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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/13

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CHAPITRE XIII.


Villars et ses fanfaronnades. — Modeste habileté d’Harcourt. — Chamillart ébranlé, puis apparemment raffermi. — Chamillart rudement attaqué. — Sarcasme d’Harcourt sur Chamillart. — Conseil de guerre devant le roi fort orageux, et l’unique de sa vie à la cour. — Petits désordres à Paris. — Billets fous. — Placards insolents. — Procession de Sainte-Geneviève. — Harcourt bien pourvu à Strasbourg. — Dangereuses audiences pour Chamillart. — Surville dans Tournai avec dix-huit bataillons. — Manquement de tout en Flandre. — Retour de Hollande de Torcy. — Princes ne vont point aux armées qu’ils devoient commander. — Besons maréchal de France. — Duchesse de Grammont. — Vaisselles portées à l’orfèvre du roi et à la monnaie. — Le roi et la famille royale en vermeil et en argent ; les princes et les princesses du sang en faïence. — Inondations de la Loire. — Rouillé de retour de Hollande. — Les armées assemblées. — Cardinal de Bouillon rapproché à trente lieues. — Superbe du roi.


Peu de jours après la déclaration des généraux d’armée, le maréchal de Villars, qui devoit commander en Flandre sous Monseigneur, travailla avec lui à Meudon, puis avec lui chez le roi, et de là s’en alla en Flandre, à la mi-mars, y disposer toutes choses. Il en revint dans les premiers jours de mai rendre compte de son voyage pour repartir peu après. Les troupes n’étoient [pas] payées, et de magasins on n’en avoit pu faire nulle part. Villars, toutefois, se mit à pouffer à la matamore, et à tenir à son ordinaire des propos insensés. Il ne respiroit que batailles, publioit qu’il n’y avoit qu’une bataille qui pût sauver l’État, qu’il en livreroit une dans les plaines de Lens à l’ouverture de la campagne, se mit en défi, et, par un tissu de fanfaronnades folles, faisoit transir tout ce qu’il y avoit de gens sages de voir la dernière ressource de l’État commise en de telles mains. Ce n’étoit pas pourtant qu’il ne sentit le poids du fardeau ; mais il pensoit étourdir le monde, les ennemis même à qui ces propos reviendroient, rassurer le roi et Mme de Maintenon, et donner de grandes idées de lui. Il travailla avec le roi et plusieurs fois avec Monseigneur, se donna pour lui rendre un compte exact de toutes choses ; et ce prince ne fut pas insensible à l’air de se mêler de quelque chose d’important. Sur cette piste, Chamillart et Desmarets lui parlèrent aussi d’affaires, l’un sur les projets et la disposition des troupes, l’autre sur les fonds.

Harcourt, plus sage et plus mesuré, avoit refusé l’armée de Flandre ; il avoit modestement allégué qu’il n’étoit plus depuis longtemps dans l’habitude de la guerre, qu’il n’avoit jamais commandé que de petits corps, qu’il ne se sentoit pas assez fort pour une armée si nombreuse et pour des événements si importants. Il aima mieux se conserver la faculté de pouvoir de loin blâmer ce qui s’y feroit, commander une armée aussi à l’abri des événements qu’une armée le pouvoit être, et, déjà bien avec Monseigneur, saisir l’occasion de débaucher au duc de Beauvilliers son pupille, ou de faire au moins autel contre autel. Il suivit à l’égard du fils la trace que Villars marquoit à celui du père. Il travailla avec Mgr le duc de Bourgogne ; mais en rusé compagnon, il alla plus loin. Il proposa au jeune prince que Mme la duchesse de Bourgogne fût présente à leur travail, et les charma tous deux de la sorte. Il avoit réservé les choses principales pour les déployer devant elle ; finement il la consulta, admira tout ce qu’elle dit, le fit valoir à Mgr le duc de Bourgogne, allongea la séance, et y mit tout son esprit à étaler dextrement sa capacité pour leur en donner grande idée, et à persuader la princesse de son plus entier attachement. Elle en fut flattée ; d’Harcourt la ménageoit de longtemps ; il étoit trop à Mme de Maintenon, et elle à lui, pour que la princesse ne fût pas déjà bien disposée pour lui ; elle étoit fort sensible à se voir ménagée et recherchée par les personnages.

La destination des généraux fut fort approuvée. Je fus en cela du sentiment de tous ; mais je ne pouvois goûter que Chamillart eût laissé remettre Harcourt en voie, et lui donner de plus les moyens de s’emparer de Mgr le duc de Bourgogne. J’en parlai fortement aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers qui, à leur ordinaire, tout en Dieu et froids sur les cabales et les événements, n’en firent pas grand cas, séduits peut-être par la raison que Chamillart m’en avoit lui-même donnée, qu’il aimoit mieux éloigner ce censeur de la cour. Mais le pauvre homme ne voyoit pas qu’en l’éloignant en apparence, il le rapprochoit en effet, en lui donnant lieu, par cette armée, d’entrer dans tout de l’un à l’autre avec Mgr le duc de Bourgogne, avec Mme la duchesse de Bourgogne, et de plus belle avec Mme de Maintenon et avec le roi, dont les trois premiers ne lui avoient pas pardonné sa conduite de Flandre et son opiniâtre partialité pour le duc de Vendôme contre Mgr le duc de Bourgogne.

Plus de six semaines avant la déclaration des généraux des armées, il avoit couru de fort mauvais bruits de ce ministre, à la place duquel on avoit publiquement parlé de mettre d’Antin. J’en avois averti sa fille Dreux, la seule de la famille à qui on pût parler avec fruit. La mère, avec très peu d’esprit et de conduite de cour, pleine d’apparente confiance et de fausse finesse en effet, prenoit mal tous les avis. Les frères étoient des imbéciles, le fils un enfant et un innocent, les deux autres filles trop folles ; et Chamillart se piquoit de mépriser tout et de compter sur le roi comme sur un appui qui ne pouvoit lui manquer. J’avois aussi souvent averti Mme Dreux du ressentiment de Mme la duchesse de Bourgogne ; elle lui en avoit reparlé. La princesse lui avoit fort froidement dit qu’il n’en étoit rien, et, faute de pouvoir mieux, l’autre s’en étoit contentée. Je l’avois pressée de forcer son père à parler au roi sur ces bruits de d’Antin. Il le fit à la fin, malgré sa sécurité ; mais il ne le fit qu’à demi, il lui dit bien les bruits, mais il fit la faute capitale de ne lui nommer personne. Ce qu’il fit de mieux fut qu’il ajouta que s’il avoit le malheur que ceux qui arrivoient en ses affaires le dégoûtassent de lui, il le lui dît sans s’en contraindre. Le roi parut touché, lui donna toutes sortes de marques et d’assurances d’estime et d’amitié, jusqu’à lui faire son éloge, et le renvoya comblé et en apparence mieux que jamais avec lui. Je ne sais si déjà Chamillart touchoit à sa perte, et si cette conversation le remit ; mais du jour qu’il l’eut eue, les bruits qui s’étoient toujours soutenus sur lui tombèrent tout court, et on le crut tout à fait rétabli.

Ces apparences ne purent me rassurer ; je ne pouvois douter de l’extrême mauvaise volonté pour lui de filme de Maintenon et de Mme la duchesse de Bourgogne, et il étoit sans cesse coiffé par deux rudes lévriers. Le maréchal de Boufflers ne l’avoit jamais aimé ; il se plaignoit nouvellement et avec amertume de tout ce dont il avoit manqué à Lille. Il lui étoit revenu qu’il avoit tu quelques-unes des blessures qu’il y avoit reçues, que le roi avoit apprises d’ailleurs avec surprise. Impuissance peut-être pour l’un, et pour l’autre ne vouloir pas alarmer, ce n’étoit pas là des crimes, mais le maréchal, sensible, court, littéral, les trouvoit tels. Il m’en avoit fait souvent des plaintes, sans que j’eusse pu lui remettre l’esprit là-dessus. Il étoit persuadé de plus que le poids étoit trop fort pour Chamillart. Encouragé par Mme de Maintenon qui étoit pour lui, et entraîné par Harcourt, il se contraignoit peu sur ce ministre, et il s’en faisoit comme un point d’honneur et de bon citoyen.

Le maréchal d’Harcourt le mettoit savamment en pièces dans tous les particuliers qu’il avoit. Un jour, entre autres, qu’il déclamoit rudement contre lui chez Mme de Maintenon, à qui il ne pouvoit douter que cela ne déplaisoit pas, elle lui demanda qui donc il mettroit en sa place. « M. Fagon, madame, » lui répondit-il froidement. Elle se mit à rire, et à lui remontrer qu’il n’étoit point question de plaisanter. « Je ne plaisante point aussi, madame, répliqua-t-il. M. Fagon est bon médecin, et point homme de guerre ; M. Chamillart est magistrat et point homme de guerre non plus. M. Fagon de plus est homme de beaucoup d’esprit et de sens ; M. Chamillart n’a ni l’un ni l’autre. M. Fagon, d’entrée et faute d’expérience, pourra faire des fautes, il les corrigera bientôt à force d’esprit et de réflexion ; M. Chamillart en fait aussi, et ne cesse d’en faire et qui perdront l’État, et avec cela il n’y a en lui aucune ressource ainsi, je vous répète très sérieusement que M. Fagon y vaudroit beaucoup mieux. »

Il n’est pas concevable le mal que ce sarcasme fit à Chamillart, et le ridicule qu’il lui donna. Le fin Normand comptoit bien sur les plaies profondes que feroit à Chamillart ce bizarre parallèle, et si cruellement soutenu. Il fut au roi, et de là à bien des gens qui en jugèrent de même.

Mais il se passa en même temps une scène entre d’Antin et le fils de Chamillart, devant beaucoup de monde, chez Mme la Duchesse, dont je passe l’inutile détail, qui, plus que, tout dut faire trembler le ministre. D’Antin, si mesuré, si valet de la faveur et des places, d’ailleurs si maître de soi, s’aigrit de commande dans la dispute, et y traita si mal le père et le fils, que la duchesse de La Feuillade sortit en colère. L’éclat de cette aventure embarrassa pourtant d’Antin, qui, de propos délibéré, avoit voulu faire le chien de meute et plaire à ce qui prenoit le dessus. Il en vint à de fort sottes excuses, après avoir tâché d’en sortir en badinant. Il n’y eut personne à la cour qui eût quelque lumière qui ne sentit que Chamillart étoit fort ébranlé, puisque d’Antin s’échappoit de la sorte et sans cause d’inimitié. Lui seul se tenoit fort assuré, et dédaignoit de rien craindre ; et sa famille l’imitoit en cette sécurité. Ses vrais amis, et ceux-là en bien petit nombre, gémissoient de cet aveuglement. MM. et Mmes de Chevreuse, de Beauvilliers et de Mortemart m’en témoignoient souvent leur inquiétude : c’étoit inutilement que nous cherchions des remèdes dont il s’éloignoit toujours.

Quelque peu après, le roi fit une chose fort extraordinaire pour lui, et qui fit fort parler le monde. Il entretint dans son cabinet les maréchaux de Boufflers et de Villars ensemble, en présence de Chamillart. Ce fut l’après-dînée du vendredi 7 mai, à Marly. Au sortir de là, Villars s’en alla à Paris avec ordre d’être de retour à Marly pour le dimanche suivant au matin. Il revint dès le lendemain, samedi au soir.

Si on avoit été surpris de cette manière de petit conseil de guerre de la veille, on le fut bien plus le lendemain après midi : le roi tint pour la première fois de sa vie dans sa cour un vrai conseil de guerre. Il en avertit Mgr le duc de Bourgogne en lui disant un peu aigrement : « A moins que vous n’aimiez mieux aller à vêpres. » En ce conseil furent Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne, les maréchaux de Boufflers, de Villars et d’Harcourt, MM. Chamillart et Desmarets, l’un pour les troupes, l’autre pour les fonds. Il dura près de trois heures et fut fort orageux. On y traita des opérations de la campagne et de l’état des frontières et des troupes. Les maréchaux, un peu émancipés de la tutelle des ministres, les vexèrent, l’un affaibli, l’autre nouveau et non encore bien ancré. Tous trois tombèrent sur Chamillart, Villars avec plus de réserve que les deux autres. Le roi ne prit point son parti et le laissa malmener par Boufflers et Harcourt qui se renvoyoient la balle, jusque-là que Chamillart, doux et modéré, mais qui n’étoit pas accoutumé au poinçon, s’aigrit et s’emporta de sorte qu’on l’entendit du petit salon voisin de la chambre du roi où étoit la scène. Il s’agissoit du dégarnissement des places, et du mauvais état des troupes, sur quoi Desmarets voulut aussi dire son mot, mais le roi le réprima aussitôt.

Les gardes du corps n’étoient pas payés depuis longtemps. Boufflers, capitaine des gardes en quartier, en avoit parlé au roi. Il en avoit été mal reçu. Il avoit insisté, le roi lui dit qu’il étoit mal informé, et qu’ils étoient payés. Boufflers piqué s’étoit muni d’un rôle exact et détaillé de ce qui étoit dû à chacun et l’avoit mis dans sa poche. Le conseil levé il arrêta la compagnie, tira ce rôle, supplia le roi d’être persuadé qu’il étoit bien informé quand il lui parloit de quelque chose, et ouvrant le rôle, fit voir en un coup d’œil, avec la plus grande netteté, la misère des gardes, du corps, et qu’il n’avoit rien avancé que d’exact. Le roi, qui ne s’attendoit à rien moins, se redressa, et jetant à Desmarets un regard sévère, lui demanda ce que cela vouloit dire, et s’il ne lui avoit pas bien assuré que ses gardes étoient payés. Desmarets demeura court, et tout confus, prit le rôle et barbouilla quelque chose entre ses dents, sur quoi Boufflers piqué au jeu lui parla fort vivement. Desmarets en silence laissa passer l’ondée, puis avoua au roi qu’il avoit cru les gardes payés et qu’il s’étoit trompé, sur quoi Boufflers, de nouveau à la charge, lui fit entendre qu’il falloit être sûr de son fait avant d’en répondre si bien, et répéta au roi qu’il le supplioit de croire qu’il ne lui parloit jamais que bien informé. Les deux autres maréchaux gardoient cependant un profond silence, et Chamillart, qui jusque-là s’étoit contenté de rire dans sa barbe, ne put s’empêcher de rendre à son tour un lardon au contrôleur général. Boufflers étant sur la fin de sa romancine, Chamillart ajouta qu’il supplioit le roi de croire qu’il en alloit ainsi de beaucoup de choses, qu’il n’y avoit pas un seul régiment de payé, et que les preuves en seroient bientôt apportées. Cela fut dit avec grande émotion. Le roi, fatigué d’une fin de conseil si aigre et si peu attendue, interrompit Chamillart par un mot assez ferme à Desmarets de mieux s’assurer de ce qu’il avançoit, et de mieux pourvoir aux choses, et tout de suite les congédia tous.

Boufflers et Villars n’avoient pas toujours été d’accord dans leurs avis, sur les opérations de la campagne qui s’alloit ouvrir, mais le premier avec retenue, et le second avec un air de respect, en sorte qu’Harcourt s’y comporta le plus paisiblement. Au sortir de ce conseil Villars prit congé et s’en retourna en Flandre.

Il y avoit eu divers désordres dans les marchés de Paris, ce qui fit retenir plus de compagnies des régiments des gardes françaises et suisses qu’à l’ordinaire. Argenson, lieutenant de police, courut même fortune à Saint-Roch, où il étoit accouru sur une grande émeute de la populace, fort grossie et fort insolente, à l’occasion d’un pauvre qui étoit tombé et avoit été foulé aux pieds. M. de La Rochefoucauld, retiré au Chenil, y reçut un billet anonyme atroce contre le roi, qui marquoit en termes exprès qu’il se trouvoit encore des Ravaillacs, et qui, à cette folie, ajoutoit un éloge de Brutus. Là-dessus le duc accourt à Marly, et, tout engoué, fait dire au roi pendant le conseil qu’il a quelque chose de pressé à lui dire. Cette apparition si prompte d’un aveugle retiré, et son empressement de parler au roi, fit raisonner le courtisan. Le conseil fini, le roi fit entrer M. de La Rochefoucauld qui avec emphase lui donna le billet et lui en rendit compte. Il fut fort mal reçu. Comme à la fin tout se sait dans les cours, on sut ce que M. de La Rochefoucauld étoit venu faire, et que les ducs de Bouillon et de Beauvilliers, qui avoient reçu les mêmes billets, et les avoient portés au roi, en avoient été mieux reçus, parce qu’ils l’avoient fait plus simplement. Le roi en fut pourtant fort peiné pendant quelques jours, mais, réflexion faite, il comprit que des gens qui menacent et qui avertissent ont moins dessein de se commettre à un crime que d’en donner l’inquiétude.

Ce qui piqua le roi davantage, fut l’inondation des placards les plus hardis et les plus sans mesure contre sa personne, sa conduite et son gouvernement, qui longtemps durant furent trouvés affichés aux portes de Paris, aux églises, aux places publiques, surtout à ses statues, qui furent insultées de nuit en diverses façons, dont les marques se trouvoient les matins et les inscriptions arrachées : il y eut aussi une multitude de vers et de chansons où rien ne fut épargné.

On en étoit là, lorsqu’on fit, le 16 mai, la procession de Sainte-Geneviève, qui ne se fait que dans les plus pressantes nécessités, en vertu des ordres du roi, des arrêts du parlement et des mandements de l’archevêque, de Paris et de l’abbé de Sainte-Geneviève [1] [2]. Les uns en espérèrent du secours, les autres amuser un peuple mourant de faim.

Harcourt, habile en tout, et dont les sorties sur Chamillart avoient intimidé Desmarets avec lui, ne voulut point partir que très bien assuré de pain, de viande et d’argent pour son armée du Rhin. Il entretint fort Monseigneur à Meudon tête à tête, y prit congé de lui, fut le lendemain fort longtemps seul avec le roi, et partit les derniers jours de mai. Ce même jour de la dernière audience du maréchal d’Harcourt, le roi en donna une fort longue aussi dans son cabinet au maréchal de Tessé. Le prétexte des unes fut le prochain départ pour l’armée (car Harcourt en avoit eu plusieurs ; et Boufflers sans cesse, sans qu’elles parussent à l’abri de ses grandes entrées) ; celle de Tessé pour rendre le compte de ses négociations d’Italie, elles étoffent alors plus que prescrites et en fumée. La vérité fut que toutes ces audiences regardèrent Chamillart, comme on le verra bientôt, et toutes ameutées et procurées par Mme de Maintenon.

Surville eut permission de saluer le roi, et fut envoyé aussitôt après commander dans Tournai, avec dix-huit bataillons.

L’armée de Flandre ne fut pas si heureuse que celle d’Allemagne ; aussi n’avoit-elle pas un général si madré, et si craint des ministres. Elle manquoit de tout. On fit les derniers efforts pour lui envoyer de l’argent les premiers jours de juin, et y procurer des blés de Bretagne, et en voiturer de Picardie. De l’argent et du pain, il n’y en vint que chiquet à chiquet ; et cette armée se trouva abandonnée souvent à sa propre industrie là-dessus, et souvent pendant de longs intervalles, avec une frontière fort resserrée. Les armées de Dauphiné et de Catalogne étoient beaucoup mieux pour les subsistances, et les troupes en bon état. Il y avoit déjà du temps que le duc de Berwick étoit à la sienne, et qu’il faisoit un camp retranché sous Briançon.

J’ai déjà averti que je ne dirois rien ici des négociations ni des voyages de Rouillé, de Torcy, du maréchal d’Huxelles et de l’abbé de Polignac ensuite, et j’en ai dit la raison. Tout cela se trouvera bien au long et fort en détail et d’original dans les Pièces. Je me contenterai donc de marquer ici que Torcy arriva de la Haye à Versailles, le samedi 1er juin, après un mois juste d’absence. Il ne rapporta rien d’agréable, et fut médiocrement reçu du roi et de Mme de Maintenon chez laquelle il alla d’abord rendre compte au roi. Chamillart et Mme de Maintenon avoient fort blâmé son voyage, parce qu’elle ne l’aimoit pas et que la chose avoit été faite sans elle, Chamillart, par jalousie de métier et dépit du traité, dont j’ai parlé, qu’il fut obligé de signer à Torcy.

Ce retour fit presser dès le lendemain le départ de tous les officiers généraux. L’électeur de Bavière que Torcy avoit vu à ilions, et le maréchal de Villars qu’il avoit entretenu à Arras, étoient informés de l’état des affaires. En même temps on déclara qu’aucun des princes destinés aux armées ne sortiroit de la cour ; et le roi envoya le bâton de maréchal de France à Besons qui commandoit l’armée de Catalogne. Il fut fait seul, et n’étoit pas des plus anciens lieutenants généraux. M. Je duc d’Orléans pressoit fort le roi pour lui depuis assez longtemps ; mais nous verrons bientôt que son crédit n’étoit pas grand alors. Le roi lui fit entendre que Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne demeurant à la cour, il convenoit qu’il y demeurât aussi, d’autant plus qu’il pouvoit se trouver peut-être dans peu dans la triste nécessité de retirer ses troupes d’Espagne.

Si Mme de Maintenon fut bien fatale dans le plus grand, cette vilaine que le duc de Grammont avoit épousée la fut en petit : c’est le sort de toutes ces créatures. Celle-ci, revenue de Bayonne par ordre du roi, où ses pillages et d’adresse et de forée avoient trop éclaté, où elle avoit impunément volé les perles de la reine d’Espagne, et manqué de respect en toutes façons, étoit au désespoir de se retrouver à Paris exclue du rang et des honneurs de son mariage.

En attendant Rouillé, qui, à l’arrivée de Torcy, eut ordre de revenir, on avoit jugé à propos de ranimer le zèle de tous les ordres du royaume en leur faisant part des énormes volontés, plutôt que propositions, des ennemis, par une lettre imprimée du roi aux gouverneurs des provinces pour l’y répandre et y faire voir jusqu’à quel excès le roi s’étoit porté pour obtenir la paix, et combien il étoit impossible de la faire. Le succès en l’ut tel qu’on avoit espéré. Ce ne fut qu’un cri d’indignation et de vengeance, ce ne furent que propos de donner tout son bien pour soutenir la guerre, et d’extrémités semblables pour signaler son zèle.

Cette Grammont crut trouver dans cette espèce de déchaînement un moyen d’obtenir ce qui lui étoit interdit et qu’elle désiroit avec tant de passion. Elle proposa à son mari d’aller offrir au roi sa vaisselle d’argent, dans l’espérance que cet exemple seroit suivi, et qu’elle auroit le gré de l’invention, et la récompense d’avoir procuré un secours si prompt, si net et si considérable. Malheureusement pour elle le duc, de Grammont en parla au maréchal de Boufflers son gendre, comme il alloit exécuter ce conseil. Le maréchal trouva cela admirable, s’en engoua, alla sur les pas de son beau-père offrir la sienne dont il avoit en grande quantité, et admirable, et en fit tant de bruit pour y exhorter tout le monde, qu’il passa pour l’inventeur, et qu’il ne fut pas seulement mention de la vieille Grammont, ni même du duc de Grammont, qui en furent les dupes, et elle enragée. Il en avoit parlé à Chamillart, son ancien ami du billard, pour en parler au roi. Cette offre entra dans la tête du ministre, et par lui dans celle du roi à qui Boufflers alla tout droit. Lui et son beau-père furent fort remerciés.

Aussitôt la nouvelle en vola au Chenil. M. de La Rochefoucauld à l’instant se fit mener chez le roi qu’il trouva allant passer chez Mme de Maintenon, et l’embarrassa par une vive sortie de plaintes et de reproches qui n’étonnèrent pas moins le courtisan, car cette fois il l’attendit à son passage. La fin de ce torrent et de ces convulsions énergiques, la cause de son mauvais traitement, de son profond malheur, fut que le roi, voulant bien accepter la vaisselle de tout le monde, ne lui eût pas fait la grâce de lui demander d’abord la sienne. À ces mots le roi s’en tint quitte à bon marché, et pour la première fois le courtisan au lieu d’applaudir s’écoula en silence en levant les épaules. Le roi répondit qu’il n’avoit encore rien résolu sur cela, que s’il acceptoit les vaisselles il seroit averti, et qu’il lui savoit gré de son zèle. Le duc redoubla d’empressement et de cris en aveugle qu’il étoit, avec lesquels il suivit le roi tant qu’il put, au lieu des termes qui ne se présentoient pas souvent à lui, et bien content de soi, il s’en retourna dans son Chenil.

Ce bruit de la vaisselle fit un grand tintamarre à la cour. Chacun n’osoit ne pas offrir la sienne ; chacun y avoit grand regret. Les uns la gardoient pour une dernière ressource dont il les fâchoit fort de se priver ; d’autres craignoient la malpropreté de l’étain et de la terre ; les plus esclaves s’affligeoient d’une imitation ingrate dont tout le gré seroit pour l’inventeur. Le lendemain, le roi en parla au conseil des finances, et témoigna pencher fort à recevoir la vaisselle de tout le monde.

Cet expédient avoit déjà été proposé et rejeté par Pontchartrain, lorsqu’il étoit contrôleur général, qui, devenu chancelier, n’y fut pas plus favorable. On objectoit que l’épuisement étoit depuis ces temps-là infiniment augmenté et les moyens également diminués. Ce spécieux ne le toucha point. Il opina fortement contre, représenta le peu de profit par rapport à l’objet, si considérable pour chaque particulier, et un profit court et peu utile, qui tôt perçu n’apporteroit pas un soulagement qui tînt lieu de quelque chose ; l’embarras et la douleur de chacun, et la peine dans l’exécution de ceux-là mêmes qui le feroient de meilleur cœur ; la honte de la chose en elle-même ; la bigarrure de la cour et de la première volée d’ailleurs en vaisselle de terre, et des particuliers de Paris et des provinces en vaisselle d’argent, si on en laissoit la liberté ; et si on ne la laissoit pas, le désespoir général, et la ressource des cachettes ; le décri des affaires qui, après cette ressource épuisée, et qui la seroit en un moment, et paroîtroit extrême et dernière, sembleroient n’en avoir plus aucune ; enfin le bruit que cela feroit chez les étrangers, l’audace, le mépris, les espérances que les ennemis en concevroient ; le souvenir de leurs railleries lorsqu’en la guerre de 1688 tant de précieux meubles d’argent massif qui faisoient l’ornement de la galerie et des grands et petits appartements de Versailles et l’étonnement des étrangers, furent envoyés à la Monnaie, jusqu’au trône d’argent ; du peu qui en revint, et de la perte inestimable de ces admirables façons plus chères que la matière [3], et que le luxe avoit introduites depuis sur les vaisselles, ce qui tourneroit nécessairement en pure perte pour chacun. Desmarets, quoique celui qui portoit le poids des finances et que cela devoit soulager de quelques millions, opina en méfie sens et avec la même force.

Nonobstant de si bonnes raisons et si évidentes, le roi persista à vouloir non pas forcer personne, mais recevoir la bonne volonté de ceux qui présenteroient leurs vaisselles, et cela fut déclaré ainsi et verbalement, et on indiqua deux voies à faire le bon citoyen : Launay, orfèvre du roi, et la Monnaie. Ceux qui donnèrent leur vaisselle à pur et à plein l’envoyèrent à Launay, qui tenoit un registre des noms et du nombre de marcs qu’il recevoit. Le roi voyoit exactement cette liste, au moins les premiers jours, et promettoit à ceux-là, verbalement et en général, de heur rendre le poids qu’il recevoit d’eux quand ses affaires le lui permettroient, ce que pas un d’eux ne crut ni n’espéra, et de les affranchir du contrôle, monopole assez nouveau, pour la vaisselle qu’ils feroient refaire. Ceux qui voulurent le prix de la leur l’envoyèrent à la Monnaie. On l’y pesoit en y arrivant ; on écrivoit les noms, les marcs et la date, suivant laquelle on y payoit chacun à mesure qu’il y avoit de l’argent. Plusieurs n’en furent point fâchés pour vendre leur vaisselle sans honte, et s’en aider dans l’extrême rareté de l’argent. Mais la perte et le dommage furent inestimables de toutes ces admirables moulures, gravures, ciselures, de ces reliefs et de tant de divers ornements achevés dont le luxe avoit chargé la vaisselle de tous les gens riches et de tous ceux du bel air.

De compte fait, il ne se trouva pas cent personnes sur la liste de Launay, et le total du produit en don ou en conversion ne monta pas à trois millions. La cour et Paris, encore les grosses têtes de la ville qui n’osèrent s’en dispenser, et quelque peu d’autres qui crurent se donner du relief, suivirent le torrent ; nuls autres dans Paris, ni presque dans les provinces. Parmi ceux même qui cessèrent de se servir de leur vaisselle, qui ne furent pas en grand nombre, la plupart la mirent dans le coffre pour en faire de l’argent, suivant leurs besoins, ou pour la faire reparaître dans un meilleur temps.

J’avoue que je fis l’arrière-garde, et que, fort las des monopoles, je ne me soumis point à un volontaire. Quand je me vis presque le seul de ma sorte mangeant dans de l’argent, j’en envoyai pour un millier de pistoles à la Monnaie, et je fis serrer le reste. J’en avois peu de vieille de mon père, et sans façons, de sorte que je la regrettai moins que l’incommodité et la malpropreté.

Pour M. de Lauzun, qui, en avoit quantité et toute, admirable, son dépit fut extrême, et l’emporta sur le courtisan. Le duc de Villeroy lui demanda s’il l’avoit envoyée ; j’étois avec lui, le duc de La Rocheguyon et quelques autres. « Non, encore, répondit-il d’un ton tout bas et tout doux. Je ne sais à qui m’adresser pour me faire la grâce de la prendre, et puis, que sais-je s’il ne faut pas que tout cela passe sous le cotillon de la duchesse de Grammont ? » Nous en pensâmes tous mourir de rire ; et, lui, de faire la pirouette et nous quitter.

Tout ce qu’il y eut de grand ou de considérable se mit en huit jours en faïence, en épuisèrent les boutiques, et mirent le feu à cette marchandise, tandis que tout le médiocre continua à se servir de son argenterie.

Le roi agita de se mettre à la faïence ; il envoya sa vaisselle d’or à la Monnaie, et M. le duc d’Orléans le peu qu’il en avoit. Le roi et la famille royale se servirent de vaisselle de vermeil et d’argent ; les princes et les princesses du sang de faïence. Le roi sut peu après que plusieurs avoient fait des démonstrations frauduleuses, et s’en expliqua avec une aigreur qui lui étoit peu ordinaire, mais qui ne produisit rien. Elle seroit mieux tombée sur le duc de Grammont et sa vilaine épousée, causes misérables d’un éclat si honteux et si peu utile. Ils n’en furent pas les dupes, ils, encoffrèrent leur belle et magnifique vaisselle ; et la femme elle-même porta leur vieille à la Monnaie, oie, elle se la fit très-bien payer.

Pour d’Antin, qui en avoit de la plus achevée et en grande quantité, on peut juger qu’il fut des premiers sur la liste de Launay ; mais, dès qu’il eut le premier vent de la chose, il courut à Paris choisir force porcelaine admirable, qu’il eut à grand marché, et enlever deux boutiques de faïence qu’il fit porter pompeusement à Versailles.

Cependant les donneurs de vaisselle n’espérèrent pas longtemps d’avoir plu. Au bout de trois mois, le roi sentit la honte et la faiblesse de cette belle ressource, et avoua qu’il se repentoit d’y avoir consenti. Ainsi alloient alors les choses et pour la cour et pour l’État.

Les inondations de la Loire qui survinrent en même temps, qui renversèrent les levées, et qui firent les plus grands désordres, ne remirent pas de bonne humeur la cour ni les particuliers, par les dommages qu’ils causèrent, et les pertes qui furent très-grandes, qui ruinèrent bien du monde et qui désolèrent le commerce intérieur.

Rouillé, à qui Torcy, le lendemain de son arrivée, avoit envoyé ordre de revenir, arriva incontinent après, sur quoi les armées de part et d’autre s’assemblèrent en Flandre les ennemis commandés à l’ordinaire par le duc de Marlborough et le prince Eugène ; et le maréchal de Villars dans les plaines de Lens.

Torcy eut aussi ordre d’envoyer au cardinal de Bouillon de pouvoir s’approcher de la cour et de Paris, à la distance de trente lieues. On fut surpris que cet adoucissement fût venu du mouvement du roi, sans que personne lui en eût parlé. Avant la disgrâce de M. de Vendôme, il lui avoit parlé en faveur du grand prieur, en même temps que le P. Tellier l’avoit pressé pour le cardinal de Bouillon. Il les avoit refusés tous deux. Il demanda ensuite à Torcy si M. de Bouillon ne lui avoit pas parlé souvent pour son frère. Torcy lui dit qu’il ne lui en avoit point parlé. du tout. « Cela est fort extraordinaire, répliqua le roi d’un air piqué, qu’un frère ne parle pas pour son frère ; M. de Vendôme m’a bien pressé pour le sien. » C’est que le roi aimoit que toute une famille se sentit affligée d’une disgrâce, et que, lors même qu’il la vouloit le moins adoucir, il étoit blessé du peu d’empressement, et qu’on ne lui fournit pas l’occasion de refuser et d’humilier.




  1. Voy. notes à la fin du volume.
  2. Voy. notes à la fin du volume.
  3. Voy. ce qu’en dit Mine de Sévigné. Elle écrivait le I1 décembre 1689 : « M. le Dauphin et Monsieur ont envoyé leurs meubles à la Monnaie. » Et le 21 décembre : « Que dites-vous de tous ces beaux meubles de la duchesse du Lude et de tant d’autres qui vont après ceux de Sa Majesté à l’hôtel des Monnoies ? .. Les appartements du roi ont jeté six millions dans le commerce. » D’après une note publiée dans les Oeuvres de Louis XIV (t. VI, p. 507), cette somme ne s’éleva qu’à deux millions cinq cent cinq mille six cent trente-sept livres. Ce qui confirme ce que dit Saint-Simon du peu, qui en revint.