoit une femme bien faite, qui avoit beaucoup de mérite, qui étoit, considérée, et qui auroit été fort propre à bien élever une princesse. Mme d’Albiville étoit une Irlandaise âgée, qui méritoit aussi sa considération. Le mérite de Mme de Cucurani étoit d’être fille de l’assafeta, qui étoit Parmesane, nourrice de la reine, et qui toute grossière paysanne qu’elle étoit née et qu’elle étoit encore, conservoit un grand ascendant sur la reine, étoit la seule qui, par l’économie des journées, pouvoit chaque jour lui dire quelque mot tête à tête, et qui avoit assez d’esprit pour avoir des vues, et les savoir conduire.. Enfin ce fut elle qui fit chasser le cardinal Albéroni, dont on ne seroit jamais venu à bout sans elle. Comme elle étoit extraordinairement intéressée, il y avoit des moyens sûrs de s’en servir. D’ailleurs elle n’étoit point méchante. Pour son mari, ce n’étoit qu’un paysan enrichi, dont on ne pouvoit rien faire, et qui n’étoit souffert que par l’appui de sa femme. Mais celle-ci étoit redoutée et ménagée par les ministres et par toute la cour.

Don Domingo Guerra, confesseur de la reine, n’étoit rien ni de rien, lorsque j’étois en Espagne. Il étoit frère de don Michel Guerra, de qui je parlerai bientôt, et n’en tenoit pas la moindre chose. Le plus plat habitué, de paroisse auroit paru un aigle en comparaison de ce confesseur. Il n’est pas de mon sujet de parler d’un peu de crédit qu’il eut assez longtemps, depuis mon retour, qui n’en fit qu’un abbé commandataire de Saint-Ildephonse et un évêque in partibus, quoiqu’il l’eût enflé jusqu’à penser au cardinalat, et à se croire un personnage, mais avec qui personne n’eut à compter.

Les deux Saint-Jean, père et fils, étoient d’espèce à donner de la surprise de les voir premiers écuyers de la reine. Je n’ai point su par où elle les prit en si grande amitié, qui, du temps que j’étois en Espagne, étoit déjà fort marquée.

C’étoient des gens cachés, mesurés, respectueux avec tout le monde, qui se produisoient peu, qui ne faisoient nulle montre de leur faveur, qui ne vouloient être mal avec personne, ni liés avec aucun. Sages dans leur conduite, ils ne donnoient aucune prise. Comme ils ne vouloient faire que pour eux et rien pour personne, pour mieux ménager leur crédit pour eux, éviter l’envie et cacher leurs vues, ils s’enveloppoient de modestie et d’impuissance, et ne servoient et ne desservoient personne. Le père avoit bien commencé ; le fils, qui avoit plus d’esprit et de montant, et longtemps depuis mon retour, on fut subitement épouvanté de le voir tout d’un coup grand écuyer de la reine et grand d’Espagne.

J’ai expliqué avec assez de détails les fonctions de toutes ces charges pour que je n’aie rien à y ajouter, sinon que les trois capitaines des gardes du corps et les colonels des deux régiments des gardes prêtent serment entre les mains du roi. Ce sont les seuls dont le roi même le reçoit, et ces charges et ces grades sont aussi d’établissement nouveau.

On a vu plus haut de quelles personnes furent formées les maisons du prince et de la princesse des Asturies, lorsque j’ai parlé de cet établissement. Je n’ai donc rien à y ajouter, sinon que leurs fonctions chez le prince et la princesse sont pareilles à celles que les mêmes charges ont chez le roi et chez la reine. L’âge alors si tendre des infants me dispensera de parler des personnes employées auprès d’eux. Del Surco et Salazar, major des gardes du corps, lieutenant général et homme d’esprit et de qualité, furent dans la suite gouverneurs chacun d’un. Je le dis pour la singularité de cette fortune pour un homme tel que le Surco, et pour celle du soupçon peut-être mal fondé, mais reçu comme certain par tout le monde, que le Salazar avoit empoisonné sa femme, comme le duc de Popoli avoit fait la sienne, ce qui fit dire à la cour qu’avoir empoisonné sa femme étoit une condition nécessaire pour arriver à l’honneur et à la confiance d’être gouverneur des infants.

La médiannate que paye au roi d’Espagne un grand d’Espagne pour la première fois monte à huit mille ducats. Ses descendants en payent quatre mille à chaque mutation. Les frais pour la première fois vont bien à la moitié. Les lanzas que paye tous les ans un grand d’Espagne se montent à soixante pistoles, quand sa grandesse est placée sur un titre de Castille.




  1. Le duc de Popoli, grand d’Espagne, que j’oubliais. (Note de Saint-Simon.)
  2. C’est ainsi que Saint-Simon écrit ce mot qu’on a depuis changé en celui de Prado.
  3. Nous rétablissons à la place que lui avait assignée Saint-Simon le passage qui commence par les fonctions des charges (p. 7) jusqu’à entre ses mains (p. 9). On l’avait rejeté, dans les anciennes éditions, à la fin du chapitre.