Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/16

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CHAPITRE XVI.


Mort de la duchesse de Chaulnes. — Mort de Chamarande père. — Problème brûlé par arrêt du parlement. — Voyage de Mme de Nemours, du prince de Conti et des autres prétendants à Neuchâtel. — Paix de Carlowitz. — Prince électoral de Bavière, héritier et nommé tel de la monarchie d’Espagne, et sa mort. — Neuvième électorat reconnu. — Mort du célèbre chevalier Temple. — Trésor inutilement cherché pour le roi chez l’archevêque de Reims. — Mort du chevalier de Coislin. — Mort de La Feuillée. — M. de Monaco, ambassadeur à Rome ; ses prétentions, son succès. — Monseigneur des secrétaires d’État et aux secrétaires d’État. — Fauteuil de l’abbé de Cîteaux aux états de Bourgogne. — Mme de Saint-Géran rappelée. — Mariage du comte d’Auvergne avec Mlle de Wassenaer. — Ambassade de Maroc. — Torcy ministre ; bizarrerie de serments. — Reineville, lieutenant des gardes du corps, disparu. — Permillac se tue.


La duchesse de Chaulnes mourut dans tous les premiers jours de cette année, n’ayant pu survivre son mari plus de quelques mois. Ils avoient passé leur vie dans la plus intime union. C’étoit, pour la figure extérieure, un soldat aux gardes, et même un peu suisse habillé en femme ; elle en avoit le ton et la voix, et des mots du bas peuple ; beaucoup de dignité, beaucoup d’amis, une politesse choisie, un sens et un désir d’obliger qui tenoient lieu d’esprit, sans jamais rien de déplacé, une grande vertu, une libéralité naturelle, et noble avec beaucoup de magnificence, et tout le maintien, les façons, l’état et la réalité d’une fort grande dame, en quelque lieu qu’elle se trouvât, comme M. de Chaulnes

l’avoit de même d’un fort grand seigneur. Elle étoit, comme lui, adorée en Bretagne, et fut pour le moins aussi sensible que lui à l’échange forcé de ce gouvernement. On a vu ailleurs qui elle étoit, et de qui veuve en premières noces et sans enfants de ses deux maris. Elle ne fit que languir et s’affliger depuis la mort de M. de Chaulnes, et ne voulut presque voir personne dans le peu qu’elle vécut depuis.

Le bonhomme Chamarande la suivit de fort près, universellement estimé, considéré et regretté. J’en ai suffisamment parlé ailleurs pour n’avoir rien à y ajouter ici ; il avoit une assez bonne abbaye, chose avec raison devenue dès lors si rare aux laïques.

Villacerf essuya un grand dégoût par le désordre qui se trouva dans les fonds des bâtiments. Un nommé Mesmin, son principal commis, en qui il se fiait de tout, abusa longtemps de sa confiance. Les plaintes des ouvriers et des fournisseurs, longtemps retenues par l’amitié et par la crainte, éclatèrent enfin ; il fallut répondre et voir clair. Villacerf, dont la probité étoit hors de tout soupçon, et qui s’en pouvoit rendre le témoignage à lui-même, parla fort haut ; mais quand ce fut à l’examen, Mesmin s’enfuit, et il se trouva force friponneries. Villacerf en conçut un si grand déplaisir, qu’il se défit des bâtiments. Le roi qui l’aimoit, mais qui jugeoit que sa tête n’étoit plus la même, lui donna douze mille livres de pension, outre qu’il en avoit déjà, et accepta sa démission ; et à peu de jours de là, donna les bâtiments à Mansart, son premier architecte, qui étoit neveu du fameux architecte Mansart, mais d’une autre famille. Il s’appeloit Hardouin, et pour s’illustrer dans son métier, où il n’étoit pas habile, il prit le nom de son oncle, et fut meilleur et plus habile et heureux courtisan que le vieux Mansart n’avoit été architecte.

Il parut un livre intitulé Problème, sans nom d’auteur, qui fit un grand vacarme : l’auteur consultoit, par toutes les plus malignes raisons pour et contre, savoir lequel on devoit croire sur des questions théologiques de M. de Noailles, évêque de Châlons, ou du même M. de Noailles, archevêque de Paris.

Il prétendoit que ce prélat étoit devenu contraire à lui-même, et avoit dit blanc et noir sur les mêmes questions, favorablement aux jansénistes, étant à Châlons, et défavorablement, étant à Paris. Ce fut le premier coup qui lui fut porté. Il ne douta pas qu’il ne lui vint des jésuites ; sa doctrine étoit fort différente de la leur, et jamais il n’avoit été bien avec eux. Il étoit devenu archevêque de Paris sans eux ; toutes ses liaisons de prélats et d’ecclésiastiques étoient contraires aux leurs. L’affaire de M. de Cambrai était une nouvelle matière de division entre eux, d’autant plus sensible aux jésuites qu’ils n’osaient toucher cette corde-là, qui les avoit pensé perdre.

C’en étoit plus qu’il n’en falloit pour persuader M. de Paris que ce livre si injurieux étoit sorti de leur boutique. Ils eurent beau protester d’injure en public et en particulier, et aller lui témoigner leur désaveu et leur peine qu’il prit cette opinion d’eux, ils furent froidement écoutés, et comme des gens qui ne persuadoient pas, mais qu’on vouloit bien faire semblant de croire. Le livre fut condamné et exécuté au feu, par arrêt du parlement, et les jésuites, contre qui tout se souleva, en burent toute la honte, et ne le pardonnèrent jamais à M. de Paris.

Au bout d’assez longtemps, le pur hasard lui fit trouver le véritable auteur du Problème, et avec de telles preuves, que l’auteur même demeura convaincu jusqu’à ne pouvoir le désavouer. Il n’étoit pas loin, puisqu’il logeoit dans l’archevêché. C’étoit un docteur de beaucoup d’esprit, d’une grande érudition, et qui avoit toujours vécu en très-homme de bien. Il s’appeloit Boileau, différent de l’ami de Bontems qui a souvent prêché devant le roi, et différent encore du célèbre poète et de l’auteur des Flagellants. M. de Paris, qui cherchoit à s’attacher des gens de bien les plus éclairés pour l’aider dans la grande place qu’on le força de remplir, avoit pris ce M. Boileau chez lui, le traitoit avec tous les égards et toute la confiance qu’il auroit pu témoigner à son propre frère, et le tenoit à ses dépens. Boileau étoit un homme sauvage qui se barricadoit dans sa chambre, et qui n’ouvroit qu’à ceux qui avoient le signal de lui de frapper un certain nombre de coups, et encore à certaines heures. Il ne sortoit de ce repaire que pour aller à l’église ou chez M. l’archevêque, travailloit obscurément, vivoit en pénitent fort solitaire, avoit une plume belle, forte, éloquente, et beaucoup de suite et de justesse. Qui eût cru que le Problème fût sorti de celle-là ? M. de Paris en fut touché extrêmement. On peut juger que ce docteur délogea à l’heure même, et qu’il n’eût pas été difficile à M. de Paris de le faire enfermer pour le reste de ses jours. Il prit un parti bien contraire, et bien digne d’un grand évêque. Il vaqua à peu de jours de là un canonicat de Saint-Honoré, qui sont fort bons.

Il le lui donna. Boileau, qui n’avoit pas de quoi vivre, l’accepta, et acheva de se déshonorer. Il n’étoit pas content de ce que M. de Paris ne levoit pas bouclier pour les jansénistes, et qu’il ne mit pas tout son crédit à faire tout ce qu’ils auroient voulu. C’est ce qui lui fit faire ce livre dont les jésuites surent bien triompher.

M. le prince de Conti, ayant gagné son procès contre Mme de Nemours, songea à en tirer la meilleure pièce, qui étoit Neuchâtel. Pour abréger matière, il engagea le roi à envoyer M. de Torcy de sa part à Mme de Nemours lui faire diverses propositions, qui toutes aboutissoient à ne point plaider devant MM. de Neuchâtel, à l’en laisser jouir sa vie durant, et à faire avec sûreté qu’après elle cette principauté revint à M. le prince de Conti. Mme de Nemours qui avoit beaucoup d’esprit et de fermeté, et qui se sentoit la plus forte à Neuchâtel, vint dès le lendemain parler au roi, refusa toutes les propositions, et moyennant qu’elle promit au roi de n’employer aucune voie de fait, elle lui fit trouver bon qu’elle allât à Neuchâtel soutenir son droit. M. le prince de Conti l’y suivit, Matignon y alla aussi, et enfin les ducs de Lesdiguières et de Villeroy, qui tous y prétendoient droit après Mme de Nemours. Ces trois derniers descendoient des deux sœurs de M. de Longueville, grand-père de Mme de Nemours : les deux ducs de l’aînée, mariée au fils aîné du maréchal de Retz, et M. de Villeroy n’y prétendoit que du même droit et après M. de Lesdiguières ; la cadette mariée au fils du maréchal de Matignon. Le vieux Mailly et d’autres gens se firent ensuite un honneur d’y prétendre par des généalogies tirées aux cheveux. Il y a eu sur cette grande affaire des factums curieux de tous ces prétendants. Le public désintéressé jugea en faveur de M. de Lesdiguières. On les peut voir avec satisfaction. Je ne m’embarquerai pas dans le détail de cette célèbre et inutile dispute, où un tiers sans droit mangea l’huître et donna les écailles aux prétendants.

Je ne m’engagerai pas non plus dans la discussion des affaires des Impériaux et des Turcs ; je me contenterai de dire que l’empereur, qui avoit grand besoin de la paix, l’eut avec eux au commencement de cette année, par le traité de Carlowitz, où la Pologne et la république de Venise furent comprises, [paix] assez avantageuse pour l’état présent des affaires, mais où Venise se plaignit amèrement de l’empereur, et après quelques mois, ne pouvant mieux, la signa.

Il y avoit cinq ou six mois que le roi d’Espagne, hors de toute espérance d’avoir des enfants, et dans une infirmité de toute sa vie qui s’augmentoit à vue d’œil, avoit voulu fixer la succession de sa vaste monarchie, indigné qu’il étoit de tous les projets de la partager après lui qui lui revenoient sans cesse.

La reine sa femme avoit beaucoup de crédit sur son esprit, et elle-même était entièrement gouvernée par une Allemande qu’elle avoit amenée avec elle, qu’on appeloit la comtesse de Berlips, et qui amassoit pour elle et pour les siens des trésors à toutes mains. Cette reine étoit sœur de l’impératrice, mais en même temps elle l’étoit comme elle de l’électeur palatin, par conséquent parente et de même maison de l’électeur de Bavière. Malgré la haine des deux branches électorales, depuis l’affaire de Bohème, on crut que l’amour de la maison l’avoit emporté sur celui des proches, et que la reine, menée par la Berlips, avoit eu grande part à la disposition du roi d’Espagne.

Il fit un testament par lequel il appela à la succession entière de toutes ses couronnes et États le prince électoral de Bavière, qui avoit sept ans. Sa mère, qui étoit morte, étoit fille unique du premier lit de l’empereur Léopold, et de Marguerite-Thérèse, sœur du roi d’Espagne, tous deux seuls du second lit de Philippe IV et de la fille de l’empereur Ferdinand III ; je dis seuls, parce que tous les autres sont morts sans alliance. La reine épouse de notre roi était par cette raison seule du premier lit du même Philippe IV, et d’une fille de notre roi Henri IV et sœur aînée du père du roi d’Espagne et de l’impératrice, mère de l’électrice de Bavière, dont le fils, en faveur duquel ce testament se fit, étoit en effet le véritable héritier de la monarchie d’Espagne, si on a égard aux renonciations du mariage du roi et de la paix des Pyrénées. Dès que ce testament fut fait, le cardinal Portocarrero le dit en grand secret au marquis d’Harcourt, qui dépêcha d’Igulville au roi avec cette nouvelle. Le roi, ni lors, ni depuis qu’elle fut devenue publique, n’en parut pas avoir le plus léger mécontentement. L’empereur n’en dit rien aussi. Il espéroit bien cette vaste succession, et réunir dans sa branche tous les États de sa maison. Mais son conseil avoit ses ressources accoutumées. Il n’y avoit pas longtemps qu’il s’en étoit servi pour se défaire de la reine d’Espagne, fille de Monsieur, qui n’avoit point d’enfants, et qui prenoit à son gré trop de crédit sur le roi son mari. Le prince électoral de Bavière mourut fort brusquement les premiers jours de février, et personne ne douta que ce ne fût par l’influence du conseil de Vienne. Ce coup remit l’empereur dans ses premières espérances, et plongea l’Europe dans la douleur et dans le trouble des mesures à prendre sur l’ouverture de cette prodigieuse succession, que chacun regardoit avec raison comme ne pouvant pas être éloignée.

Presque en même temps le neuvième électorat érigé en faveur du duc d’Hanovre, qui avoit causé tant de mouvements dans l’empire, et qui était entré dans la guerre et dans la paix, fut reconnu par une partie de l’Allemagne et de l’Europe.

L’Angleterre presque en même temps perdit, dans un simple particulier, un de ses principaux ornements, je veux dire le chevalier Temple, qui a également figuré avec la première réputation dans les lettres et dans les sciences, et dans celle de la politique et du gouvernement, et qui s’est fait un grand nom dans les plus grandes ambassades et les premières méditations de paix générale. C’étoit avec beaucoup d’esprit, d’insinuation, de fermeté et d’adresse, un homme simple d’ailleurs, qui ne cherchoit point à paroître, et qui aimoit à se réjouir, et à vivre libre en vrai Anglois, sans aucun souci d’élévation, de biens ni de fortune. Il avoit partout beaucoup d’amis, et des amis illustres qui s’honoroient de son commerce. Dans un voyage qu’il fit en France pour son plaisir, le duc de Chevreuse, qui le connoissoit par ses ouvrages, le vit fort. Ils se rencontrèrent un matin dans la galerie de Versailles, et les voilà à raisonner machines et mécaniques. M. de Chevreuse, qui ne connoissoit point d’heure quand il raisonnoit, le tint si longtemps que deux heures sonnèrent. À ce coup d’horloge, M. Temple interrompit M. de Chevreuse, et, le prenant par le bras : « Je vous assure, monsieur, lui dit-il, que de toutes les sortes de machines, je n’en connois aucune qui soit si belle, à l’heure qu’il est, qu’un tournebroche, et je m’en vais tout courant en éprouver l’effet, » lui tourna le dos et le laissa fort étonné qu’il pût songer à dîner.

Des ministres aussi désintéressés que celui-là sont bien rares. Les nôtres n’en avoient pas le bruit. Il vint des avis au roi et fort réitérés qu’il y avoit huit millions enterrés dans la cour de la maison du feu chancelier Le Tellier. Le roi, qui n’en voulut rien croire, fut pourtant bien aise que cela revint à l’archevêque de Reims, à qui étoit la maison, et qui y logeoit, et se rendit aisément à la prière qu’il lui fit de faire fouiller partout en présence de Chamillart, intendant des finances. On bouleversa tous les endroits que la donneuse d’avis indiqua, on ne trouva rien, on eut la honte de l’avoir crue, et elle eut la prison pour salaire de ses avis.

Les honnêtes gens de la cour regrettèrent un cynique, qui vécut et mourut tel au milieu de la cour et du monde, et qui n’en voyoit que ce qui lui en plaisoit ; ce fut le chevalier de Coislin, frère du duc et du cardinal de ce nom, et frère de mère comme eux de la maréchale de Rochefort. C’étoit un très-honnête homme de tous points, et brave, pauvre, mais à qui son frère le cardinal n’avoit jamais laissé manquer de rien, et un homme fort extraordinaire, fort atrabilaire et fort incommode. Il ne sortoit presque jamais de Versailles, sans jamais voir le roi, et avec tant d’affectation, que je l’ai vu, moi et bien d’autres, se trouver par hasard sur le passage du roi, gagner au pied d’un autre côté. Il avoit quitté le service maltraité par M. de Louvois, ainsi que son frère, à cause de M. de Turenne, à qui il s’étoit attaché, et qui l’aimoit. Il ne l’avoit de sa vie pardonné au ministre ni au maître, qui souffroit cette folie par considération pour ses frères. Il logeoit au château dans l’appartement du cardinal, et mangeoit chez lui où il y avoit toujours fort bonne compagnie. Si quelqu’un lui déplaisoit, il se faisoit porter un morceau dans sa chambre, et si étant à table il survenoit quelqu’un qu’il n’aimoit point, il jetoit sa serviette et s’en alloit bouder ou achever de dîner tout seul. On n’étoit pas toujours à l’abri de ses sorties, et la maison de son frère fut bien plus librement fréquentée après sa mort, quoique presque tout ce qui y alloit fût fait à ses manières, qui mettoient souvent ses frères au désespoir, surtout le cardinal, qu’il tyrannisoit.

Un trait de lui le peindra tout d’un coup. Il étoit embarqué avec ses frères, et je ne sais plus quel quatrième, à un voyage du roi, car il le suivoit toujours sans le voir, pour être avec ses frères et ses amis. Le duc de Coislin était d’une politesse outrée, et tellement quelquefois qu’on en étoit désolé. Il complimentoit donc sans fin les gens chez qui il se trouvoit logé dans le voyage, et le chevalier de Coislin ne sortoit point d’impatience contre lui. Il se trouva une bourgeoise d’esprit, de bon maintien et jolie, chez qui on les marqua. Grandes civilités le soir, et le matin encore davantage. M. d’Orléans, qui n’étoit pas lors cardinal, pressoit son frère de partir, le chevalier tempêtoit, le duc de Coislin complimentoit toujours. Le chevalier de Coislin qui connoissoit son frère, et qui comptoit que ce ne seroit pas sitôt fait, voulut se dépiquer et se vengea bien. Quand ils eurent fait trois ou quatre lieues, le voilà à parler de la belle hôtesse et de tous les compliments, puis, se prenant à rire, il dit à la carrossée que, malgré toutes les civilités sans fin de son frère, il avoit lieu de croire qu’elle n’auroit pas été longtemps fort contente de lui. Voilà le duc de Coislin en inquiétude, qui ne peut imaginer pourquoi, et qui questionne son frère : « Le voulez-vous savoir ? lui dit brusquement le chevalier de Coislin ; c’est que, poussé à bout de vos compliments, je suis monté dans la chambre où vous avez couché, j’y ai poussé une grosse selle tout au beau milieu sur le plancher, et la belle hôtesse ne doute pas à l’heure qu’il est que ce présent ne lui ait été laissé par vous avec toutes vos belles politesses. » Voilà les deux autres à rire de bon cœur, et le duc de Coislin en furie qui veut prendre le cheval d’un de ses gens et retourner à la couchée déceler le vilain, et se distiller en honte et en excuses. Il pleuvoit fort, et ils eurent toutes les peines du monde à l’en empêcher, et bien plus encore à les raccommoder. Ils le contèrent le soir à leurs amis, et ce fut une des bonnes aventures du voyage. À qui les a connus, il n’y a peut-être rien de si plaisant.

Le bonhomme La Feuillée, lieutenant général, grand-croix de Saint-Louis et gouverneur de Dôle, etc., qu’on a vu ci-devant le mentor de Monseigneur en Flandre, mourut bientôt après dans une grande estime de probité, de valeur et de capacité à la guerre.

M. de Monaco partit dans ces temps-ci pour Rome. Il avoit accepté l’ambassade étant à Monaco, d’où il étoit venu recevoir ses ordres et ses instructions. On a vu ci-devant qu’il avoit obtenu le rang de prince étranger au mariage de son fils, en 1688, avec une fille de M. le Grand, chose à quoi ses pères n’avoient jamais pensé, et qu’il fut le dernier jour de la même année chevalier de l’ordre en son rang d’ancienneté parmi les ducs. Il prétendit que M. de Torcy avec qui il alloit avoir un commerce de lettres nécessaire et continuel, lui écrivit monseigneur, comme les secrétaires d’État l’écrivent aux Lorrains et aux Bouillon, et il l’obtint tout de suite. Quand le roi en parla à Torcy, il fut bien étonné et se récria fort. Il s’appuya principalement sur ce que MM. de Rohan, dont le rang de prince étranger est antérieur à celui de Monaco, n’avoient point ce traitement des secrétaires d’État, et frappa si bien le roi par cette distinction, qu’il a constamment refusée à Mme de Soubise, qu’il l’emporta. À son tour, M. de Monaco fut bien surpris lorsque le roi lui dit que M. de Torcy lui avoit allégué des raisons si fortes, qu’il n’avoit pu s’empêcher de s’y rendre. M. de Monaco insista sur le dégoût et de la chose et du changement, mais le roi tint ferme et le pria de n’y plus songer. M. de Monaco outré partit brouillé avec Torcy, et l’effet de cette brouillerie se répandit sur toute son ambassade, au détriment des affaires, qui en souffrirent beaucoup.

Arrivé à Rome, il se mit à prétendre l’altesse, ce qu’aucun de ses pères n’avoit imaginé. On a vu, à propos du cordon bleu donné à Vaïni, que le cardinal de Bouillon y eut la même prétention, et ne put jamais la faire réussir. Il traversa celle de M. de Monaco et n’y eut pas grande peine.

Personne ne voulut tâter de cette nouveauté, et lui qui n’en voulut pas démordre passa le reste de sa vie dans une grande solitude à Rome, ce qui gâta encore beaucoup les affaires dont il étoit chargé, et brouillé de plus avec le cardinal de Bouillon ; et voilà le fruit des chimères et de leurs concessions Pour venir au fond de la prétention sur les secrétaires d’État, il n’est pas douteux qu’ils écrivoient monseigneur à tous les ducs. J’ai encore, par le plus grand hasard du monde, trois lettres à mon père, lors à Blaye, de M. Colbert.

Par la matière, quoique peu importante, et mieux encore par les dates, on voit qu’il écrivit la première, n’étant encore que contrôleur général, mais en chef, après la disgrâce de M. Fouquet, et que, lorsqu’il écrivit les deux autres, il étoit contrôleur général, secrétaire d’État, ayant le département de la marine, et ministre d’État. Je ne sais comment elles se sont conservées, mais toutes trois et dedans et dessus traitent mon père de monseigneur. M. de Louvois est celui qui changea ce style, et qui persuada au roi qu’il y était intéressé, parce que ses secrétaires d’État parloient en son nom et donnoient ses ordres. Il parloit sans contradicteur à un roi jaloux de son autorité, qui n’aimoit de grandeur que la sienne, et qui ne se donnoit pas le temps, ni moins encore la peine de la réflexion sur ce sophisme. M. de Louvois était craint, chacun avoit besoin de lui, les ducs n’ont jamais eu coutume de se soutenir. Il écrivit monsieur à un, puis à un autre, après à un troisième ; on le souffrit ; après, cela fit exemple, et le monseigneur fut perdu. M. Colbert ensuite l’imita. Il n’y avoit pas plus de raison de s’offenser de l’un que de l’autre. On avoit aussi souvent besoin de lui que de M. de Louvois, et cela s’établit. La même raison combattit pour les deux autres secrétaires d’État qui, bien que moins accrédités, étoient secrétaires d’État comme les deux premiers, et soutenus d’eux en ce style, et la chose fut finie. M. de Turenne, alors en grande splendeur, et brouillé avec M. de Louvois, mit tout son crédit à se faire conserver le monseigneur que les secrétaires d’État lui avoient donné, et à son frère, depuis leur rang de prince étranger, obtenu par l’échange de Sedan et par la faveur du cardinal Mazarin qui se jeta entre leurs bras. Cette continuation du même style à un homme aussi principal dans l’État devint une grande distinction pour sa maison, qu’il eut grand soin d’y faire comprendre. Cette planche fit à plus forte raison le plain-pied de la maison de Lorraine. Celle de Rohan n’étoit alors qu’un passage, et n’osa, par conséquent, ni se parangonner aux deux autres, ni se mettre à dos des ministres aussi accrédités, et depuis n’a pu les réduire à changer leur style avec elle. La facilité avec laquelle M. de Louvois fit ce grand pas lui ouvrit une plus vaste carrière. Bientôt après il exigea tant qu’il put d’être traité de monseigneur par ceux qui lui écrivoient. Le subalterne subit aisément ce joug nouveau. Quand il y eut accoutumé le commun, il haussa peu à peu, et à la fin il le prétendit de tout ce qui n’étoit point titré. Une entreprise si nouvelle et si étrange causa une grande rumeur ; il l’avoit prévu, et y avoit préparé le roi par la même adresse qui lui avoit réussi à l’égard des ducs. Il se contenta d’abord de mortifier ceux qui résistèrent, et bientôt après il fit ordonner par le roi que personne non titré ne lui écriroit plus que monseigneur. Quantité de gens distingués en quittèrent le service, et ont été poursuivis dans tout ce qu’ils ont pu avoir d’affaires jusqu’à leur mort. La même chose qui était arrivée sur le monseigneur aux ducs des autres secrétaires d’État leur réussit de même à tous quatre pour se le faire donner comme M. de Louvois ; et le rare est que ni lui ni les trois autres ne l’ont jamais prétendu ni eu de pas un homme de robe. Us poussèrent après jusqu’à l’inégalité de la [suscription] avec tout ce qui n’est point titré, et même avec les évêques, archevêques, excepté les pères ecclésiastiques, et tout leur a fait joug.

Une autre dispute fit en ce même temps quelque bruit. M. d’Autun, président né des états de Bourgogne, disputoit depuis quelque temps à l’abbé de Cîteaux d’avoir un fauteuil dans cette assemblée. Cet honneur, selon lui, n’étoit dû dans le clergé qu’aux évêques et non pas à un moine, quoique chef d’un grand ordre. M. de Cîteaux, à qui cela s’adressoit, alléguoit la dignité de son abbaye, dont l’autorité s’étendoit dans tout le monde catholique, et son ancienne possession, que M. d’Autun traitoit de vieil abus. Il y eut sur cela force factums de part et d’autre. L’abbé de Cîteaux se trouvoit lors une fort bonne tête et fort apparenté dans la robe ; il s’appeloit M. Larcher, et qui n’oublia pas de faire souvenir le chancelier Boucherat qu’il comptoit deux grands-oncles paternels parmi ses prédécesseurs, chose, bien qu’élective, qui le flattoit d’autant plus que sa famille, toute nouvelle, n’avoit rien de mieux à se vanter. Le roi à la fin voulut juger l’affaire au conseil de dépêches. M. le Prince, gouverneur de Bourgogne, et Ferrand, intendant de la province, furent consultés ; leur avis fut favorable à M. de Cîteaux, qui gagna son procès.

Le retour de Mme de Blansac à la cour, que M. de La Rochefoucauld avoit obtenu tout à la fin de l’année dernière, fut d’un bon augure à une autre exilée. Mme de Saint-Géran, en femme d’esprit, comme on l’a vu ici en son temps, n’avoit point voulu profiter de la liberté qui lui avoit été laissée dans son éloignement de la cour. Elle s’étoit retirée à Rouen dans le couvent de Bellefonds, ainsi nommé des biens que la famille du maréchal de Bellefonds y a faits, et du nombre de ses sœurs et de ses parentes qui y ont été supérieures et religieuses. Mme de Saint-Géran avoit passé sa jeunesse chez le maréchal de Bellefonds et chez la vieille Villars sa tante ; ce fut la retraite qu’elle choisit, et d’où elle ne sortit pas une seule fois. Elle avoit beaucoup d’amis à la cour, qui firent si bien valoir sa conduite, qu’elle fut rappelée, accueillie comme en triomphe, et incontinent après logée au château, et de tout mieux qu’auparavant, mais de sa part avec plus de précaution et de sagesse.

Le comte d’Auvergne, qui n’étoit ni d’âge ni de figure à être amoureux, l’avoit été toute sa vie et l’étoit éperdument de Mlle de Wassenaer, lorsque sa femme mourut. Il vint aussitôt après demander permission au roi de l’épouser et de l’amener en France. La grâce étoit singulière, pour ne rien dire de la bienséance si fort blessée dans cette précipitation. Mlle de Wassenaer étoit Hollandaise, d’une maison ancienne, chose rare en ce pays-là, et fort distinguée parmi le peu de noblesse qui y est demeurée, par conséquent calviniste. Il étoit donc contre tous les édits et déclarations du roi, depuis la révocation de l’édit de Nantes et l’expulsion des huguenots, d’en épouser une, et contre toutes les règles que le roi s’étoit prescrites et qu’il avoit exactement tenues, d’en souffrir la demeure en France. Le roi avoit passé sa vie à être amoureux, Mme de Maintenon aussi. Le comte d’Auvergne les toucha par la similitude, et leur dévotion, par l’espérance de gagner une âme à Dieu en procurant la conversion de cette fille, ce qui ne se pouvoit que par ce mariage. Il obtint donc tout ce qu’il demanda, et s’en retourna au plus vite l’épouser et la ramener en France. Elle parut à Paris et à la cour mériter l’amour d’un plus jeune cavalier, et sa vertu, sa douceur, sa conduite charmèrent encore plus que sa figure et le public et la famille même du comte d’Auvergne, jusqu’à ses enfants, avec qui elle accommoda leurs affaires et mit la paix entre eux. On verra bientôt qu’elle ne tarda pas à se convertir, mais de la meilleure foi du monde, et après s’être donné tout le temps et tout le soin d’être bien instruite et pleinement convaincue.

Une ambassade du roi de Maroc, que Saint-Olon, envoyé du roi en ce pays-là, en ramena, amusa tout Paris à aller voir ces Africains. C’étoit un homme de bonne mine et de beaucoup d’esprit, à ce qu’on dit, que cet ambassadeur. Le roi fut flatté de cette démarche d’un barbare, et le reçut comme il est usité pour ces ambassadeurs non européens, turcs ou moscovites, jusqu’au czar Pierre Torcy et Pontchartrain, qui furent ses commissaires, crurent en être venus à bout lorsqu’il dédit et Saint-Olon et l’interprète, et qu’il ne voulut plus de commerce avec eux, prétendant qu’ils l’avoient engagé sans qu’il leur eût rien dit qui les y pût conduire. Cela fit un assez étrange contraste, le jour même d’une conférence à Versailles où il étoit venu avec eux de Paris, et ne voulut jamais les remmener. Il déclara qu’il ne feroit point la paix, et on fut longtemps à le ramener et à finir avec lui un traité.

Torcy entroit dans tout sous Pomponne son beau-père, qui lui facilitoit souvent de porter lui-même les dépêches au conseil. À force d’y entrer de la sorte pour des moments, le roi, content de sa conduite, lui dit enfin de s’asseoir et de demeurer. Cet instant le constitua ministre d’État. Il est impossible que le secrétaire d’État des affaires étrangères ne le soit, à moins d’être doublé par un père ou un beau-père. Toute sa fonction consiste aux dépêches étrangères et aux audiences qu’il donne aux ambassadeurs et autres ministres étrangers. Il faut donc qu’il rapporte les affaires et les dépêches au conseil, et dans ce conseil il n’entre que des ministres. Torcy avoit entre trente-quatre et trente-cinq ans alors ; il avoit voyagé et fort utilement dans toutes les cours de l’Europe. Il étoit sage, instruit, extrêmement mesuré ; tout applaudit à cette grâce. Il est plaisant que les plus petites charges aient toutes un serment, et que les ministres d’État n’en prêtent point, qui sur tous autres y devroient être obligés. C’est une de ces singularités dont on ne voit point de raison, puisque ceux qui ont le plus de charges sur leur tête, dont ils ont prêté serment de chacune, en prêtent encore un nouveau s’ils obtiennent une nouvelle charge. En petit, les intendants des provinces qui en sont despotiquement les maîtres n’en prêtent point non plus, tandis que les plus petits lieutenants de roi de province, inconnus dans leurs provinces, où souvent ils n’ont jamais mis le pied, souvent encore aussi peu connus partout ailleurs, et qui en toute leur vie n’ont pas la plus légère fonction, prêtent tous serment et entre les mains du roi.

On vit en ce temps-ci, à six semaines ou deux mois de distance, deux cruels effets du jeu. Reineville, lieutenant des gardes du corps, officier général distingué à la guerre, fort bien traité du roi, et fort estimé des capitaines des gardes, disparut tout d’un coup sans avoir pu être trouvé nulle part, quelque soin qu’on prit à le chercher ; c’étoit un homme d’esprit qui avoit un maintien de sagesse qui imposoit. Il aimoit le jeu, il avoit perdu ce qu’il ne pouvoit payer ; il étoit homme d’honneur, il ne put soutenir son infortune. Douze ou quinze ans après, il fut reconnu par hasard dans les troupes de Bavière, où il étoit allé se jeter pour avoir du pain et vivre inconnu. Permillac fit bien pis, car il se tua un matin dans son lit, d’un coup de pistolet dans la tête, pour avoir perdu tout ce qu’il n’avoit pas ni ne pouvoit avoir, ayant été gros et fidèle joueur toute sa vie. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit et jusque-là de sens, que ses talents et sa distinction avoient avancé à la guerre ; bien gentilhomme d’ailleurs, et fort au gré de tous les généraux, ayant toujours eu la confiance du général de l’armée, où il faisoit supérieurement le détail de la cavalerie, et toujours avec la meilleure compagnie de l’armée. Il servoit toujours sur le Rhin. Il avoit pris de l’amitié pour moi et moi pour lui. Tout le monde le plaignit, et je le regrettai fort.