Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/7

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CHAPITRE VII.


Duchesse de Bracciano, ses premières aventures ; prend le nom de princesse des Ursins. — Étrange et hardie tentative du cardinal de Bouillon de faire l’abbé d’Auvergne cardinal. — Mariage de Souvré avec Mlle de Rebénac ; du vieux Seissac avec une sœur du duc de Chevreuse ; du comte d’Ayen avec Mlle d’Aubigné. — Le roi paye les dettes de M. de La Rochefoucauld. — Mort de l’abbé de Marsillac. — Le roi prend le deuil d’un enfant de M. le prince de Conti, et pourquoi. — Mort de Fervaques ; sa dépouille et son testament. — Duc de Lesdiguières accommodé, par ordre du roi, par le maréchal de Duras seul, son beau-père, avec Lambert. — M. de Lorraine en Lorraine, où le duc d’Elbœuf revient mal avec lui. — Camp de Compiègne résolu et déclaré.


M. de Bracciano, veuf d’une Ludovisio sans enfants, épousa, en février 1675, Anne-Marie de La Trémoille, fille de M. de Noirmoutiers, qui figura assez dans les troubles de la minorité de Louis XIV pour se faire faire duc à brevet. Elle avoit épousé Blaise de Talleyrand, qui se faisoit appeler le prince de Chalois, et qui fut de ce fameux duel contre MM. de La Frette, où le frère aîné du duc de Beauvilliers fut tué, et qui fit sortir les autres du royaume. Mme de Chalois alla joindre son mari en Espagne, d’où ils passèrent en Italie. Elle alla toujours devant à Rome, où la mort empêcha son mari de l’aller trouver. Elle étoit jeune, belle, de beaucoup d’esprit avec beaucoup de monde, de grâces et de langage ; elle eut recours à Rome aux cardinaux de Bouillon et d’Estrées, qui en prirent soin en faveur du nom et de la nation, et bientôt après pour des raisons plus touchantes. Le désir de la retenir à Rome, où ils étoient pour du temps, leur fit naître celui de l’y établir. Elle n’avoit point d’enfants, et presque point de bien. Ils écrivirent à la cour qu’un homme de la considération dont étoit à Rome le duc de Bracciano étoit bon à acquérir au roi, et que le moyen de le lui attacher étoit de lui faire épouser Mme de Chalais. La pensée fut approuvée et suivie. M. de Bracciano, tonnelé par les deux cardinaux, se persuada qu’il étoit amoureux de Mme de Chalois ; il n’avoit point d’enfants, le mariage se fit, et la même année il fut fait chevalier de l’ordre. Mme de Bracciano étala tout son esprit et tous ses charmes à Rome, et fit bientôt du palais des Ursins une espèce de cour où se rassembloit tout ce qu’il y avoit de plus grand et de meilleure compagnie en hommes et en femmes : c’étoit la mode d’y aller, et être sur un pied de distinction d’y être reçu. Le mari cependant étoit compté pour peu de chose.

Le ménage ne fut pas toujours concordant, mais sans brouillerie ouverte : ils furent quelquefois bien aises de se séparer. C’est ce qui donna lieu à la duchesse de Bracciano de faire deux voyages en France, au dernier desquels elle passa quatre ou cinq ans. C’est celui où je la connus, et où je puis dire que je fis avec elle une amitié particulière à l’occasion de celle qui étoit entre elle et ma mère, dès son précédent voyage. Elle deviendra bientôt un personnage si grandement singulier, que je me suis volontiers étendu sur elle.

Le cardinal de Bouillon, qui étoit lors à Rome en grande splendeur, lui rendit le service d’empêcher, par l’autorité du pape, que les créanciers très-nombreux ne fussent reçus à mettre le scellé. M. de Bracciano n’avoit point d’enfants ; sa femme, depuis son retour, l’avoit tout à fait regagné. Il l’avoit faite, comme il est permis à Rome, sa légataire universelle, et ses meubles, son argenterie, ses bijoux et ses pierreries étoient infinis. Il n’y eut donc que ses terres qui purent servir à payer les dettes. Don Livio Odescalchi, neveu d’Innocent XI, extraordinairement riche, acheta pour près de deux millions le duché de Bracciano, mais avec la condition expresse que Mme de Bracciano en quitteroit le nom, et c’est ce qui lui fit prendre celui de princesse des Ursins, sous lequel elle est devenue fameuse.

Le cardinal de Bouillon, après ce service rendu pour le scellé, se brouilla avec elle, mais aux couteaux tirés, et ne se sont jamais revus. Mme de Bracciano, car elle en portoit encore le nom, prétendit tendre son palais de violet par un privilège particulier aux aînés de la maison Ursine. Le cardinal de Bouillon, lors sous-doyen du sacré collège, prit l’affirmative pour la faire tendre en noir, et avec tant d’aigreur et de hauteur, que c’en a été pour le reste de leur vie. Il en eut avec cela le dégoût tout entier ; le pape le condamna et donna gain de cause à Mme de Bracciano, qui ne tarda pas à le rendre au cardinal de Bouillon.

Il venoit de faire, par le pape, son neveu, l’abbé d’Auvergne, grand prévôt du chapitre de Strasbourg, et lui-même s’en fit faire chanoine. Il commençoit, sans s’en apercevoir encore, à n’être plus si bien à la cour. L’affaire de M. de Cambrai s’examinoit fort sérieusement à Rome. Il y avoit ses gens, et ses antagonistes les leurs, avec le jeune abbé Bossuet, neveu de M. de Meaux qui prit cette occasion de le former et de le faire connoître. Le cardinal de Bouillon étoit de la congrégation où cette affaire se jugeoit ; il se contint dans les commencements, et se contenta de toutes les voies sourdes par lesquelles il put servir un ami, auquel il avoit de si puissants intérêts, comme je les ai expliqués en leur temps ; mais peu à peu le pied lui glissa, et ses manèges, que MM. de Paris, de Meaux et de Chartres avoient tant de raisons de ne pas cacher au roi, lui furent clairement démontrés. Le parti fut pris de n’en pas faire semblant pour en découvrir davantage, et le mettre après, à coup sûr, hors de combat pour la défense de son ami, et en user cependant avec lui, du côté de la cour, avec toutes les apparences de la distinction et de la confiance ordinaire.

Il étoit dans cette position lorsqu’il imagina un trait qui commença et qui avança bien sa perte. L’empereur n’avoit point de serviteur plus zélé ni plus attaché entre les princes de l’empire que le duc de Saxe-Zeitz, évêque de Javarin, et travailloit à Rome depuis assez longtemps à le faire cardinal seul, et hors le temps de la promotion des couronnes. Par la même raison, le roi s’y opposoit de toutes ses forces, et en avoit fait mettre un article exprès dans les instructions du cardinal de Bouillon. Vint l’abjuration de l’électeur de Saxe entre les mains de l’évêque de Javarin pour se rendre éligible en Pologne. L’évêque passa pour l’avoir converti. L’empereur fit sonner le plus haut qu’il put à Rome le service d’avoir ramené à sa communion un électeur de l’empire, chef et protecteur né de tous les protestants d’Allemagne, et renouvela d’ardeur et d’instances à cette occasion pour la promotion de l’évêque. Cette conjoncture parut d’autant plus favorable au cardinal de Bouillon qu’il voyoit le pape fort incliné à accorder à l’empereur sa demande, et que le pape traitoit le cardinal de Bouillon avec beaucoup de ménagement ; il crut donc qu’il n’y avoit pas un moment à perdre pour en profiter.

Il écrivit au roi tout ce qu’il put de plus exagéré sur les engagements du pape à l’empereur, et sur la promotion de l’évêque de Javarin comme instante, que, dans cette extrémité, tout ce qu’il avoit pu faire pour parer l’affront de voir donner un cardinal seul et motu proprio aux instances de l’empereur, malgré toutes celles du roi, avoit été de trouver moyen que la France en eût un en même temps ; qu’il avoit eu toutes les peines imaginables à y réussir, mais à condition que ce François seroit choisi par le pape, et que, pour éviter qu’il n’en prît quelqu’un qui ne fût pas agréable au roi, il avoit fait effort de tout son crédit auprès du pape pour lui en faire accepter un, le plus attaché au roi, et qui pût être en état et en âge de le servir longtemps ; que c’étoit l’abbé d’Auvergne, excepté lequel, le pape lui avoit déclaré qu’il n’en feroit aucun autre. Il joignit à cela tout ce qu’il crut capable de faire avaler au roi, comme un service aussi adroit que signalé, un mensonge qui pouvoit passer pour unique en son genre. En même temps, il dit au pape tout ce qu’il put pour lui persuader que, dans la presse et le désir où il étoit de contenter l’empereur, il croyoit avoir obtenu de la bonté et de l’amitié dont le roi vouloit bien l’honorer, le plus grand point qu’il eût pu se proposer pour tirer Sa Sainteté de la situation forcée où elle se trouvoit, qui étoit de faire condescendre le roi à la promotion de l’évêque de Javarin, en faisant en même temps un François, chose où, jusque-là, on n’avoit pu parvenir à amener le roi, mais qu’en même temps Sa Majesté n’y vouloit consentir que pour son neveu l’abbé d’Auvergne ; que c’étoit tout ce qu’il avoit pu tirer du roi, et qu’il croyoit par là avoir rendu un grand service au roi et au pape, en le mettant en état de satisfaire l’empereur sans se brouiller avec le roi, en faisant à la fois l’évêque de Javarin et l’abbé d’Auvergne.

Il arriva, pour le malheur du cardinal de Bouillon, qu’un hameçon si adroitement préparé n’eut pas l’effet qu’il s’étoit promis de sa hardiesse. Le pape, qui, par les offices pressants qu’il recevoit d’ailleurs que du cardinal de Bouillon, de la part du roi, contre M. de Cambrai, et qui étoit en même temps bien informé de la conduite de ce cardinal tout en faveur du même prélat, quoique l’homme du roi à Rome, ne pouvoit ajuster deux choses si contradictoires. Il soupçonna de la profondeur dans l’arrangement du discours et de la proposition du cardinal de Bouillon, et surtout dans l’empressement qui lui échappa de brusquer la promotion de l’évêque et de l’abbé, et cela lui fit prendre le parti d’attendre d’ailleurs des nouvelles de France. D’autre part, le roi fut surpris au dernier point de la dépêche du cardinal de Bouillon, et comme il n’avoit eu que trop d’occasions en sa vie de le connoître, il ne douta point qu’il n’eût suggéré au pape un expédient si flatteur à la vanité des Bouillon, mais si destructif de l’intérêt et des ordres du roi contre la promotion de l’évêque de Javarin. Il entra en colère, et en même temps en crainte que cette promotion se précipitât, et il fit dépêcher un courrier au cardinal de Bouillon, par lequel, sans entrer en aucun raisonnement, il réitéra ses ordres contre la promotion de l’évêque de Javarin, et ajouta en même temps que, si contre toute attente, et malgré toute représentation, le pape se déterminoit à passer outre, il s’opposoit à ce qu’aucun François, et particulièrement l’abbé d’Auvergne, fût fait cardinal, à qui il défendoit de l’accepter même s’il étoit fait, sous peine de désobéissance.

Outre cette dépêche au cardinal de Bouillon, le courrier étoit chargé d’une autre portant mêmes ordres au principal agent des évêques opposés à M. de Cambrai, avec commandement de plus de l’aller tout sur-le-champ montrer au pape ; ce qui fut exécuté. Le pape alors se sut bon gré des soupçons qui l’avoient fait différer, et le cardinal de Bouillon pensa mourir de honte, de dépit et de rage. Le pape qui, en effet, étoit pressé de faire l’évêque de Javarin, ne l’étoit pas au point où le cardinal de Bouillon l’avoit mandé pour faire agréer l’expédient qu’il avançoit, et qui, plus françois en son âme qu’impérial, voyoit l’extrême répugnance du roi pour cet évêque, temporisa si bien qu’il mourut sans le faire cardinal, et manifesta de plus en plus par cette conduite l’audacieux mensonge du cardinal de Bouillon, que ce pape avoit fait mander aussi au roi.

Trois mariages se suivirent de près à la fin de février et au commencement de mars. Souvré, frère de Barbezieux et maître de la garde-robe du roi, épousa la fille unique du feu marquis de Rebénac, frère du marquis de Feuquières, à condition d’en porter les armes, et de prendre le nom de Pas, dans les actes, qui est celui de MM. de Feuquières. Il en eut beaucoup de biens, et la lieutenance générale du gouvernement de Béarn et basse Navarre.

Rebénac étoit fort honnête homme, et fort employé et distingué dans les négociations.

Le vieux Seissac épousa la dernière sœur du second lit du duc de Chevreuse, jeune et jolie, qui, avec peu de bien, le voulut malgré la disproportion d’âge, dans l’espérance d’être bientôt veuve, et de jouir des grands avantages de son contrat de mariage. C’étoit un homme de grande qualité et de beaucoup d’esprit, que démentoient toutes les qualités de l’âme. Il avoit eu la charge de maître de la garde-robe du roi de M. de Guitry, lorsque le roi fit pour lui la nouvelle charge de grand maître de la garde-robe. Seissac étoit fort riche, fort gascon, gros joueur et beaucoup du grand monde, mais peu estimé, et on se défioit fort de son adresse au jeu.

Le roi, dans ces temps-là, jouoit aussi fort gros jeu et c’étoit le brelan qui étoit à la mode. Un soir que Seissac étoit de la partie du roi, M. de Louvois vint lui parler à l’oreille. Un moment après le roi donna son jeu à M. de Lorges, à qui il dit de le tenir, et de continuer pour lui jusqu’à ce qu’il fuit revenu, et s’en alla dans son cabinet avec M. de Louvois ; dans cet intervalle Seissac fit une tenue à M. de Lorges, qu’il jugea contre toutes les règles du jeu, puis un va-tout qu’il gagna ne portant quasi rien. Le coup étoit fort gros.

Le soir M. de Lorges se crut oblige d’avertir le roi de ce qui s’étoit passé. Le roi fit arrêter sans bruit le garçon bleu qui tenoit le panier des cartes et le cartier. Les cartes se trouvèrent pipées, et le cartier, pour avoir grâce, avoua que c’étoit Seissac qui les lui avoit fait faire, et l’avoit mis de part avec lui.

Le lendemain Seissac eut ordre de se défaire de sa charge et de s’en aller chez lui. Au bout de quelques années il obtint la permission d’aller en Angleterre. Il y joua plusieurs années, et gagna extrêmement. À son retour il eut liberté de se tenir où il voudroit, hors de se présenter devant le roi. Il s’établit à Paris où il tint grand jeu chez lui. Après, Monsieur, à qui tout était bon pour le jeu, demanda permission au roi pour que Seissac pût jouer avec lui à Paris et à Saint-Cloud. Monseigneur, à la prière de Monsieur, obtint la même permission pour Meudon, et de l’un à l’autre ces deux princes se le firent accorder pour jouer à Versailles et de là à Marly, où, sur le pied de joueur, il étoit à la fin de presque tous les voyages. C’étoit un homme très-singulier, qui comptoit le mépris et les avanies pour rien, et qui avoit encore la fantaisie de ne porter le deuil de personne. Il disoit que cela l’attristoit et n’étoit bon à rien, et le soutint ainsi de ses plus proches toute sa vie. Ils le lui rendirent ; car lorsqu’il mourut, M. de Chevreuse ni pas un parent ne portèrent le deuil de lui. Son nom, maintenant éteint, étoit Castelnau, non pas des Castelnau du maréchal de France, mais il portoit celui de Clermont-Lodève, d’une héritière de cette maison anciennement éteinte, qui en avoit apporté les biens dans la sienne.

Le troisième mariage fut plus brillant et mieux assorti pour les âges. Ce fut celui du comte d’Ayen avec Mlle d’Aubigné. Le roi avoit eu grande envie de la faire épouser au prince de Marsillac, petit-fils de M. de La Rochefoucauld. Lui et Mme de Maintenon ne s’aimoient point, et ne s’étoient jamais aimés. Il avoit été toujours fort bien avec Mme de Montespan, et surtout avec Mme de Thianges dont il aimoit encore les enfants. Le roi s’en apercevoit ; il ne laissoit pas de désirer que cela fût autrement entre eux. Comme ils n’avoient jamais été brouillés, et qu’ils n’avoient aucun rapport ensemble, l’embarras étoit la façon de les mettre sur un autre pied, d’autant qu’il n’y avoit rien à l’extérieur, et qu’ils en savoient trop tous deux pour s’attaquer, et n’avoir pas tous les ménagements possibles. M. de La Rochefoucauld, à qui le roi en parla, n’y consentit que par respect et complaisance. Mme de Maintenon, qui avoit ses raisons pour un autre choix, répondit au roi froidement. Tant de glaces des deux côtés rebutèrent le roi qui n’en parla plus que faiblement à Mme de Maintenon, pour lui demander à qui elle pouvoit donner la préférence sur un homme de la naissance, des biens et des charges qu’auroit le prince de Marsillac. Elle lui proposa le comte d’Ayen. À son tour le roi ne répondit pas comme Mme de Maintenon l’eût désiré. Il n’aimoit point Mme de Noailles ; elle avoit trop d’esprit pour lui, et trop entrante et trop intrigante ; c’étoit la mettre dans leur sanctuaire intime, et le roi avoit peine à s’y résoudre. Mme de Maintenon qui se vouloit entièrement attacher M. de Paris, et à l’appui de l’affaire de M. de Cambrai se frayer un chemin d’avoir part aux affaires de l’Église et aux bénéfices surtout, qu’elle n’avoit jamais pu entamer au P. de La Chaise, tourna si bien le roi qui aimoit M. de Noailles, et à le rassurer sur ce qu’elle écarteroit Mme de Noailles de leurs particuliers, que le mariage fut agréé et tout aussitôt conclu.

Mme de Maintenon assura six cent mille livres sur son bien après elle ; elle en avoit beaucoup plus, et point d’autre héritière. Le roi donna trois cent mille livres comptant, cinq cent mille livres sur l’hôtel de ville, pour cent mille livres de pierreries, avec les survivances du gouvernement de Roussillon, Perpignan, etc., de M. de Noailles de trente-huit mille livres de rente au soleil, et de celui de Berry de M. d’Aubigné de trente mille livres de rente, et sur le tout une place de dame du palais. La déclaration s’en fit le mardi 11 mars. Le lendemain Mme de Maintenon se mit sur son lit au sortir de table, et les portes furent ouvertes aux compliments de toute la cour. Mme la duchesse de Bourgogne, tout habillée, y passa la journée tenant Mlle d’Aubigné auprès d’elle, et faisant les honneurs comme une particulière chez une autre. On peut juger si personne s’en dispensa, à commencer par Monseigneur. On y accourut de Paris, et Monsieur qui y étoit vint exprès. Le mardi, dernier mars, ils furent fiancés le soir à la chapelle, Mme la duchesse de Bourgogne et toute la cour aux tribunes, et la noce en bas. Tout ce qui en étoit avoit vu le roi chez Mme de Maintenon avant son souper. Le lendemain tard dans la matinée, Mme de Maintenon vint avec toute la noce à la paroisse, où M. de Paris dit la messe et les maria, d’où ils allèrent tous dîner chez M. de Noailles, dans l’appartement de M. le comte de Toulouse, qu’il lui avoit prêté. L’après-dînée, Mme de Maintenon, sur son lit, et la comtesse d’Ayen, sur un autre dans une autre pièce joignante, reçurent encore toute la cour. On s’y portoit, tant la foule y étoit grande, mais la foule du plus distingué. Le soir on soupa chez Mme de Maintenon avec elle et Mme la duchesse de Bourgogne, et les hommes dans une autre chambre. Après souper, on coucha les mariés dans le même appartement. Le roi donna la chemise au comte d’Ayen, et Mme la duchesse de Bourgogne à la mariée. Le roi les vit au lit avec toute la noce, il tira lui-même leur rideau, et leur dit pour bonsoir qu’il leur donnoit à chacun huit mille livres de pension. Le roi en même temps paya les dettes de M. de La Rochefoucauld, qui se montoient fort haut ; ainsi il ne perdit pas tout au mariage de Mlle d’Aubigné, auquel j’ai oublié de remarquer que M. et Mme d’Aubigné se trouvèrent et furent à tout.

La joie de M. de La Rochefoucauld fut un peu troublée par la perte qu’il fit de son frère l’abbé de Marsillac ; je dis un peu, parce que l’amitié n’étoit pas bien vive quoique bienséante. L’esprit, le bon sens, le goût de la bonifie compagnie et la considération dégagée de celle de la naissance, de la faveur et des places, étoient devenus dans cette famille un apanage de cadets.

Celui-ci et le feu chevalier de La Rochefoucauld son frère, qui étoient tendrement unis, avoient pleinement joui de ces avantages et de la douceur de beaucoup d’amis particuliers dont ils furent fort regrettés. Ils étoient fort goutteux, et on ne les voyoit jamais à la cour. Ceux qui ont vu M. de La Rochefoucauld père prétendoient que l’abbé de Marsillac en faisoit fort souvenir dans ses manières et dans la conversation. Ce même apanage se maintint dans la deuxième génération M. de Liancourt le recueillit tout entier, et il ne passa plus outre. Les abbayes de l’abbé de Marsillac furent sur-lechamp données à l’abbé de La Rochefoucauld, qui en avoit déjà beaucoup. Il étoit oncle paternel de M. de La Rochefoucauld, et toutefois de son même âge.

Il aimoit tant la chasse, que le nom d’abbé Tayaut lui en étoit demeuré. M. de La Rochefoucauld, à qui dans leur temps de misère il avoit donné tout le sien, l’aimoit avec une extrême tendresse et une grande considération. Il le logeoit et l’avoit toujours partout avec lui à la cour. C’étoit le meilleur homme, mais le plus court et le plus simple qui fût sur terre, et de la meilleure santé. Ni lui ni l’abbé de Marsillac n’étoient point dans les ordres.

M. le prince de Conti perdit son fils, le prince de La Roche-sur-Yon, qui n’avoit que quatre ans. Le roi en prit le deuil en noir. Il ne portoit point le deuil des enfants au-dessous de sept ans, et on ne l’avoit pas porté de ceux de lui et de la reine, mais il avoit voulu faire cet honneur là à M. du Maine pour un des siens, et n’osa pas après cela ne le pas prendre de ceux des princes du sang.

Il alla voir M. le prince et Mme la princesse de Conti. Les princes du sang s’y trouvèrent, et le reconduisirent jusque chez Mme de Maintenon.

Fervaques mourut en ce même temps, en revenant de Bourbon. C’étoit un vieux garçon, honnête homme, toujours galant, qui n’avoit jamais été marié, et qui avoit acheté, il y a longtemps, du grand prévôt, le gouvernement du Maine et du Perche qui vaut quatorze mille livres de rente. Il étoit riche, quoique frère cadet de Bullion. Leur mère étoit sœur aînée de la maréchale de La Mothe, qui vint demander au roi le gouvernement pour Bullion, qui en offroit deux cent mille livres pour celui qu’il lui plairoit gratifier. Sur-le-champ il l’accorda, donna à la maréchale douze mille livres d’augmentation de pension, et fit mander à Rosen qui étoit à Paris qu’il lui donnoit les deux cent mille livres de Bullion. La paix lui avoit fait perdre une assez bonne confiscation que le roi lui avoit donnée.

Il se trouva un testament de Fervaques par lequel, entre autres legs, il donnoit à la duchesse de Ventadour la jouissance, sa vie durant, d’une terre de quatorze mille livres de rente, et malgré ces legs il revenoit fort gros à Bullion. Il avoit été conseiller au parlement de Metz, après avoir éprouvé à un siège qu’il n’étoit pas propre à la guerre, sans avoir pourtant rien fait de malhonnête. On s’aperçut à un repas à la tranchée qu’il ne mangeoit point ; on l’en pressa, il répondit plaisamment qu’il ne mangeoit jamais qu’il ne fût sûr de la digestion. Il avoua franchement sa peur sans la témoigner autrement que par ses paroles. Il quitta à la fin de la campagne et n’en fut pas moins estimé.

Son père étoit fils de Bullion, surintendant des finances et président à mortier.

Il fut président à mortier en survivante, et se laissa persuader d’en donner la démission pour une place de conseiller d’honneur et la charge de greffier de l’ordre. Son fils dont je parlois tout à l’heure ne prit une charge de conseiller au parlement de Metz qu’en passant. Il acheta la charge de prévôt de Paris, à l’ombre de laquelle il reprit l’épée, et parut ainsi dans le monde et à Versailles.

Sa femme, qui, étoit une Rouillé, sœur de la marquise de Noailles puis duchesse de Richelieu, enrageoit de voir sa sœur femme de qualité. Elle et son mari, sous prétexte de rendre des devoirs à la maréchale de La Mothe et à la duchesse de Ventadour, sa fille, de chez qui ils ne bougeoient, se fourroient tant qu’ils pouvoient partout. Mme de Bullion étoit altière, glorieuse, impérieuse, et ne supportoit qu’avec peine d’être à la cour, parce qu’elle y vouloit aller, sans parvenir à être de la cour. De bien meilleures qu’elles ne songeoient pas à manger ni à entrer dans les carrosses. Enfin, après de longues douleurs, elle offrit si gros à Mme de Ventadour, dame d’honneur de Madame, pour entrer dans son carrosse, que, tentée de la somme, elle le dit franchement à Monsieur et à Madame qui, par considération pour elle, y consentirent. Mme de Bullion entra donc ainsi dans le carrosse de Madame, et soupa une fois avec elle et Monsieur à Saint-Cloud, dont elle pensa mourir de joie, mais elle en demeura là, et le roi n’en voulut jamais ouïr parler pour manger, ni pour les carrosses de Mme la Dauphine. Un gouvernement de province, quelque petit qu’il fût, étoit donc bien peu de convenance à Bullion ; et si son frère l’avoit eu, au moins avoit-il servi, été capitaine d’une des compagnies de gendarmerie de la reine, et n’avoit jamais été de robe. Bullion et sa femme devoient donc tout à la maréchale de La Mothe, et à Mme de Ventadour chez lesquelles ils passoient leur vie. Malgré cela, Mme de Bullion, aussi avare que riche et glorieuse, et c’est beaucoup dire, et qui traitoit son mari comme un petit garçon, lui fit attaquer le testament de son frère, et faire un procès directement à Mme de Ventadour sur l’usufruit que Fervaques lui avoit laissé. Cette infamie, et faite le lendemain du gouvernement du Maine et du Perche, souleva contre elle et la cour et la ville à n’oser plus se montrer nulle part. Elle soutint la gageure, se brouilla avec ses protectrices, et perdit son procès avec toutes les sauces et avec une acclamation générale.

Question fut après de se raccommoder, et de sortir par là de la sorte d’excommunication générale où elle étoit tombée avec tout le monde. Cela dura quelques mois. À force de soumissions qui lui coûtèrent bien cher, Mme de Ventadour fut assez borine pour lui pardonner, et peu à peu il n’y parut plus.

Le duc de Lesdiguières, qui étoit fort jeune et fort doux, et qui ne tarda pas à montrer qu’il étoit aussi fort brave, eut quelques paroles en sortant de la comédie avec Lambert, colonel d’infanterie, jeune homme très-suffisant, qui voulut porter ses plaintes aux maréchaux de France, et qui ne savoit apparemment pas que les ducs ne les reconnoissent point. Le roi le sut, et ordonna à M. de Duras, beau-père de M. de Lesdiguières, d’accommoder seul cette affaire, qui n’alla pas plus loin.

M. de Lorraine arriva à Strasbourg allant en Lorraine. Le marquis d’Huxelles, commandant d’Alsace, l’y reçut moins comme un duc de Lorraine qu’en neveu du roi qu’il alloit être. M. d’Elbœuf se hâta de l’aller voir. Il tint en revenant des propos peu mesurés qui revinrent et déplurent fort à M. de Lorraine. Il en fut embarrassé, et essaya de s’en justifier auprès du roi, à qui cela ne faisoit pas grand’chose. Quelque temps après il voulut retourner en Lorraine pour montrer qu’il étoit bien en ce pays-là, malgré ce qui s’en étoit débité. Il n’osa pourtant s’y hasarder sans en parler au roi, qui ne le lui conseilla pas. C’étoit un homme audacieux et qui ne vouloit pas avoir le démenti d’un voyage qu’il avoit annoncé ; mais il l’eut tout du long. M. de Lorraine, qui en fut averti, en fit parler au roi qui au conseil fit succéder la défense, et M. d’Elbœuf demeura tout court. Bouzols, beau-frère de Torcy, fut complimenter de la part du roi M. de Lorraine à son arrivée.

Le roi désormais en pleine paix voulut étonner l’Europe par une montre de sa puissance qu’elle croyoit avoir épuisée par une guerre aussi générale et aussi longue, et en même temps se donner, et plus encore à Mme de Maintenon, un superbe spectacle sous le nom de Mgr le duc de Bourgogne. Ce fut donc sous le prétexte de lui faire voir une image de la guerre, et de lui en donner les premières leçons, autant qu’un temps de paix le pouvoit permettre, qu’il déclara un camp à Compiègne qui seroit commandé par le maréchal de Boufflers sous ce jeune prince. Les troupes qui en grand nombre le devoient composer furent nommées, et les officiers généraux choisis pour y servir. Le roi fixa aussi en même temps celui qu’il comptoit d’aller à Compiègne, et fit entendre qu’il seroit bien aise d’y avoir une fort grosse cour. Je remets au temps de ce voyage à en parler plus particulièrement.