Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/13

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CHAPITRE XIII.


Indifférence pour les grands des titres de duc, marquis, ou comte. — Titre de prince encore plus indifférent. — Succession aux grandesses. — Majorasques. — Étrange chaos de noms et d’armes en Espagne et sa cause. — Bâtards ; leurs avantages et leurs différences en Espagne. — Récapitulation sur la grandesse. — Étrange coutume en faveur des juifs et des Maures baptisés. — Nulle marque de dignité aux armes, aux carrosses, aux maisons, que le dais. — Honneurs dits en France du Louvre. — Distinction de quelques personnes par-dessus les grands. — Démission de grandesses inconnues en Espagne. — Exemples récents de grands étrangers expliqués. — Successeurs à grandesses ont rang et honneurs.


Il y a maintenant deux choses à expliquer : l’indifférence des titres de duc, marquis et comte ; la succession à la dignité.

Pour la première, il faut encore en revenir aux ricos-hombres, tige, pour ainsi dire, de la dignité des grands. On a vu que ce titre de ricos-hombres, avec toutes les distinctions qui y étoient attachées, ne fut d’abord que pour les grands vassaux immédiats à bannière et à chaudière, et que dans la suite de leur multiplication, usurpée ou concédée à la nécessité du temps ou à la confusion des affaires des divers royaumes qui ont si longtemps composé les Espagnes, les cadets de ces ricos-hombres, leurs gendres et la postérité des uns et des autres se maintint peu à peu dans la possession de ce titre, sans posséder ces premiers grands fiefs, qui dans leurs auteurs en avoient été le fondement. Lorsque les titres de duc, de marquis et de comte commencèrent à s’introduire dans les Espagnes, ce ne fut que pour les grands vassaux effectifs, qui étoient ces ricos-hombres premiers, dont le titre s’étant multiplié dans la suite par la voie qui vient d’être expliquée, elle servit de même pour la multiplication des titres de duc, de marquis et de comte ; et ces derniers-ci, comme bien plus modernes, et comme n’ayant en soi dans les Espagnes aucune distinction de prérogative attachée, n’étoit qu’un accompagnement indifférent au titre de rico-hombre ; il fut aussi dès lors indifférent d’être duc, marquis ou comte, parce que l’unique distinction éclatante et supérieure à toute autre, n’étoit attachée, qu’au titre de rico-hombre. Bien est vrai que le duché manquoit et fut effectivement une terre plus noble et plus grande que le marquisat et le comté, et c’est ce qui fit que tous les ducs espagnols d’alors, se trouvant les plus distingués seigneurs et les plus riches d’entre les ricos-hombres, passèrent tous de ce titre à celui de grand, sous Charles- Quint, sans concession et comme insensiblement ; or comme il n’y eut plus alors que la grandesse à qui le rang et les prérogatives fussent attachés comme ils l’étoient uniquement auparavant à la rico-hombrerie, à laquelle les titres de duc, marquis et comte étoient indifférents parce qu’ils ne lui donnoient rien, ces mêmes titres, ne donnant rien aussi à la grandesse, lui furent également indifférents. Il est pourtant vrai que, dans les Espagnols naturels, duc et grand sont synonymes ; non pas seulement en tant seulement que duc ait aucune prérogative au-dessus du marquis et du comte comme tels, mais bien parce que depuis Charles-Quint tous les ducs espagnols passèrent de la rico-hombrerie à la grandesse ; et ce prince et ses successeurs ont si peu érigé de duchés en Espagne sans y joindre en même temps la grandesse, que de ce peu-là même il n’y en a plus aucun qui ne soit devenu grandesse ou qui ne soit tombé à des grands.

Le titre de prince est si peu connu en Espagne, et en même temps si peu goûté, qu’aucun Espagnol ne l’a jamais porté, jusqu’aux enfants des rois, si on en excepte quelques-uns des héritiers présomptifs de la couronne, à qui le titre de prince des Asturies est affecté en reconnoissance de l’attachement de cette province à ses rois du temps des Maures, et par laquelle ils recommencèrent à régner, et à s’opposer à ces infidèles. Encore fort peu d’aînés l’ont-ils porté, la singularité du nom d’infant et d’infante, qui ne signifie pourtant que l’enfant, jointe à l’usage, ayant toujours prévalu pour ceux des rois. Les étrangers sujets d’Espagne, qui dans leur pays portent le titre de prince, l’ont apporté avec eux en Espagne, sans rang aucun pour les sujets ou non sujets, s’ils ne sont grands, et sans donner aux Espagnols naturels la moindre envie de s’accoutumer pour eux-mêmes à ce titre, quelques droits qu’ils y puissent prétendre, suivant d’autres manières qui ont prévalu chez leurs voisins à bien meilleur marché.

La manière de succéder à la dignité de grand n’a rien de distinct de la manière de succéder aux biens ; et comme ils passent tous sans distinction en quenouille et de femelle en femelle à l’infini, aussi font les grandesses, avec la confusion de noms et d’armes qu’entraîne ce même usage, établi parmi les Espagnols, de joindre à son nom tous les autres noms de ceux des biens desquels on devient héritier, surtout avec les grandesses, qui se substituent ainsi à l’infini, à la proximité du sang, sans distinction de mâle et de femelle, sinon du frère à la sœur, ou en quelques maisons ou occasions peu communes, de l’oncle paternel à la nièce.

Ce sont, pour le dire en passant, ces substitutions de terres érigées ou non en grandesses qu’ils appellent majorasques, et qui ne peuvent jamais être vendues pour dettes ni pour aucun cas que ce soit, mais qui se saisissent par les créanciers pour les revenus seulement, et jusqu’à une certaine concurrence, dont une partie plus ou moins légère, selon la dignité des terres et leurs revenus, demeure au propriétaire pour aliment avec les casuels.

C’est ce qu’ils croient être le salut des maisons, et c’est par cette raison que presque toutes les terres sont substituées en Espagne ; de là vient que, n’y ayant point de fin à ces substitutions, il y a si peu de terres dans le commerce, et que ce peu qui y pourroient être n’y sont plus en effet, parce qu’elles deviennent le seul gage des créanciers, et qu’elles ne se peuvent acheter en sûreté. J’eus la permission du roi et du roi d’Espagne d’en acheter une en Espagne et d’y établir ma grandesse. Je me bornai même au plus petit fief relevant nûment du roi. Je me retranchai après à l’acheter cher sans aucun revenu. En deux années de recherches il me fut impossible d’en trouver, quoique plusieurs personnes de considération et du conseil même s’y soient soigneusement employées. Je ne dis pas que cela ne se puisse trouver, mais je dis que cela est extrêmement difficile. Il ne faut pas oublier que les héritiers de ces substitutions héritent aussi de tous les domestiqués, femmes et enfants de ceux dont ils héritent, qui se trouvent chez eux ou entretenus par eux ; de manière que, par eux-mêmes ou par ces successions, ils s’en trouvent infiniment chargés. Outre leur logement, chez eux ou ailleurs, ils leur donnent à chacun une ration par jour, suivant l’état et le degré de chaque domestique, et à tout ce qui en peut loger chez eux deux tasses de chocolat à chacun tous les jours. Du temps que j’étois en Espagne, le duc de Medina-Celi, qui, à force de substitutions accumulées dont il avoit hérité, était onze fois grand, et qui depuis a hérité encore de plusieurs autres grandesses, avoit sept cents de ces rations à payer par jour. C’est aussi ce qui les consume.

Mais pour revenir à ces héritages, il arrive souvent que les héritiers par femmes des grandes maisons et par plusieurs degrés femelles laissent tout à fait leurs propres noms et armes, que dans la suite un cadet reprend quelquefois, tellement que, dans la multitude des noms et des armes, qui souvent ne se suivent pas, quelquefois même dans l’unicité, ce n’est pas une petite difficulté parmi les Espagnols, même entre eux, de démêler le vrai nom d’avec ceux qui ont été ajoutés, ou de savoir si tel nom qui se porte seul est le véritable. Ainsi des armes de celles-ci je n’en ai pu avoir le temps que fort en gros. Pour les noms, c’est ce qui m’a donné le plus de peine à bien éclaircir sur les lieux avec ceux qui passoient pour être les plus instruits sur ces matières et sur celles de la grandesse, d’aucun desquels je n’ai été plus satisfoit ni plus pleinement que du profond savoir du duc de Veragua, fils de celui dont j’ai fait mention en parlant du testament de Charles II, qui m’a fait la grâce de vouloir bien m’en instruire avec une bonté, une simplicité, une patience et une exactitude peu communes. Je dois encore à la vérité cette justice aux Recherches historiques et généalogiques, d’Imhof[1], des grands d’Espagne, que j’y portai exprès, qu’elles y sont estimées des connoisseurs, et qu’elles m’ont infiniment aplani de difficultés, soit en m’apprenant un grand nombre de choses que j’ai trouvées vraies par l’information la plus scrupuleuse et la plus multipliée que j’en ai pu prendre, soit par m’avoir donné lieu à des questions nombreuses qui m’ont beaucoup instruit dans le peu que je le suis ; soit encore en m’apprenant à me défier des meilleurs livres par trouver des fautes en celui-ci, en recherchant exactement en mes conversations la vérité ou la fausseté, et le mélange de toutes les deux de plusieurs choses qu’il avance, mais non bien importantes.

Avec un plus long séjour, moins de fonctions et d’occupations, et le Tizon, d’Espagne à discuter comme j’ai fait les Recherches d’Imhof, j’aurois pu rapporter de bonnes choses ; mais ce livre, jamais je ne l’ai pu recouvrer. Ils l’ont bien quelques-uns, en Espagne, et sourient quand on leur en parle, sans s’en expliquer jamais. Ils l’ont fait supprimer tant qu’ils ont pu partout à force de soins, d’autorité où elle a eu lieu, et même d’argent, parce qu’il prétend prouver que presque toutes les maisons considérables et les plus distinguées d’Espagne sont bâtardes, et souvent plus d’une fois, en quoi presque tous les grands et les plus hauts seigneurs d’Espagne sont enveloppés. Quoique leur bâtardise cachée, s’ils en ont, m’ait échappé, et ce s’ils en ont n’est pas douteux en général, il faut néanmoins dire un mot de leurs sentiments et de leurs usages pour la grandesse et pour les successions par rapport aux bâtards.

Convenons de bonne foi qu’à cet égard l’Espagne se sent encore d’avoir été pendant plusieurs siècles sous la domination des Maures, et du commerce de mélange qu’elle eut depuis avec eux presque jusqu’au règne des rois catholiques. Car il est très vrai qu’elle ne sent pas assez toute la différence d’une naissance légitime d’avec une naturelle provenue de deux personnes libres. Ces sortes de bâtards héritent sang difficulté presque comme les légitimes, et sont grands par succession, s’il ne survient un légitime par le mariage du père ; en ce cas, le bâtard a sa part de droit qui peut même être grossie jusqu’à un certain point par la volonté du père. De ceux-là sont sorties des maisons puissantes et très difficiles à démêler d’avec les légitimes.

Ils deviennent grands, non seulement par succession directe, à faute de légitime, mais encore par succession féminine et collatérale ; et si cette sorte de bâtard est fils d’un fort grand seigneur, et aimé de lui, il trouve à se marier très souvent aussi bien que s’il étoit légitime. Lui passé, il n’y a plus de différence.

Les bâtards d’une fille et d’un homme marié ont aussi leur part, mais très légère ; s’il y a un légitime, ils sont tout à fait sous sa main, le père alors ayant les siennes bien plus liées à l’égard du bâtard. Ceux-ci n’ont pas la même part aux successions femelles et collatérales que ceux de deux libres, lesquels, à faute de frères et de sœurs légitimes, les recueillent entièrement.

Néanmoins cette espèce adultérine ne laisse pas de trouver des partis avantageux, s’ils sont sans frères et sans sœurs légitimes, ou s’ils sont fils de fort grands seigneurs qui les aiment, leur postérité perd avec le temps la flétrissure de son origine, et supplée quelquefois en tout à la légitime, quoique bien plus rarement que l’autre espèce de simples bâtards. On en a vu de toutes les deux, ayant des frères légitimes, être faits grands par le crédit de leurs pères, et fonder alors de plain-pied des maisons presque pareilles à celles dont ils sortoient par bâtardise, et dans la suite, leur postérité et la légitime tout à fait confondues. Il y a encore des exemples récents de ces sortes de grands. Tel est aujourd’hui un bâtard du duc d’Abrantès, frère du duc de Liñarès, mort sans enfants vice-roi du Mexique, sous le commencement du règne de Philippe V, et frère de l’évêque de Cuença, devenu duc d’Abrantès par la mort de ce frère et de son père, duquel j’ai parlé à propos du plaisant adieu qu’il fit à l’ambassadeur de l’empereur le jour de l’ouverture du testament de Charles II. Cet évêque, qu’on n’appelle jamais que le duc d’Abrantès, a trouvé le crédit à mon départ d’Espagne, c’est-à-dire fort peu après, de faire faire grand ce frère bâtard, pour soutenir la maison éteinte, que j’ai expliquée plus haut, et on le nomme le duc de Liñarès. Ce sont ces usages plus qu’abusifs qui ont donné cette distinction aux grands mariés comme aux non mariés, que leurs bâtards, et comme tels, sont admis dans l’ordre de Malte, comme chevaliers de justice, sans différence des légitimes. Il faut sur cela remarquer qu’après la perte de Rhodes, cet ordre, devenu errant et prêt à se dissiper, fut protégé et recueilli par Charles-Quint, qui lui donna l’île de Malte en toute souveraineté, fors l’hommage annuel de quelques oiseaux pour la chasse, et qu’encore aujourd’hui l’ambassadeur de Malte ne se couvre point en aucun cas devant le roi d’Espagne, bien qu’il le reçoive en audience publique où les grands assistent couverts, et où je me suis trouvé comme grand avec eux, quoique cet ambassadeur jouisse à Madrid, et par toute l’Espagne, de toutes les autres prérogatives du caractère d’ambassadeur, excepté aux chapelles, où il n’a ni place ni fonction. Or, cette obligation envers la couronne d’Espagne, jointe aux usages particuliers à ce seul pays sur les bâtards, peut avoir eu grande part à l’admission de ceux des grands dans l’ordre de Malte. Je dis ce seul pays, les comtes de Guldenlew ne pouvant faire exemple dans ce recoin du Nord, demi païen encore dans sa domination, puisque ces bâtards des rois de Danemark n’en font pas même pour la Suède, ni pour tout le reste du Nord, qui n’abhorre pas moins la bâtardise qu’on la déteste et qu’on l’anéantit dans toute l’Allemagne.

Pour les doubles adultérins, ils demeurent dans toute l’Espagne dans une entière obscurité, faute de ne pouvoir nommer leur mère, et d’avoir trouvé un jurisconsulte comme Harlay, lors procureur général du parlement de Paris, qui ait appris à faire reconnoître des enfants sans mère. Quels que soient ces restes de mœurs, morisques [2] qui infectent encore l’Espagne, elles n’y vont pas jusqu’à connoître ceux-ci, pour lesquels toute l’horreur et le néant dû à la naissance illégitime s’est rassemblé sur les doubles adultérins, dont la monstrueuse espèce ne peut être censée[3] dans aucune sorte d’existence.

Les exemples des don Juan, bâtards de filles et de leurs rois, confirment ce que je viens d’expliquer, et qui s’entendra et s’expliquera mieux encore par là, en se souvenant que ceux des particuliers ont les mêmes droits, proportion gardée, qui est ce qui élève tant ceux des grands, et qui met ceux des rois comme au niveau des princes légitimes.

Ramassons en deux mots ce qui vient d’être expliqué de l’essence de la dignité de grand d’Espagne.

Nulle mention d’elle avant Charles-Quint.

Ricos-hombres, ou puissants hommes qui étoient grands et immédiats feudataires des divers royaumes des Espagnes avec droit de bannière et de chaudière, y étoient la seule dignité connue jusqu’à nous, parloient couverts à leurs rois, et se mêloient des grandes affaires. Si à titre de droit ou de puissance, d’usage ou de concession ; si de succession ou de besoin que les rois avoient d’eux, obscurité entière. Pareille obscurité sur leurs autres prérogatives et fonctions.

Se multiplièrent cadets, même collatéraux par femmes, et de femmes en femmes, par mérite, après service ou besoin, enfin par grandes charges, sans posséder ces grands fiefs immédiats ; devenus ricos-hombres, prirent bannières et chaudières ; d’où si fréquentes aux armoiries.

Tels étoient-ils devenus sous les rois catholiques.

Leur complaisance pour Philippe le Beau en haine de Ferdinand, coup mortel à leur dignité.

Puissance de Charles-Quint ; son adresse à son couronnement impérial les anéantit, et comme par insensible transpiration, leur substitua sans concession, sans cérémonie, la nouvelle dignité de grand d’Espagne, d’abord d’entre les ricos-hombres, puis d’autres ; leur conserva le droit de lui parler couverts et leur en procura de grands en Allemagne et en Italie par politique, et qui subsistent encore par l’appui de cette même puissance de la maison d’Autriche et de cette même politique.

Cérémonie de la couverture et distinction de deux classes de Philippe II.

Concessions et patentes de Philippe III, auteur vraisemblable de la troisième classe, d’où mystère des classes, aisé parmi les grands, et leur aversion d’aucun rang d’ancienneté entre eux.

Prétention des relis, née des patentes, de la nécessité de leur consentement pour succéder à la grandesse, même en directe, établie par l’usage, et la manière de donner part au roi, et d’en recevoir la réponse, dont la première classe est seule exempte.

De là encore prétention des rois d’en suspendre le rang passée en usage, dont divers exemples, tant en refusant d’admettre à la couverture, qu’en autres cas.

Certificat de couverture sans lequel nul rang, même l’ayant faite si le certificat est perdu, et alors la réitérer, dont exemples. Grands étrangers habitant hors de l’Espagne exceptés, si ce n’est qu’ils y aillent, même en passant : alors soumis.

Prétention dés rois, née des précédentes, de pouvoir priver de la grandesse sans crime d’État, ni autre grave, dont exemple en Vasconcellos et de sa postérité jusqu’à aujourd’hui.

Des patentes et de l’établissement successif de ces prétentions sont nés les tributs à raison de la dignité. Ils sont trois : Mediannate, qui au moins va à plus de quarante mille livres pour le roi seul, sans les autres sortes de salaires et d’autres droits ; se paye au roi à chaque érection de grandesse ; se remet quelquefois, et alors la remise s’exprime dans les patentes mêmes ; se demande quelquefois, et est refusée, dont exemples ; Annate, qui est un droit annuel plus ou moins fort, mais moindre que la mediannate ; il ne se paye point par l’impétrant, et ne se remet jamais aux successeurs ; Mutation, autre droit, moins fort que le premier, plus fort que le dernier, qui se paye par tout successeur à son avènement à la grandesse, et ne se remet jamais. Droits contraints par saisie et par suspension de rang quand il plaît au roi, jusqu’à parfoit payement, dont plusieurs exemples.

Fief le plus petit en tout genre, mais relevant immédiatement du roi, suffit pour établir une grandesse ; elle s’établit quelquefois sur le nom, sans fief, dont exemples existants, à l’imitation des ricos-hombres, cadets, sans grands fiefs dans leurs décadences : en ces cas, abonnement pour fixer la quotité des tributs susdits.

Indifférence entière, parmi les grands, des titres de duc, marquis et comte, venue de ce que ces titres s’établirent en Espagne vers la fin des ricoshombres, dont la dignité, étant unique, rie reçut rien de ces titres que la simple dénomination ; la grandesse ayant été substituée à la rico-hombrerie pour unique dignité d’Espagne, les titres de duc, marquis et comte y sont restés de même condition qu’auparavant, encore que, dans le fait, il ne reste plus aucun duc espagnol qui, par succession de temps, ne soit devenu grand, espagnol s’entend, et dont le duché soit en Espagne. De pareille condition de ces trois titres est celui de prince, qui ne donne et n’ajoute quoi que ce soit par lui-même en Espagne, et que nul Espagnol naturel n’a encore porté.

Rien de distinct en la succession aux grandesses de la manière de succéder à tous les autres biens. Les femelles en sont capables en tout temps en Espagne, et sont préférées aux mâles par la proximité du sang, et ainsi de femelles en femelles. Appelées de même aux substitutions des terres ou majorasques, qui sont très fréquentes et toujours à l’infini ; d’où naît la difficulté du commerce des terres de toute espèce qui se trouvent presque toutes substituées, et les autres soumises aux créances. De là encore cette obscurité presque impénétrable des vrais noms et des vraies armoiries, qui tombent aux appelés avec les biens.

Ce qui ajoute encore avec indécence à cette obscurité est l’ancienne coutume de donner aux Maures et maintenant encore aux juifs qui se convertissent, et que les grands seigneurs tiennent au baptême, non seulement leur nom de baptême, mais celui de leur maison, avec leurs armes qui passent pour toujours dans ces familles infimes, et qui, avec le temps, les confondent avec les véritables, et les leur substituent encore plus aisément lorsqu’elles viennent à s’éteindre.

Bâtards en Espagne ont des avantages inconnus chez toutes les autres nations chrétiennes, venus du mélange avec les Maures qui y a si longtemps duré.

Peu de différence des bâtards de deux libres d’avec les légitimes un peu plus de ceux d’une fille et d’un homme marié. Ils héritent et sont capables de recueillir les substitutions. De là plusieurs maisons de cette origine, et quelquefois redoublée, qui n’en sont guère moins considérables. D’autres en nombre dont ce défaut est obscur. Pour ceux d’une femme mariée, ou les doubles adultérins, leur proscription et l’infamie de leur origine est telle en Espagne qu’elle devroit être partout, c’est-à-dire sans espérance et sans exemple d’exception. Ils y sont sans nom, sans biens, sans existence.

Du fond de la dignité même de grand d’Espagne que je viens d’essayer d’expliquer, il en faut venir aux usages, et commencer par ceux qui nous sont connus et qu’ils n’ont pas.

Les grands ni leurs femmes n’ont aucune marque de dignité sur leurs carrosses ni à leurs armes ; ce n’est point l’usage en Espagne pour aucune charge ni dignité que ce soit. Si quelques-uns d’eux conservent ces anciennes distinctions des bannières et des chaudières des ricos-hombres, elles sont communes à tous ceux de leur maison qui ne sont point grands, et se mettent dans l’écu en bordure ou en écartelure. Il n’y a pas jusqu’aux petits hommes armés et à cheval du connétable de Castille, et aux ancres de l’amirante qui ne soient en bordure. Il est pourtant vrai, que quelques-uns, en petit nombre, portent les bannières en dehors de l’écu, et quelquefois même l’en environnent ; mais cela ne tient point lieu de marque de dignité en Espagne. Pour la Toison d’or, ceux qui l’ont en portent le collier autour de leurs armes, et pareillement celui du Saint-Esprit, ceux à qui on l’a donné.

Depuis que les ducs de France et les grands d’Espagne fraternisent en rang et en honneurs, il y a plusieurs de ceux-ci qui, en Espagne et sans en être jamais sortis, ont pris le manteau ducal ; peu de grands espagnols naturels l’ont encore fait. La reine même n’a point de housse.

Les balustres[4] et les autres distinctions extérieures y sont inconnues, même chez le roi et la reine, excepté le dais ; mais ce dais descend chez tous les titulados, dont il y en a quelquefois de fort étranges : j’expliquerai ce que c’est en son temps. Toute la différence est que les dais de ceux-ci ne sont que de damas tout simple, avec un portrait du roi dessus, et que ceux des grands sont de velours et riches, sans portrait, avec quelquefois leurs armes brodées dans la queue. Ainsi les dais des uns paraissent être pour le portrait, et celui des autres pour leur dignité et pour eux-mêmes. À l’égard des balustres, peut-être que l’usage de coucher en des lieux retirés qu’on ne voit point, et de n’avoir point de ces lits qui ne sont que pour la parade, en a banni la distinction.

La manière de bâtir en Espagne fait que ce que nous appelons en France les honneurs du Louvre[5] n’y peut exister. Les palais du roi, et tous les autres, ont une grande porte cochère, à condition qu’aucun carrosse n’y peut entrer ; mais il y en a une image. Après, cette porte il y a, au palais de Madrid, un grand vestibule noir et obscur, couvert, court, mais qui s’étend en deux petites ailes, et qui aboutit à quelques marches d’une galerie qui sépare deux cours pavées de grandes pierres plates, avec un grand escalier tout en dehors au bout de cette galerie. Dans ce vestibule couvert entrent les carrosses des grands et de leurs femmes, des cardinaux et des ambassadeurs, et en ressortent dès qu’ils sont descendus à la galerie ; ils rentrent de même pour les prendre quand ils veulent remonter pour s’en aller. Tous les autres hommes et femmes descendent et remontent devant la grande porte, et tous les carrosses se rangent dans la grande place du palais. Au Buen-Retiro, entre plusieurs cours, il y en a deux de suite, comme au Palais-Royal à Paris, mais infiniment plus grandes. Tous les carrosses entrent dans la première et y restent. Les seuls grands et leurs femmes, les cardinaux et les ambassadeurs entrent dans les leurs sous le corps de logis qui sépare les deux cours, et y descendent dans une galerie ouverte qui conduit au bas du degré, et leurs carrosses passent outre dans la deuxième cour pour y tourner.

Ils les alloient attendre après dans la première, et entroient comme en arrivant quand leurs maîtres ou maîtresses vouloient y remonter pour s’en aller. Maintenant, c’est-à-dire longtemps avant que j’allasse en Espagne, et je ne sais sous quel règne, leurs carrosses demeurent dans la seconde cour, et ne font plus qu’avancer pour reprendre leurs maîtres ou leurs maîtresses où ils les ont descendus. Ce dernier petit avantage étoit encore nouveau de mon temps, peut-être sur l’exemple des ambassadeurs qui l’ont toujours eu.

Il faut se souvenir ici des distinctions extrêmes qu’on a vues plus haut du président et même du gouverneur du conseil de Castille par-dessus les grands qui arrêtent devant lui dans les rues, qui n’en ont pas la main chez lui, et qui n’en sont point visités en quelque occasion que ce soit, qui est reçu et conduit au carrosse par un majordome quand il va au palais, et qui y est seul assis en troisième avec le majordome-major et le sommelier du corps, en attendant que le roi paroisse ou qu’il soit appelé dans le cabinet, en présence de tous les grands debout ; De celle du majordome-major du roi, qui partout les précède tous, et en place distinguée, et qui est assis à côté du roi, au bal, à la comédie, aux audiences singulières, les grands debout, et qu’il est comme leur chef ; De celle du majordome-major de la reine, qui chez elle, aux audiences, les précède tous ; De celle des cardinaux, sur eux qui, en présence du roi, sont extrêmes, mais nulles en son absence. J’aurai occasion d’en parler ailleurs.

Enfin, de celles des ambassadeurs qui, à la vérité, sont peu sensibles et ne se rencontrent pas souvent.

J’ai remarqué celles des conseillers d’État, même point grands, qui à leur exclusion, ont le droit d’aller en chaise à porteurs comme les dames.

À l’égard de celles-ci, toutes celles d’une qualité distinguée, sans distinction des femmes de grands, se font souvent porter en chaise par la ville et même au palais, dans l’escalier, jusqu’à la porte extérieure de l’appartement de la reine, où leurs chaises et leurs porteurs les attendent, sans le mezzo-termine, trouvé à Versailles, de payer pour faire porter les livrées du roi aux porteurs des personnes qui n’ont pas les honneurs du Louvre. La vérité est qu’il n’y a guère que les dames du palais, et fort peu d’autres grandes dames, femmes de grands, à qui je l’ai vu faire. À propos de livrée, souvent on n’en a point, puis on en reprend, et jamais presque les mêmes. Jusqu’au fond de la couleur de la livrée, on la change presque tous les ans dans la même maison.

Elles sont la plupart sombres et toutes fort simples, et les carrosses et les chaises au-dessous de la simplicité. Les boues de Madrid l’hiver, sa poussière l’été, et l’air qui résulte de la quantité et de la nature étrange de ces boues, qui ternit les meubles et jusqu’à la vaisselle d’argent, est cause de cette grande simplicité, mais qui n’est pas pour les ambassadeurs.

Les grands n’ont point l’usage de se démettre de leur dignité comme les ducs, en France ; mais en Espagne, le successeur direct d’une grandesse et sa femme ont des honneurs et un rang, en attendant qu’elle leur soit échue par la mort de celui à qui ils ont droit de succéder. Le comte de Tessé, en faveur duquel le maréchal son père eut la permission d’en user comme les ducs à leur exemple ne seroit pas traité ni reconnu comme grand en Espagne du vivant de son père. La chose faite et le rang pris ici, on en tira un consentement du roi d’Espagne, parce qu’il ne devoit point avoir d’usage en Espagne, où le comte de Tessé ne devoit point aller, et encore ce consentement fut-il difficile et tardif. Philippe V a pourtant fait deux exceptions à cette règle, que nul autre roi n’avoit enfreinte avant lui.

La première fut en faveur du duc de Berwick, auquel, en récompense de ses services après la bataille d’Almanza, il donna la grandesse de première classe, les duchés de Liria et de Quirica, anciens apanages des infants d’Aragon, pour y établir sa grandesse et jouir, en propriété, de ses terres de quarante mille livres de rente ; la liberté d’y appeler tel de ses enfants qu’il voudroit, pour en jouir même de son vivant et sa postérité ensuite ; la faculté de changer ce choix pendant toute sa vie, et le pouvoir de le changer encore par son testament, toutes grâces inouïes et proportionnées à l’importance de la victoire d’Almanza. En conséquence, son fils aîné eut en Espagne la grandesse, les duchés, et porta le nom du duc de Liria où il s’établit, puissant par son mariage avec la sœur du duc de Veragua qui en recueillit depuis le vaste et riche héritage.

L’autre exception fut faite en faveur de la fonction dont je fus honoré d’aller ambassadeur extraordinaire en Espagne faire la demande de l’infante pour le roi, conclure le futur mariage, en signer le contrat et assister de sa part au mariage du prince des Asturies avec une fille de M. le duc d’Orléans, lors régent du royaume. À l’instant que la cérémonie en fut achevée, le roi d’Espagne s’avança à moi dans la chapelle même du château de Lerma, et avec mille bontés me fit l’honneur de me dire qu’il me donnoit la grandesse de la première classe pour moi, et en même temps pour celui de mes deux fils que je voudrois choisir pour en jouir dès à présent avec moi, et la Toison d’or à l’aîné. Comme j’avois la permission de l’accepter, je choisis sur-lechamp le cadet, et les lui présentai tous deux pour le remercier, avec moi, de ses grandes grâces, puis à la reine qui ne me témoigna pas moins de bontés, auxquelles j’eus le bonheur de voir toute la cour applaudir, à laquelle aussi j’avois tâché de plaire. Comme on retournoit deux jours après à Madrid, on remit à y faire la réception de l’un et la couverture de l’autre.

Il est bon toutefois de remarquer que ces deux exemples ont été faits en deux occasions uniques en faveur de deux étrangers à l’Espagne, pour deux personnes dont la démission ne multiplioit rien, parce que, comme ducs de France, nous avions déjà les mêmes rangs, honneurs et prérogatives en Espagne que les grands, droit et usage de nous trouver partout avec et parmi eux, qui étoient bien aises que j’en profitasse souvent. Ce fut aussi ce qui nous empêcha, M. de Berwick et moi, de faire pour nous-mêmes la cérémonie de la couverture, parce qu’elle ne nous donnoit rien dont nous ne fussions en possession entière ; aussi assistai-je parmi les grands, et couvert comme eux, à la couverture de mon fils, qui est une cérémonie où les ambassadeurs ne se trouvent point.




  1. Recherches historiques et généaloqiques des grands d’Espagne, par Imhof. Amsterdam, 1707, in-12.
  2. Mœurs morisques ou mœurs arabesques, des Maures.
  3. Comptée.
  4. Les lits et tables des rois et des grands étaient entourés de balustres ou balustrades, qui en fermaient l’accès.
  5. Les honneurs du Louvre étaient le privilége accordé à certains personnages d’entrer dans la cour du Louvre en carrosse ou à cheval. Favin prétend, dans son Théâtre d’honneur et de chevalerie (t. Ier p. 371) que les honneurs du Louvre n’étaient accordés primitivement qu’aux princes et princesses du sang. Dans la suite, on les étendit aux princes étrangers, au connétable, aux cardinaux, enfin à tous les ducs.