Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/11

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CHAPITRE XI.


Disgrâce de M. de Vendôme. — Éclat entre le duc de Vendôme et Puységur, qui le perd radicalement auprès du roi. — Affront reçu à Marly, de Mme la duchesse de Bourgogne, par le duc de Vendôme. — [Il] est exclu de Marly. — Vendôme exclu de Meudon. — Vendôme refusé d’aller en Espagne. — Fortune, caractère et retraite du duc de La Rochefoucauld.


La mort de M. le prince de Conti sembla au duc de Vendôme un avantage d’autant plus considérable qu’il se voyoit délivré d’un émule si embarrassant par la supériorité de naissance, au moment qu’il l’alloit voir en sa place à la tête des armées, porté partout sur les pavois, et qu’il le laissoit encore auprès de Monseigneur sans aucun contrepoids. J’ai déjà dit en son temps son exclusion des armées, parce que cet événement ne se pouvoit reculer hors de temps, par rapport aux dispositions militaires qui ne se pouvoient transposer. La chute de ce prince des superbes eut trois degrés, tant, de si haut, elle fut profonde. Nous voici arrivés au deuxième qui laisse encore un espace considérable jusqu’au dernier d’entre deux et trois mois ; mais comme ce dernier n’a de connexité avec aucun autre événement, je le rapporterai tout de suite après avoir averti de l’intervalle pour n’avoir plus à y revenir.

Quelques raisons de toute espèce qui dussent engager le roi à ôter à M. de Vendôme le commandement de ses armées, je ne sais si tout l’art et le crédit de Mme de Maintenon n’y eût pas succombé, et si les menées de M. du Maine, qu’il lui cachoit avec tant de soins, et aidées du secours journalier des valets intérieurs, sans une aventure qu’il faut expliquer ici pour mettre tout, à la fois ce grand tout, sous les yeux, de la dernière issue de cette terrible lutte, et si poussée à l’extrême entre Vendôme secondé de sa formidable cabale, et l’héritier nécessaire de la couronne appuyé de son épouse qui faisoit les délices du roi et de Mme de Maintenon, qui pour trancher le mot, dont le dedans et le dehors ont été trente ans durant témoins, le gouvernoit entièrement, et dont Vendôme avoit si pleinement et si insolemment triomphé.

On a vu qu’à son retour de Flandre, il avoit eu une audience du roi, unique et qui ne fut pas fort longue. Il n’y oublia pas Puységur, dont il fit des plaintes amères, et en dit tout ce qui lui plut de pis, avec son audace accoutumée à être cru sur parole.

Puységur, dont j’ai eu occasion de parler plus d’une fois, étoit fort connu du roi, avec une sorte de privance que lui avoit acquise le rapport continuel au roi des détails si continuels de son régiment d’infanterie, dont il se croyoit le colonel particulier, dans lequel Puységur avoit passé jusqu’alors la plus grande partie de sa vie major et lieutenant-colonel avec la confiance du roi. Elle s’étoit augmentée par des rapports plus importants, lorsque, maréchal des logis de l’armée de M. de Luxembourg, il en étoit l’âme et y faisoit tout jusqu’aux projets. La part qu’il eut après au secret et à l’exécution de l’expulsion de toutes les garnisons hollandaises des places des Pays-Bas espagnols, et de là en beaucoup d’autres choses importantes que le roi lui confia, soit pour l’en consulter, soit pour l’en charger, dont il s’étoit toujours acquitté avec toute la capacité et la droiture possible en Flandre, en Espagne et partout où il fut employé, comme on l’a vu quelquefois ici, avoient ajouté pour lui, dans le roi, le dernier degré de confiance et d’estime. Lui et son ami Montriel, aussi du régiment du roi et souvent son aide dans les détails des armées, avoient été mis gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, lorsque l’affaire de M. de Cambrai en fit chasser Léchelle et Dupuis, comme je l’ai rapporté alors. Il s’étoit extrêmement attaché à M. de Beauvilliers ; et, depuis que leur emploi fut fini, Puységur, dont il avoit goûté la vérité et la capacité, demeura dans son commerce et dans son amitié la plus particulière, conséquemment très-bien auprès de Mgr le duc de Bourgogne, qui, s’il eût régné, ne lui eût pas fait attendre si longtemps qu’on a fait le bâton de maréchal de France, si dignement mérité, et qu’il n’a eu enfin que par la honte de ne le lui pas donner. Dans cette situation à la cour et dans les armées il n’étoit pas possible qu’il ne fût toujours tout au milieu de ce qu’il s’y passoit et le témoin de tous les démêlés de la campagne de Lille, dès lors lieutenant général dans cette armée. Il y étoit le correspondant du duc de Beauvilliers, fort exact, et plût à Dieu qu’on l’eût particulièrement attaché à la personne de Mgr le duc de Bourgogne, au lieu de ceux qu’on y mit. Sa capacité et sa vertu furent, dès le commencement de la campagne, fort choquées de la conduite de M. de Vendôme, et le furent dans la suite de plus en plus jusqu’au comble. Il voyoit tout à revers, et dans les sources il ne pouvoit approuver rien de ce que faisoit et vouloit le général. Il avoit souvent occasion de le montrer et de le lui témoigner à lui-même. À l’injonction du duc de Berwick, ami particulier du duc de Beauvilliers, il s’étoit lié avec lui, et le fut toute la campagne.

C’en étoit trop à la fois pour n’être pas exposé à la haine de Vendôme, malgré tous les ménagements extrêmes qu’il avoit constamment gardés avec lui, qui ne purent adoucir un homme si superbe, et si ennemi né de tout ce qui ne l’étoit pas du prince qu’il vouloit perdre et qu’il ménageoit si peu, bien plus, de tout ce qui lui étoit attaché. C’est ce qui produisit les plaintes que Vendôme en fit au roi et à son retour, tout ce qu’il lui en dit d’étrange, et non content de cette vengeance, de tout ce qu’il en répandit publiquement en propos peu mesurés.

Puységur, si accoutumé aux fréquents particuliers avec le roi, comprit qu’après une si épineuse campagne, il en auroit où il seroit vivement questionné s’il arrivoit à la chaude et prudemment se mit six semaines ou deux mois en panne, chez lui, en Soissonnois, avant que d’arriver à Paris et à la cour. La curiosité refroidie, instruit d’ailleurs des propos que le duc de Vendôme tenoit sur lui, il ne voulut pas, par un plus long séjour, donner à penser qu’il étoit embarrassé de se montrer. Ainsi il arriva.

Peu de jours après, le roi qui l’avoit toujours goûté, peiné de tout ce que M. de Vendôme lui en avoit dit, le fit entrer dans son cabinet, et là tête à tête, lui demanda raison, avec bonté, de mille sottises absurdes qui l’avoient embarrassé. Puységur l’en éclaircit si nettement, que le roi, dans sa surprise, lui avoua que c’étoit M. de Vendôme qui les lui avoit dites. À ce nom, Puységur, qui se sentit piqué, saisit le moment. Il dit au roi d’abord ce qui l’avoit retenu si longtemps chez lui sans paroître, puis détailla naïvement et courageusement les fautes, les inepties, les obstinations, les insolences de M. de Vendôme, avec une précision et une clarté qui rendit le roi très attentif et fécond en questions, et en éclaircissements de plus en plus. Puységur qui les lui donna tous, voyant tant d’ouverture, et le roi demeurer court et persuadé à chaque fois, poussa sa pointe, et lui dit que, puisque Vendôme l’épargnoit si peu après toutes les mesures et les ménagements qu’il avoit toujours gardés avec lui, il se croyoit permis, et même de son devoir pour le bien de son service, de le lui faire connoître une bonne fois. De là, il lui dépeignit le personnel du duc de Vendôme, sa vie ordinaire à l’armée, l’incapacité de son corps, la fausseté de son jugement, la prévention de son esprit, la fausseté et les dangers de ses maximes, l’ignorance de toute sa conduite à la guerre ; puis, reprenant toutes ses campagnes d’Italie, et les deux dernières de Flandre, il le démasqua totalement, mit au roi le doigt et l’œil sur toutes ses fautes, et lui démontra manifestement que c’étoit une profusion de miracles si ce général n’avoit pas perdu la France cent fois.

La conversation dura plus de deux heures. Le roi, convaincu de tout, et de longue main persuadé par expériences, non seulement de la capacité de Puységur, mais de sa droiture, de sa fidélité et de son exacte vérité, ouvrit à ce coup tout à la fois les yeux sur cet homme que tant d’art lui avoit si bien caché jusqu’alors, et montré comme un héros et le génie titulaire de la France. Il eut honte et dépit de sa crédulité, et de cette conversation Vendôme demeura perdu dans son esprit, et bien exclu du commandement des armées, exclusion qui tarda peu après à se déclarer.

Puységur, naturellement humble, doux et modeste, mais vrai et piqué au jeu, et qui n’avoit plus de ménagement à garder avec M. de Vendôme après l’éclat qu’il avoit fait contre lui en public, et ce qu’il avoit dit au roi, content d’ailleurs du succès qu’il avoit remarqué dans toute sa conversation, la rendit sur-le-champ en gros dans la galerie, et brava vertueusement Vendôme et toute sa cabale, qu’il n’ignoroit point.

Elle en frémit de rage ; Vendôme encore plus. Ils ne répondirent qu’en répandant des raisonnements misérables qui ne firent impression sur personne. Les plus avisés les jugèrent dès lors sur le côté. Le parti opposé et jusqu’alors si opprimé embrassa Puységur ; et Mme de Maintenon, Mme la duchesse de Bourgogne, le duc de Beauvilliers même, surent faire valoir auprès du roi ce qu’il avoit enfin appris par lui.

La suite assez prompte, je l’ai racontée. Vendôme, exclu de servir, vendit ses équipages, se retira à Anet où l’herbe commença à croître, et supplia le roi de trouver bon qu’il ne lui fit guère sa cour qu’à Marly, et Monseigneur qu’à Meudon, de tous les voyages desquels il continua d’être. Cette légère continuation de distinction le soutenoit un peu dans la solitude qu’il s’étoit creusée ; elle lui servit comme de témoignage de la satisfaction demeurée au roi et à Monseigneur de ses services et de sa conduite, que ses ennemis si puissants et si nécessairement chers n’avoient pu lui enlever : c’est ainsi que sa cabale s’en expliquoit, et lui-même, avec un faux air de philosophie et de mépris du monde dans lequel personne ne donna.

Tout abattu qu’il étoit, il soutenoit à Marly et à Meudon le grand air qu’il y avoit usurpé dans les temps de sa prospérité. Après avoir surmonté les premiers embarras, il y reprit sa hauteur, sa voix élevée ; il y tenoit le dé. À l’y voir, quoique peu environné, on l’eût pris pour le maître du salon ; et à sa liberté avec Monseigneur, et même, tant qu’il l’osoit hasarder, avec le roi, on l’eût cru le principal personnage. La piété de Mgr le duc de Bourgogne lui faisoit supporter sa présence et ses manières comme s’il ne se fût rien passé à son égard ; ses serviteurs particuliers en souffroient, et Mme la duchesse de Bourgogne fort impatiemment ; mais sans oser rien dire, épiant les occasions.

Il s’en présenta une au premier voyage que le roi fit à Marly après Pâques. Le brelan étoit à la mode ; Monseigneur y jouoit souvent dans le salon d’assez bonne heure avec Mme la duchesse de Bourgogne. Manquant d’un cinquième, il vit M. de Vendôme à un bout du salon ; il le fit appeler pour faire sa partie. À l’instant Mme la duchesse de Bourgogne dit modestement, mais fort intelligiblement, à Monseigneur, que la présence de M. de Vendôme à Marly lui étoit bien assez pénible, sans l’avoir encore au jeu avec elle, et qu’elle le supplioit de l’en dispenser. Monseigneur, qui n’y avoit pas fait la moindre réflexion, ne le put trouver mauvais ; il regarda par le salon et en fit appeler un autre. Vendôme, cependant, arrivoit à eux et en eut le dégoût en face et en plein devant tout le monde. On peut juger à quel excès cet homme superbe fut piqué de l’affront. Il ne servoit plus, il ne commandoit plus, il n’étoit plus l’idole adorée, il se trouvoit dans la maison paternelle du prince qu’il avoit si cruellement offensé, et c’étoit à son épouse chérie et outrée à qui il avoit affaire ; il pirouetta, s’éloigna dès qu'il le put, et bientôt après gagna sa chambre, où il ragea à son loisir.

La jeune princesse fit cependant ses réflexions sur ce qu’il venoit d’arriver. Rassurée par la facilité qu’elle avoit trouvée à ce qu’elle venoit de faire, en peine aussi comme le roi prendroit la chose, elle se détermina, tout en jouant, à la pousser plus loin, ou pour y réussir, ou au moins pour se tirer d’embarras, car, avec toute son intime familiarité, elle s’embarrassoit aisément parce qu’elle étoit douce et timide. Sitôt donc que la partie de brelan fut finie, elle courut chez Mme de Maintenon avant que le roi y fût encore entré, et lui conta ce qu’il lui venoit d’arriver. Elle lui dit que, après tout ce qu’il s’étoit passé en Flandre, elle avoit une peine extrême à voir M. de Vendôme ; que cette affectation continuelle de Marly, où elle ne le pouvoit éviter, sans jamais aller à Versailles, où elle ne le rencontroit jamais, étoit une suite d’insultes à laquelle elle ne pouvoit s’accoutumer ; que, de plus, ses fautes étant assez reconnues pour lui avoir fait ôter le commandement des armées, il ne pouvoit y avoir d’autre raison de le souffrir à Marly que celle de l’amitié du roi pour lui, et qu’elle ne pouvoit supporter qu’avec la dernière douleur qu’elle parût égale entre son petit-fils et elle d’une part, et M. de Vendôme de l’autre. Cela fut vif, mais court, parce que le roi alloit arriver.

Mme de Maintenon, piquée contre Vendôme du fond des choses, et plus dangereusement peut-être d’avoir si longuement lutté contre lui en vain, parla ce soir là même au roi de cette affaire, lui lit valoir les raisons de la princesse, sa douceur, sa modération d’avoir été si longtemps sans en rien dire, et combien ces sentiments-là étoient estimables, par rapport à son mari. Le propos réussit sur l’heure. Le roi entièrement dégoûté du duc de Vendôme, et toujours peiné d’avoir sous ses yeux ceux qu’il jugeoit avec raison être mécontents, comme il n’en pouvoit douter ; de celui-ci depuis qu’il ne servoit plus, ne fut pas fâché d’une occasion de se soulager de sa présence, et avec le gré de sa petite-fille et de Mme de Maintenon. Avant de se coucher, il chargea Bloin de dire de sa part, le lendemain au matin, à M. de Vendôme de s’abstenir désormais de demander pour Marly, ou se rencontrant sans cesse, et nécessairement, dans les mêmes lieux que Mme la duchesse de Bourgogne qui avoit peine à le voir, il n’étoit pas juste de lui en laisser plus longtemps la contrainte.

On ne peut imaginer en quel excès de désespoir il entra à ce message si peu attendu, et qui sapoit par le pied le fondement de toute espérance, et de l’insolence de ses manières et de ses propos. Il se tut néanmoins de peur de pis, n’osa parler au roi, et s’enfuit cacher sa rage et sa honte à Clichy, chez Crosat. L’aventure du brelan avoit fait grand bruit, il avoit retenti jusqu’à Paris. Les auteurs du compliment fait à Vendôme en conséquence ne le cachèrent pas. Cette nouvelle fit un nouveau fracas dans le monde, tellement que, lorsqu’on sut Vendôme si brusquement à Clichy, le bruit courut partout qu’il avoit été chassé de Marly. Il le sut ; et, pour montrer qu’il n’en étoit rien, il y retourna deux jours avant la fin du voyage, qu’il passa dans la honte et dans un continuel embarras. Il en partit pour Anet, en même temps que le roi pour Versailles, et n’a jamais depuis remis les pieds à Marly.

Revenu des premiers transports, il se prit à ce qu’il put. Bloin ne lui avoit point parlé de Meudon ; il s’assura d’être de tous les voyages, et se mit à se vanter de l’amitié de Monseigneur à tout propos, comme auroit fait un franc provincial. Réduit à ce retranchement, il arrivoit à Versailles la surveille de chaque voyage de Monseigneur pour faire sa cour au roi, et logeoit chez Bloin, parce qu’il avoit prêté son logement à Mme de Montbazon, sœur du comte d’Évreux, lorsqu’il renonça à Versailles pour Marly et Meudon, quand il sut qu’il ne serviroit plus. Il passoit à Meudon tout le temps que Monseigneur y demeuroit, lui qui dans sa splendeur lui donnoit à peine un jour ou deux, et de Meudon retournoit droit à Anet. Il ne se faisoit point de voyages à Meudon que Mme la duchesse de Bourgogne n’y allât voir Monseigneur et que Vendôme ne s’y présentât audacieusement devant elle, comme pour lui faire sentir qu’au moins chez Monseigneur il l’emportoit sur elle. Conduite par l’expérience de l’expulsion de Marly, la princesse souffrit doucement cette insolence ; elle épia quelque occasion.

Deux mois après, il arriva que, pendant un voyage de Monseigneur, le roi et Mme de Maintenon y allèrent dîner avec Mme la duchesse de Bourgogne, sans y coucher. C’étoit une énigme que cette partie. Au roi cela lui étoit arrivé, quoique rarement ; quelquefois Mme de Maintenon, tout à fait réunie avec Mlle Choin, la vouloit entretenir à son aise sans la faire venir à Versailles, et le roi, comme on peut croire, étoit du secret. On verra bientôt quelle fut cette liaison. M. de Vendôme, qui, à l’ordinaire, étoit à Meudon, eut le peu de sens de se présenter des premiers à la descente du carrosse. Mme la duchesse de Bourgogne, qui en fut très-blessée, s’en contraignit moins qu’à l’ordinaire, et détourna la tête avec affectation après une apparence de révérence. Vendôme, qui le sentit, n’en poussa que mieux sa pointe et il fit la folie de la poursuivre l’après-dînée à son jeu. Il en essuya le même traitement, et encore plus marqué. Piqué au vif, et à la fin embarrassé de sa contenance, il monta dans sa chambre et n’en descendit que fort tard. Pendant ce temps-là, Mme la duchesse de Bourgogne fit sentir à Monseigneur le peu de ménagement que Vendôme avoit pour elle. Retournée le soir à Versailles, elle en parla à Mme de Maintenon, et s’en plaignit ouvertement au roi. Elle lui représenta combien il lui étoit dur d’être moins bien traitée de Monseigneur que de lui-même, et que M. de Vendôme se fit ouvertement contre elle un asile de Meudon, et une consolation de Marly. Mme la princesse de Conti, avec quelques dames, étoient de ce voyage avec Monseigneur, entre autres Mme de Montbazon.

Le lendemain du jour que le roi y avoit dîné, M. de Vendôme se plaignit aigrement à Monseigneur de l’étrange persécution qu’il souffroit partout de Mme la duchesse de Bourgogne ; mais Monseigneur, qu’elle avoit prévenu la veille, répondit si froidement à Vendôme, qu’il se retira les larmes aux yeux, résolu toutefois de ne point quitter prise qu’il n’eût arraché de Monseigneur quelque sorte de satisfaction. Il entretint longtemps dans un cabinet Mme de Montbazon tête à tête, qui n’en sortit que pour aller prier Mme la princesse de Conti d’y passer, avec qui elle étoit fort bien, et qu’elle y suivit. Le colloque fut encore long entre eux trois et la conclusion que Mme la princesse de Conti parlât à Monseigneur le jour même en faveur de M. de Vendôme. Elle ne réussit pas mieux. Tout ce qu’elle en tira fut qu’il falloit que M. de Vendôme évitât Mme la duchesse de Bourgogne quand elle viendroit à Meudon, et que c’étoit bien le moindre respect qu’il lui devoit, jusqu’à ce qu’il l’eût apaisée et se fût remis bien auprès d’elle. Une réponse si sèche et si précise fut cruellement sentie ; mais il n’étoit pas au bout du châtiment qu’il avoit si plus que mérité [1]. Le lendemain mit fin à tous ces mouvements et à ces pourparlers.

Vendôme jouoit l’après-dînée à un papillon en un cabinet particulier, lorsque d’Antin arriva de Versailles. Il s’approcha de ce jeu, demanda où en étoit la reprise avec un empressement qui fit que M. de Vendôme lui en demanda la raison. D’Antin lui dit qu’il avoit à lui rendre compte de ce dont il l’avoit chargé. « Moi ! dit Vendôme avec surprise, je ne vous ai prié de ne rien. — Pardonnez-moi, répliqua d’Antin : vous ne vous souvenez donc pas que j’ai une réponse à vous faire ? » À cette recharge M. de Vendôme comprit qu’il y avoit quelque chose, quitta le jeu et entra dans une petite garde-robe obscure de Monseigneur avec d’Antin, qui là, tête à tête, lui dit que le roi lui avoit ordonné de prier Monseigneur de sa part de ne le plus mener à Meudon, comme lui-même avoit cessé de le mener à Marly, que sa présence choquoit Mme la duchesse de Bourgogne, et que le roi vouloit aussi que le duc sût qu’il désiroit qu’il ne s’y opiniâtrât pas davantage. Là-dessus la fureur transporta Vendôme et lui fit vomir tout ce qu’elle peut inspirer. Il reparla le soir à Monseigneur, qui ne s’en émut pas davantage, et qui, avec le même sang-froid qu’il lui avoit déjà montré, l’éconduisit entièrement. Le peu qui restoit du voyage s’écoula dans l’embarras et dans la rage qu’il est aisé de penser, et le jour que Monseigneur retourna à Versailles, il s’enfuit droit à Anet.

Mais, ne pouvant tenir nulle part, il s’en alla avec ses chiens, sous prétexte de chasse, passer un mois à sa terre de la Ferté-Aleps, sans logement et sans nulle compagnie, rager tout à son aise. Il revint de là à Anet se fixer dans un abandon universel. Dans ce délaissement, dans cette exclusion de tout si éclatante et si publique, incapable de soutenir une chute si parfaite après une si longue habitude d’atteindre à tout et de pouvoir tout, d’être l’idole du monde, de la cour, des armées, d’y faire adorer jusqu’à ses vices et admirer ses plus grandes fautes, canoniser tous ses défauts, d’oser concevoir le prodigieux dessein de perdre et d’anéantir l’héritier nécessaire de la couronne, sans avoir jamais reçu de lui que des marques de bonté et uniquement pour s’établir sur ses ruines, et triomphé huit mois durant de lui avec l’éclat et le succès le plus scandaleux, on vit cet énorme colosse tomber par terre, par le souffle d’une jeune princesse sage et courageuse, qui en reçut les applaudissements si bien mérités. Tout ce qui tenoit à elle fut charmé de voir ce dont elle étoit capable, et ce qui lui étoit opposé et à son époux en frémit. Cette cabale si formidable, si élevée, si accréditée, si étroitement unie pour les perdre et régner après le roi sous Monseigneur en leur place, au hasard de se manger alors les uns les autres à qui les rênes de la cour et du royaume demeuroient ; ces chefs mâles et femelles, si entreprenants, si audacieux, et qui, par leur succès, s’étoient tant promis de grandes choses, et dont les propos impérieux avoient tout subjugué, tombèrent dans un abattement et dans des frayeurs mortelles. C’étoit un plaisir de les voir rapprocher avec art et bassesse, et tourner autour de ceux du parti opposé qu’ils jugeoient y tenir quelque place, et que leur arrogance leur avoit fait mépriser et haïr, surtout de voir avec quel embarras, quelle crainte, quelle frayeur ils se mirent à ramper devant la jeune princesse, tourner misérablement autour de Mgr le duc de Bourgogne et de ce qui l’approchoit de plus près, et faire à ceux-là toutes sortes de souplesses.

M. de Vendôme, sans ressource que celle qu’il chercha dans ses vices et parmi ses valets, ne laissa pas de se vanter souvent parmi eux de l’amitié de Monseigneur, dont il étoit, disoit-il, bien assuré, et de la violence qui avoit été faite à ce prince à son égard. Il en étoit réduit à cette misère d’espérer que cela se répandroit par eux dans le monde, qu’on se le persuaderoit, et que la considération du futur lui donneroit de la considération. Mais le présent lui étoit insupportable. Pour s’en tirer il songea au service d’Espagne ; il écrivit à la princesse des Ursins pour se faire demander. On y avoit besoin de tout ; il fut demandé, mais sa disgrâce étoit encore trop fraîche pour devoir espérer de l’adoucir. Le roi trouva mauvais que le duc de Vendôme voulût s’accrocher à l’Espagne. Ses menées lui rompirent aux mains, le roi le refusa tout plat, et rompit cette intrigue en Espagne, où nous verrons pourtant qu’elle se renoua bientôt.

Personne ne gagna plus à cette chute si profonde que Mme de Maintenon. Outre la joie de terrasser si complètement un homme qui, par M. du Maine, lui devant presque tout ce qu’il avoit conquis, avoit osé lutter contre elle, et avec un si long avantage, elle en vit son crédit devenir de plus en plus l’effroi de la cour, par un si grand exemple de puissance, dont personne ne douta que le coup ne fût parti de sa main. Nous la verrons incessamment en lancer un autre qui n’épouvanta pas moins.

Elle acheva en même temps d’être délivrée d’un favori, qui pour n’avoir jamais ployé le genou devant elle, et qui l’avoit constamment affecté toute sa vie, lui étoit d’autant plus odieux que la connoissance qu’elle avoit du cœur du roi pour lui l’empêcha d’oser jamais travailler à l’entamer. Je dis qu’elle acheva, parce que la faveur étoit usée, et que l’âge et les yeux le jetèrent dans une retraite qui l’ôta de devant elle. C’est du duc de La Rochefoucauld dont je parle, et dont j’ai fait mention plus d’une fois, à propos du procès de préséance de M. de Luxembourg et d’autres occasions, particulièrement sur le mariage du duc de Noailles avec la nièce de Mme de Maintenon, dont le roi mouroit d’envie pour le prince de Marcillac, et sur lequel M. de La Rochefoucauld fit opiniâtrement la sourde oreille. Quoi que ce soit en lui ne faisoit souvenir de son père, cet homme qui a tant fait de bruit dans le monde par son esprit, sa délicatesse, sa galanterie, ses menées, ses intrigues, et la part qu’il a eue dans les troubles de la minorité de Louis XIV, dont il demeura ruiné, mais avec un grand bien qu’il remit dans sa maison par le mariage de son fils, que j’ai expliqué à propos de Mme de Vaudemont.

Tous les troubles finis, le cardinal Mazarin maître, le roi marié et ne bougeant de chez la comtesse de Soissons avec l’élite de la cour, de l’esprit, de la galanterie, du bon goût, des intrigues, parut le prince de Marcillac avec une figure commune qui ne promettoit rien et qui ne trompoit pas. Sans charge, sans emploi, portant encore sur le visage des marques du combat du faubourg Saint-Antoine, fils d’un père à qui le roi n’avoit jamais pardonné, et qui sans approcher de la cour faisoit à Paris les délices de l’esprit et de la compagnie la plus choisie, ce fils ne fit peur à personne de ce qui environnoit le roi. Je ne sais comment cela arriva, et personne ne l’a pu comprendre, à ce que j’ai ouï dire à M. de Lauzun, qui pointoit fort dès lors, et aux vieillards de son temps, mais en fort peu de jours il plut tellement au roi dont, au milieu d’une cour en hommes et en femmes si brillante, si polie, si spirituelle, le goût n’étoit pas fin ni délicat, qu’il lui donna des préférences qui inquiétèrent Vardes, le comte de Guiche, et les plus avant dans la privance du roi. Cette affection alla toujours croissant, jusque-là que le père de concert avec son fils se roidit à ne se point démettre de son duché pour en tirer par cette adresse, le rang de prince étranger, qu’il ne se consoloit point d’avoir vu arracher aux Bouillon avec cet immense échange, et tirer ces grands établissements des mêmes crimes qui lui étoient communs avec eux, parce qu’ils avoient plus effrayé que lui. Cet artifice néanmoins échoua, et ne les mena qu’à l’inutile distinction d’être traités de cousin. Mais le fils tira de sa faveur la charge de grand maître de la garde-robe que le roi avoit faite pour Guitry, tué sans alliance au passage du Rhin, et celle de grand veneur à la mort de Soyecourt, que le roi lui apprit lui-même par ce billet dont on lui fit tant d’honneur, qu’il se réjouissoit comme son ami de la charge qu’il lui donnoit comme son maître. On dit alors qu’il l’avoit fait son grand veneur pour avoir mis la bête dans les toiles. Il étoit confident des aventures passagères du roi, et on l’accusa dans ce temps-là de lui avoir fourni Mlle de Fontanges. Sa mort prompte et soupçonnée de poison n’altéra point la faveur de son ami. Il se lia alors étroitement avec Mme de Montespan, Mme de Thianges et toute sa famille. Cette liaison, qui fit son éloignement de Mme de Maintenon, dura avec eux toute sa vie, et sa faveur aussi, qui lui fit donner avec raison le nom de l’ami du roi, parce qu’elle fut solide au-dessus de toute autre, et indépendante de tous appuis, comme inébranlable à toute secousse. Il tira du roi des sommes immenses, qui lui paya trois fois ses dettes, et lui faisoit sans cesse et sourdement de gros présents.

C’étoit un homme haut, de beaucoup de valeur, et d’autant d’honneur qu’en peut avoir un fort honnête homme, mais entièrement confit dans la cour. Avec cela noble et magnifique en tout, au-dessus du faste, officieux, serviable, et rompant auprès du roi les plus dangereuses glaces pour ceux qu’il protégeoit, et souvent pour des inconnus, du mérite ou du malheur desquels il étoit touché, et les a très-souvent remis en selle.

Je ne sais qui l’avoit mis en inimitié avec M. de Louvois, à moins que ce ne fût une suite de ses liaisons avec Mme de Montespan qui fut toujours aux couteaux avec ce ministre. Il étoit lors au plus haut point de faveur et de puissance par les grands succès de la guerre ; mais elle étoit finie, c’étoit en 1679, et il craignoit un favori haut et fougueux qui lui-même n’appréhendoit rien, parloit au roi avec la dernière liberté, et s’expliquoit au monde sans mesure. Il songea donc à se le réconcilier par le mariage de sa fille avec son fils, et de le faire avec tant de grâces et de richesses qu’il pût désormais autant compter sur lui comme il avoit eu lieu de le craindre. Mais pour cette affaire-là il falloit être deux, et M. de La Rochefoucauld n’en voulut pas ouïr parler, jusqu’à ce que le roi, entraîné par son ministre, et importuné des haines de gens qui à divers titres l’approchoient de si près, se mit de la partie, et força plutôt par autorité M. de La Rochefoucauld à consentir au mariage et à la réconciliation qu’il ne le gagna, malgré tant de trésors dont ce mariage fut la source, et la nouvelle érection de La Rocheguyon faite et vérifiée en faveur de son fils qui en prit le nom. La réconciliation ne dura guère entre deux hommes si impérieux et si gâtés. Jamais M. de La Rochefoucauld n’aima sa belle-fille, ni ne la voulut souffrir à la cour quoique son mérite et sa vertu l’ait fait généralement considérer, et que son économie et son travail ait non seulement rétabli cette maison ruinée (et par M. de La Rochefoucauld lui-même qui fui : toujours un panier percé), mais qui la laissa une des plus puissantes du royaume.

M. de La Rochefoucauld étoit borné d’une part, ignorant de l’autre à surprendre, glorieux, dur, rude, farouche et ayant passé toute sa vie à la cour, embarrassé avec tout ce qui n’étoit pas subalterne ou de son habitude de tous les jours. Il étoit rogue, en aîné des La Rochefoucauld qui le sont tous par nature et par conséquent très-repoussants. J’en ai vu peu de ce nom qui aient échappé à un défaut si choquant, que M. de La Rochefoucauld avoit fort au-dessus d’eux tous ; avec cela, bien plus ami qu’ennemi, quoique ennemi dangereux, et même à incartades ; mais excepté un bien petit nombre, ami par fantaisie, sans goût et sans choix. Il aimoit moins que médiocrement ses enfants, et quoiqu’ils lui rendissent de grands devoirs, il leur rendoit la vie fort dure ; gouverné jusqu’au plus aveugle abandon par ses valets, à qui presque tous il fit de grosses fortunes, partie par crédit, partie en se ruinant pour eux, jusque-là qu’il fallut que sur la fin, son fils, le bâton haut, y entrât pour tout ce qu’il voulut.

Les vieillards se souvenoient d’avoir vu Bachelier son laquais leur donner à boire à sa table, en livrée, et s’étonnoient de le voir premier valet de garde-robe du roi, dont le fils est aujourd’hui premier valet de chambre, de la charge de Bloin qu’il a achetée. Il faut dire à l’honneur du père qu’il n’y eut jamais homme si modeste, si respectueux ; qui se soit moins méconnu, ni qui ait toujours plus exactement vécu à l’égard de M. de La Rochefoucauld et tout ce qui lui a appartenu que s’il n’avoit pas changé de condition ; un fort honnête homme, très sage, et qui se fit considérer. Il refusa beaucoup de M. de La Rochefoucauld et a souvent obtenu de lui pour ses enfants ce qu’eux-mêmes, ni d’autres pour, eux, n’avoient pu faire. On dit aussi du bien de son fils.

Si M. de La Rochefoucauld passa sa vie dans la faveur la plus déclarée, il faut dire aussi qu’elle lui coûta cher, s’il avoit quelques sentiments de liberté. Jamais valet ne le fut de personne avec tant d’assiduité et de bassesse, il faut lâcher le mot, avec tant d’esclavage, et il n’est pas aisé de comprendre qu’il s’en put trouver un second à soutenir plus de quarante ans d’une semblable vie. Le lever et le coucher, les deux autres changements d’habits tous les jours, les chasses et les promenades du roi de tous les jours, il n’en manquoit jamais, quelquefois dix ans de suite sans découcher, d’où étoit le roi, et sur le pied de demander congé, non pas pour découcher, car en plus de quarante ans il n’a jamais couché vingt fois à Paris, mais pour aller dîner hors de la cour et ne pas être à la promenade, jamais malade, et sur la fin rarement et courtement [de] la goutte. Les douze ou quinze dernières années il prenoit du lait à Liancourt, et un congé de cinq ou six semaines. Quatre ou cinq fois en sa vie il en a pris autant pour aller chez lui à Verteuil en Poitou où il se plaisoit fort, et où la dernière il ne fut pas huit jours qu’il fallut revenir, sur un courrier et un billet du roi qui lui mandoit qu’il avoit une anthrax, et qui par amitié et confiance le voulut auprès de lui. Il alloit dîner à Paris trois ou quatre fois l’année, un peu plus souvent à une petite maison près de Versailles où le roi fut quelquefois, mais il n’y coucha jamais.

Son appartement à la cour étoit ouvert depuis le matin jusqu’au soir. Le mélange des valets d’un trop bon maître, les égards qu’il falloit avoir pour eux, les airs et le ton qu’y prenoient les principaux, en bannissoit la bonne compagnie, qui n’y alloit que rarement et des instants, embarrassée avec lui, et lui empêtré avec elle, qui y laissoit le champ libre aux désoeuvrés et aux ennuyeux de la cour, mêlés de subalternes, tous gens qui n’auroient guère eu entrée ailleurs. Ils y établissoient leur domicile et leurs repas, et y essuyoient les humeurs du maître, qui dominoit durement sur eux, et qui se trouvoit toujours déplacé avec mieux qu’eux.

Cette raison et son temps, que son assiduité rendoit fort coupé, l’avoient mis sur le pied qu’il ne faisoit presque aucune visite, et d’amitié il n’alloit guère que chez le cardinal de Coislin, M. de Bouillon et M. le maréchal de Lorges. Pour de femme, elles étoient toutes ses bêtes ; à peine pouvoit-il souffrir ses parentes, encore quand il les rencontroit, et ce hasard étoit fort rare. Mme la maréchale de Lorges et Mlle de Bouillon étoient les seules qui eussent trouvé grâce devant lui. Mme Sforce, il alloit quelquefois causer chez elle, et elle par les derrières chez lui. C’étoit les restes de Mme de Montespan et de Mme de Thianges sa mère.

On auroit cru qu’il devoit être heureux, et jamais homme ne le fut moins. Tout le choquoit ; il se fâchoit des choses les plus fortuites et les plus indifférentes, et il étoit si accoutumé à réussir, que tout ce qu’il obtenoit pour soi ou pour autrui lui sembloit toujours peu de chose. En même temps jamais homme si envieux. Les grâces les moins à la portée de gens en qui il s’intéressât, et les moins proportionnées à lui, le chagrinoient essentiellement. Il étoit né piqué de tout, d’un évêché, d’une abbaye ; mais quand il en tomboit sur des émules de faveur, comme M. de Chevreuse, M. de Beauvilliers, M. le Grand, le maréchal de Villeroy, il étoit au désespoir à ne pouvoir le cacher. Il haïssait les trois premiers de jalousie, l’autre un peu moins, parce qu’il étoit en respect avec lui. Il étoit toujours demeuré une sorte de liaison de M. le Prince et de M. le prince de Conti à lui, de l’ancien chrême des pères, mais sans rien d’apparent.

Sur les derniers temps, ses bas amis et ses valets abusèrent de lui pour eux et pour les leurs, et lui firent faire au roi si souvent des demandes âpres, importunes et si peu convenables, qu’il l’en fatigua et l’accoutuma à le refuser, et lui à le gourmander de plaintes et de reproches, [ce] qui mit un malaise entre eux, et lui donna des pensées de retraite qui l’amusèrent et le trompèrent longtemps.

Sa voix étoit déjà fort affaiblie, elle ne lui permettoit plus de monter à cheval ; il couroit en calèche, et si on manquoit, c’étoit à l’ordinaire une furie jusqu’à la chasse suivante qu’on prenoit. À la mort du cerf, il se faisoit descendre et mener au roi, pour lui présenter le pied, qu’il lui fourroit souvent dans les yeux ou dans l’oreille. Cela le peinoit fort, et même le monde, et de le voir presque couché dans sa calèche comme un corps mort. Quelquefois le roi hasardoit doucement de lui proposer de prendre du repos, et cela perçoit le cœur au favori, qui, ne pouvant plus suivre le roi ni le servir, faute de vue, sentoit qu’il lui devenoit pesant de plus en plus.

Peu écouté, presque toujours éconduit, quelquefois, à force d’importuner, refusé sèchement, le dépit vint au secours du courage. Il se retira, mais pitoyablement. Il flottoit entre sa maison de Paris et Sainte-Geneviève, où la mémoire du cardinal de La Rochefoucauld l’eût rendu maître de tout ce qu’il auroit voulu [2]. En l’un et l’autre lieu il n’eût pas manqué de toute espèce de compagnie et de secours ; mais ses valets, qui étoient ses maîtres, ne lui permirent ni l’un ni l’autre. Ils le voulurent à portée de le faire marcher à leur gré chez le roi, pour en arracher des grâces pour eux, et tirer ce qu’il pourroit d’un reste de crédit et de bonté du roi pour lui. Ils le confinèrent au Chenil, à Versailles, lieu très éloigné de tout, et où bientôt il demeura dans un entier abandon, à l’ennui et à la douleur d’un aveugle déchu de toute occupation, de toute faveur et de tout commerce. Il en fit encore quelques parties de main pour importuner le roi, dans le cabinet duquel il alloit par les derrières, la plupart peu fructueuses, qui achevèrent de l’accabler. Il finit ainsi fort amèrement sa vie, entièrement en proie à ses valets, et avec peu de provisions pour se suffire.




  1. Cette vieille locution, il avait si plus que mérité, peut se traduire par il n’avait que trop mérite.
  2. Voy. notes à la fin du volume.