Aller au contenu

Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/12

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XII.


Torcy en Hollande. — Cent cinquante mille livres de brevet de retenue à La Vallière sur son gouvernement de Bourbonnois. — Mariage du prince de Lambesc avec Mlle de Duras. — Digne et rare procédé de M. le Grand. — Mariage du marquis de Gesvres avec Mlle Mascrani. — Mariage de Montendre avec Mlle de Jarnac. — Mariage de Donzi avec Mlle Spinola. — Mariage de Polignac avec Mlle de Mailly. — Mort de Saumery ; sa fortune ; celle de son fils ; leur caractère. — Fortune d’Avaray. — Belle-Ile mestre de camp général des dragons ; sa fortune. — Mort, famille, singularité étonnante et deuil du prince de Carignan. — Mort, caractère et dépouille du duc de La Trémoille. — Mort, fortune et caractère de La Reynie et de son fils. — Mort du duc de Brissac. — Prince des Asturies juré par les cortès ou états généraux d’Espagne. — Château d’Alicante rendu à Philippe V. — Bataille gagnée par les Espagnols contre les Portugois entièrement défaits. — Chamarande demandé et accordé à Toulon.


Le roi alla le 1er mai, qui étoit un mercredi, à Marly. Ce fut l’époque de la retraite de M. de La Rochefoucauld, qui n’y vint point, et qui jusque-là, quoique aveugle, n’en avoit point encore manqué de voyage. Ce jour-là même, M. de Torcy alla à Paris, d’où il partit tout de suite pour la Hollande dans le plus grand secret. Je ne sais comment M. de Lauzun l’écuma ; mais je le vis le lendemain matin dans le salon accoster le duc de Villeroy et deux ou trois autres, à qui il demanda s’ils n’avoient point vu M. de Torcy qui lui dirent que non. « Il est pourtant revenu hier au soir fort tard de Paris, leur répondit-il, et je sais qu’il aura des choses singulières aujourd’hui à son dîner, que je ne veux pas vous dire. Je compte bien d’en aller manger ma part ; vous devriez bien y venir. » Ils donnèrent dans le panneau. Torcy faisoit une chère fort délicate, et il étoit sur le pied qu’il n’alloit chez lui que la meilleure compagnie, et sans prier. Les dupes y furent tard, parce qu’il dînoit tard à Marly, et travailloit jusqu’à ce qu’il fût servi. Ils trouvèrent la porte fermée ; ils frappèrent ; point de réponse. Enfin ils s’aperçurent qu’il n’y avoit personne, et tous les uns après les autres les voilà à pester contre M. de Lauzun, et leur sottise d’avoir donné dans cette bourde, et à chercher où dîner ; et le soir M. de Lauzun à leur demander s’ils avoient fait bonne chère chez Torcy, et à se moquer d’eux. Cette plaisanterie, qui se répandit dans Marly, fit qu’on y sut plus tôt le voyage de Torcy que le roi n’auroit voulu.

La Vallière eut en ce même temps cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur son gouvernement de Bourbonnois, que son père avoit eu pendant la faveur de Mme de La Vallière la carmélite.

Il se fit aussi trois mariages : le prince de Lambesc, fils unique du comte de Brionne, qui étoit fils aîné de M. le Grand, épousa la fille aînée du feu duc de Duras, frère aîné du maréchal-duc de Duras d’aujourd’hui, tous deux fils du feu maréchal-duc de Duras, qui étoit belle comme le jour, très bien faite et fort riche. Elle n’avoit qu’une sœur, qui épousa depuis le comte d’Egmont. Le procédé qu’eut M. le Grand, quelque temps après ce mariage, mérite de n’être pas omis. La duchesse de Duras, leur mère, étoit en procès avec son beau-frère pour les biens de ses filles ; elle prétendoit beaucoup, et poussoit l’affaire avec grand soin. M. le Grand refusa tout net de la solliciter, défendit à tous ses enfants de le faire, à sa petite-belle-fille elle-même, dit que s’il le pouvoit honnêtement, il solliciteroit pour le duc de Duras ; qu’il n’avoit pas pris sa nièce pour le ruiner et sa maison ; que sa belle-petite-fille étoit assez riche pour que trois ou quatre cent mille livres de plus ou de moins ne lui fussent pas moins considérables que d’avoir un oncle paternel et chef de sa maison ruiné. L’autre procédé fut pour les partages entre les deux sœurs. Il voulut que l’abbé de Lorraine, son fils, mort évêque de Bayeux, fût présent à tout, et le chargea de céder et de faire régler en faveur de la cadette tout ce qui pouvoit être litigieux, parce qu’il trouvoit sa petite-fille assez riche ; mais qu’il ne lui étoit pas indifférent à lui, après l’avoir fait épouser à son petit-fils, que sa sœur la demeurât assez pour faire une alliance qui leur fût à tous convenable. La vérité [est] que c’est là penser et agir avec grandeur, car tout fut exécuté de la sorte ; mais il est vrai aussi que Mme d’Armagnac étoit morte, qui n’auroit pas laissé faire M. le Grand.

Le duc de Tresmes maria son fils aîné, le marquis de Gesvres, avec Mlle Mascrani, prodigieusement riche. Elle n’avoit ni père, ni mère, ni frère, ni soeur. Son père avoit été maître des requêtes, sa mère étoit sœur de Caumartin, ami intime du duc de Gesvres, qui fit ce mariage, lequel bientôt après se tourna fort étrangement, et donna au public des farces fort singulières.

Mlle de Jarnac, aussi sans père ni mère, aussi fort riche, et du nom de Chabot, épousa un cadet de Montendre, de la maison de La Rochefoucauld, qui n’avoit ni biens, ni figure, mais beaucoup d’esprit et fort orné, [beaucoup] d’amis et d’envie de faire. Ce fut elle qui, ayant l’âge de disposer d’elle, le choisit, et qui voulut demeurer chez elle, dans ce beau château de Jarnac, sur la Charente, et n’être point obligée d’en sortir, comme jusqu’alors elle y étoit toujours demeurée. C’étoit une personne pourtant plutôt bien que mal, avec de l’esprit, et qui vouloit être maîtresse.

Quelque temps assez court après, il s’en fit deux autres M. de Donzi, fils du feu duc de Nevers, qui n’avoit pu obtenir le brevet de son père, et à qui, avec ses grands biens, il fâchoit fort de n’en pouvoir espérer. Il passa ici un marquis Spinola, gouverneur d’Ath, lieutenant général des armées d’Espagne, qui avoit acheté la grandesse de Charles II, et le titre de prince de l’empire de l’empereur Léopold, et qui n’avoit que deux filles, dont l’aînée héritoit de la grandesse. Il [M. de Donzi] l’épousa, et prit en se mariant le nom de prince de Vergagne, que le public, qui aime à se jouer sur les mots, et qui n’approuvoit pas sa vie, appela le prince de Vergogne. Son beau-père lui fit peu attendre sa dignité, et M. le duc d’Orléans, devenu régent, moins encore celle de duc et pair, sans avoir jamais rien fait, ni été à la guerre, ni même à la cour [1].

La comtesse de Mailly maria sa dernière fille à Polignac, dont il auroit été le grand-père. Elle étoit fort belle, et ne tarda pas à montrer que Polignac n’étoit pas heureux en mariage, ni sa mère en éducations.

Le vieux Saumery mourut chez lui, près de Chambord, à quatre-vingt-six ans. C’étoit un beau et grand vieillard, très bien fait et de la vieille roche, plein d’honneur et de valeur, pour qui le roi avoit de la bonté, et qui étoit estimé. Henri IV, entre autres bagages, avoit amené deux valets de Béarn : l’un avoit nom Joanne, c’étoit peut-être son nom de baptême, car force Basques s’appellent Joannès chez leurs maîtres ; l’autre Béziade : ils furent longtemps bas valets.

Lorsque Henri IV parvint à la couronne et à en jouir, Joanne devint jardinier de Chambord, et par succession concierge, mais concierge nettoyeur et balayeur, comme sont ceux des particuliers, et non pas comme le sont devenus ceux des maisons royales. Son fils peu à peu se mit sur ce dernier pied ; mais, toutefois sentant encore le valet, et s’y enrichit pour son état. Cela lui fit épouser une sœur de Mme Colbert, dont le père étoit un bourgeois de Blois qui s’appeloit Charon, dont le petit-fils, par la fortune de M. Colbert, devint intendant de Paris, eut la terre de Ménars, et est mort président à mortier ; peu éclairé, mais fort bon homme et fort honnête homme et fort droit. Lors du mariage de Saumery, c’étoit encore la petite bourgeoisie de Blois, et M. Colbert un très-petit garçon. Arrivé dans la confiance et les affaires du cardinal Mazarin dont il fut intendant, il y donna accès à Saumery son beau-frère, et lui procura de petits emplois dans les troupes, où il montra de la valeur. Devenu personnage, il le protégea tant qu’il put, suivant sa portée si nouvelle, et le fit enfin gouverneur et capitaine des chasses de Chambord et de Blois. Il laissa deux fils entre autres et deux filles. Monglat, chevalier de l’ordre en 1661, et maître de la garde-robe, dont nous avons de si bons Mémoires, se trouvant ruiné, espéra tout de M. Colbert en mettant son fils dans son alliance. Il avoit eu Cheverny, de sa femme, petite-fille du chancelier de Cheverny, dont ce fils portoit le nom. Il le maria à la fille de Saumery. Chambord et Cheverny ne sont qu’à cieux lieues. C’est le même Cheverny qui eut des emplois au dehors, qui fut menin de Monseigneur et attaché à Mgr le duc de Bourgogne, dont j’ai parlé quelquefois. Des deux fils, l’aîné étoit un grand homme, très-bien fait, et d’une représentation imposante, qui avoit été estropié d’un genou en un de ces combats de M. de Turenne. Il n’avoit été que subalterne quelques campagnes, et se retira chez lui, où il se recrépit d’une charge de grand maître des eaux et forêts. Il épousa une fille de Besmaux, gouverneur de la Bastille, dont le crédit, joint à la bonté du roi pour son père, lui obtint la survivance du gouvernement de Chambord et de la capitainerie de Blois. Avec ces établissements, il comptoit avoir fait une grande fortune et en jouissoit chez lui, lorsque M. de Beauvilliers fut gouverneur des enfants de France, et que le roi lui laissa le choix de tout ce qui devoit composer leur éducation et leur maison, excepté du premier valet de chambre seul, comme je l’ai dit ailleurs. Il dénicha Saumery des bords de la Loire, et le fit sous-gouverneur. D’abord souple, respectueux, obséquieux, attaché à son emploi, il tâcha de reconnoître un terrain si nouveau pour lui, après de s’y ancrer : il courtisa les ministres et les personnages. Ce qu’il avoit d’esprit étoit tout tourné à l’intrigue, que la probité ne contraignit pas, ni la reconnoissance. Il se mit à voir des femmes importantes, et à mettre, comme il le fit dire de lui, son pied dans tous les souliers. Jamais homme ne fit tant de chemin tous les jours par tout le château de Versailles, et ne montoit tant d’escaliers ; jamais homme aussi ne tira si grand parti d’une vieille blessure. À la fin il se crut un personnage ; il fit le gros dos et l’important, et ne s’aperçut jamais qu’il n’étoit qu’un impertinent. Il ne parloit plus qu’à l’oreille, ou sa main devant sa bouche, souvent riochant [2] et s’enfuyant, toujours des riens qu’il ramassoit toujours mystérieusement. J’ai parlé de sa femme à propos de M. de Duras, qui lui donna de fâcheux ridicules, et devant qui il n’osoit souffler, quelque impudent qu’il fût devenu.

À force d’adresse et de manéges et de duperies de M. de Beauvilliers, il trouva moyen de tirer du roi près de quatre-vingt mille livres de rente pour lui ou pour ses enfants qui eurent pour rien les plus gros régiments, avec cela toujours plaintif en dehors, et frondeur en dessous. Il avoit pris l’habitude de ne dire monsieur de personne ni madame non plus, de ceux-là mêmes dont l’habitude et le respect en avoit rendu le nom plus inséparable. Monsieur étoit son plus grand effort, et il citoit de la sorte les plus considérables personnages, dont il se donnoit pour avoir eu la confiance, et qui lui avoient dit ceci et appris cela.

Je me souviens qu’étant venu à Dampierre où j’étois chez M. de Chevreuse, il vit à table un portrait de Mme la princesse de Conti. « Ah ! dit-il, voilà un assez joli portrait de la princesse de Conti ! » De là se mit à raconter [ce] que « ce pauvre prince de Conti lui disoit, » et puis « un marin nommé Preuilly, » et c’étoit le frère du maréchal d’Humières. Il vint après à M. de Turenne, qu’il n’appela jamais que M. Turenne, et dont il rapportoit des propos avec lui, très-jeune subalterne, et dont sûrement il n’avoit jamais su le nom, qu’il auroit eus à peine avec un officier général de sa confiance. Et par-ci par-là riochant d’autorité : « Le vieux vicomte, disoit-il, ou ce pauvre vieux vicomte, » et on étoit tout étonné que c’étoit de M. de Turenne. C’étoit trop de sa fatuité favorite pour qu’elle fût ignorée, et pour qu’elle nous fût nouvelle ; mais il en entassa tant ce jour-là, que nous nous mimes à lui en présenter des occasions pour nous en divertir davantage, et nous y réussîmes pleinement. Nous mourions de rire, et il ne doutoit pas que ce ne fût des gentillesses qu’il racontoit avec une autorité et une dignité merveilleuse.

Le lendemain Sassenage, Louville, le petit Renault et moi étions le matin chez Mme de Chevreuse à parler de l’excès de ces impertinences. Il vint quelqu’un. Nous nous mîmes dans une fenêtre sous le rideau à continuer. Mais nous en disions là de bonnes, et tout haut se mit à dire le petit Renault : « Mais nous serions bien étonnés si M. de Saumery nous entendoit et venoit à lever le rideau. » Il n’eut pas achevé que la chose arriva. Nous, au lieu d’être embarrassés, à pâmer de rire ; et lui qui peut-être ne nous avoit pas écoutés, à demander à qui nous en avions. Les rires furent si démesurés, et si bien répondus par presque tout le reste de la chambre, qui savoit de quoi il s’agissoit, que, tout effronté qu’il étoit, il en demeura confondu.

Ce galant homme étoit du naturel des rats, qui se hâtent de sortir d’un logis lorsqu’il est près de crouler ; mais il n’eut pas le nez bon. Il furetoit tout et en tant de sortes de lieux qu’il ne lui fut pas difficile de voir le vol que le duc d’Harcourt prenoit, et la décadence de M. de Beauvilliers, à qui il devoit en totalité être et fortune. Le drôle ne balança point de se donner à Harcourt, qui le recueillit comme un transfuge par lequel il espéroit de savoir beaucoup de choses sur des gens qu’il vouloit culbuter pour s’élever sur leurs ruines, et avec lesquels Saumery demeuroit en commerce, sans qu’ils voulussent s’apercevoir d’une conduite que chacun voyoit. Il étoit particulièrement attaché à M. le duc de Bourgogne, quoique Denonville fût l’ancien des trois gouverneurs, et y étoit demeuré ensuite, lorsque Cheverny, d’O, et Gamaches y furent mis. Cheverny avoit la santé ruinée depuis son ambassade en Danemark, et n’étoit pas sur le pied de suivre à la chasse ni à la guerre. Saumery, sous prétexte de son genou, s’exempta de la chasse, et lorsqu’il fut question de la guerre, il fut malade une fois ; les deux autres, il eut besoin des eaux. Il en revint pendant la campagne de Lille à Versailles, où, trouvant les rieurs pour M. de Vendôme, il se mit de leur côté ; et pour être à la mode et s’initier parmi la cabale triomphante, en dit pis que pas un. M. de Chevreuse et M. de Beauvilliers, dont l’aveugle charité n’avoit voulu rien voir ni écouter sur la désertion de Saumery, et qui le traitoient bien, lorsqu’il leur faisoit l’honneur d’aller chez eux, eurent bien de la peine à entendre ce qu’on leur dit de ses propos sur Mgr le duc de Bourgogne. À la fin pourtant, la publicité les convainquit. Ils furent un peu plus froids, mais ce fut tout. Saumery y gagna M. du Maine, qui le fit dans la suite nommer par le roi mourant un des sous-gouverneurs du roi d’aujourd’hui. Sur la fin, c’étoit un seigneur qui se trouvoit fort maltraité de n’être pas chevalier de l’ordre ; on va voir que, quelque fou que cela fût, il n’avoit pas tout le tort [3].

Béziade, camarade de Joanne (qui est devenu le nom de famille de Saumery), eut un emploi à la porte de je ne sais quelle ville, pour les entrées, que Henri IV lui fit donner et continuer. Le fils de celui-ci le continua dans ce métier, mais il monta en emploi, et s’enrichit si bien que son fils n’en voulut point tâter, et préféra un mousquet. Il montra de la valeur et de l’aptitude, il eut des emplois à la guerre, il épousa une sœur de Foucault, longtemps après intendant de Caen, enfin conseiller d’État, qui étoit une femme pleine d’esprit d’intrigue et qui eut des amis considérables. En se mariant il prit le nom de d’Avaray ; il est devenu lieutenant général. Il a bien clabaudé de n’être pas maréchal de France et de voir ses cadets y être arrivés, et à la fin on l’a fait chevalier de l’ordre, qu’il n’a fait la grâce d’accepter qu’avec beaucoup de répugnance et de délais. Il avoit été quelque temps ambassadeur en Suisse, et n’y avoit point mal réussi.

Une autre fortune commença cette année en ce temps-ci à poindre grande, et peu espérable alors, traversée depuis d’une manière terrible, montée ensuite au comble avec la rapidité des plus incroyables hasards, mais conduite et soutenue par l’esprit, le travail, la persévérance infatigable, l’art et la capacité de deux frères également unis et amalgamés ensemble, qui peuvent passer pour les prodiges de ce siècle. Belle-Ile, petit-fils de M. Fouquet, si célèbre par sa fortune et sa plus que profonde disgrâce, étoit fils d’un homme qui s’étoit présenté à tout, et dont le roi n’avoit voulu pour rien à cause de son père, et l’avoit tenu plus de vingt ans en exil. Son mariage avec une sœur du duc de Lévi (je dis duc pour faire connoître l’alliance, car il ne le fut que trente ou trente-cinq ans depuis) ; ce mariage, dis-je, étrange, et encore plus étrangement fait, acheva de le mettre à l’aumône. Sa femme n’avoit rien, et sa famille, bien loin de lui donner, fut plus de vingt ans sans vouloir ouïr parler ni d’elle ni de son mari. Ils furent réduits à vivre chez l’évêque d’Agde, frère de M. Fouquet, longues années exilé hors de son diocèse. Revenus enfin à Paris au pot de Mme Fouquet, mère de Belle-Ile, jusqu’à la mort de cette espèce de sainte, ils se trouvèrent bien à l’étroit. Belle-Ile étoit un cadet du surintendant ; ses aînés emportoient les débris qu’ils avoient pu sauver, mais qui à la fin se sont réunis par la mort de M. de Vaux, sans enfants, et du P. Fouquet, de l’Oratoire. Le fils aîné de Belle-Ile et de la sœur de M. de Lévi prit le nom de comte de Belle-Ile, et son frère celui de chevalier de Belle-Ile. Je m’étends sur eux parce qu’il sera souvent mention d’eux, dans la suite, et beaucoup plus dans les histoires et dans les Mémoires de ce temps-ci qui dépasseront les miens.

Tous deux entrèrent dans le service. L’aîné fut refusé avec aigreur d’un régiment de cavalerie. Le roi dit que ce seroit beaucoup encore s’il lui accordoit, avec le temps, l’agrément d’un régiment de dragons. Il l’obtint enfin. Il se signala dans Lille. Il fut fait, comme on l’a dit, brigadier en sortant ; il y fut dangereusement blessé. Le maréchal de Boufflers le servit si bien ; que Hautefeuille ayant demandé à se défaire de sa charge de mestre de camp général des dragons, Belle-Ile en eut la préférence, et pour deux cent quatre-vingt mille livres, qui étoit la même somme que Hautefeuille en avoit donnée au duc de Guiche, et que celui-ci l’avoit achetée de Tessé ; et Belle-Ile eut aussi cent vingt mille livres de brevet de retenue dessus, comme Hautefeuille l’avoit obtenu lorsqu’il eut la charge. C’étoit un furieux pas, et sous le feu roi, pour, d’où il étoit parti. Quel prodige et comment le voir aujourd’hui gouverneur absolu d’une grande place et d’une province frontière, chevalier de l’ordre, les entrées chez le roi, et tout à coup maréchal de France, duc vérifié, ambassadeur extraordinaire pour l’élection de l’empereur, général d’armée, et le dictateur de l’Allemagne !

Le prince de Carignan mourut le 23 avril en sa soixante-dix-neuvième année. Il étoit fils du prince Thomas ou de Carignan, et de la fille et sœur des deux comtes de Soissons, dernière princesse du sang de cette branche cadette de Bourbon. Le prince Thomas étoit fils de l’infante Catherine, fille de Philippe II, roi d’Espagne, sœur du roi Philippe III, grand-père de la reine épouse de Louis XIV, et du célèbre Charles-Emmanuel, duc de Savoie, vaincu par l’industrie, le courage et l’épée de Louis XIII au fameux pas de Suse. Ce prince de Carignan, de la mort duquel je parle, étoit né sourd et muet. Il étoit l’aîné du comte de Soissons, mari de la nièce du cardinal Mazarin, de laquelle j’ai souvent parlé, et oncle, par conséquent, du comte de Soissons, si étrangement marié en France, tué parmi les ennemis devant Landau, et du célèbre prince Eugène ; et de cette branche de Soissons-Savoie, il n’en reste plus.

Cette cruelle infirmité affligea d’autant plus la maison de Savoie que ce prince montroit tout l’esprit, le sens et l’intelligence dont son état pouvoit être capable. Après avoir tout tenté, on prit enfin un parti extrême : ce fut de l’abandonner à un homme qui promit de le faire parler et entendre, pourvu qu’il en fût tellement le maître, et plusieurs années, qu’on ignoreroit même tout ce qu’il feroit de lui. La vérité est qu’il en usa comme les dresseurs de chiens, et ces gens qui de temps en temps font voir pour de l’argent toutes sortes d’animaux dont les tours et l’obéissance étonnent, et qui paraissent entendre et expliquer par signes tout ce que leur maître leur dit la faim, la bastonnade, la privation de lumière, les récompenses à proportion. Le succès en fut tel, qu’il le rendit entendant tout aidé du mouvement des lèvres et de quelques gestes, comprenant tout, lisant, écrivant, et même parlant, quoique avec assez de difficulté. Lui-même, profitant après des cruelles leçons qu’il avoit reçues, s’appliqua avec tant d’esprit, de volonté et de pénétration, qu’il posséda plusieurs langues, quelques sciences, et parfaitement l’histoire. Il devint bon politique jusqu’à être fort consulté sur les affaires d’État, et faire à Turin plus de personnage par sa capacité que par sa naissance. Il y tenoit sa petite cour, et faisoit la sienne avec dignité toute sa longue vie, qui put passer pour un prodige.

Il épousa en 1684 une Este-Modène, fille du marquis de Scandiano qui envoya un gentilhomme au roi pour lui donner part de cette mort, et lui présenter une lettre de son fils, à laquelle le roi répondit, et prit le noir pour quinze jours.

Ce fils prit le nom de prince de Carignan, épousa par amour et pour plaire au duc de Savoie, depuis premier roi de Sardaigne, la bâtarde qu’il avoit de la comtesse de Verue, lesquels brouillés à Turin et venus ici sous un rare incognito, comme en lieu de conquête assurée pour tout étranger, on les a vus courtiser bassement les gens en place de les servir pendant la jeunesse du roi, prendre partout, faire toutes sortes d’indignes affaires ; la femme la complaisante de celle du garde des sceaux Chauvelin, et le mari se faire le fermier de l’Opéra et le surintendant de ce spectacle, et avec des millions de rapines ; le mari dans l’obscurité et dans la basse débauche, la femme, dans l’intrigue de toute espèce, et l’écorce de la plus haute dévotion, caressant tout le monde, ménageant tout, se fourrant partout, se moquer de leurs créanciers, et vivre en bohémiens ; le mari mort dans cette crapule à Paris, en 1740, la femme se raccrocher aux Rohan par le mariage de sa fille avec M. de Soubise ; et son fils devenu prince de Carignan, ôté d’avec eux longtemps avant la mort du père par le roi de Sardaigne et élevé à Turin, et marié par lui à la sœur de sa seconde femme Hesse-Rhinfels, et de la seconde femme de M. le Duc, les deux sœurs mortes et M. le Duc aussi.

En même temps mourut le duc de La Trémoille, dont j’ai parlé plus d’une fois, à cinquante-quatre ans, que je regrettai extrêmement, et qui, malgré la disproportion de nos âges, étoit demeuré extrêmement de mes amis, depuis que notre commun procès de préséance contre M. de Luxembourg avoit formé notre liaison. C’étoit un fort grand homme, le plus noblement et le mieux fait de la cour, et qui, avec un fort vilain visage, sentoit le mieux son grand seigneur : sans esprit que l’usage du monde, sans dépense avec des affaires fort mal rangées, et une femme fort avare et fort maîtresse qu’il avoit perdue depuis assez peu ; sans crédit de faveur, et sans grand commerce. Il avoit tant d’honneur, de droiture, de politesse et de dignité, que cela lui tint lieu d’esprit, lui fit garder une conduite toujours honnête et digne, et lui acquit partout de la considération, même du roi et des ministres, à qui il ne se prodigua jamais. Il ne laissa qu’un fils, et une fille mariée au duc d’Albret. Il mourut dans la douleur, dont il m’avoit entretenu souvent, de n’avoir pu obtenir la survivance de sa charge de premier gentilhomme de la chambre pour son fils, et de trouver le roi inflexible sur la règle qu’il s’étoit faite de n’en plus donner. C’étoit celle de mon père. Il m’en souhaitoit souvent une d’un camarade avec qui il vivoit fort bien, mais qu’il supportoit avec impatience dans sa même dignité et dans sa même charge. M. de Beauvilliers et lui étoient fort amis, et je ne sais comment il étoit arrivé que lui et moi avions assez les mêmes goûts et les mêmes éloignements.

Son fils, à sa mort, étoit considérablement malade. La duchesse de Créqui, sa grand’mère, qui avoit été dame d’honneur de la reine jusqu’à sa mort, vint le lendemain matin parler au roi avant son grand lever, et emporta la charge avec quelque difficulté. Hors la jeunesse que le roi n’aimoit pas pour les grandes charges, il n’y avoit aucunes raisons d’en faire. Enfin le nouveau duc de La Trémoille l’eut ; il ne la garda guère. Son fils, enfant, l’eut après lui de M. le duc d’Orléans au commencement de sa régence. Il vient de laisser un seul fils dans la première enfance, et sa charge en proie à la toute-puissance du cardinal Fleury, qui pourtant, à toute peine et bien évidente, l’arracha pour le duc Fleury, petit-fils de sa soeur.

Peu de jours après mourut La Reynie, un des plus anciens conseillers d’État, des plus capables, des plus intègres, grand magistrat, et de l’ancienne roche, modeste et désintéressé, qui a formé la place de lieutenant de police dans l’importance où elle est montée, et qui ne l’avoit pas mise sur le dangereux pied et honteux où peu à peu, pour plaire et se faire valoir, ses successeurs l’ont conduite. Il y avoit bien des années que La Reynie ne l’étoit plus. Son nom étoit Nicolas, et homme de fort peu, que son mérite et sa vertu élevèrent, et par les mains duquel il a passé bien des choses importantes et secrètes. Son fils unique lui échappa jeune, s’en alla à Rome, d’où jamais il ne put le faire revenir quoique exprès il l’y laissât manquer de tout. Après la mort de son père, il y voulut demeurer, et y est mort longues années après, ne voyant presque personne que des curieux obscurs, et ne se pouvant lasser, sans débauche, de la vie paresseuse et des beautés de Rome, et du far niente des Italiens, sans s’être jamais marié. Je le rapporte ’comme une chose fort singulière.

Le duc de Brissac le suivit de près. Quelques mois auparavant étant à Meudon, il s’avisa, au sortir de table de Monseigneur, de me prendre sur la terrasse, et de me demander pardon de son procès, et de ce qu’il avoit fait contre moi, après tout ce qu’il me devoit, et l’avoir fait duc et pair. Il mourut à Paris, subitement chez lui, d’apoplexie, à quarante et un ans, comme il alloit moleter en carrosse pour s’en aller à Meudon.

L’extrémité où les affaires se trouvoient réduites par les malheurs de la guerre en tous lieux, et par la disette et la misère où la France fut cette année, firent craindre au roi et à la reine d’Espagne, un abandon à leurs propres forces, dont il se parloit depuis quelque temps à l’oreille [4]. Le prince des Asturies avoit près de vingt mois et se portoit fort bien. Ces soupçons leur firent prendre la résolution de s’assurer et de se lier de plus en plus les Espagnols, en renouvelant une ancienne cérémonie qui est ce qu’ils appellent faire jurer le prince, c’est-à-dire de le faire reconnoître pour le successeur de la couronne, et de lui faire rendre hommage et prêter serment de fidélité, comme tel, et comme roi futur et nécessaire pour tous les membres de la monarchie.

Les cortès, c’est-à-dire les états généraux, furent convoquées pour cela, et s’assemblèrent le 7 avril dans l’église des Jéronimites du palais de Buen-Retiro, tout à l’extrémité de Madrid. Le palais et le couvent de ces religieux sont très grands et très magnifiques ; ils se tiennent, à aller à couvert de l’un dans l’autre par plusieurs endroits, et l’église, grande et belle, sert de chapelle au palais. Le roi et l’a reine sous leur dais du côté de l’évangile, les grands tout de suite sur leurs bancs, les grands officiers, les conseils, les ordres, les députés des villes, vis-à-vis et au bas en face de l’autel, et les évêques des deux côtés de l’autel ; le cardinal Portocarrero, archevêque de Tolède et diocésain officiant ; le prince porté par la princesse des Ursins, auprès de la reine. La fonction dura trois heures et fut fort pompeuse ; tous les ordres du royaume y témoignèrent une grande affection. Après la messe le petit prince fut confirmé par le patriarche des Indes, confirmation étrangement prématurée.

En ces occasions il y a toujours dispute à qui des députés de Tolède et de Valladolid prêtera son serment et sa foi et hommage la première. Valladolid est la première ville de la vieille Castille ; Tolède de la nouvelle, mais décorée de la première métropole qui se prétend primatie. Toutes deux sont appelées ensemble les premières de toutes les villes, et toutes deux arrivent de leur place à toute course au pied de l’autel, à qui s’y trouvera la première ; mais, quoi qu’il en réussisse, Valladolid est admise la première, et toujours sans conséquence. Les villes comme représentant le peuple ne sont appelées que les dernières.

Tôt après, le château d’Alicante se rendit, la ville l’étoit de l’automne précédent. Le château étoit demeuré bloqué tout l’hiver ; une mine qui joua à propos y fit un grand désordre, et à la fin opéra la reddition, qui fut très importante. Ce succès fut suivi d’un autre fort considérable au commencement de mai : l’armée portugaise, plus forte de quatre ou cinq mille hommes que celle d’Espagne, commandée par le marquis de Bay, la vint attaquer, et fut si bien reçue qu’elle fut entièrement défaite et son infanterie tout à fait perdue. Le marquis d’Ayetone, de la maison de Moncade, et grand d’Espagne, y commandoit l’infanterie d’Espagne, et s’y distingua extrêmement de tête et de valeur, ainsi que Fiennes, aussi lieutenant général des troupes de France, qui commandoit la gauche, et Caylus, maréchal de camp dans celles d’Espagne. Toute la cavalerie ennemie prit la fuite et abandonna trois régiments anglois qui furent pris entiers, outre huit ou neuf cents Portugois et quatre ou cinq mille tués. Milord Galloway, qui commandoit les Anglois, rejeta toute la faute sur le comte de Saint-Jean, général de leur armée. Les Espagnols perdirent fort peu.

Chamarande, qui avoit commandé à Toulon, la campagne précédente, s’y étoit si dignement conduit, que tous les habitants écrivirent au duc de Berwick dès qu’ils le surent destiné à commander l’armée de Dauphiné, et à Chamillart pour obtenir qu’il leur fût donné encore celle-ci. La demande fut accordée, et Chamarande destiné pour Toulon en cas d’entreprise de Ai. de Savoie en Provence.


  1. Passage supprimé dans les précédentes éditions depuis Quelque temps assez court après.
  2. Riocher (ou rioter) : rire dédaigneusement. Voy. Littré.
  3. Voy. t. II, note, p. 452 et suiv. Voy. aussi les notes à la fin de ce volume.
  4. Voy. notes à la fin du volume.