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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/18

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CHAPITRE XVIII.


Pensées et desseins des amis de M. de Cambrai. — Duc de Beauvilliers prend à la grande direction la place du chancelier absent. — Naissance de mon second fils. — Voyage très-singulier d’un maréchal de Salon en Provence, à la cour. — Le roi partial pour M. de Bouillon contre M. d’Albret. — Mort de Saint-Vallier, du duc de Montbazon, de Mirepoix, de la duchesse Mazarin, de Mme de Nevet, de la reine de Portugal. — Séance distinguée de M. du Maine en la chambre des comptes. — Filles d’honneur de la princesse de Conti douairière mangent avec Mme la duchesse de Bourgogne. — Dédicace de la statue du roi à la place de Vendôme. — Cause du retardement de l’audience de Zinzendorf. — Le roi ne traite le roi de Danemark que de Sérénité, et en reçoit la Majesté. — Mort de la duchesse douairière de Modène. — Fortune et mort du chancelier Boucherat. — Candidats pour les sceaux : Harlay, premier président ; Courtin, doyen du conseil ; d’Aguesseau, Pomereu, La Reynie, Caumartin, Voysin, Pelletier-Sousy. — Fortune de Pontchartrain fait chancelier.


Les amis de M. de Cambrai s’étoient flattés que le pape, charmé d’une soumission si prompte et si entière, et qui avoit témoigné plus de déférence pour le roi que tout autre sentiment dans le jugement qu’il avoit rendu, le récompenseroit de la pourpre ; et en effet il y eut des manèges qui tendoient là. Ils prétendent encore que le pape en avoit envie, mais qu’il n’osa jamais voyant que, depuis cette soumission, sa disgrâce n’étoit en rien adoucie. Le duc de Béthune, qui venoit toutes les semaines à Versailles, y dînoit assez souvent chez moi, et ne pouvoit avec nous s’empêcher de parler de M. de Cambrai : il savoit qu’il y étoit en sûreté, et outre cela mon intimité avec M. de Beauvilliers. Cette espérance du cardinalat perdue, il se lâcha un jour chez moi jusqu’à nous dire qu’il avoit toujours cru le pape infaillible ; qu’il en avoit souvent disputé avec la comtesse de Grammont, mais qu’il avouoit qu’il ne le croyoit plus depuis la condamnation de M. de Cambrai. Il ajouta qu’on savoit bien que ç’avoit été une affaire de cabale ici et de politique à Rome, mais que les temps changeoient, et qu’il espéroit bien que ce jugement changeroit aussi et seroit rétracté, et qu’il y avoit de bons moyens pour cela. Nous nous mimes à rire, et à lui dire que c’étoit toujours beaucoup que ce jugement l’eût fait revenir de l’erreur de l’infaillibilité des papes, et que l’intérêt qu’il prenoit en l’affaire de M. de Cambrai eût été plus puissant à lui dessiller les yeux, que la créance de tous les siècles et tant et tant de puissantes raisons qui détruisoient ce nouvel et dangereux effet de l’orgueil et de l’ambition romaine, et de l’intérêt de ceux qui le soutenoient jusqu’à en vouloir faire un pernicieux dogme.

Parlant des amis de M. de Cambrai, cela me fait souvenir de réparer ici, quoiqu’en matière fort différente, un oubli que j’ai fait d’une chose qui se passa au dernier voyage de Fontainebleau. La petite direction se tient toujours chez le chef du conseil des finances qui y préside, et la grande direction dans la salle du conseil des parties[1] : le chancelier y préside, et lorsque étant absent, et qu’il y a eu un garde des sceaux, il y a présidé de sa place, et a toujours laissé vide celle du chancelier. Il faut comprendre quand il n’est pas exilé, au moins à ce que j e pense, parce qu’alors il fait partout ses fonctions, et prend même au parlement la place que le chancelier y tient.

En ce voyage de Fontainebleau, où le chancelier malade n’alla point, M. de Beauvilliers prit sa place à la grande direction : il y avoit présidé d’autres fois en l’absence du chancelier, sans prendre sa place, et l’avoit laissée vide. Le roi le sut, et dit qu’étant duc et pair et président à la grande direction par l’absence du chancelier, il devoit prendre sa place et ne la plus laisser vide. Cela fut ainsi exécuté depuis, et fort souvent encore après à Versailles, par les infirmités de M. le chancelier.

Le 12 août, Mme de Saint-Simon accoucha fort heureusement, et Dieu nous fit la grâce de nous donner un second fils, qui porta le nom de marquis de Ruffec, belle terre en Angoumois que ma mère avoit achetée de la sienne.

Un événement singulier fit beaucoup raisonner tout le monde. Il arriva en ce temps-ci tout droit à Versailles un maréchal de la petite ville de Salon en Provence, qui s’adressa à Brissac, major des gardes du corps, pour être conduit au roi à qui il vouloit parler en particulier. Il ne se rebuta point des rebuffades qu’il en reçut, et fit tant que le roi en fut informé et lui fit dire qu’il ne parloit pas ainsi à tout le monde. Le maréchal insista, dit que, s’il voyoit le roi, il lui diroit des choses si secrètes et tellement connues à lui seul, qu’il verroit bien qu’il avoit mission pour lui parler et pour lui dire des choses importantes ; qu’en attendant au moins, il demandoit à être renvoyé à un de ses ministres d’État. Là-dessus le roi lui fit dire d’aller trouver Barbezieux, à qui il avoit donné ordre de l’entendre. Ce qui surprit beaucoup, c’est que ce maréchal qui ne faisoit qu’arriver, et qui n’étoit jamais sorti de son lieu ni de son métier, ne voulut point de Barbezieux, et répondit tout de suite qu’il avoit demandé à être renvoyé à un ministre d’État, que Barbezieux ne l’étoit point, et qu’il ne parleroit point qu’à un ministre. Sur cela le roi nomma Pomponne, et le maréchal, sans faire ni difficulté ni réponse, l’alla trouver ; ce qu’on sut de son histoire est fort court : le voici. Cet homme revenant tard de dehors se trouva investi d’une grande lumière auprès d’un arbre, assez près de Salon.

Une personne vêtue de blanc, et pardessus à la royale, belle, blonde et fort éclatante, l’appela par son nom, lui dit de la bien écouter, lui parla plus d’une demi-heure, lui dit qu’elle étoit la reine qui avoit été l’épouse du roi, lui ordonna de l’aller trouver et de lui dire les choses qu’elle lui avoit communiquées, que Dieu l’aideroit dans tout son voyage, et qu’à une chose secrète qu’il diroit au roi, et que le roi seul au monde savoit, et qui ne pouvoit être sue que de lui, il reconnoîtroit la vérité de tout ce qu’il avoit à lui apprendre. Que si d’abord il ne pouvoit parler au roi, qu’il demandât à parler à un de ses ministres d’État, et que surtout il ne communiquât rien à autres quels qu’ils fussent, et qu’il réservât certaines choses au roi tout seul. Qu’il partit promptement, et qu’il exécutât ce qui lui étoit ordonné hardiment et diligemment, et qu’il s’assurât qu’il seroit puni de mort s’il négligeoit de s’acquitter de sa commission. Le maréchal promit tout, et aussitôt la reine disparut, et il se trouva dans l’obscurité auprès de son arbre. Il s’y coucha au pied ne sachant s’il rêvoit ou s’il étoit éveillé, et s’en alla après chez lui, persuadé que c’étoit une illusion et une folie dont il ne se vanta à personne. À deux jours de là, passant au même endroit, la même vision lui arriva encore, et les mêmes propos lui furent tenus. Il y eut de plus des reproches de son doute et des menaces réitérées, et pour fin, ordre d’aller dire à l’intendant de la province ce qu’il avoit vu, et l’ordre qu’il avoit reçu d’aller à Versailles, et que sûrement il lui fourniroit de quoi faire le voyage. À cette fois, le maréchal demeura convaincu. Mais flottant entre la crainte des menaces et les difficultés de l’exécution, il ne sut à quoi se résoudre, gardant toujours le silence de ce qui lui étoit arrivé.

Il demeura huit jours en cette perplexité, et enfin comme résolu à ne point faire le voyage, lorsque, repassant encore par le même endroit, il vit et entendit encore la même chose, et des menaces si effrayantes qu’il ne songea plus qu’à partir. À deux jours de là, il fut trouver à Aix l’intendant de la province, qui sans balancer l’exhorta à poursuivre son voyage, et lui donna de quoi le faire dans une voiture publique. On n’en a jamais su davantage. Il entretint trois fois M. de Pomponne, et fut chaque fois plus de deux heures avec lui. M. de Pomponne en rendit compte au roi en particulier, qui voulut que Pomponne en parlât plus amplement à un conseil d’État où Monseigneur n’étoit point, et où il n’y avoit que les ministres, qui lors, outre lui, étoient le duc de Beauvilliers, Pontchartrain et Torcy, et nuls autres. Ce conseil fut long, peut-être aussi y parla-t-on d’autre chose après. Ce qui arriva ensuite fut que le roi voulut entretenir le maréchal ; il ne s’en cacha point ; il le vit dans ses cabinets, et le fit monter par le petit degré qui en descend sur la cour de Marbre par où il passe pour aller à la chasse, ou se promener. Quelques jours après, il le vit encore de même, et à chaque fois fut près d’une heure seul avec lui, et prit garde que personne ne fût à portée d’eux. Le lendemain de la première fois qu’il l’eut entretenu, comme il descendoit par ce même petit escalier pour aller à la chasse, M. de Duras, qui avoit le bâton et qui étoit sur le pied d’une considération et d’une liberté de dire au roi tout ce qu’il lui plaisoit, se mit à parler de ce maréchal avec mépris, et à dire le mauvais proverbe, que cet homme-là étoit un fou ou que le roi n’étoit pas noble. À ce mot, le roi s’arrêta, et se tournant au maréchal de Duras, ce qu’il ne faisoit presque jamais en marchant : « Si cela [est], lui dit-il, je ne suis pas noble, car je l’ai entretenu longtemps ; il m’a parlé de fort bon sens, et je vous assure qu’il est fort loin d’être fou. » Ces derniers mots furent prononcés avec une gravité appuyée qui surprit fort l’assistance, et qui en grand silence ouvrit fort les yeux et les oreilles. Après le second entretien, le roi convint que cet homme lui avoit dit une chose qui lui étoit arrivée il y avoit plus de vingt ans, et que lui seul savoit, parce qu’il ne l’avoit jamais dite à personne, et il ajouta que c’étoit un fantôme qu’il avoit vu dans la forêt de Saint-Germain, et dont il étoit sûr de n’avoir jamais parlé. Il s’expliqua encore plusieurs fois très-favorablement sur ce maréchal, qui étoit défrayé de tout par ses ordres, qui fut renvoyé aux dépens du roi, qui lui fit donner assez d’argent outre sa dépense, et qui fit écrire à l’intendant de Provence de le protéger particulièrement, et d’avoir soin que, sans le tirer de son état et de son métier, il ne manquât de rien le reste de sa vie. Ce qu’il y a eu de plus marqué, c’est qu’aucun des ministres d’alors n’a jamais voulu parler làdessus.

Leurs amis les plus intimes les ont poussés et tournés là-dessus, et à plusieurs reprises, sans avoir pu en arracher un mot, et tous, d’un même langage, leur ont donné le chance, se sont mis à rire et à plaisanter sans jamais sortir de ce cercle, ni enfoncer cette surface d’une ligne. Cela m’est arrivé avec M. de Beauvilliers et M. de Pontchartrain, et je sais par leurs plus intimes et leurs plus familiers qu’ils n’en ont rien tiré davantage, et pareillement de ceux de Pomponne et de Torcy.

Ce maréchal, qui étoit un homme d’environ cinquante ans, qui avoit famille, et bien famé dans son pays, montra beaucoup de bon sens dans sa simplicité, de désintéressement et de modestie. Il trouvoit toujours qu’on lui donnoit trop, ne parut [avoir] aucune curiosité, et dès qu’il eut achevé de voir le roi et M. de Pomponne, ne voulut rien voir ni se montrer, parut empressé de s’en retourner, et dit que, content d’avoir accompli sa mission, il n’avoit plus rien à faire que s’en aller chez lui. Ceux qui en avoient soin firent tout ce qu’ils purent pour en tirer quelque chose ; il ne répondoit rien, ou disoit : « Il m’est défendu de parler, » et coupoit court sans se laisser émouvoir par rien.

Revenu chez lui, il ne parut différent en rien de ce qu’il étoit auparavant, ne parloit ni de Paris ni de la cour, répondoit en deux mots à ceux qui l’interrogeoient, et montroit qu’il n’aimoit pas à l’être, et sur ce qu’il avoit été faire pas un mot de plus que ce que je viens de rapporter. Surtout nulle vanterie ; ne se laissoit point entamer sur les audiences qu’il avoit eues, et se contentoit de se louer du roi qu’il avoit vu, mais en deux mots et sans laisser entendre s’il l’avoit vu en curieux ou d’une autre manière, et ne voulant jamais s’en expliquer. Sur M. de Pomponne, quand on lui en parloit, il répondoit qu’il avoit vu un ministre, sans expliquer comment ni combien, qu’il ne le connoissoit pas, et puis se taisoit sans qu’on pût lui en faire dire davantage. Il reprit son métier, et a vécu depuis à son ordinaire. C’est ce que les premiers de la province en ont rapporté, et ce que m’en a dit l’archevêque d’Arles, qui passoit du temps tous les ans à Salon, qui est la maison de campagne des archevêques d’Arles aussi bien que le lieu de la naissance et de la sépulture du fameux Nostradamus. Il n’en faut pas tant pour beaucoup faire raisonner le monde. On raisonna donc beaucoup sans avoir rien pu trouver, ni qu’aucune suite de ce singulier voyage ait pu ouvrir les yeux sur rien. Des fureteurs ont voulu se persuader, et persuader aux autres, que ce ne fut qu’un tissu de hardie friponnerie dont la simplicité de ce bonhomme fut la première dupe.

Il y avoit à Marseille une Mme Arnoul, dont la vie est un roman, et qui, laide comme le péché, et vieille, pauvre, et veuve, a fait les plus grandes passions, a gouverné les plus considérables des lieux où elle s’est trouvée, se fit épouser par ce M. Arnoul, intendant de marine à Marseille, avec les circonstances les plus singulières, et, à force d’esprit et de manège, se fit aimer et redouter partout où elle vécut, au point que la plupart la croyoient sorcière. Elle avoit été amie intime de Mme de Maintenon, étant Mme Scarron ; un commerce secret et intime avoit toujours subsisté entre elles jusqu’alors.

Ces deux choses sont vraies ; la troisième, que je me garderai bien d’assurer, est que la vision et la commission de venir parler au roi fut un tour de passepasse de cette femme, et que ce dont le maréchal de Salon étoit chargé par cette triple apparition qu’il avoit eue, n’étoit que pour obliger le roi à déclarer Mme de Maintenon reine. Ce maréchal ne la nomma jamais, et ne la vit point. De tout cela jamais on n’en a su davantage.

L’affaire de M. de Bouillon avec son fils faisoit grand bruit. Elle étoit portée pour des incidents au conseil des parties. Le roi fit en cette occasion ce qu’il n’avoit jamais fait auparavant ni ne fit depuis. Il prit parti pour M. de Bouillon, fit mander de sa part par Pontchartrain à Maboul, maître des requêtes, de rapporter sans délai, et dit lui-même au duc d’Albret qu’il ne vouloit que justice entre lui et son père, mais qu’il vouloit couper court aux procédures et aux procédés, et protéger son père, qui étoit un de ses plus anciens domestiques, et qui l’avoit toujours bien servi. On peut imaginer si après ces déclarations M. de Bouillon fut lui-même bien servi par ses juges, et quel tour prit son affaire dans le monde, où le duc d’Albret n’osa presque se montrer de fort longtemps.

Le gros Saint-Vallier qui avoit été longtemps capitaine de la porte, et qui après avoir vendu au frère du P. de La Chaise, s’étoit retiré en son pays de Dauphiné, mourut à Grenoble. Sa femme, belle, spirituelle et galante, y régnoit sur les cœurs et sur les esprits. Elle avoit été fort du monde, et en étoit devenue le centre dans cette province, d’où on ne la revit presque plus à Paris, où elle avoit conservé des amis, et à la cour.

Le duc de Montbazon mourut aussi dans les faubourgs de Liège, où il était enfermé depuis bien des années dans une abbaye. Le prince de Guéméné son fils devint par sa mort duc de Montbazon, et se fit recevoir au parlement. Il fut le premier qui, devenant duc, n’en prit pas le nom et conserva le sien. Ce fut un raffinement de princerie. On en rit et on le laissa faire.

Le marquis de Mirepoix mourut en ce même temps. Il étoit dans les mousquetaires noirs, médiocre emploi pour un homme de sa naissance, mais il étoit fort mal à son aise, et ne laissa point d’enfants de la fille aînée de la duchesse de La Ferté. Il étoit de mes amis. C’étoit un homme d’honneur et de valeur. J’avois été presque élevé avec son frère, beaucoup plus jeune que lui.

La maréchale de Duras, sœur du duc de Ventadour, l’avoit pris chez elle comme son fils, et l’avoit élevé avec son fils aîné, et nous nous voyions tous les jours ; je les perdis depuis de vue ; le duc de Duras entra dans le monde et me laissa fort derrière. Il avoit bien des années plus que moi. L’autre s’amouracha de la fille d’un cabaret en Alsace, et s’enterra si bien avec elle qu’on ne l’a pas vu depuis. Le fils de ce mariage est le marquis de Mirepoix d’aujourd’hui.

La duchesse Mazarin finit aussi son étrange carrière en Angleterre, où elle étoit depuis plus de vingt-cinq ans. Sa vie a fait tant de bruit dans le monde que je ne m’arrêterai pas à en parler. Malheureusement pour elle, sa fin y répondit pleinement, et ne laissa de regrets qu’à Saint-Évremond, dont la vie, la cause de la fuite, et les ouvrages sont si connus. Mme de Bouillon, et ce que Mme Mazarin avoit ici de plus proches, partirent pour l’aller trouver, la trouvèrent morte en arrivant à Douvres et revinrent tout court. M. Mazarin, depuis si longtemps séparé d’elle et sans aucun commerce, fit rapporter son corps, et le promena près d’un an avec lui de terre en terre. Il le déposa un temps à Notre-Dame de Liesse, où les bonnes gens la prioient comme une sainte et y faisoient toucher leurs chapelets. À la fin, il l’envoya enterrer avec son fameux oncle, en l’église du collège des Quatre-Nations à Paris.

MM. de Matignon perdirent en même temps une sœur très-aimable, veuve sans enfants de M. de Nevet, en Bretagne où elle étoit allée pour des affaires : elle logeoit avec eux à Paris. Ils étoient tous fort des amis de mon père et de ma mère.

La reine de Portugal, sœur de l’impératrice, de la reine d’Espagne et de l’électeur palatin, mourut aussi, et laissa plusieurs enfants. Elle étoit seconde femme du roi don Pedro, qui avoit, de concert avec la reine sa belle-sœur, détrôné son frère comme fou et imbécile, qu’il tint enfermé aux Terceires en 1669, puis à Cintra, à sept lieues de Lisbonne, jusqu’à sa mort en 1683. Il épousa en même temps cette meure reine, sœur de la duchesse douairière de Savoie, grand’mère de Mme la duchesse de Bourgogne, qui prétendit que ce premier mari ne l’avoit jamais été. Elles étoient filles du duc de Nemours, tué en duel à Paris, pendant les guerres civiles, par le duc de Beaufort, frère de sa femme ; et ce duc de Nemours étoit frère aîné du duc de Nemours mari de la Longueville, qu’on a vu perdre ce grand procès contre M. le prince de Conti, et faire ensuite le voyage de Neuchâtel. De ce mariage, don Pedro, qui ne prit que le titre de régent du vivant du roi son frère, n’eut qu’une seule fille qui mourut prête à être mariée ; sa mère mourut trois mois après son premier mari.

Le roi donna encore des distinctions à ses bâtards, dont il ne perdoit point d’occasions. M. du Maine, grand maître de l’artillerie, comme ordonnateur en cette partie, avoit à être reçu à la chambre des comptes, et sa place devoit être au-dessus du doyen, comme l’avoient eue les autres grands maîtres de l’artillerie. Le roi voulut qu’il la prit entre le premier et le second président, et cela fut exécuté ainsi. Il accorda aussi à Mme la princesse de Conti que ses deux filles d’honneur mangeassent avec Mme la duchesse de Bourgogne.

Jamais dame d’honneur de princesse du sang n’avoit entré dans les carrosses, ni mangé. Le roi donna cette distinction à celles de ses bâtardes, et la refusa toujours à celles des autres princesses du sang. Pour les filles d’honneur de Mme la princesse de Conti (et Mme la Duchesse n’en avoit plus depuis longtemps), elles obtinrent d’abord d’aller à Marly, puis de manger à table quand Madame n’y étoit pas, avant le mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, à la fin de manger avec elles.

En accordant de nouveaux honneurs, privativement à tous autres, à ce qui sortoit de sa personne, elle-même sembloit aussi en mériter de nouveaux.

Mais tout étoit épuisé en ce genre : on ne fit donc que recommencer ce qui s’étoit fait à sa statue de la place des Victoires, en découvrant, le 13 août, après midi, celle qu’on avoit placée dans la place de Vendôme. Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, à cheval, à la tête du corps de ville, y fit les tours, les révérences, et les autres cérémonies tirées et imitées de la consécration de celle des empereurs romains. Il n’y eut à la vérité ni encens ni victimes ; il fallut bien donner quelque chose au titre de roi très-chrétien. Il y eut un beau feu le soir sur la rivière, que Monsieur et Madame allèrent voir du Louvre. Monseigneur en pompe, la seule fois de sa vie, avoit été spectateur de la dédicace de la statue de la place des Victoires, de chez le maréchal de La Feuillade qui en avoit été l’inventeur. Son fils, mal avec le roi, se lassa en ce temps-ci de la dépense dont il étoit chargé par le testament de son père, de faire allumer tous les soirs les falots des quatre coins de cette place. Le roi voulut bien l’en décharger.

Il refusa presque en même temps audience au comte de Zinzendorf, envoyé de l’empereur, nouvellement arrivé ; parce qu’il prétendit n’en point prendre des fils de France puînés, à cause que les envoyés du roi à Vienne ne voient pas l’archiduc, et le roi veut qu’il prenne toutes ces audiences en sortant de la sienne. Villars, comme on a vu, eut ordre de voir l’archiduc, chez lequel on ajusta le cérémonial qui en empêchoit, après qu’il eut reçu chez lui la satisfaction du prince de Lichtenstein : ainsi la difficulté de Zinzendorf tomba d’elle-même.

Une autre difficulté suivit celle-là de près. Le roi de Danemark mourut. Le prince royal devenu roi en donna part au roi, et n’en voulut pas recevoir la réponse sans le traitement de Majesté, que jamais ceux de Danemark n’ont eu des nôtres, et se sont toujours contentés de la Sérénité ; le roi à son tour refusa de prendre le deuil qu’il a toujours porté des têtes couronnées, même sans parenté, comme il n’y en a point avec le roi de Danemark. Cela dura quelques mois de la sorte ; à la fin, le roi de Danemark céda, et reçut la lettre du roi en réponse dans le style accoutumé, et le roi prit le deuil, comme s’il n’eût pas été passé depuis longtemps.

La vieille duchesse de Modène, de la maison Barberine, mourut aussi, mère du duc de Modène, et seconde femme de son père, qui de son premier mariage avec la Martinozzi, sœur de la mère du prince de Conti, et toutes deux filles de la sœur aînée du cardinal Mazarin, avoit eu la reine d’Angleterre qui est à Saint-Germain.

M. Boucherat, chancelier et garde des sceaux de France, mourut à Paris le mercredi 2 septembre l’après-dînée, et sur les huit heures du soir. MM. d’Harlay et de Fourcy, ses gendres, rapportèrent les sceaux au roi, qui partit le lendemain jeudi et alla coucher à Fontainebleau, où il emporta les sceaux.

Le père et le grand-père de M. Boucherat étoient auditeurs des comptes à Paris, et son bisaïeul avocat au parlement. Il ne faut pas aller plus loin. Il avoit un frère conseiller au parlement, fort épais, qui lui ressembloit beaucoup, qu’il fit conseiller d’honneur. Lui fut d’abord correcteur à la chambre des comptes, puis conseiller aux requêtes du palais, et en 1643 maître des requêtes. Il fut en cette charge connu de M. de Turenne qui prit confiance en lui et le chargea de ses affaires, qui, dans l’éclat et le crédit où il étoit, n’étoient pas difficiles à gérer. Cet attachement fit sa fortune. M. de Turenne lui procura des intendances, des commissions extraordinaires en plusieurs grandes provinces où il le soutint fort, une place de conseiller d’État en 1662, et une de conseiller d’honneur au parlement en 1671. Il n’est pas de l’étendue de ces Mémoires d’expliquer comment il fut fait chancelier à Fontainebleau, le jour de la Toussaint 1685, par la mort de M. Le Tellier. À celle de M. de Louvois, il eut le râpé[2] de chancelier de l’ordre, dont M. de Barbezieux eut la charge. Il avoit alors soixante-neuf ans, et il touchoit au décanat du conseil. Qui eût voulu faire, exprès un chancelier de cire l’eût pris sur M. Boucherat. Jamais figure n’a été si faite exprès ; la vérité est qu’il n’y falloit pas trop chercher autre chose, et il est difficile de comprendre comment M. de Turenne s’en coiffa, et comment ce magistrat soutint les emplois, quoique fort ordinaires, par lesquels il passa. Il ne fut point ministre, et MM. de Louvois et Colbert, qui étoient lors les principaux, contribuèrent fort à son élévation pour n’avoir aucun ombrage à craindre. De sa première femme Fr. Marchand, il eut Mmes de Fourcy et de Morangis ; de la seconde qui étoit une Loménie, veuve d’un Nesmond[3], avec trois filles, il n’en eut que Mme d’Harlay. Ses trois gendres furent conseillers d’État, et le dernier, ambassadeur plénipotentiaire à la paix de Ryswick, comme il a été dit en son temps. Le chancelier avoit quatre-vingt-quatre ans quand il mourut. Il y avoit longtemps qu’il étoit infirme, et que M. et Mme d’Harlay qui logeoient avec lui, ses secrétaires, et surtout Boucher, qui étoit le premier et qui ne s’y est pas oublié, faisoient tout et lui faisoient tout faire.

M. de Pontchartrain, le premier président, MM. Courtin, d’Aguesseau, Pomereu, La Reynie, conseillers d’État, et les deux premiers au conseil royal des finances, furent ceux dont on parla le plus. Quelques-uns parlèrent aussi de MM. de Caumartin et Voysin.

Le premier président, comme on l’a déjà vu, avoit eu deux fois parole du roi d’être chancelier ; la première, étant procureur général lorsqu’il donna l’invention du chausse-pied de la légitimation du chevalier de Longueville, sans nommer la mère, pour faire passer celle des enfants de Mme de Montespan ; la dernière, étant premier président, lorsqu’il inventa pour eux ce rang au-dessus des pairs, si approchant, quoique inférieur, de celui des princes du sang ; mais l’affaire de M. de Luxembourg sur la préséance, qui le brouilla sans ménagement avec les dues, et qui outra M. de La Rochefoucauld contre lui, les rendit inutiles. M. de La Rochefoucauld, qui n’ignoroit ni ces paroles ni leur cause, se fit une application continuelle de le perdre là-dessus dans l’esprit du roi, et lui donna tant de coups d’estramaçon, dont il ne se cachoit pas, qu’il vint à bout de ce qu’il désiroit. Aucun de nous ne se cacha de lui nuire en tout ce qu’il put, et tous se piquèrent de faire éclater leur joie quand ils le virent frustré de cette grande espérance. Le dépit qu’il en conçut fut public et si extrême qu’il en devint encore plus absolument intraitable, et qu’il s’écrioit souvent, dans une amertume qu’il ne pouvoit contenir, qu’on le laisseroit mourir dans la poussière du palais. Sa faiblesse fut telle qu’il ne put s’empêcher six semaines après de s’en plaindre au roi à Fontainebleau, où il fit le bon valet avec sa souplesse et sa fausseté accoutumées. Le roi le paya de propos et de la commission de travailler à la diminution du blé dans la ville et banlieue de Paris où il étoit devenu cher, et d’ordonner au prévôt des marchands et au lieutenant de police de n’y rien faire que de concert avec lui.

Il fit semblant d’être content des discours et de cette coriandre, et n’en vécut pas moins enragé. Sa santé et sa tête à la fin en furent attaquées jusqu’à le forcer à quitter sa place, d’où il tomba dans le mépris après avoir aiguisé force haines.

M. Courtin, doyen du conseil, illustre par sa probité et par sa capacité, par la douceur et l’agrément de son commerce, et par ses belles et importantes ambassades, s’étoit expliqué avec le roi, lorsqu’il refusa celle de Ryswick, et depuis, la place du conseil royal des finances, que son âge, sa santé et l’état de ses yeux qu’il étoit prêt à perdre ne lui permettoient plus de penser qu’à finir.

M. d’Aguesseau avoit beaucoup d’esprit mais encore plus réglé et plus sage.

Il avoit excellé dans les premières intendances, et il écrivoit d’affaires [de façon] qu’on n’avoit jamais pu faire d’extraits de ses lettres. Sa capacité était profonde et vaste ; son amour du bien ardent, mais prudent ; sa modestie en tout retraçoit les premiers et les plus anciens magistrats ; sa douceur extrême ; ses opinions justes et concises quand il s’étoit une fois décidé, à quoi la crainte de l’injustice et la défiance de soi-même le rendoit souvent trop incertain et trop lent ; assez capable d’amitié et tout à fait incapable de haine ; grand et aisé travailleur ; exact à tout et ne perdant jamais un instant ; d’une piété solide, unie et de toute sa vie ; éclairé en tout, et si appliqué à ses devoirs qu’il n’avoit jamais connu qu’eux et ne s’étoit en aucun temps mêlé avec le monde. Tant de vertus et de talents lui avoient acquis l’amour et la vénération publique, et une grande estime du roi ; mais il avoit eu une fille dans celles de l’Enfance, de Mme de Mondonville que les jésuites avoient si étrangement su détruire. Lui, et sa femme, aussi vertueuse que lui et de plus d’esprit encore, mais dont l’extérieur n’étoit pas aimable comme le sien, étoient soupçonnés de jansénisme. Avec cette tare c’étoit merveille comme ses vertus et ses talents l’avoient porté sans autre secours où il étoit arrivé, mais c’eût été un vrai miracle si elles l’eussent conduit plus loin.

Pomereu étoit un aigle qui brilloit d’esprit et de capacité, qui avoit été le premier intendant de Bretagne, qui avoit eu de grandes et importantes commissions, et qui avoit recueilli partout une grande réputation, mais il était fantasque, qui avoit même quelques temps courts dans l’année où sa tête n’étoit pas bien libre et où on ne le voyoit point. D’ailleurs c’étoit un homme ferme, transcendant, qui avoit et qui méritoit des amis. Il l’étoit fort de mon père et il étoit demeuré le mien.

La Reynie, usé d’âge et de travail, est celui qui a mis la place de lieutenant de police dans la considération et l’importance où on l’a vue depuis, et où elle seroit désirable s’il avoit pu l’exercer toujours ; mais, noyé dans les détails d’une inquisition naissante et qui a été portée de plus en plus loin après lui, il n’étoit plus en âge ni en état de venir au grand et de travailler d’une manière supérieure. Du reste, esprit, capacité, sagesse, lumières, probité, tout fit regretter qu’il eût pour ainsi dire dépassé la première place de son état.

Caumartin, cousin germain et ami confident de Pontchartrain, tel que je l’ai représenté en parlant de l’affaire de son frère avec M. de Noyon, avoit beaucoup d’amis et du haut parage ; mais l’insolence de son extérieur, qui pourtant n’en avoit que l’écorce, lui aliénoit le gros du monde. Un amas de blé dont il fut fort accusé dans un temps de cherté, et diverses autres choses dont il se justifia très-bien, avoient laissé un nuage dans l’esprit du roi dont il ne put jamais revenir pour aucune place. C’étoit fort la mode à Fontainebleau, tous les voyages, d’aller chez lui à Saint-Ange, qui en est à quatre lieues, qu’il avoit fort bien ajusté. Le roi, tout maître qu’il fût toujours de soi-même, ne pouvoit s’empocher de marquer par quelque mot que cela ne lui étoit point agréable.

Voysin et sa femme, dans la faveur de Mme de Maintenon, depuis qu’elle avoit logé chez eux, aux voyages du roi en Flandre dont il étoit intendant, n’étoit pas encore mûr à beaucoup près.

Pelletier de Sousy, conseiller d’État, et tiercelet de ministre, par un travail réglé avec le roi une fois par semaine, par Marly où ce même travail lui procuroit de coucher, et par la distinction de paroître comme eux la canne à la main sans manteau, avoit reçu une entorse de la probité de son frère, quand il quitta la place de contrôleur général et que le roi, pour l’obliger, lui proposa de la donner à Sousy, [ce] qui le fixa pour toujours où il était. Son fils avoit eu sa place d’intendant des finances. Le roi le trouvoit bien établi avec raison et ne songea pas un moment à lui.

D’autres à portée des sceaux, il n’y en avoit point. Le premier président seul, véritable antagoniste, étant exclu, le choix du roi fut bientôt fait. L’habitude y contribua et Mme de Maintenon acheva d’y déterminer son goût, qui lui fut toujours favorable dans les [temps] mêmes de nuages et de brouillard.

M. de Pontchartrain étoit petit-fils du premier Phélypeaux, qui fut secrétaire d’État à la place de Forget, sieur de Fresne, trois semaines avant la mort funeste d’Henri IV, par le crédit de la reine sa femme dont il étoit secrétaire des commandements. Il mourut en 1621, pendant le siège de Montauban.

Son fils eut sa charge ; mais, comme il n’avoit que huit ans, d’Herbault, frère aîné de son père, l’exerça par commission et se la fit donner après en titre, dépouillant son neveu. La Vrillière, son fils, l’eut après lui, et de père en fils elle leur est demeurée. Le neveu dépouillé fut conseiller au parlement, puis président en la chambre des comptes à Paris, et mourut dans cette charge en 1685. Il fut un des juges de M. Fouquet, que l’on tira tous des diverses cours supérieures du royaume. Sa probité fut inflexible aux caresses et aux menaces de MM. Colbert, Le Tellier et de Louvois, réunis pour la perte du surintendant. Il ne put trouver matière à sa condamnation, et par cette grande action se perdit sans ressource. Il étoit pauvre ; tout son désir et celui de son fils, dont il s’agit ici, étoit de faire tomber sa charge sur sa tête en s’en démettant. La vengeance des ministres fut inflexible à son tour, il n’en put jamais avoir l’agrément ; tellement que ce fils demeura dixhuit ans conseiller aux requêtes du palais, sans espérance d’aucune autre fortune. Je le lui ai ouï dire souvent, et combien il étoit affligé d’être exclu d’avoir la charge de son père. Il logeoit chez lui avec sa femme, fille de Maupeou, président aux enquêtes, n’avoient qu’un carrosse pour eux deux, et lui un cabinet pour travailler, où on entroit du haut du degré sans rien entre-deux, et couchoient au second étage. Sa mère, qui étoit morte en 1653, étoit fille du célèbre Talon, avocat général au parlement, puis conseiller d’État, qui a laissé des Mémoires si curieux et si rares des troubles de la minorité, en forme presque de journal.

Mon père étoit ami des Talon et des Phélypeaux, et lui et ma mère ont vu cent fois MM. de Pontchartrain, père et fils, vivant comme je le remarque. Le fils avoit un frère et deux sœurs. Le frère fut conseiller au grand conseil, puis maître des requêtes, bon homme et fort homme d’honneur, mais qui seroit demeuré toute sa vie maître des requêtes, sans la fortune de son aîné qui le fit conseiller d’État et intendant de Paris. Les sœurs épousèrent : l’aînée, M. Bignon, avocat général au parlement, après son célèbre père, puis conseiller d’État, celui qui par amitié et sans parenté voulut bien être mon tuteur lorsqu’à la mort de ma sœur je fus son légataire universel. L’autre sœur épousa M. Habert de Montmort, conseiller au parlement, fils de celui qui fut un des premiers membres de l’Académie française lorsque le cardinal de Richelieu la forma. Celle-ci mourut sans enfanta, dès 1661. L’autre mourut en 1690, et ne vit point la fortune de son frère, qui l’aimoit si tendrement qu’il a toujours traité ses enfants comme les siens, et en a fait deux conseillers d’État, et un autre conseiller d’État d’Église, et vécut intimement et avec déférence dans sa fortune avec M. Bignon, son beau-frère, jusqu’à sa mort.

Tel étoit l’état de cette famille si mal aisée et si reculée, que lorsque le père mourut en 1685 ils n’en furent guère plus à leur aise.

Quoique simple conseiller aux requêtes du palais, et ne vivant point en amitié avec La Vrillière ni Châteauneuf, son fils, de qui seuls il pouvoit tirer quelque lustre, parce qu’il ne leur pouvoit pardonner la charge de secrétaire d’État, Pontchartrain, né galant, et avec un feu et une grâce dans l’esprit que je n’ai point vus dans aucun autre si ce n’est en M. de la Trappe, se distinguoit dans les ruelles et les sociétés à sa portée, et plus encore par sa capacité, sa grande facilité et son assiduité au palais. Je lui ai ouï dire bien des fois que son château en Espagne étoit d’arriver, avec l’âge, à une place de conseiller d’honneur au parlement, et d’avoir une maison dans le cloître Notre-Dame. Il vécut ainsi jusqu’en 1677 que la place de premier président du parlement de Rennes vaqua, et que les affaires de la province la rendirent assez longtemps vacante par la difficulté de la remplir. M. Colbert qui par sa place avoit grand désir que celle-ci fût bien remplie, à cause des états où le premier président de Bretagne est toujours second commissaire du roi, et pour avoir un homme de qui il pût tirer conseil sur ce qui se passoit dans le commerce de cette province si maritime, en raisonnoit souvent dans son cabinet avec ses plus familiers. De ce nombre étoit Hotman, qu’il avoit fait intendant des finances et intendant de Paris, en la capacité duquel il avoit beaucoup de confiance.

Hotman avoit épousé une Colbert, cousine germaine de Villacerf et de Saint-Pouange, mais qui, n’étant pas comme eux fille d’une sœur de M. Le Tellier, étoit demeurée avec son mari fort attachée à M. Colbert dont elle était comme eux issue de germaine. Hotman étoit un homme qui ne craignoit point de dire son avis, et qui, malgré l’aversion qu’il connoissoit en M. Colbert pour Pontchartrain et pour toute sa famille, lui en proposa le fils comme celui qu’il jugeoit le plus propre à être premier président de Rennes. Il en dit tant de bien sur ce qu’il en savoit qu’il persuada M. Colbert. Ce fut donc ainsi que l’ennemi de Pontchartrain débourba son fils par une sorte de nécessité. La surprise qu’ils en eurent fut grande, et augmenta quand ils apprirent que c’étoit à Hotman à qui ils devoient cette fortune, avec qui ils n’avoient aucune liaison. Ils avoient si peu pensé à cet emploi que la difficulté pécuniaire de le remplir les mit sur le point du refus. Leurs amis les pouillèrent et les encouragèrent ; et voilà Pontchartrain en Bretagne. Hotman, qui mourut sans enfants en 1683, eut le loisir de s’applaudir du choix qu’il avoit proposé ; Pontchartrain y mit le parlement et la justice sur un pied tout différent qu’il n’avoit été, lit toutes les fonctions d’intendant dans une province qui n’en souffroit point encore, mit tout en bon ordre et se fit aimer partout. Il y eut de grands démêlés d’affaires avec le duc de Chaulnes qui étoit adoré en Bretagne, et qui n’étoit pas accoutumé qu’autre que lui et les états, dont il étoit le maître, se mêlassent de rien dans le pays.

On a vu en son lieu que M. Pelletier, contrôleur général des finances, le tira de là en 1687 pour le faire intendant des finances qu’il fit toutes sous lui tant qu’il les garda, et comment il les lui fit donner, en 1689, quand il voulut quitter ce pénible emploi. Pontchartrain eut toutes les peines du monde à l’accepter, et au lieu de la reconnoissance qu’il devoit à Pelletier de lui avoir fait faire un si grand pas, il lui en voulut mal, le lui déclara, et ne put jamais le lui pardonner : bien estimable de craindre des fonctions si friandes pour tant d’autres, et qui portent avec elles les richesses, l’autorité et la faveur ; fort blâmable, je ne puis m’empêcher de l’avouer, de n’avoir pas senti plus que le dégoût des finances de quel accul de fortune il l’avoit tiré, et en quelle place, et en quelle passe son amitié et sa probité le mettoit, et aux dépens de son propre frère. Un an après, la mort de Seignelay combla ses vœux, quand il se vit revêtu de sa charge de secrétaire d’État avec le département de la marine et celui de la maison du roi. Il fit alors instances pour être déchargé des finances. Il ne faisoit que d’y entrer en chef ; la guerre aussi ne faisoit que commencer. En homme d`esprit il avoit bien pris avec M. de Louvois, qui n’en vouloit point d’autre aux finances, et Mme de Maintenon, à qui sa femme et lui avoient également plu, étoit encore plus éloignée d’un changement. Le contrôleur général étoit de tous les ministres celui qu’elle courtisoit le plus.

Elle y avoit un intérêt principal pour mille affaires qu’elle protégeoit, et pour faire auprès du roi tout ce qui alloit à éloigner ou à approcher à son gré les gens et les choses, parce que c’étoit lui d’ordinaire qui y avoit la principale influence. Personne n’étoit si propre à cette sorte de manège que Pontchartrain. C’étoit un très-petit homme, maigre, bien pris dans sa petite taille, avec une physionomie d’où sortoient sans cesse les étincelles de feu et d’esprit, et qui tenoit encore beaucoup plus qu’elle ne promettoit. Jamais tant de promptitude à comprendre, tant de légèreté et d’agrément dans la conversation, tant de justesse et de promptitude dans les reparties, tant de facilité et de solidité dans le travail, tant d’expédition, tant de subite connoissance des hommes ni plus de tour à les prendre. Avec ces qualités, une simplicité éclairée et une sage gaieté surnageoient à tout, et le rendoient charmant en riens et en affaires. Sa propreté étoit singulière et s’étendoit à tout, et à travers toute sa galanterie, qui subsista dans l’esprit jusqu’à la fin, beaucoup de piété, de bonté, et j’ajouterai d’équité avant et depuis les finances, et dans cette gestion même autant qu’elle en pouvoit comporter. Il en avouoit lui-même la difficulté, et c’est ce qui les lui rendoit si pénibles, et il s’en expliquoit même souvent avec amertume aux parties qui la lui remontroient. Aussi voulut-il souvent les quitter, et ce ne fut que par ruses que sa femme les lui fit garder en lui demandant, tantôt deux, tantôt quatre, tantôt huit jours de délai.

C’étoit une femme d’un grand sens, sage, solide, d’une conduite éclairée, égale, suivie, unie, qui n’eut rien de bourgeois que sa figure ; libérale, galante en ses présents, et en l’art d’imaginer et d’exécuter des fêtes ; noble, magnifique au dernier point, et avec cela, ménagère et d’un ordre admirable.

Personne, et cela est surprenant, ne connoissoit mieux la cour ni les gens qu’elle, et n’avoit, comme son mari, plus de tours et de grâces dans l’esprit.

Elle lui fut d’un grand usage pour le conseil et la conduite, et il eut le bon esprit de le connoître et d’en profiter ; leur union fut toujours intime. Sa piété fut toujours un grand fonds de vertu qui augmenta sans cesse, qui l’appliqua aux lectures et à la prière, qui lui fit, quand elle put, embrasser toutes sortes de bonnes œuvres, et qui la rendit la mère des pauvres ; avec cela, gaie, et de fort bonne compagnie, où tous deux mettoient beaucoup dans la conversation, et fort loin de bavarderie, et tous deux fort capables d’amitié, et lui de servir et de nuire. Ce qu’ils ont donné aux pauvres est incroyable : Mme de Pontchartrain avoit toujours les yeux et les mains ouvertes à leurs besoins, toujours en quête de pauvres honteux, de gentilshommes et de demoiselles dans le besoin, de filles dans le danger, pour les tirer de péril et de peine, en mariant ou en plaçant les unes, donnant des pensions aux autres, et tout cela, dans le dernier secret. Outre de grandes sommes réglées aux pauvres de leur paroisse, en tous lieux ils étoient ingénieux à assister ; et ce tour, et cette galanterie qu’elle avoit dans l’esprit, elle l’employoit toute à secourir des personnes qui cachoient leurs besoins, qu’elle faisoit semblant d’ignorer elle-même. C’étoit une grosse femme, très-laide, et d’une laideur ignoble et grossière, qui ne laissoit pas d’avoir de l’humeur qu’elle domptoit autant qu’il lui étoit possible. Jamais il n’y eut de meilleurs parents, ni de meilleurs amis que ce couple, ni de gens plus polis, on pourroit ajouter quelquefois plus respectueux, et qui se souvenoient le mieux de ce qu’ils étoient et de ce qu’étoient les autres, quoiqu’à travers ce levain que mêlent en tout la faveur, l’autorité et les places.

Ils furent longtemps parfaitement bien avec Mme de Maintenon ; mais peu à peu, il y eut des froideurs entre elle et Pontchartrain qu’elle ne manioit pas avec la facilité qu’elle voulait. Sa femme, qu’elle goûta toujours, et dans tous les temps, tâchoit de rendre Pontchartrain plus complaisant ; et pour l’amour d’elle, Mme de Maintenon en souffrit des roideurs qu’elle n’eût jamais passées à un autre ; mais la pelote grossit tant qu’elle fut ravie de s’en défaire honnêtement par les sceaux. Il fut ministre d’État fort peu après avoir été fait secrétaire d’État ; il avoit lu assez pour être instruit de beaucoup de choses, à travers son application et son assiduité à ses fonctions et son goût pour le monde et la bonne compagnie. Il étoit élevé dans le parlement et dans ses maximes, duquel il n’étoit rien moins qu’esclave ; mais il en avoit pris le bon sur les maximes de France à l’égard de Rome. Ces matières, qui se présentoient souvent au conseil sous divers aspects, ne lui échappoient sous aucun. L’extrême facilité de son appréhension, et l’agilité ferme et forte de son élocution, blessoient souvent le duc de Beauvilliers là-dessus, dont l’esprit et la conscience ne pouvoient être d’accord sur ces matières, et qui, en gros, étoit toujours pour les maximes de France, mais dans le détail, s’en échappoit toujours en faveur de Rome. Cela les avoit aigris l’un contre l’autre, et quelquefois jusqu’à l’indécence de la part de Pontchartrain qui, ayant plus de fond que le duc, ne le ménageoit pas en ces occasions, et les rendit ennemis autant que des gens de bien le peuvent être. Le nombre immense de créations d’offices et d’affaires extraordinaires, auxquelles la nécessité de la guerre engagea, ne laissa pas de tomber en partie sur Pontchartrain, et c’étoit ce qui le pressoit sans cesse de quitter les finances. Il le fut d’établir la capitation et le dixième[4] inventés l’un et l’autre par le puissant Bâville, le maître du Languedoc sous le nom d’intendant, et qui les proposoit sans cesse pour en faire sa cour. Pontchartrain eut horreur de deux impôts que leur facilité à imposer et à augmenter rendroit continuels et d’une pesanteur extrême. Il rejeta le dernier, sans souffrir qu’on le mit en délibération, et ne put éviter l’autre.

Le jour même que Boucherat mourut, l’après-dînée, qui, comme je l’ai remarqué, étoit un mercredi, veille du départ du roi pour Fontainebleau, personne, dès le matin, ne crut qu’il passât la journée. Le roi, au sortir du conseil, dit à Pontchartrain qui en sortit le dernier : « Seriez-vous bien aise d’être chancelier de France ? — Sire, répondit-il, si je vous ai demandé instamment plus d’une fois de me décharger des finances pour demeurer simple ministre et secrétaire d’État, vous pouvez imaginer si je les quitterois de bon cœur pour la première place où je puisse arriver. — Eh bien ! dit le roi, n’en parlez à personne sans exception ; mais si le chancelier meurt, comme il est peut-être mort à cette heure, je vous fais chancelier, et votre fils sera secrétaire d’État en titre, et exercera tout à fait. Vous continuerez, pour ce voyage, à loger dans votre appartement ordinaire, parce que j’ai donné les logements de la chancellerie où j’ai bien vu que le chancelier ne viendroit pas, et que cela m’embarrasseroit à reloger ceux que j’y ai mis. » Pontchartrain embrassa les genoux du roi, saisit l’occasion de demander et d’obtenir de conserver son logement de Versailles au château, et se retira dans la plus grande joie qu’il ait jamais sentie, moins d’être chancelier, quoiqu’il en fût comblé, à ce que je lui ai ouï dire, que d’être délivré du fardeau des finances, qui lui devenoit, malgré la paix, plus insupportable tous les jours. Cela alla du mercredi au samedi que Pontchartrain devoit arriver à Fontainebleau. Ce soirlà, le roi entrant chez Mme de Maintenon, il dit au maréchal de Villeroy, capitaine des gardes en quartier, de faire avertir chez Pontchartrain qu’il vint lui parler dès qu’il seroit arrivé. Il y fut d’abord, et il en sortit chancelier de France. On étoit à la comédie, un officier des gardes y vint dire au maréchal de Villeroy que le roi avoit fait apporter les sceaux chez Mme de Maintenon, et qu’on avoit vu M. de Pontchartrain les emporter de là chez lui. On s’y attendoit plus qu’à aucun autre. Toute l’attention se tourna à qui seroit contrôleur général ; on n’attendit pas longtemps.




  1. Voy. t. Ier. p. 445. note sur les conseils du roi, et entre autres sur les conseils de grande et petite direction.
  2. Saint-Simon explique plus loin ce qu’on entendait par râpé des ordres du roi. « Ce nom, dit-il, est pris de l’eau qu’on passe sur le marc du raisin après qu’il a été pressé. et tout le jus ou le moût tiré qui est le vin. Cette eau fermente sur ce marc et y prend une couleur et une impression de petit vin ou piquette. et cela s’appelle un *râpé de vin. On va voir que la comparaison est juste et le nom bien appliqué. Pierre, par exemple. a une charge de l’ordre depuis quelques années, il la vend à Paul et obtient le brevet ordinaire. Jean veut se parer de l’ordre sans bourse dé1ier. Avec Tagrèment du roi, et le marché fait et déclaré avec Paul, Jean se met entre Pierre et lui, fait un achat simulé de la charge de Pierre, et y est reçu par le roi. Quelques semaines après, il donne sa démission, fait une vente simulée à Paul, et obtient le brevet accoutumé. » C’était ce brevet de vétéran des ordres du roi que l’on appelait le râpé des ordres.
  3. La seconde femme du chancelier Boucherat, Anne-Françoise de Lomènie. n’était pas veuve d’un Nesmond, mais de Nicolas Bretel, seigneur de Grémonville, ambassadeur de France fi Venise de 1645 à 16111 et mort à Paris en 1648. La Biographie universelle et le Dictionnaire de la noblesse se sont trompés sur la date de la mort de Nicolas Bretel. Cette date est fixée par les papiers de la famille de Grémonville.
  4. Voy. sur la capitation, t. Ier, p. 227, note. L’impôt du dixième consistait dans la dîme, ou dixième partie des revenus de toute espèce. Tous les Français, nobles et roturiers, y étaient soumis.