Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/16

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CHAPITRE XVI.


Voysin ministre. — Voysin rudement réprimandé par le roi. — Boufflers évangéliste de Voysin. — Chamillart poursuivi par Boufflers. — Louable mais grande faute de Chamillart. — Chamillart chassé de Paris par Mme de Maintenon. — Raisons qui me persuadent la retraite. — Trois espèces de cabales à la cour : des seigneurs, des ministres, de Meudon. — Crayon de la cour.


Voysin alla à Meudon le mardi matin, le lendemain de sa déclaration, et y fût longtemps seul avec Monseigneur, qui n’avoit pas dédaigné de recevoir les compliments qu’on osa lui faire de la part qu’il avoit eue à la disgrâce de Chamillart. Le lendemain mercredi, le roi le manda au conseil d’État et le fit ainsi ministre. Cette promptitude n’avoit point eu d’exemple, et son prédécesseur eut plus d’un an les finances avant de l’être, et le fut beaucoup plus tôt qu’aucun. Le roi lui dit que ce n’étoit pas la peine de lui faire attendre cette grâce, que Mme de Maintenon lui valut encore, à quoi personne ne se méprit, et à laquelle elle ne fut pas insensible, quelque accoutumée qu’elle fût à régner.

Un si rapide éclat ne laissa pas incontinent après d’être mêlé d’amertume. Le maréchal de Villars envoya cinq différents projets pour recevoir les ordres du roi. La face des affaires, sur laquelle on s’étoit réglé, avoit un peu changé en Flandre, et c’étoit sur quoi il s’agissoit de prendre un nouveau plan. Voysin reçut ces projets à Marly. Il avoit toujours ouï dire et su depuis, par les officiers principaux depuis qu’il fut en Flandre, peut-être même par M. de Luxembourg, qui avec grande raison s’en plaignoit souvent, que Louvois, Barbezieux, et depuis Chamillart les décidoient et faisoient les réponses toutes prêtes qu’ils montroient seulement au roi. Sur ces exemples il en voulut user de même, mais le coup d’essai se trouva trop fort pour lui, et il ne put. Il sentit que déterminer un plan de campagne et les partis à prendre sur ses diverses opérations étoit besogne qui passoit un intendant de frontière et un conseiller d’État, qu’il n’y connoissoit rien, et que la chose dépassoit tout à fait ses lumières. Il porta donc au roi tous les projets, et lui dit qu’il étoit si nouveau dans sa place qu’il croyoit pouvoir lui avouer sans honte que le choix de ces projets le passoit, et qu’en attendant qu’il en sait davantage il le supplioit de vouloir bien le décider lui-même.

Ce n’étoit pas là le langage du pauvre Chamillart, ni celui de Louvois même. C’étoit lui qui avoit réduit les généraux à ce point, après qu’il fut délivré de M. le Prince et de M. de Turenne. Mais il savoit combien le roi étoit jaloux, et à quel point il se piquoit d’entendre la guerre. Il fit donc là-dessus, comme depuis Mansart sur les projets de son métier, il fit tout, mais avec l’art de faire accroire au roi que c’étoit lui-même qui faisoit, dont il exécutoit et expédioit seulement les ordres. Son fils en usa de même ; mais Chamillart, tout de bon, laissoit tout au roi.

Il fut donc également surpris et irrité d’un langage si nouveau. Il se fâcha de voir un homme de robe vouloir à l’avenir décider sur la guerre, et le prétendre comme un apanage de sa place, tandis qu’il la donnoit principalement à la robe pour en savoir plus qu’eux et pouvoir compter tout faire. Il se redressa d’un pied, et prenant un ton de maître, lui dit qu’il voyoit bien qu’il étoit neuf, de prétendre décider de quelque chose ; qu’il vouloit donc qu’il apprît, et de plus qu’il retint bien pour ne l’oublier jamais, que sa fonction étoit de prendre ses ordres et de les expédier, et la sienne à lui d’ordonner de toutes choses, et de décider des plus grandes et des plus petites. Il prit ensuite les projets, les examina, prescrivit la réponse que bon lui sembla, et renvoya sèchement Voysin, qui ne savoit plus où il en étoit, et qui eut grand besoin de sa femme pour lui remettre la tête, et de Mme de Maintenon pour le raccommoder, et pour l’endoctriner mieux qu’elle n’avoit encore eu loisir de faire.

Cette romancine fut suivie d’un autre chagrin, aussi nouveau dans cette place que contraire au goût, à l’esprit, aux maximes et à l’usage du roi. Il défendit à Voysin de rien expédier sans le maréchal de Boufflers, et ordonna à celui-ci de tout examiner, tellement qu’on vit aller continuellement le maréchal et le nouveau ministre l’un chez l’autre, et plus souvent le dernier portant le portefeuille chez le maréchal, et les deux commis des lettres les porter tous les jours, une et souvent plusieurs fois chez lui, avec le projet des réponses auxquelles le maréchal effaçoit, ajoutoit et corrigeoit ce qu’il jugeoit à propos. L’humiliation étoit grande pour un ministre d’avoir sans cesse à présenter son thème à la correction d’un seigneur qui n’entroit point dans le conseil, et qui n’alloit point commander d’armée. Une fonction si haute et si singulière mit le maréchal dans une grande privance d’affaires avec le roi, et dans une considération éclatante, ajoutée encore à celle où Lille l’avoit mis, et à la part publique qu’il avoit eue à la disgrâce de Chamillart. Voysin fut souple, et sûr de Mme de Maintenon, et par elle du maréchal même, attendit du bénéfice du temps le moment de sortir de tutelle, sans témoigner de s’en lasser, et moins qu’à personne au tuteur qui lui avoit été donné.

Chamillart ayant passé quelque temps aux Bruyères, vint à Paris, dont il avoit toute liberté, et où un si grand changement de fortune demandoit sa présence pour le nouvel arrangement de ses affaires. Pendant qu’il y étoit, Bergheyck vint faire un tour à la cour, et y travailla deux heures avec le roi et Torcy. Il trouva le ministère changé et son ami hors de place, qu’il voulut embrasser avant de s’en retourner. C’étoit les premiers jours de juillet ; j’étois aussi à Paris, où je fus surpris de voir entrer chez moi le maréchal de Boufflers tout en colère, et qui, à peine assis, me dit que tout à l’heure il avoit pensé arriver une belle affaire ; qu’étant chez le duc d’Albe, Chamillart y étoit venu avec Bergheyck ; qu’heureusement Chamillart avoit été sage, qu’ayant vu son carrosse dans la cour, il n’avoit pas voulu entrer et avoit descendu Bergheyck à la porte ; qu’il avoit bien fait, parce que, s’il eût monté et se fût avisé de dire quelque chose, il lui auroit fait la sortie qu’il méritoit, et qu’il continuoit de mériter, puisque, hors du ministère et non content de demeurer à Paris, il conservoit commerce avec les ministres étrangers, visitoit les ambassadeurs et se vouloit encore mêler d’affaires. Le maréchal s’échauffa de plus en plus, se lâcha contre ce mort, comme il faisoit de son vivant, et finit par me dire que je ferois bien de l’avertir de prendre garde à sa conduite, pour ne s’attirer pas pis, et de lui conseiller encore de sortir de Paris, où il étoit hardi de demeurer. Je tâchai de l’adoucir, de peur de pis en effet pour le malheureux ex-ministre, et j’y réussis assez bien en ne le contredisant pas sur des choses inutiles.

Je fus ensuite chez Chamillart, que je voyois fort assidûment, qui me conta que Bergheyck l’étant allé voir, et lui ayant affaire dans le quartier du duc d’Albe, chez qui Bergheyck vouloit aller au sortir de chez lui, il l’y avoit mené sans aucun dessein d’y descendre, et seulement pour être plus longtemps avec Bergheyck. Ce qu’il y eut de rare, c’est que le roi demanda à ce dernier s’il n’avoit pas été surpris de ne plus trouver son ami Chamillart en place ; et comme Bergheyck répondit mollement en tâtant le pavé, le roi le rassura en lui en disant du bien, mais comme en passant et comme quelque chose qui lui échappoit avec plaisir. J’avois fait en sorte de faire parler Chamillart sur cette prétendue visite au duc d’Albe sans lui dire pourquoi ; mais le vacarme qu’en fit Boufflers ailleurs encore que chez moi fit du bruit qui revint à Chamillart, et qui fit qu’il me demanda si le maréchal ne m’en avoit point parlé. Je le lui avouai, mais sans entrer dans un fâcheux détail.

Là-dessus Chamillart, le cœur gros de l’aventure, m’apprit que, sans lui, Boufflers n’eût pas eu la survivance de ses gouvernements de Flandre et de Lille pour son fils ; qu’il fut même obligé d’en presser le roi à plus d’une reprise, et qu’il lui arracha cette grâce pour le défenseur de Lille, plutôt qu’il ne l’obtint. C’est ainsi que les bienfaits qui semblent le plus naturellement couler de source ne sont souvent que le fruit d’offices redoublés ; et une des choses en quoi Chamillart se manqua le plus principalement à soi-même fut de ne se faire valoir d’aucun, pour en laisser au roi tout le gré et l’honneur, dont sa disgrâce fut le salaire.

J’ai touché déjà les raisons pour lesquelles le maréchal ne l’aimoit pas, entre lesquelles son revêtement de Mme de Maintenon, pour ainsi parler de son dévouement pour elle, et la partialité du ministre pour Vendôme, et son abandon à cette étrange cabale l’avoient tellement aigri qu’il se déchaîna à découvert, et que le braillant de son retour de Lille, joint à l’opinion de sa droiture, de sa vérité, de sa probité, qui en effet étoient parfaites, firent peut-être plus de mal à Chamillart que Mme de Maintenon même, et que tout ce qu’elle avoit su ameuter et organiser contre lui. Mais si le maréchal eût su qu’il lui devoit la survivance de Flandre pour son fils, jamais il ne se fût porté à le perdre, et il étoit homme si généreux et si reconnoissant que, tout politique qu’il étoit, je l’ai connu assez intimement pour avoir lieu de douter que Mme de Maintenon, toute telle qu’elle fût pour lui, l’eût pu empêcher de le servir.

De tous ses ennemis, il n’y eut presque que le maréchal qui ne le visita point et qui ne lui fit rien dire, et il eut raison après s’être si ouvertement déclaré. Le chancelier même et Pontchartrain son fils, l’un lui écrivit, l’autre le visita ; et tous ceux qui lui avoient été le plus opposés se piquèrent de procédés honnêtes.

Mais la poursuite menaçante de Mme de Maintenon, qui craignoit même son ombre, le contraignit de retourner aux Bruyères, et bientôt après à Mont-l’Évêque, maison de campagne de l’évêché de Senlis, parce qu’elle le trouvoit trop près de Paris. J’y fus des Bruyères avec lui et j’y demeurai plusieurs jours. Le grand écuyer y vint dîner avec lui de Royaumont. La proximité des Bruyères de Paris lui avoit procuré quantité de visites ; l’éloignement de Mont-l’Évêque ne l’en priva pas. Mme de Maintenon fut piquée à l’excès que sa disgrâce ne fit pas son abandon général ; elle s’en expliqua avec tant de dépit et lui fit revenir tant de menaces sourdes, s’il ne s’éloignoit entièrement, qu’il jugea devoir céder à une si dangereuse persécution. Il n’avoit point de terres, il en cherchoit pour placer une partie du prix de sa charge, il ne savoit où se retirer au loin. Il prit le parti forcé d’aller visiter lui-même les terres qu’on lui proposoit, pour s’éloigner sous ce prétexte, en attendant qu’il pût être fixé quelque part au loin.

La Feuillade avoit fait l’effort de coucher une nuit aux Bruyères et deux à Mont-l’Évêque. Le surprenant est qu’il avoit tellement ensorcelé son beau-père qu’il lui fut obligé de ce procédé, tandis qu’il n’y eut personne, jusqu’à ses ennemis même, qui n’en fût indigné.

Il y avoit longtemps que je m’apercevois que l’évêque de Chartres ne m’avoit que trop véritablement averti des mauvais offices qu’on m’avoit rendus auprès du roi, et de l’impression qu’ils y avoient faite. Son changement à mon égard ne pouvoit être plus marqué ; et, quoique je fusse encore des voyages de Marly, je ne pouvois pas douter que ce n’étoit pas sur mon compte ; piqué de tant de cheminées qui, pour ainsi dire, m’étoient tombées sur la tête en allant mon chemin, de ne pouvoir démêler le véritable apostume ni son remède par conséquent, d’avoir affaire à des ennemis puissants et violents que je ne m’étois point attirés, tels que M. le Duc et Mme la Duchesse, et que les personnage de la cabale de Vendôme et les envieux et les ennemis dont les cours sont remplies, et, d’autre part, à des amis faibles ou affaiblis, comme Chamillart et le chancelier, le maréchal de Boufflers et les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, qui ne pouvoient m’être d’aucun secours avec toute leur volonté ; vaincu par le dépit, je voulus quitter la cour et en abandonner toutes les idées.

Mme de Saint-Simon, plus sage que moi, me représentoit les changements continuels et inattendus des cours, ceux que l’âge y pou voit apporter, la dépendance où on en étoit non seulement pour la fortune, mais pour le patrimoine même, et beaucoup d’autres raisons. À la fin, nous convînmes d’aller passer deux ans en Guyenne, sous prétexte d’y aller voir un bien considérable que nous ne connoissions point par nous-mêmes, faire ainsi une longue absence sans choquer le roi, laisser couler le temps et voir après le parti que les conjonctures nous conseilleroient de prendre.

M. de Beauvilliers, qui se voulut adjoindre M. de Chevreuse dans la consultation que nous lui en fîmes, le chancelier à qui nous en parlâmes après, furent de cet avis, dans l’impuissance où ils se virent de me persuader de demeurer à la cour ; mais ils nous conseillèrent de parler d’avance de ce voyage, pour éviter l’air de dépit, et qu’il ne se répandît aussi que j’eusse été doucement averti de m’éloigner.

Il fallut la permission du roi pour s’écarter si loin et si longtemps ; je ne voulus pas lui en parler dans la situation où je me trouvois. La Vrillière, fort de mes amis, et qui avoit la Guyenne dans son département, le fit pour moi, et le roi le trouva bon.

Le maréchal de Montrevel commandoit en Guyenne ; j’ai déjà remarqué, lors de sa promotion au bâton, quelle espèce d’homme c’étoit. La tête avoir achevé de lui tourner en Guyenne ; il s’y croyoit le roi, et avec des compliments et des langages les plus polis, usurpoit peu à peu toute l’autorité dans mon gouvernement. Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ce dont il s’agissoit entre nous, qui se trouvera nécessairement ailleurs. Il suffit de dire ici en gros qu’il ne m’étoit pas possible d’aller à Blaye, que cela ne fût fini avec une manière de fou pour qui le roi avoit eu toute sa vie du goût, et avec qui les raisons mêmes qui me menoient en Guyenne ne me laissoient pas espérer que raison, droit et justice de mon côté, fussent des armes dont je me pusse défendre. Il y avoit deux ans que lui et moi étions convenus de nous en rapporter à Chamillart, sans que ce ministre eût pu prendre le temps de finir cette affaire. Je me mis donc à l’en presser par la nécessité où je me trouvois là-dessus. Le même défaut de loisir, affaires, voyages, temps rompus, la différèrent toujours, tant qu’enfin arriva sa chute qui lui ôta tout caractère de décider entre nous, et à Montrevel toute envie de s’y soumettre.

Si, depuis cinq ou six mois, je m’étois déterminé à la retraite, cet événement ne fit que m’y confirmer et m’en presser. Un ami éprouvé dans une telle place et dans une telle faveur est d’un grand et continuel secours pour les choses et pour les apparences, et laisse un grand vide par sa disgrâce. Elle m’ôtait de plus le logement de feu M. le maréchal de Larges au château, qu’il me fallut rendre au duc de Lorges, logé jusqu’alors dans celui de son beau-père, dont le roi disposa ; et la cour, non seulement à demeure, comme j’y avois toujours été, mais même à fréquenter, est intolérable et impossible sans un logement que je n’étois pas alors à portée d’obtenir. Depuis le Marly où éclata le départ de Torcy pour la Hollande, j’en avois été éconduit : ainsi la main du roi s’appesantissoit peu à peu en bagatelles, peut-être en attendant occasion de pis ; d’aller en Guyenne sans que rien fût terminé entre Montrevel et moi, il n’y avoit pas moyen d’y penser ; je pris donc le parti d’aller à la Ferté, résolu d’y passer une et plusieurs années, et de ne revoir la cour que par moments et pas même tous les ans, s’il m’étoit possible sans manquer au tribut sec et pur du devoir le plus littéral.

Mon assiduité auprès de Chamillart à l’Étang, aux Bruyères, à Mont-l’Évêque, à Paris, avoit déjà déplu. Je partis un mois après qu’il fut allé chercher des terres pour s’éloigner de Paris. Ses filles vinrent s’établir et l’attendre à la Ferté, où il revint de ses tournées, et où je le reçus avec des fêtes et des amusements que je ne lui aurois pas donnés dans sa faveur et dans sa place, mais dont je n’eus pas de scrupule, parce qu’il n’y avoit plus de cour à lui faire, ni rien à attendre de lui : aussi y fut-il vivement sensible. Il fut assez longtemps chez moi ; il y laissa ses filles, et s’en alla à Paris pour finir plusieurs affaires et le marché de la terre de Courcelles, dans le pays du Maine, qu’il acheta à la fin. Je demeurai chez moi dans ma résolution première, où toutefois je ne laissai pas d’être informé de ce qu’il se passoit. Reprenons maintenant le affaires devant et depuis mon départ de la cour, et qui le retardèrent de beaucoup, et après lequel je soupirois avec un dépit ardent.

L’expression me manque pour ce que je veux faire entendre. La cour, par ces grands changements d’état et de fortune de Vendôme et de Chamillart, étoit plus que jamais divisée. Parler de cabales, ce seroit peut-être trop dire, et le mot propre à ce qui se passoit ne se présente pas. Quoique trop fort, je dirai donc cabale, en avertissant qu’il dépasse ce qu’il s’agit de faire entendre, mais qui, sans des périphrases continuelles, ne se peut autrement rendre par un seul mot.

Trois partis partageoient la cour qui en embrassoient les principaux personnages, desquels fort peu paraissoient à découvert, et dont quelques-uns avoient encore leurs recoins et leurs réserves particulières. Le très petit nombre n’avoit en vue que le bien de l’État, dont la situation chancelante étoit donnée par tous comme leur seul objet, tandis que la plupart n’en avoient point d’autre que soi-même, chacun suivant ce qu’il se proposoit de vague ou de considération, d’autorité, et en éloignement de puissance ; d’autres de places et de fortunes à embler ; d’autres, plus cachés ou moins considérables, tenoient à quelqu’une des trois, et formoient un sous ordre qui donnoit quelquefois le branle aux affaires, et qui entretenoit cependant la guerre civile des langues.

Sous les ailes de Mme de Maintenon se réunissoit la première, dont les principaux, en curée de la chute de Chamillart, et relevés par celle de Vendôme qu’ils avoient aussi poussoté tant qu’ils avoient pu, étoffent ménagés et ménageoient réciproquement Mme la duchesse de Bourgogne, et étoient bien avec Monseigneur. Ils jouissoient aussi de l’opinion publique et du lustre que Boufflers leur communiquoit. À lui se rallioient les autres, pour s’en parer et pour s’en servir ; Harcourt, même des bords du Rhin, en étoit le pilote, Voysin et sa femme, leurs instruments, qui réciproquement s’appuyoient d’eux. En deuxième ligne étoit le chancelier, qui [était] dégoûté à l’excès par l’aversion que Mme de Maintenon avoit prise pour lui, conséquemment par l’éloignement du roi ; Pontchartrain, de loin, à l’appui de la boule ; le premier écuyer, vieilli dans les intrigues, qui avoit formé l’union d’Harcourt avec le chancelier, et qui les rameutoit tous ; son cousin Huxelles, philosophe apparent, cynique, épicurien, faux en tout, et dont on peut voir le caractère ci-devant (t. IV, p. 92), rongé de l’ambition la plus noire, dont Monseigneur avoit pris la plus grande opinion par la Choin que Beringhen, sa femme et Bignon, en avoient coiffée ; le maréchal de Villeroy qui, du fond de sa disgrâce, n’avoit jamais perdu les étriers chez Mme de Maintenon, et que les autres ménageoient par là et par cet ancien goût du roi qui, par elle, pouvoit renaître ; le duc de Villeroy, remué par lui, mais avec d’autres allures, et La Rocheguyon qui, ricanant sans rien dire, tendoit des panneaux, et par Bloin et d’autres souterrains savoient tout et avoient toute créance de jeunesse auprès de Monseigneur, et qui, quoique de loin, ne laissoient pas que d’avoir influé à la perte de Vendôme et de Chamillart, ayant en tiers la duchesse de Villeroy, dont le peu d’esprit étoit compensé par du sens, beaucoup de prudence, un secret impénétrable et la confiance de Mme la duchesse de Bourgogne en beaucoup de choses, qu’elle savoit tenir de court et haut à la main.

D’autre part, sous l’espérance que nourrissoit la naissance, la vertu et les talents de Mgr le duc de Bourgogne, tout de ce côté, par affection décidée, étoit le duc de Beauvilliers, le plus apparent de tous ; le duc de Chevreuse en étoit l’âme et le combinateur ; l’archevêque de Cambrai, du fond de sa disgrâce Est de son exil, le pilote ; en sous-ordre, Torcy et Desmarets ; le P. Tellier, les jésuites et Saint-Sulpice, d’ailleurs si éloignés des jésuites, et réciproquement ; Desmarets, ami du maréchal de Villeroy et du maréchal d’Huxelles et Torcy bien avec le chancelier, uni avec lui sur les matières de Rome, conséquemment contre les jésuites et Saint-Sulpice, et en brassière sur ce recoin d’affaires avec ses cousins de Chevreuse et surtout de Beauvilliers, ce qui met toit entre eux du gauche et souvent des embarras.

Ceux-ci, plus amis entre eux, au besoin, toujours plus concertés, en occasion continuelle de se voir sans air de se chercher, affranchis des sarbacanes par leurs places, et voyant tout immédiatement, en état d’amuser les autres par des fantômes, et d’un coup de nain de rendre fantômes les réalités les mieux amenées, et par voir et savoir de source, de rompre la mesure à leur gré, tant était-il vrai, de tout ce règne, que le ministère donnoit tout en affaires, quelque tondante que Mme de Maintenon y eût usurpée, qui n’osoit questionner ni montrer rien suivre, à qui les choses ne venoient par le roi qu’à bâtons rompus, et qui par là avoit si grand besoin d’avoir un ministre tout à elle. Ceux-ci n’admirent personne avec eux sans une vraie nécessité, et pour le moment seulement de la nécessité. Ils n’avoient qu’à parer, et comme ils étoient en place, ils n’avoient qu’à se défendre et rien à conquérir ; mais les rieurs n’étoient pas pour eux. Leur dévotion les tenoit en brassière, étoit tournée aisément en ridicule ; le bel air, la mode, l’envie étoient de l’autre côté, avec la Choin et Mme de Maintenon.

Ces deux cabales se tenoient réciproquement en respect. Celle-ci marchoit en silence ; l’autre, au contraire, avec bruit, et saisissoit tous les moyens de nuire à l’autre. Tout le bel air de la cour et des armées étoit de son côté, que le dégoût et l’impatience du gouvernement grossissoit encore, et quantité de gens sages, entraînés par la probité de Boufflers et les talents d’Harcourt.

D’Antin, Mme la Duchesse, Mlle de Lislebonne et sa sœur, leur oncle, inséparable d’elles, et l’intrinsèque cour de Meudon formoient le troisième parti. Aucun des deux autres ne vouloit d’eux ; l’un et l’autre les craignoient et s’en défioient ; mais tous les ménageoient, à cause de Monseigneur, et Mme la duchesse de Bourgogne elle-même.

D’Antin et Mme la Duchesse n’étoient qu’un ; ils étoient également décriés ; ils étoient pourtant à la tête de ce parti, d’Antin, par ses privantes avec le roi, qui augmentoient chaque jour, et dont mieux qu’homme du monde il savoit se parer et même s’avantager solidement ; lui et Mme la Duchesse pour les leurs, avec Monseigneur. Ce n’étoit pas que les deux Lorraines n’eussent : encore plus sa confiance et celle de Mlle Choin au moins plus que les deux autres ; elles avoient de plus un autre avantage, mais alors et longtemps depuis inconnu, dont j’ai parlé d’avance (t. V, p. 427), qui étoit cette liaison avec Mme de Maintenon si honteusement mais si solidement fondée, et pour cela même si cachée. Mais elles étoient encore étourdies des deux coups de foudre qui venoient de tomber sur Vendôme et Chamillart. Boufflers, Harcourt et leurs principaux tenants détestoient l’orgueil du premier et la suprématie de rang et de commandement où il s’étoit élevé. Chevreuse, Beauvilliers et les leurs, par ces raisons, et plus encore par rapport à Mgr le duc de Bourgogne, n’étoient pas moins éloignés de lui : pas un de ces deux partis n’étoit donc pas pour se rapprocher de ce troisième, qui étoit proprement la cabale de Vendôme, encore troublée du coup, ni les derniers, de plus, de d’Antin, qui, dans la folle espérance d’avoir la part principale à la dépouille de Chamillart, avoit travaillé si fortement à sa ruine.

Pour être mieux entendu, donnons un nom aux choses, et nommons ces trois partis : la cabale des seigneurs, qui est le nom qui lui fut donné alors, celle des ministres, et celle de Meudon.

Cette dernière avoit été plus touchée de la fâcheuse épreuve de ses forces que de la chute de Vendôme ; elle ne le portoit que pour perdre Mgr le duc de Bourgogne par les raisons qui en ont été expliquées ; ce grand coup à la fin manqué à demi, Vendôme de moins les mettoit plus au large auprès de Monseigneur et ramassoit tout plus à eux. Je dis manqué à demi, car il avoit pleinement porté par leurs artifices auprès de Monseigneur qui n’en est jamais revenu pour Mgr le duc de Bourgogne et qui le lui fit sentir le reste de sa vie, même grossièrement. À l’égard de Chamillart, ce coup manqué auprès du roi, on a vu par le trait que lui fit par deux fois Mlle de Lislebonne auprès de Mlle Choin, combien peu ils s’en soucièrent dès qu’ils le virent sur le penchant ; elle et sa sœur comptèrent bien sur le successeur par elles-mêmes à cause de Monseigneur, encore plus quand elles virent Voysin l’être par leurs secrets rapports avec Mme de Maintenon.

Pour Vaudemont, outre qu’il n’étoit qu’un avec ses nièces, éconduit qu’il étoit sans retour des usurpations de rang qu’il avoit essayées, établi d’ailleurs comme il étoit, tout cela lui importoit assez peu, et sa considération déjà tombée demeuroit sans souffrir une plus grande diminution.

M. du Maine, régnant dans le cœur du roi et de Mme de Maintenon, ménageoit tout, n’étoit à aucun qu’à soi-même, se moquoit de beaucoup, nuisoit à tous tant qu’il pouvoit, et tous aussi le craignoient et le connoissoient. Voysin, tout à Mme de Maintenon, lui valoit mieux que Chamillart qui s’étoit livré à lui ; et Vendôme ayant péri dans son entreprise des Titans, l’entreprise échouée, du Maine se trouvoit soulagé d’un audacieux qui n’auroit pas voulu être inférieur à ses enfants, et dont la parité réelle étoit un titre embarrassant.

M. le Duc laissoit faire, embourbé qu’il étoit dans son humeur qui éloignoit tout le monde de lui comme d’une mine toujours prête à sauter, dans ses affaires de la mort de M. le Prince, dans ses plaisirs obscurs, et dans sa santé qui commençoit à devenir mauvaise.

Le comte de Toulouse non plus que M. le duc de Berry ne prenoient part à rien ; M. le duc d’Orléans n’étoit pas en volonté, ni, comme on le verra bientôt, en état d’entrer en quoi que ce soit, et Mgr le duc de Bourgogne, enfoncé dans la prière et dans le travail de son cabinet, ignoroit ce qui se passoit sur la terre, suivoit les impressions douces et mesurées des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, n’avoit figuré en rien dans les disgrâces de Vendôme et de Chamillart, et s’étoit contenté de les offrir à Dieu comme il avoit fait les tribulations qu’ils lui avoient causées.

À l’égard de Mme la duchesse de Bourgogne, on a vu qu’elle procura l’une et qu’elle ne s’épargna pas pour l’autre ; cela joint à ce qu’elle étoit à Mme de Maintenon, et Mme de Maintenon a elle, la jetoit naturellement du côté de la cabale des seigneurs avec le goût qu’Harcourt lui avoit donné pour lui, l’estime qu’elle ne pouvoit refuser à Boufflers, et son amitié pour la duchesse de Villeroy. Mais éloignée à l’excès des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse qu’elle craignoit en cent façons auprès de Mgr le duc de Bourgogne, elle s’en étoit fort rapprochée à l’occasion des choses de Flandre, et comme elles avoient duré longtemps, ses préventions s’étoient fort amorties par le commerce qu’elle avoit eu avec eux par elle-même, et par Mme de Lévi fort bien avec elle, une de ses dames du palais, qui avoit tout l’esprit possible, et qui avoit saisi ces temps favorables à son père et à son oncle, de manière qu’elle ne leur étoit pas opposée, et qu’elle nageoit entre les deux cabales. Pour celle de Meudon, la même de Vendôme, elle ne gardoit que les mesures dont elle ne se pouvoit dispenser sagement à cause de Monseigneur et de la qualité de bâtarde du roi de Mme la Duchesse, avec laquelle on a vu qu’indépendamment du reste elle étoit personnellement mal. Le seul d’Antin en fut excepté par l’usage qu’elle en avoit tiré sur la Flandre, et qu’elle s’en promettoit encore au besoin par ses privances avec le roi.

Tallard, enragé de n’être, de rien, parce qu’on ne se fiait à lui d’aucun côté, ne tenoit qu’à Torcy qu’il avoit toujours ménagé, et au maréchal de Villeroy de toute sa vie son parent et son protecteur, sous la disgrâce duquel il gémissoit. Quoique livré aux Rouan, si uns avec Mlle de Lislebonne et sa sœur, cela n’avoit point pris avec lui, et il petilloit de se fourrer de quelque chose sans y pouvoir réussir. Les ministres avoient moins d’éloignement pour lui que les deux autres partis, mais cela n’alloit pas jusqu’à l’admettre. Il mouroit de jalousie contre ceux qui lui étoient préférés dans le commandement des armées, il pâmoit d’envie du brillant du maréchal de Boufflers, souple toutefois avec eux, mais hors de toute portée.

Villars ne doutoit, ni de soi, ni du roi, ni de Mme de Maintenon. Le bonheur infatigable pour lui et l’expérience lui en répondoient ; il étoit content, incapable de suite et de vues hors les purement personnelles ; il n’étoit de rien, il ne se soucioit pas d’en être, et aucun des partis ne le désiroit.

Berwick ménageoit et étoit ménagé des deux premiers. Les affaires d’Angleterre l’avoient lié avec Torcy ; la piété et la dernière campagne de Flandre, avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers ; il étoit fort bien d’ancienneté avec d’Antin, et c’étoit le seul de la cabale de Meudon avec qui il fût de la sorte ; le maréchal de Villeroy étoit son ami et son protecteur, et il étoit ami d’Harcourt qu’il avoit toujours cultivé.

Tessé, ami de Pontchartrain, étoit suspect aux seigneurs et aux ministres. Les personnages qu’il avoit faits ne lui avoient acquis l’estime ni la confiance de personne. Sa conduite à l’égard de Catinat l’avoit perdu dans l’esprit de tous les honnêtes gens et empêcha même les autres de se lier avec lui ; et sa bassesse à l’égard de Vaudemont, de Vendôme, de La Feuillade, avoit achevé de l’anéantir. Son ambassade à Rome ne le releva pas, ni ses lettres ridicules au pape, qu’il n’eut pas honte de publier partout. Il étoit donc souffert dans la cabale de Meudon, mais rien au delà, et rejeté des deux autres. Noailles, riche en calebasses de toutes les sortes, nageoit partout, tâtant tout, reçu honnêtement partout à cause de sa tante et de son langage ; mais admis à rien encore en jeune homme qu’on ne connoissoit pas assez, et dont le grand vol et les nombreux crampons tenoient en égale attention et défiance.

Ces cabales, au reste, avoient leurs subdivisions. Dans celle des seigneurs, Harcourt avoit ses réserves avec tous les autres, quoique cheminant avec eux et souvent par eux, et ne faisoit comparaison avec aucun, pour me servir de ce terme vulgaire, excepté le chancelier, mais qui n’étoit bon que pour le conseil dans la situation où il se trouvoit avec le roi et Mme de Maintenon, qui l’excluoit de pouvoir être acteur en rien, sinon quelquefois au conseil, où il étoit sans milieu, nul ou emportant la pièce avec feu, adresse et subtilité, qui étoit son talent naturel ; ce qu’il ne faisoit qu’aux grandes occasions pour tomber sur le duc de Beauvilliers sans l’attaquer directement, mais embarrasser un avis et tacher de lui donner un air ridicule.

Le maréchal de Villeroy, le moins ardent de tous, par la futilité de son esprit, son incapacité naturelle et la chute de Vendôme et de Chamillart, ses deux objets de haine, étoit de longue main ami particulier de Desmarets par ses anciennes liaisons avec Bechameil, son beau-père, fort attaché et protégé du chevalier de Lorraine et d’Effiat. Malgré sa disgrâce, on a vu qu’il avoit conservé l’amitié et souvent la confiance de Mme de Maintenon, une relation assez fréquente avec elle, la privante de longues conversations avec elle ; toutes les fois qu’il alloit à Versailles, ce qui n’étoit pas fréquent. Beaucoup plus souvent des lettres de l’un et de l’autre, et des mémoires sur les choses de Flandre qu’elle lui demandoit, et qui étoient toujours biens reçus. Leurs paquets passoient le plus ordinairement par Desmarets, rarement par la duchesse de Villeroy. Il étoit assez bien avec Torcy, et en quelque mesure avec Beauvilliers, qui tous deux n’en faisoient nul compte, et tous deux fort haïs de La Rocheguyon et du duc de Villeroy autant qu’il en étoit capable ; en cela, comme en bien d’autres points, divisé d’avec son père, quoique très uni sur le principal, et mieux ensemble depuis que leur différent genre de vie, depuis que la disgrâce du père et la charge du fils les avoit séparés de lieux. Chevreuse et Beauvilliers, sans secret l’un pour l’autre, étoient réservés avec les leurs, et, bien que cousins germains de Torcy, un fumet de janséniste les écartoit de lui fort au delà du but.

D’Antin et Mme la Duchesse, entièrement unis de vue, de besoins réciproques de vices et de lieux, se déficient fort des deux Lorraines, avec des confidences néanmoins et l’extérieur le plus intime, que le dessein commun soutenoit pendant la vie du roi, en attendant qu’ils s’entr’égorgeassent tous après, pour la possession unique de Monseigneur, devenu roi. Cette cabale frayoit avec celle des seigneurs ; mais elle en étoit découverte et intérieurement haïe et crainte comme ayant été celle de Vendôme.

Pour celle des ministres, rien de plus opposé, quoique Torcy et Mme la Duchesse, et par conséquent d’Antin, eussent des ménagements réciproques par la Bouzols, sœur de Torcy, amie intime de tous les temps, et de toutes les façons, de Mme la Duchesse, et qui, avec une figure hideuse, étoit charmante dans le commerce, avec de l’esprit comme dix démons.

Telle étoit la face intérieure de la cour dans ce temps orageux, signalé par deux chutes si profondes, qui sembloient en préparer d’autres.