Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/15

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CHAPITRE XV.


Séance et cérémonie de tenir chapelle en Espagne. — Cérémonie de la Chandeleur et celle des Cendres. — Banquillo du capitaine des gardes en quartier. — Raison pourquoi les capitaines des gardes sont toujours grands. — Places distinguées à toutes fêtes et cérémonies pour les grands, leurs femmes, fils aînés et belles-filles aînées. — Parasol des grands aux processions en dehors où le roi assiste et la reine. — Cortès ou états généraux. — Traitement par écrit dans les églises, hors Madrid. — Baptême de l’infant don Philippe. — Honneurs civils et militaires partout. — Honneurs à Rome. — Rangs étrangers inconnus en Espagne. — Égalité chez tous les souverains non rois. — Supériorité de M. le Prince sur don Juan aux Pays-Bas, et son respect pour le roi fugitif d’Angleterre, Charles II. — Bâtards des rois d’Espagne. — Grands nuls en toutes affaires. — Point de couronnement, nul habit de cérémonie, ni pour les rois d’Espagne, ni pour les grands. — Nulle préférence de rang dans les ordres d’Espagne, ni dans celui de la Toison d’or. — Grands acceptent des emplois fort petits. — Grandesses s’achètent quelquefois. — Autre récapitulation. — Nul serment pour la grandesse. — Grand nombre de grands d’Espagne. — Indifférence d’avoir une ou plusieurs grandesses


Lorsque le roi d’Espagne tient chapelle, ce qui arrive très-fréquemment, dont je parlerai ailleurs, sa cour l’attend à la porte de son appartement secret. Il passe environ deux pièces, puis se couvre. Les grands qui marchent sans ordre devant et autour de lui, le prince des Asturies qui le suit, le capitaine des gardes en quartier qui est toujours grand, et le patriarche des Indes, s’il est cardinal, qui marche à côté du capitaine des gardes, se couvrent tous. On fait un long chemin par de grands et magnifiques appartements, et on arrive ainsi à la chapelle, où chacun fait la révérence à la reine qui est dans la tribune ; puis s’avançant, on la fait à l’autel ; celle-là est toujours à l’espagnole, c’est-à-dire comme sont les révérences de nos chevaliers du Saint-Esprit et de toutes nos cérémonies. Les ambassadeurs seuls la font à l’ordinaire ; le roi la fait à l’espagnole vis-à-vis de sa place, et chacun prend la sienne. Le patriarche, s’il est cardinal, vis-à-vis du roi, laquelle [place] j’expliquerai ailleurs, sinon sur le banc des évêques où il n’y en a presque jamais, parce, que tous résident très-exactement, et que la difficulté de la croix, que la chapelle ne veut pas souffrir, empêche l’archevêque de Tolède de s’y trouver. De mon temps c’étoit le cardinal Borgia qui étoit patriarche des Indes.

Tandis que le célébrant commence la messe au bas de l’autel, le cardinal sort de sa place, où il n’a qu’un aumônier près de lui, debout à sa droite en surplis, et suivi des quatre majordomes du roi, de front derrière lui, va au milieu de l’autel sans monter aucune marche, le salue, puis le roi et le prince des Asturies de suite, se retourne le dos à l’autel, salue la reine, puis les ambassadeurs qui se lèvent et s’inclinent à lui, en dernier lieu les grands qui en font de même, et pour ne le plus répéter, toutes les fois qu’il sort de sa place et qu’il y revient, il fait les mêmes saluts en se baissant, comme font nos évêques, et les majordomes derrière lui à l’espagnole dans le même temps. Il va au prie-Dieu du roi qui est debout, dire l’Introït à voix médiocre, puis revient. Il lui porte l’Évangile à baiser, et au prince ; il va les encenser sans en être salué, et il leur porte la paix, puis à la reine. Lorsqu’il y va et en revient, et c’est toute la longueur de la chapelle, les ambassadeurs et les grands sont debout. En sortant de la chapelle, le roi se couvre et les grands, et retournent comme ils sont venus. Les pages qui portent les flambeaux au Sanctus font, en arrivant à leur place, la révérence à l’autel, au roi, et au prince en même temps, à la reine, au cardinal et aux ambassadeurs en même temps, enfin aux grands. C’est à l’espagnole, en baissant leurs flambeaux tous en même temps et comme en cadence : c’est un vrai exercice. Il y a toujours sermon en espagnol. Le prédicateur sort de la sacristie, et vient recevoir à genoux la bénédiction du cardinal, puis fait les révérences susdites, et monte en chaire, en s’en retournant de même.

Lorsqu’il y a procession, comme à la Chandeleur, il n’y a point d’ambassadeurs, parce qu’ils ne pourroient marcher que devant le roi ou après le roi, comme ils font en suite du capitaine des gardes quand on va et revient des chapelles ordinaires. En avant n’est donc point leur place. En arrière ils couperoient la reine ou au moins les dames de sa suite, tellement que ces jours-là ils ne sont point avertis, et ne s’y trouvent jamais. La bénédiction des cierges finie par le cardinal, le roi, suivi du prince et de son capitaine des gardes, va au milieu de l’autel, où le cardinal est, dans un fauteuil sur la plus basse marche, en sorte que le roi n’en monte aucune. Le majordome-major marche seul à sa droite, suivi d’un bas officier. Il trouve un majordome vers où est le cardinal qui lui présente un carreau. Le majordome-major le met devant le roi, qui reçoit à genoux le cierge du cardinal, le prince ensuite, puis le majordome-major ôte le carreau, et le rend au majordome, se met à genoux, reçoit le cierge, après lui le capitaine des gardes, et retournent en leurs places. Le roi étant déjà en la sienne, tous les grands ensuite, suivant qu’ils se trouvent placés sur leur banc, vont prendre le cierge à genoux, et tout de suite le clergé, à qui il en a été distribué avant le roi, sort de dessus ses bancs, et sort processionnellement, puis le clergé qui est à l’autel et le cardinal, après les grands deux à deux, enfin le roi ayant presque de front le majordome major à sa droite, le prince derrière à côté du capitaine des gardes ; tout cela trouve la reine à la porte de sa tribune en dedans, à. qui le cardinal en passant a donné un cierge, et à tout ce qui est dans la tribune. Les grands saluent la reine profondément. Le roi la salue aussi ; elle laisse un court intervalle entre elle et le prince, et suit la procession entre son majordome-major et son grand écuyer, suivie des infants. Après eux marche seule la camarera-mayor, les dames de la reine deux à deux, puis celles des infants. Le roi et les grands se couvrent hors la chapelle. Les seigneurs et les gens de qualité côtoient, les uns les grands les plus près du roi, la plus grande partie les dames ; puis le commun suit. Il y a des officiers des gardes du corps des deux côtés du roi, et celui qui sert auprès de la reine lui porte la queue. On fait le tour des corridors du palais, ce que j’expliquerai ailleurs. En toutes les processions c’est le même ordre de marche. À celle-là mon fils et moi étions sur le banc des grands, plusieurs entre nous deux, et c’est là où j’ai dit que le hasard fit qu’il me précéda. Le roi et tous baisent l’anneau du cardinal après avoir reçu le cierge.

Le jour des Cendres, les ambassadeurs y sont. La bénédiction faite, le cardinal, suivi du nonce et des majordomes, va au milieu de l’autel, comme ci-dessus, où tous deux prennent une étole d’un des assistants à l’autel ; le célébrant donne des cendres au cardinal seulement incliné, qui lui en donne ensuite, mais le célébrant à genoux, puis au nonce incliné qui revient à sa place, après à tout le clergé. Le roi vient accompagné comme à la distribution des cierges, et le carreau lui est présenté de même. Lui et le prince en ayant reçu, et le carreau ôté comme lors des cierges, les ambassadeurs viennent, recevoir les cendres, puis le majordome-major qui étoit resté là ; ensuite le capitaine des gardes, puis tous les grands, après quoi le cardinal en va porter à la reine, aux infants et à tout ce qui est dans la tribune. Elle n’assiste jamais ailleurs à aucune chapelle, les jours ordinaires c’est où le roi et elle entendent la messe, et où ils communient leurs jours marqués, et personne n’y entre que leurs grands officiers intérieurs et les dames de la reine et des infants. Au-dessus est une grande tribune pour la musique, qui est excellente et nombreuse, et, au-dessus de celle-là, une autre pour les duègnes et les criadas[1] du palais, ou nul homme n’entre. Les caméristes sont à l’entrée et au fond de la tribune de la reine.

Il faut remarquer que les ambassadeurs ni les grands n’ont point de carreau à la chapelle ; le tapis de leur banc et de celui des évêques, et du petit banc ras de terre devant les ambassadeurs, sont jusqu’à terre et d’assez vilaine tapisserie, la même pour tous. Le petit banc ras de terré, qui est devant le cardinal, est de velours rouge, et n’est pas plus étendu que les autres. Sort fauteuil est de bois uni avec les bras tout droits ; le siège et le dossier, qui ne lui appuie que les épaules, est de velours rouge avec un galon d’or et d’argent usé autour, de forme carrée, avec de larges clous dorés dessus, d’espace en espace, environné de petits, comme ces anciens fauteuils de château ; son carreau est de velours rouge à ses pieds ; les fauteuils, carreaux et drap de pied du prie-Dieu du roi et du prince, sont de velours avec beaucoup d’or ou d’argent, ou d’étoffe magnifique. Ils changent souvent, mais ceux du roi sont toujours beaucoup plus riches que ceux du prince, et tournés en biais vers l’autel.

La place du capitaine des gardes du corps fit une grande difficulté. Philippe V est le premier qui ait eu des gardes du corps et des capitaines des gardes, sur le modèle de la France. Ses prédécesseurs n’avoient que des hallebardiers, tels qu’il les a conservés, mais dont le capitaine n’a point de place nulle part comme tel, et des lanciers en petit nombre et fort misérables, dont le capitaine n’étoit rien. Les grands, qui sont les seuls laïques assis aux chapelles, ne voulurent pas souffrir que le capitaine des gardes en quartier le fût, ou s’il étoit grand, le fût hors de leur banc. Cette difficulté fut réglée pour ne jamais prendre de capitaine des gardes que parmi les grands. Mais cela ne les satisfit pas ; ils vouloient que celui de quartier fût indifféremment assis avec eux sur leur banc, et le roi d’Espagne, qui s’en faisoit servir sur le modèle de notre cour, prétendit l’avoir assis derrière son fauteuil. Enfin, par composition, après beaucoup de bruit, il fut convenu qu’il auroit un banquillo, c’est-à-dire un petit banc à une seule place, couvert comme celui des grands, adossé en biais à la muraille, à la place où il est marqué dans le plan. À vêpres c’est la même séance, et au Retiro comme au palais, et en quelque lieu que le roi tienne chapelle. Il n’y a que la tribune de la reine qui ne peut être partout placée, ni de plain-pied ni au bout de l’église ; mais elle est toujours dans une tribune, et ce changement de sa place n’en apporte aucun autre. J’ai grossièrement expliqué la chapelle par rapport seulement aux grands ; je la détaillerai plus curieusement ailleurs. Lorsque le roi va en pompe à Notre-Dame d’Atocha, qui est à un dernier bout de Madrid, il est censé n’y être accompagné que de ses grands officiers, qui le précèdent ou le suivent dans ses carrosses, et la reine de même de ses dames. Les grands n’y sont point invités et n’y ont point de places.

Les fêtes dans la place Mayor, qui est fort grande et qui a cinq étages égaux, tous à balcons à toutes les fenêtres, sont assez rares. J’y en ai vu plusieurs à cause des deux mariages, et toutes admirables. J’en parlerai en leur temps. Il suffit ici de dire qu’il y a au milieu une maison distinguée pour le roi et sa cour ; vis-à-vis la largeur de la place, entre-deux, sont les ambassadeurs, et ce même étage, qui est le premier, est distribué tout autour de la place aux grands et à leurs femmes, à tous séparément, de façon qu’un grand a du moins quatre balcons de suite, à quatre ou cinq places chacun, c’est-à-dire quatre au large et cinq assez aisément, car ils sont, tous égaux et sortent en dehors trois pieds. Si un grand a une ou plusieurs charges, qui lui donnent droit de places, on les ajoute de suite à ses balcons comme grand ; mais cela est assez rare. Le deuxième, et, s’il le faut, le troisième étage, sont distribués de même. C’est le majordome-major qui en donne les ordres, et les balcons désignés dans les billets, en sorte que chacun sait où aller sans se méprendre. Ce qui reste après de places jusqu’au cinquième étage est à la disposition du corrégidor de Madrid, tellement que ceux qui n’ont point de places par grandesses, ou, ce qui est fort rare, par charges, n’en ont qu’après tous les grands et les charges, ce qui fait qu’ils en ont de médiocres ou de mauvaises, et même difficilement par le peu qui en resté pour toute la cour et la ville, de manière que la plupart des personnes de qualité, hommes et femmes, en demandent aux grands de leurs amis sur leurs balcons. Les ministres étrangers en ont avant les seigneurs qui ne sont pas grands, par le majordome-major. Cela se passe de la sorte dès que la fête est hors du palais. Quand elle se fait dans la place du palais, où j’en ai vu aussi d’admirables, les fenêtres se donnent par places aux mêmes, mais avec moins d’ordre et de commodité, et toujours par les majordomes sous les ordres dû majordome-major. Aux unes et aux autres la règle y est telle, qu’il n’y a jamais la plus légère dispute, et qu’on y arrive et qu’on en sort avec une grande facilité, quoique la foule n’y soit pas moindre que celle qui fait toujours repentir de la curiosité des spectacles et des fêtes en France.

Les grands sont invités aux cérémonies avec la même exactitude. Comme il est des fêtes où on n’en invite point d’autres, encore que toute la cour s’y trouve, ainsi que je l’ai vu arriver aux bals et aux comédies du mariage, excepté les ambassadeurs qui le furent aussi, aussi est-il des cérémonies où on n’invite qu’eux ou presque qu’eux. J’appelle inviter d’autres, leur faire dire de s’y trouver ; car, pour l’avertissement en forme, il ne s’adresse jamais qu’à eux. Ils l’eurent pour la cérémonie de la signature du contrat de mariage du roi et de l’infante ; que je décrirai en son lieu. Il n’y entra qu’eux et les seigneurs les plus distingués, et les gens de qualité en foule virent entrer et sortir le roi et les grands du lieu où elle se fit, et le très-petit nombre de charges ou de places indispensables ; outre les grands qui y furent admis hors du rang des grands, et bien plus éloigné pour eux de la table et du roi. Il en fut de même au mariage du prince des Asturies, quoique célébré à Lerma près de Burgos. Le roi n’y voulut d’abord que sa suite ordinaire, parce qu’il y alla chasser six semaines auparavant. Mais, pour le mariage, tous les grands y furent invités ; eux, leurs femmes, fils aînés et belles-filles, eurent tous des logements marqués, et furent les plus près de la cérémonie ; les femmes et les belles-filles des grands sur leurs carreaux. Je décrirai en son lieu cette cérémonie. On y verra aussi, en son temps les audiences publiques aux sujets et aux ministres étrangers, où les grands sont invités et couverts. Aux processions, qui se font dehors, où le roi assiste, et où ils sont aussi invités, ils ont l’ombrello, c’est-à-dire le parasol.

Ils sont toujours aussi invités aux cortes, c’est ce que nous appelons en France les états généraux ; mais ceux d’Espagne ne font guère que prêter des reconnoissances, des hommages et des serments, et n’ont pas même les prétentions de ceux de France. Ainsi, y assister, n’est pas se mêler d’affaires, encore moins prêter du poids et de l’autorité. En ces assemblées, qui d’ordinaire se font dans la belle église des Hiéronimites du Buen-Retiro à Madrid, qui sert de chapelle à ce palais, les grands précédent tous les députés dans la séance et dans tout le reste.

Le roi, écrivant à un grand, le traite de cousin, et son fils aîné, de parent ; de même à leurs femmes.

Dans toutes les villes et lieux où le roi n’est pas, les grands ont à l’église un tapis à leur place, la première du chœur, un carreau pour les genoux, et un pour les coudes ; les fils aînés des grands un carreau. J’en eus ainsi, et mon deuxième fils, dans la cathédrale de Tolède, à la grand’messe et au sermon, et le comte de Lorges un carreau. Mon fils aîné étoit demeuré malade à Madrid. Ce carreau du comte de Larges m’en fit demander pour le comte de Céreste, frère du marquis de Brancas, pour l’abbé de Saint-Simon et pour son frère, et je ne les eus qu’à grand’peine et par considération pour moi, comme ils me le dirent nettement. Tous les chanoines étoient en place. On connoît la dignité et les richesses de cette première église d’Espagne ; j’en parlerai ailleurs.

Je remets aussi en son temps à expliquer la cérémonie du baptême de l’infant don Philippe, où tous les grands et grandes, leurs fils aînés et belles-filles, furent invités, et les plus près du roi et de la cérémonie. Je me contenterai ici de remarquer qu’ils eurent le dégoût, et qui fit du bruit et de grandes plaintes, d’y porter les honneurs, qui ne le devoient être que par les majordomes.

Ils ont partout les honneurs civils, c’est-à-dire ce que nous appelons en France le vin, les présents et les compliments des villes et des notables. Ils ont le canon, la garde et tous les honneurs militaires, la première visite des vice-rois et capitaines généraux des armées et des provinces, et la main chez eux pour une seule fois, s’ils sont officiers ou sujets du pays où le vice-roi commande, chez lequel ils conservent d’autres sortes de distinctions sur les autres seigneurs des mêmes pays non grands, et servent suivant leur grade militaire. J’ai expliqué cela plus haut, ainsi que les honneurs qu’ils ont chez le pape, pareils à ceux des souverains d’Italie, et dans Rome, semblables en tout aux distinctions des deux princes du Soglio, qui eux-mêmes sont grands.

Le rang, qui s’est peu à peu introduit en France tel que nous l’y voyons de prince étranger, soit en faveur des cadets de maisons souveraines, soit en faveur de maisons de seigneurs françois qui l’ont obtenu pièce à pièce, est entièrement inconnu en Espagne aussi bien que dans tous les autres pays de l’Europe, qui ont des premières dignités et des charges qui répondent à nos offices de la couronne. Il n’y a donc de rang en Espagne que celui des cardinaux, des ambassadeurs et des grands d’Espagne, celui du chef ou du président du conseil de Castille étant une chose tout à fait à part, quoique supérieur à tous. On a vu ci-dessus des princes de maison souveraine attachés au service d’Espagne, faits grands pour leur vie. C’étoit le seul moyen de leur donner un rang dont ils ont joui sans jamais avoir prétendu aucune distinction particulière ni quoi que ce soit parmi les autres grands. Ceux-ci se sont soutenus avec le même avantage à l’égard des souverains qui ont été à Madrid, même les ducs de Savoie. Ceux-là, à la vérité, ne furent pas faits grands, aussi n’avoient-ils pas à y demeurer, mais ils n’en précédèrent aucun, et n’osèrent se trouver avec eux. Le seul fils de Savoie, qui fut depuis le célèbre duc Charles-Emmanuel, y eut quelque distinction, mais ce ne fut qu’après que son mariage fut arrêté avec l’infante, et en cette considération ; encore ces distinctions au-dessus des grands furent-elles assez médiocres. Du prince de Galles, qui fut depuis l’infortuné Charles Ier, on n’en parle pas : l’héritier présomptif et direct de la couronne de la Grande- Bretagne est au-dessus de toutes les règles. La comtesse de Soissons, mère du fameux prince Eugène, ne put jamais paroître en public à Madrid, ni voir la reine que dans le dernier particulier malgré sa faveur, ses manèges et ses privances, qui à la fin aboutirent à l’empoisonner, et à s’enfuir pour éviter le supplice du à son crime. Lorsque le prince et la princesse d’Harcourt accompagnèrent la même reine en Espagne, ils n’y purent obtenir aucun rang, parce que le prince d’Harcourt n’eut le caractère d’ambassadeur que pour la cérémonie du mariage qui se fit dans un méchant village, un peu au deçà de Burgos, où j’ai passé. Aucun seigneur non grand d’Espagne même, ni aucune femme de qualité, ne leur voulut céder. Charles II ni la fille de Monsieur, sa nouvelle épouse, n’y trouvèrent rien à reprendre, elle à représenter, ni lui à ordonner. Ainsi le prince et la princesse d’Harcourt furent contraints de revenir brusquement pour se tirer de ce qu’ils trouvoient de mortifiant pour eux. Aussi cette princesse d’Harcourt si insolente de la faveur de Mme de Maintenon, si entreprenante, si forte en gueule, ne parloit-elle jamais de ce voyage.

Les électeurs et les princes régents d’Allemagne et ceux d’Italie les traitent en tout chez eux d’égaux et leur donnent la main, et même les ducs de Savoie, jusqu’au dernier qui, longtemps avant de s’être fait roi, cessa de les voir ainsi que les cardinaux.

La politique et la puissance de Charles-Quint leur procura tous ces avantages dans les pays étrangers, que celle de la maison d’Autriche a su leur y maintenir depuis, comme je l’ai déjà dit. Ils ne se pouvoient prétexter que par ceux qui leur furent donnés dans leur pays même, et Charles-Quint et ses successeurs ont toujours cru, à l’exemple des papes sur les cardinaux, que leur respect et leur grandeur s’accroissoit et se maintenoit à la mesure de celle qui émanoit d’eux. Tout n’est qu’exemple, non seulement pour les papes, mais pour ces princes, de la justesse de cette pensée, que ce n’est pas ici le lieu de pousser.

La stérilité des reines d’Espagne depuis Charles-Quint n’a point laissé de princes du sang depuis le règne de Charles V. À peine quelque infant cadet est-il sorti de l’enfance ; à peine un seul a-t-il atteint l’adolescence qu’il a été cardinal-archevêque de Tolède, et est mort promptement après. On n’y a donc vu que presque l’héritier de la couronne, et jamais de seconde génération. Les nôtres n’ont point voyagé en Espagne, de manière qu’il n’y a ni règle ni exemple des princes du sang aux grands. M. le Prince le héros est le seul qu’on puisse citer, qui, malgré sa situation forcée en Flandre, sut toujours maintenir toute sa supériorité sur don Juan, gouverneur général des Pays-Bas, général des troupes, et qui tranchoit du prince du sang d’Espagne, quoiqu’il ne fût que bâtard ; il la conserva de même sur tous les autres, avec la gradation de plus de ce qu’il emportoit sur le chef des Pays-Bas et des armées, qui le souffroit très-impatiemment, mais qui n’osa jamais lui rien disputer. Il en usait plus familièrement avec le roi d’Angleterre, dont l’état, sous l’usurpation de Cromwell, étoit encore bien plus gêné et plus réduit à fermer les yeux aux avantages que don Juan en osoit usurper. Cela impatienta M. le Prince, qui, non content de lui avoir appris à vivre avec lui, lui voulut donner encore la mortification de lui montrer ce qu’il devoit au roi d’Angleterre. Peu de jours après que ce prince fut arrivé à Bruxelles et qu’il eut remarqué la familiarité peu décente que don Juan s’avisoit de prendre avec lui il les pria l’un et l’autre à dîner avec tout ce qui étoit de plus considérable à Bruxelles. Tous s’y trouvèrent, et quand il fut servi, M. le Prince le dit au roi d’Angleterre, et le suivit à la salle du repas. Qui fut bien étonné ? ce fut don Juan, quand, arrivé en même temps avec la compagnie qui suivoit le roi d’Angleterre et M. le Prince, il ne vit sur une très-grande table qu’un unique couvert avec un cadenas, un fauteuil, et pas un autre siège. Sa surprise augmenta, si elle le put, quand il vit M. le Prince présenter à laver au roi d’Angleterre, puis prendre une serviette pour le servir. Dès qu’il fut à table, il, pria M. le Prince de s’y mettre avec la compagnie. M. le Prince répondit qu’ils auroient à dîner dans une autre pièce, et ne se rendit que sur ce que le roi d’Angleterre le commanda absolument. Alors M. le Prince dit que le roi ordonnoit qu’on apportât des couverts. Il se mit à distance, mais à la droite du roi d’Angleterre, don Juan à sa gauche, et tous les invités ensuite. Don Juan sentit toute l’amertume de la leçon, et en fut outré de dépit ; mais après cet exemple il n’osa plus vivre avec le roi d’Angleterre comme il avoit osé commencer.

On a vu ci-dessus l’état des bâtards en Espagne. Ceux des rois en ont profité. Le premier don Juan eut de grands emplois, s’illustra de la fameuse mais peu fructueuse victoire navale de Lépante, passa de vice-royauté en vice-royauté, parce que Philippe II avoit peur de son mérite, et le tint tant qu’il put éloigné. Avec tant d’éclat il acquit l’altesse comme les infants, en prit presque les manières, eut une maison fort considérable, et alla finir de bonne heure aux Pays-Bas de la manière que personne n’ignore. Cet exemple fraya le chemin de la grandeur au second don Juan, qui n’avoit pas moins de mérite que le premier, quoique resserré dans des bornes plus étroites. Il la sut soutenir par les cabales et un parti qui fit pâlir souvent la reine mère de Charles II, régente, et qui lui arracha ses plus confidents serviteurs ; il n’est donc pas surprenant qu’il ait eu l’altesse et presque la maison des infants, et que les imitations de beaucoup de leurs manières lui aient été souffertes par un parti de presque toute l’Espagne, qui ne se maintenoit, ne parvenoit, et ne profitoit contre la régente et le gouvernement qu’à l’ombre de sa protection, et qui, à la majorité de Charles II, chassa cette reine à Tolède, d’où elle ne revint à la cour qu’en 1679, après la mort de don Juan, qui régna toujours sous le nom du roi, et qui n’oublia aucun de tous les avantages que peuvent donner l’exemple et la puissance, et le grand parti qu’il s’étoit fait. Tous les deux don Juan moururent sans enfants après avoir été à la tête des armées et des provinces, le premier à trente-deux ans, l’autre à cinquante. Je parlerai en son temps de l’altesse et du rang que Mme des Ursins et M. de Vendôme usurpèrent en Espagne, et qui leur fut à tous deux diversement funeste.

Tels sont à peu près les rangs, les prérogatives, les distinctions, les honneurs des grands d’Espagne. On n’y voit point leur intervention nécessaire en rien du gouvernement de l’État, ni de sa police intérieure, ni leur voix en aucune délibération ni jugement ; nulle séance en aucune cour ni tribunal, nulle distinction ni pour leurs grandesses ni pour leurs personnes dans la manière d’être jugés en aucun cas. Bien est vrai qu’il y en a toujours eu de conseillers d’État, c’est-à-dire de ministres jusqu’au commencement de Philippe V, mais toujours avec d’autres, toujours par avancement personnel, jamais par nécessité de dignité. Les testaments des rois laissant des fils mineurs ont quelquefois mis un, grand dans le conseil qu’ils nommoient pour et au nom de tous les autres, mais par eux exprimé et choisi, et, s’il est dit comme grand, ce n’est pas, comme on le voit, par ce qui vient d’être remarqué, qu’un grand comme tel y fût nécessaire, mais par égard pour eux, et ne sembler pas n’en trouver aucun digne d’y être admis.

Dans le fameux testament de Charles II, qu’on peut dire avoir été l’ouvrage de quelques grands qui le signèrent, et d’autres grands qui le surent, et dans la régence qui y fut établie en attendant l’arrivée du successeur nommé, on voit des égards pour les charges, les places, les emplois, les personnages, rien ou presque rien donné à la dignité de grand, dont le concours et l’autorité ne paroît point nécessaire en dispositions de si grand poids, et qui décidoit le sort de cette grande monarchie. On voit les grands appelés à l’ouverture du testament de Charles II après sa mort, qui est peut-être la plus auguste et la plus solennelle action où ils l’aient été. Mais je dis action, et non pas fonction, puisqu’ils n’y en eurent aucune, et qu’il n’y fut question que d’apprendre les premiers, et avec décence pour les premiers seigneurs de la monarchie, en faveur de qui le roi défunt en disposoit, la forme de gouvernement qu’il prescrivoit, ceux qu’il admettoit, et s’y soumettre sans aucune forme d’opiner ni de délibérer. Cela fut fait de la sorte par ceux-là mêmes qui, en les convoquant, savoient bien ce qu’on alloit trouver. Mais un cas unique et sans exemple de la monarchie sans successeur connu demandoit bien une telle formalité en faveur des plus grands, des plus distingués, et des premiers seigneurs de cette même monarchie revêtus de la plus grande dignité, pour livrer cette mémé monarchie à celui que le testateur y avoit appelé sans les consulter ni leur en parler. Ce cas donc si extraordinaire, ou plutôt si unique, ne constitue point par lui-même aucun droit délibératif ni judiciaire en quoi que ce soit aux grands, qui même n’y jugèrent et n’y délibérèrent, mais écoutèrent, apprirent les dispositions, et s’y soumirent sans qu’aucun entamât aucun discours que d’approbation, et la plupart en un mot, ou par leur silence. Ainsi rien d’acquis par là ni en matière de lois intérieures ni en matière d’État. De ce grand et unique exemple, exemple si signalé, et de tout ce qui a été rapporté auparavant, il faut donc conclure que la dignité de grand consiste uniquement en illustration cérémonielle de rangs, prééminences, prérogatives, honneurs et distinctions, et en accompagnement très-privilégié et nécessaire de décoration du roi.

Depuis les rois catholiques, aucun roi d’Espagne n’a été couronné, aucun n’a porté d’habit royal ni particulier, en aucune occasion. Les rois catholiques, c’est-à-dire Ferdinand et Isabelle, l’avoient été, et avant eux tous les rois particuliers l’étoient dans les Espagnes. Je n’ai aucune notion que les ricos-hombres eussent, en ces occasions, des habits propres à leur dignité, ou des fonctions à eux particulières. Ces royaumes étoient petits, peu puissants, toujours troublés entre eux et par les Maures ; il y a lieu de croire que tout s’y passoit militairement et simplement. Quoi qu’il en soit, depuis que le nom et la dignité de grand a aboli, sous le premier commencement de Charles-Quint, les ricos-hombres, il n’y a point eu d’habit particulier en aucune cérémonie ni en aucune occasion, non plus qu’au roi d’Espagne.

Dans les divers ordres d’Espagne et dans celui de la Toison d’or, l’idée de l’ancienne chevalerie a prévalu à leur dignité, même à celle des infants. Ces princes ni les grands n’y ont d’autre préférence de rang que celui de l’ancienneté de la réception, et entre ceux de même réception, que celui de l’âge. Philippe V est le premier qui ait donné au prince des Asturies, mort roi d’Espagne, le rang au-dessus de tous les chevaliers de la Toison, et un carreau sous ses pieds au chapitre, mais assis à la première place du banc à droite avec les chevaliers, et coude à coude, sans distance ni distinction du chevalier son voisin, et faisant la fonction du plus ancien chevalier sans différence, qui est d’accommoder le collier du nouveau chevalier et l’attacher de son côté, tandis que le parrain l’attache sur l’autre épaule, et le chancelier de l’ordre par derrière, puis d’embrasser le nouveau reçu comme tous les autres chevaliers ; encore a-t-il fallu que le roi d’Espagne ait demandé cette préséance et ce carreau aux chevaliers qui l’ont accordé, et à qui pourtant cela a paru fort nouveau. Sur cet exemple, les autres infants ont eu le même avantage. J’ai vu ce que je raconte ici à la réception de mon fils aîné, mais il est vrai qu’à celle de Maulevrier, qui fut quelque temps après, le prince des Asturies attacha bien un côté de son collier, mais que, quand ce fut à l’embrassade, il ne se souleva seulement pas, ne l’embrassa ni n’en fit pas même semblant, et se fit baiser la main. Au sortir de la cérémonie, la plupart des chevaliers m’en parlèrent, et s’en parlèrent entre eux comme d’une nouveauté sans exemple et très offensante, dont ils auroient été bien aises pour Maulevrier qui étoit fort haï, mais dont la conséquence pour les chevaliers qui seroient faits dans la suite, et de là pour l’ordre, les piquoit extrêmement. Je ne sais comme cela se sera passé depuis.

Avec toute la grandeur et la hauteur des grands d’Espagne, ils ne laissent pas de rechercher des emplois qu’on auroit peine à croire et qu’on voie rien à quoi cela les puisse mener. Ils en font même quelquefois des fonctions par eux-mêmes ; d’autres fois ils subrogent quelqu’un pour les faire en leur place, en leur absence ; enfin, quelques autres ne les ont que par honneur. Ces emplois, sous d’autres noms, ne sont que des échevinages de villes, même médiocres, avec de simples gentilshommes et des bourgeois. Il y aura quelquefois deux ou trois grands, et des plus distingués en tout, échevins de la même ville ; il s’en trouve aussi à qui les plus petites défèrent ce bizarre honneur et qui ne le refusent pas. Mais n’en voilà peut-être que trop pour donner simplement une juste idée des grands d’Espagne et de leur dignité, qui n’avoit ce semble que frappé les yeux et les oreilles, sans avoir encore passé fort au delà. Ils reviendront encore plus d’une fois en propos à l’occasion de différentes choses de mon ambassade.

Je n’ose pourtant finir ce qui regarde cette matière sans dire une vérité fâcheuse. C’est qu’il n’est pas inouï, il n’est pas nouveau, que les rois aient accordé la grandesse pour de l’argent. Cette sorte de marché s’est fait plus d’une fois, et sous plus d’un règne, et j’ai vu en Espagne plus d’un grand de cette façon. Quand cela se fait c’est tout uniment. On n’y met ni voile pour le temps ni masque pour l’avenir ; on traite tout simplement, on convient de prix, et ce prix est toujours fort ; l’argent en est porté dans les coffres du roi, qui, au même instant, confère la grandesse. Il y en [a] même de tels de qualité distinguée, mais ceux de qualité distinguée qui ont acheté ne sont pas Espagnols.

Récapitulons maintenant ce qui vient d’être dit des usages de la grandesse, comme nous avons fait pour ce qui en regarde l’essence et le fond : en joignant l’une et l’autre, on aura le précis en peu de lignes de tout ce qui concerne cette dignité.

Nulle marque extérieure ce la grandesse, aux carrosses ni aux armes. La reine même n’a point de housse. Depuis la fraternité d’honneurs des ducs et des grands, plusieurs, même de ceux qui ne sont point sortis d’Espagne, ont pris le manteau ducal, mais presque aucun Espagnol naturel. De marques dans leurs maisons, nulles, excepté le dais. Ils l’ont de velours et souvent leurs armes brodées dans la queue, etc. Les conseillers d’État et les titulados, et il y en a de fort étranges, en ont aussi, mais de damas, avec un portrait du roi dans la queue, comme le dais étant là pour le portrait ; de balustres, le roi et la reine même n’en ont point.

Démissions des grandesses inconnues, mais les fils aînés des grands ont des distinctions, et leurs femmes ne diffèrent presque en rien de celles des grands ; toutefois deux exemples sous Philippe V, l’un après la bataille d’Almanza pour le duc de Berwick, l’autre pour moi à l’occasion du double mariage : deux cas uniques, deux étrangers, deux hommes qui, comme ducs de France, jouissoient déjà de tous les honneurs de la grandesse, et ces deux exceptions portées par la concession même ; inutilité abusive de celui du comte de Tessé.

Couverture d’un grand majestueuse, semblable à la première audience solennelle d’un ambassadeur.

Différence des trois classes : La première trouve la famille du roi, c’est-à-dire ses bas officiers, à la descente du carrosse, le majordome de semaine au bas du degré, et le degré entier bordé des hallebardiers de la garde sous les armes jusqu’à l’entrée de l’appartement, quelques grands au haut du degré qui en descendent deux marches ; se couvre avant de parler au roi, et ayant fini et fait la révérence, se couvre avant que le roi commence à lui répondre et l’écoute couvert ; la garde des régiments des gardes espagnoles et wallonnes sous les armes dans la place du palais ; reçoit les mêmes honneurs en sortant comme en entrant.

La seconde n’en a aucun en entrant ni en sortant, trouve le majordome de semaine au haut du degré et quelques grands un peu plus loin, parle au roi découvert, se couvre avant qu’il lui réponde.

La troisième trouve le majordome de semaine à la porte de l’appartement du roi ; nuls grands au-devant de lui ; parle au roi et attend sa réponse, découvert, qui ne lui dit cobrios qu’après lui avoir baisé la main, et ne se couvre qu’à la muraille. Toutes trois gardent chez la reine les mêmes différences de se couvrir.

Le roi est debout, la reine chez elle est assise dans un fauteuil, et ne dit point cobrios parce qu’elle ne fait pas les grands. Point de fonctions de parrain chez elle. Son majordome n’accompagne le grand que jusqu’à sa première révérence, qu’il fait avec lui ; à la seconde salue les dames avant les grands, et point les seigneurs ni les gens de qualité, non plus que chez le roi ; va faire un compliment aux dames qui ont l’excellence lorsque la reine se retire ; chez le prince des Asturies, visite de respect sans se couvrir et sans cérémonie.

Nulle cérémonie, nul acte public, nulle fonction, nulle fête publique que le roi donne au palais ou ailleurs, à laquelle il assiste au dehors, que les grands ne soient invités, leurs femmes, s’il y a des dames, et leurs belles-filles aînées, et s’il n’y a point à se couvrir, les maris de celles-ci, et partout en ces occasions, qui sont très fréquentes, ils ont tous beaucoup d’avantages en nombre et en distinctions de places.

Eurent, eux et leurs femmes, leurs fils et belles-filles aînées, les premières et plus proches places au mariage du prince des Asturies, et conviés d’y venir à Lerma, pareillement à Madrid au baptême de don Philippe, où j’ai remarqué le dégoût qu’ils eurent d’y porter les honneurs.

Les grands furent tous mandés et assistèrent, seuls, avec le service le plus étroit et le plus indispensable, à la lecture et à la signature du contrat de mariage du roi et de l’infante.

Ont aux chapelles un banc couvert de tapis ensuite du roi, et y sont salués autant de fois que le roi.

Sont couverts aux audiences solennelles et publiques, et toutes les fois partout que le roi l’est, sans qu’il le leur dise.

Sont traités de cousins quand le roi leur écrit ; ont avec différence des classes des distinctions dans le style de chancellerie ; en ont tous aussi dans les lettres ordinaires. Les fils aînés des grands sont traités par le roi de parents ; les femmes le sont comme leurs maris.

Ont, hors Madrid et des lieux où le roi se trouve, un tapis à l’église et double carreau pour les coudes et pour les genoux. Ont tous les honneurs civils et militaires ; la première visite du vice-roi et la main chez lui ; s’ils sont sujets et habitués dans la vice-royauté, ou officiers de guerre, une fois et puis plus. Pareillement à l’armée, une garde et la main chez le général, une seule fois, puis servent de volontaires ou dans l’emploi qu’ils ont ; de même font leur cour au vice-roi avec les honneurs et les distinctions que les grands du pays ont chez lui.

Les femmes des grands ont chez la reine des carreaux de velours en tout temps, et leurs belles-filles aînées de damas ou de satin, de même à l’église pour se mettre à genoux, à la comédie pour s’asseoir ; et maintenant des tabourets au bal ; toutes les autres debout ou par terre.

Distinction d’aller par la ville à deux et quatre mules avec ou sans postillon, à traits courts, longs, ou très-longs. Ces derniers ne sont que pour les grands, leurs fils aînés, leurs femmes, les cardinaux, les ambassadeurs et le président du conseil de Castille.

Leurs cochers les mènent quelquefois tête nue, toujours leurs femmes et leurs belles-filles aînées, et en chaise, le porteur de devant toujours découvert aussi pour les grands qu’il porte.

Grande précision et distinction à la réception et conduite des visites.

Les grands ne cèdent à personne, excepté ce que j’ai dit du président ou gouverneur du conseil de Castille, du majordome-major du roi, et rarement des cardinaux et des ambassadeurs ; nul autre rang que le leur et pour eux, et maintenant donné aux ducs de France. Princes étrangers faits grands à vie à cause de cela. Souverains sans avantages sur eux en Espagne, même ducs de Savoie. Ceux qui y furent accordés au célèbre. Charles-Emmanuel, depuis duc de Savoie, médiocres, et en considération de son mariage réglé avec l’infante. Prince de Galles, depuis roi Charles Ier d’Angleterre, hors de pair et d’exemples. Duc d’Orléans visita toutes leurs femmes, eut le traitement d’infant, traita les grands comme il traite les ducs de France. Princes du sang de même, et les infants, comme font les fils de France. On remet à parler de d’usurpation de la princesse des Ursins et du duc de Vendôme, qui ne leur fut pas heureuse, à l’exemple des deux don Juan expliqués. Personne même de ce qui n’étoit point grand ne voulut céder au prince ni à la princesse d’Harcourt, qui menèrent la reine, fille de Monsieur. Ils n’eurent aucuns honneurs particuliers, ni la comtesse de Soissons depuis.

Les grands sont traités d’égaux chez les électeurs et les autres souverains, comme les souverains d’Italie chez le pape, et dans Rome comme les princes du Soglio.

Ont cependant en Espagne plusieurs désavantages qui ont été marqués avec le gouverneur du conseil de Castille, les cardinaux, les ambassadeurs, le majordome-major du roi, et en carrosse avec le grand écuyer.

N’ont ni voix ni séance en aucun tribunal, ni part nécessaire aux lois ni au gouvernement de l’État, ni distinction en la manière d’être jugés en aucun cas.

Ont séance au-dessus de tous les députés aux cortès ou états généraux, lesquels ne iront que prêter hommage, et n’ont rien des prétentions de ceux de France. Un seul pour tous, mais sans nécessité, a quelquefois été nommé dans les testaments des rois pour être du conseil de régence. Très-peu ont eu part au testament de Charles II. Tous furent appelés à son ouverture, et tous sans opiner pour s’y soumettre, cas unique en singularité et nécessité qui ne leur ajoute aucun droit.

Nul couronnement des rois d’Espagne depuis les rois catholiques, et nul habillement royal en aucune occasion ; nul habit distinctif ni particulier aux grands ni à leurs femmes.

Nul rang ni distinction dans l’ordre de la Toison, ni dans les autres d’Espagne. Rang avec tous par ancienneté dans l’ordre, et en mémé réception par âge.

Prennent des emplois municipaux fort au-dessous d’eux, et qui ne les mènent à rien.

Bâtards devenus grands.

Exemples, et plusieurs, et de plusieurs règnes, et d’Espagnols et d’étrangers, qui ont acheté et payé fort cher et fort publiquement la grandesse ; même entre les étrangers de naissance distinguée, plusieurs encore existants.

Nul serment pour la dignité de grand d’Espagne, parce qu’elle n’a que rang, honneurs, etc., et nulle sorte de fonction.

Le nombre des grands d’Espagne beaucoup plus grand en Espagne même que celui des ducs en France, sans compter les grands établis en Italie et aux Pays-Bas, même avant l’avènement de Philippe V à la couronne, et fort augmenté depuis.

Et nombre qui ne diminue presque jamais par la succession à l’infini par les femelles, en sorte qu’il ne peut guère diminuer que par la chute des grandesses à d’autres grands par héritage, comme le duc de Medina-Celi qui en a recueilli seize ou dix-sept qui toutes sont sur sa tête, et qui toutes ne peuvent passer de lui que sur la même tête, sans que celui qui en a ce grand nombre ait la moindre préférence en rien par-dessus les autres grands ni même parmi eux, en sorte qu’il est entièrement indifférent d’en avoir plusieurs ou de n’en avoir qu’une.




  1. Mot espagnol qui signifie servantes ou suivantes.