Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/17

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CHAPITRE XVII.


Blécourt relève Amelot en Espagne, mais avec caractère d’envoyé. — Tournai investi, bien muni ; Surville et Mesgrigny dedans. — Affaire du rappel des troupes d’Espagne. — Éclat à Marly sur le rappel des troupes d’Espagne. — Boufflers aigri contre Chevreuse. — Conversation sur les deux cabales, et en particulier sur le maréchal de Boufflers, avec le duc de Beauvilliers, puis avec le duc de Chevreuse, et ma situation entre les cabales.


Amelot étoit rappelé depuis quelque temps, et Blécourt, qui avoit déjà été deux fois en Espagne, l’alloit relever, mais avec simple caractère d’envoyé [1]. Les affaires avoient retenu Amelot, qui étoit là à la tête de toutes sous la princesse des Ursins, mais si bien avec elle et si capable que, pour ce qui étoit affaires, il faisoit tout. On verra bientôt que son retour fut une époque effrayante pour tous les ministres.

Tournai étoit investi. Surville, lieutenant général, y commandoit ; Mesgrigny, lieutenant général et principal ingénieur après Vauban, étoit gouverneur de la citadelle. Il y avoit treize bataillons, quatre escadrons de dragons, et sept compagnies franches en tout de quatre cents hommes, Ravignan, maréchal de camp, et profusion de toutes sortes de munitions de guerre et de bouche ; avec cela notre armée de Flandre manquoit de tout, et on en étoit à la cour, à Paris et partout aux prières de quarante heures.

Il y avoit longtemps que l’Espagne commençoit à être regardée de mauvais œil, et que les oreilles s’ouvroient au spécieux prétexte que les alliés ne se lassoient point de semer, que cette monarchie étoit la pierre d’achoppement. Personne n’avoit été d’avis de passer carrière sur les énormes propositions qui avoient été faites à Torcy à la Haye, mais il sembloit qui, trop crédules, on eût désiré que l’Espagne se trouvât ruinée d’elle-même, et que par là il se rouvrît une porte à la paix.

De tous temps j’avois pris la liberté d’avoir un sentiment bien opposé ; jamais je n’avois cru que l’Espagne fût un obstacle sérieux à terminer la guerre. Je ne me figurois point les alliés de l’empereur assez épris de la grandeur de sa maison, pour ne s’épuiser que pour elle. J’étois d’ailleurs persuadé que pas un ne voulant la paix, de rage contre la personne du roi, et de jalousie contre la France, tous avoient saisi un prétexte plausible de l’écarter, durable tant qu’ils voudroient par sa nature ; et j’en concluois que le seul moyen de le leur ôter étoit de secourir si puissamment le roi d’Espagne et de seconder si fermement ses succès et le bon ordre déjà rétabli dans ses troupes et dans ses finances, et la grande volonté des peuples, que de préférence à tout on rendît ses frontières libres, pour ôter aux alliés tout espoir d’y revenir, et faire tomber cet éternel prétexte d’Espagne dont ils faisoient bouclier contre toutes propositions, puisque le roi d’Espagne, délivré de la sorte, ce qui avoit été aisé quatre ans durant, il n’eût plus été soutenable aux ennemis de rien mettre en avant là-dessus, et se seroient vus réduits, lorsqu’en effet ils auroient voulu la paix, à la traiter à des conditions qui, à la vérité, eussent fort diminué la puissance des deux couronnes, leur seul intérêt essentiel. On étoit encore à temps d’y revenir ; mais on n’aimoit pas à approfondir, et on aimoit à se flatter dans l’extrême besoin où les désastres avoient réduit le royaume, dont on a vu ici les causes expliquées en plus d’une occasion.

On voulut donc se fermer les veux à tout autre raisonnement qu’à celui d’avancer nous-mêmes le renversement d’un trône qui nous avoit coûté tant de sang et d’argent à maintenir, et par ce moyen nous dérober à la honte et à la nécessité de nous mettre du côté de nos ennemis communs pour y travailler conjointement avec eux à force ouverte, et cependant les adoucir en produisant le même effet qu’ils vouloient exiger de notre concours d’une manière plus dure ou plutôt barbare. La base de ce raisonnement étoit la présupposition qu’ils vouloient bien la paix, pourvu que la monarchie d’Espagne revînt à la maison d’Autriche, sans faire réflexion que tout montroit qu’ils ne vouloient point de paix, et qu’ils ne songeoient qu’à leurrer leurs peuples qui soutenoient le poids de la guerre, et à leur cacher leur dessein qui ne tendoit qu’à une destruction générale de la France, qu’ils ne leur osaient pas montrer, et qui, une fois découvert par la continuation opiniâtre de la guerre, après leur avoir ôté manifestement toute espérance sur l’Espagne par les armes, produiroit nécessairement la paix malgré le triumvirat qui les gouvernoit tous par ses artifices, et qui seul vouloit éterniser la guerre, comme on le verra dans les Pièces des négociations de Torcy à la Haye, et depuis du maréchal d’Huxelles à Gertruydemberg. Mais on étoit si loin de raisonner ainsi, qu’on trouvoit que les alliés n’avoient pas tort, et qu’il n’y avoit d’issue qu’en les satisfaisant sur un point essentiel pour eux, ce qui ne se pouvoit opérer sans une honte déclarée, que par les moyens obliques de laisser périr l’Espagne d’elle-même. Il fut donc agité de congédier le duc d’Albe, de faire revenir d’Espagne toutes les troupes françaises, de cesser d’y faire ou même d’y laisser passer aucune Sorte de secours, et d’en rappeler Amelot et Mme des Ursins même. On ne vouloit pas douter que les alliés, peu crédules à nos paroles, ne le devinssent à nos actions ; que le roi d’Espagne sans ressource ne fût bientôt réduit à revenir en France, ou à. se contenter du très peu que ses ennemis lui voudroient bien laisser par grâce, pour ne pas dire par aumône, et que la paix ne suivît incontinent. Ce fut dans celte pensée qu’Amelot fut rappelé, que Mme des Ursins eut ordre de se disposer aussi à quitter l’Espagne, et Besons, celui de passer de Catalogne en Espagne pour en ramener toutes nos troupes. Le roi et la reine d’Espagne, dans la dernière alarme d’un parti si violent, se mirent aux hauts cris et à demander au moins qu’on laissât tout en l’état jusqu’à ce qu’Amelot eût achevé de mettre ordre à des affaires importantes prêtes à terminer [2].

Dans cet intervalle, les alliés qui ne vouloient point de paix, ou plutôt le triumvirat qui s’étoit rendu maître des affaires, ajoutèrent les conditions énormes du passage de leur armée par la France, et autres qui se trouvent parmi les Pièces de la négociation de Torcy à la Haye, qui rompirent tout. Malgré la rupture, on voulut toujours rappeler nos troupes, non plus dans la vile de la paix, qui ne se pouvoit plus espérer, mais dans celle de la défense de nos frontières, sans considérer qu’elles consommeroient le meilleur temps de la campagne à se rendre où on les destineroit. Parmi ces incertitudes, Besons reçut ordre de suspendre, suivant la demande du roi d’Espagne, jusqu’à ce qu’Amelot eût achevé ce qu’il avoit commencé, tellement qu’étant déjà en Espagne et dans cette espèce de suspension de ramener ses troupes, il n’osoit les mettre en corps d’armée et les opposer au comte de Staremberg, qui mettoit les siennes en mouvement.

Un voyage de Marly arrivé dans ces entrefaites devint fort remarquable ; et pour en faire entendre le principal, il faut en expliquer l’accessoire. On a vu (t. VI, p. 183 et suiv.) que le duc de Chevreuse étoit très réellement ministre d’État sans entrer dans le conseil, et la considération de sa femme et ses privances avec le roi et chez Mme de Maintenon même à cause de lui, que l’affaire de M. de Cambrai n’avoit pu affaiblir que pendant quelques mois ; sa santé ne lui permettoit pas, depuis quelque temps, de mettre un corps, et quoique le grand ami des dames fût banni de Marly, elles n’y pouvoient pourtant paroître qu’habillées avec un corps et une robe de chambre. Cette raison avoit éloigné Mme de Chevreuse de Marly, qui y alloit tous les voyages ; mais toujours en se présentant, dont personne n’étoit dispensé. Le roi s’en étoit plaint, et, à la fin, voulut qu’elle y vint sans corps. Alors elle ne paraissoit ni dans le salon ni à la table du roi, mais le voyoit tous les jours chez Mme de Maintenon, et à des promenades particulières. M. de Chevreuse, qui aimoit sa maison de Dampierre, à quatre lieues de Versailles, le particulier, la solitude même et la retraite par piété, profitoit tant qu’il pouvoit du prétexte de la santé de Mme de Chevreuse, pour se dispenser des Marlys, ce que le roi trouvoit souvent mauvais, et avoit peine à le lui accorder, à cause du fil des affaires. Malgré cette facilité d’y aller sans corps, Mme de Chevreuse évitoit encore, et le roi se fâchoit, mais ils ne laissoient pas d’esquiver.

À celui-ci ils y furent, et la rareté donna de l’attention, parce qu’avec toute cette rareté, M. de Chevreuse avoit été du dernier voyage, et depuis longtemps on ne l’y voyoit plus deux fois de suite. Les grands coups s’y devoient ruer tout de bon sur le rappel des troupes d’Espagne. Le duc de Beauvilliers étoit le grand promoteur de l’affirmative, Mgr le duc de Bourgogne l’y secondoit, les ministres suivoient la plupart, le chancelier même ne s’en éloignoit pas, et par une singularité qu’on n’auroit pas attendue, Desmarets étoit de l’avis opposé, Voysin aussi, mais avec faiblesse, soit par sa nouveauté et son peu d’expérience, soit pour voir démêler la fusée, et se tenir cependant un peu à quartier. Monseigneur, toujours ferme en faveur de son fils, et ferme à l’excès, mais uniquement sur ce chapitre, contestoit formellement pour la négative, malgré lequel l’autre avis ’l'emporta, et le rappel des troupes fut résolu.

Ce débat ne s’étoit point passé sans émotion. Il fut su dès le jour même, et ce qui avoit été résolu, et le maréchal de Boufflers en parla au roi, qui lui avoua le fait, et sans se laisser ébranler. Le maréchal alla au duc de Beauvilliers, qui, averti de l’aveu du roi au maréchal, ne disconvint point du fait. Boufflers lui demanda ses raisons pour y opposer les siennes. Beauvilliers, avec ses précisions, refusa de s’expliquer parce qu’il étoit ministre, et renvoya le maréchal au duc de Chevreuse, en l’assurant qu’il étoit aussi instruit que liai, quoiqu’il n’entrât pas au conseil, et que, n’étant tenu à rien, il le trouveroit en état de le satisfaire. Chevreuse prêta donc le collet au maréchal, et se promettoit bien de sa dialectique de mettre bientôt à bout le peu d’esprit du maréchal. Au lieu d’y réussir, il échauffa son homme, qui, plein de l’importance de la chose, en entretint chacun.

Tout ce qui étoit à Marly ne s’entretint d’autre chose, et le courtisan, ravi d’oser parler tout haut d’une affaire de cette sorte, se partialisa selon son goût, mais avec tant de chaleur, qu’elle sembla être devenue celle d’un chacun. Le nombre et l’espèce de ceux qui tenoient pour la négative l’emporta fort sur ceux qui soutenoient l’affirmative, dont le courage accrut tellement au maréchal de Boufflers, qu’il fut trouver Mme de Maintenon et lui en parla de toute sa force. M. le duc d’Orléans, du même avis, crioit de son côté qu’il connoissoit l’Espagne et les Espagnols, et mille raisons particulières tirées de cette connoissance. Il plut tellement par là au maréchal qu’il proposa à Mme de Maintenon que, puisqu’il étoit question d’une si importante affaire, qui regardoit l’Espagne où ce prince avoit si bien servi, le roi l’en devroit consulter. Mais Boufflers ignoroit le fatal trop bon mot qui avoit rendu Mme de Maintenon et Mme des Ursins ses plus mortelles ennemies, et ne put gagner ce point. Le duc de Villeroy et La Rocheguyon, son beau-frère, recueilloient les voix, échauffèrent Monseigneur avec qui ils étoient à portée de tout, et poussèrent Boufflers à lui aller parler.

Ce prince, bien embouché et qui ne fut jamais ardent de soi que pour le roi d’Espagne, parla au roi avec force contre le rappel de ses troupes et l’abandon. Le duc d’Albe, averti de tout ce vacarme, hasarda une chose du tout inusitée jusqu’alors. Il alla à Marly sans demander si on le trouvoit bon, et, tout en arrivant, [sollicita] une audience que le roi lui donna aussitôt, dont il usa avec tout l’esprit et la force possible, tandis qu’en même temps le duc de Chevreuse livroit chance à tout le monde en plein salon, et y disputoit contre tout venant. Tant de bruit étonna le roi enfin, et le porta, par Mme de Maintenon, à ce qu’il n’avoit jamais fait sur une affaire discutée et résolue. Il suspendit les ordres, et rassembla le conseil d’État pour délibérer de nouveau sur cette affaire. Le débit de part et d’autre y fut très vif, Monseigneur parla fort hautement, dont la conclusion fut un mezzo-termine, tous ordinairement fort mauvais.

Il fut résolu de laisser soixante-six bataillons au roi d’Espagne, pour ne le pas tout à fait abandonner à l’entrée d’une campagne, et sans l’en avoir averti à temps ; et de faire revenir le maréchal de Besons avec tout le reste des troupes françaises, en laissant Asfeld général de celles qui demeureroient avec quelques officiers généraux.

Ce parti pris et déclaré ne satisfit personne. Ceux qui vouloient soutenir l’Espagne s’en prévalurent pour crier qu’ils avoient donc eu raison, et pour blâmer d’autant plus de n’y laisser qu’une partie des troupes, et en rendre le tout inutile : en Espagne par ce grand retranchement, à nos frontières par la longue marche que celles qu’on rappeloit auroient à faire pour se rendre à nos armées du Dauphiné et de Roussillon dont nous avions à garder les frontières peu couvertes des Catalans assistés des ennemis, peu occupés qu’ils seroient par le roi d’Espagne si affaibli et partagé à faire tête à eux, au Portugal, et même en d’autres lieux plus intérieurs. Ceux qui voulurent le rappel entier demeurèrent dans le silence, honteux d’avoir perdu leur cause devant le tribunal du public, et de ne l’avoir pas gagnée dans la révision qui s’en étoit faite au conseil. Mais ils n’en furent pas plus persuadés. Les ordres furent expédiés aussitôt conformément à cette dernière résolution.

Le lendemain qu’elle eut été, prise, Chevreuse, prenant Boufflers par le bras, suivant tous deux le roi qui sortoit de la messe, lui dit en riant, comme pour se raccommoder avec lui : « Vous avez vaincu. » Mais le maréchal, bouillant encore, et dépité du parti mitoyen, lui fit une si vive repartie, qu’elle déconcerta le duc, bien qu’elle n’eût rien d’offensant. Cet incident acheva de les éloigner l’un de l’autre, et Beauvilliers conséquemment.

Une bagatelle de discussion entre un garde du corps et un chevau-léger de la garde avoit commencé cet éloignement il y avoit deux ou trois mois. Le maréchal de Boufflers, impatienté des longs raisonnements du duc de Chevreuse, étoit venu chez moi m’exposer l’affaire et me prier de lui en dire mon sentiment ; et comme dans le vrai il n’y avoit pas ombre de difficulté pour le garde, et que je le dis franchement au maréchal, il voulut que j’en parlasse au duc de Chevreuse. Je le fis et je ne pus le persuader. Dans ce mécontentement que Boufflers prit aussi avec trop d’amertume, vint tout ce qui a été raconté de la disgrâce de Chamillart et du rappel des troupes d’Espagne, où tous deux se trouvèrent d’avis et de partis si opposés.

Le reste de ce voyage de Marly se sentit de la vivacité de cette dernière affaire, et les courtisans remarquèrent en M. de Chevreuse un air d’empressement qui lui étoit entièrement nouveau. Ils s’aperçurent qu’il cherchoit à s’approcher de Mme la duchesse de Bourgogne, et qu’il en étoit bien reçu. Cela n’étoit pas étrange ; elle savoit combien il s’étoit intéressé pour Mgr le duc de Bourgogne pendant la dernière campagne de Flandre par le duc de Beauvilliers et par Mme de Lévi si bien et si libre avec elle ; ce qui l’avoit très favorablement changée pour les deux beaux-frères.

Un soir entre autres qu’elle s’amusoit dans le salon à s’instruire du hoca [3], Mme de Beauvilliers lui dit que M. de Chevreuse le savoit très bien pour y avoir beaucoup joué autrefois. Là-dessus la princesse l’appela, et il demeura jusqu’à une heure après minuit dans le salon à le lui apprendre. Cette singularité fit une nouvelle, car il n’en faut pas davantage à la cour. Les gens des autres cabales en riaient et disoient tout haut qu’ils alloient envoyer charitablement avertir chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de Beauvilliers, où à heure si indue on les croyoit sûrement perdus.

Cette cabale des seigneurs tâcha de prendre l’ascendant et soutint longtemps l’autre, à force de hardiesse. Peu après le retour de cet orageux Marly à Versailles, M. de Chevreuse, raisonnant dans la chambre du roi avec quelques personnes, en attendant qu’il allât à la messe, le maréchal de Boufflers les joignit et brusqua le ducs d’humeur, et pour le coup sans raison, et s’engoua de dire, et de dire si mal, que quelques-uns des siens, qui par hasard s’y trouvèrent, ne purent s’empêcher de l’avouer, toutefois sans rien d’offensant.

Toutes ces choses me firent beaucoup de peine par les suites d’aversion que j’en craignois. Tous deux étoient intimement mes amis, et les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers n’étoient qu’un ; autre raison du plus grand poids pour moi. Je connoissois leur naturelle faiblesse, et combien le maréchal étoit poussé, qui jusqu’alors avoit bien vécu avec eux, au moins avec mesure. Je redoutois un orage conduit par Mme de Maintenon, pressé par sa cabale, tous gens fermes et actifs. J’essayai donc d’abord d’adoucir Boufflers, et je reconnus que la chose n’étoit pas en état d’être précipitée ; en même temps je fis des pas vers les deux ducs, tant pour les ramener au maréchal que pour les exciter à se cramponner bien, mais sans leur rien dire de tout ce que je voyois, pour ne pas intimider des gens déjà trop timides.

M. de Beauvilliers m’étant venu voir dans ces entrefaites, et m’ayant trouvé seul, je voulus en profiter. Je le mis sur ce qui s’étoit passé à Marly, il me le conta sobrement et avec indifférence, mais franchement ; je lui contestai son avis sur le rappel des troupes dont le sort étoit jeté uniquement pour entrer mieux en matière, et de cette façon je vins au point que je voulois traiter avec lui, qui étoit la cabale opposée, et qui en vouloit à tous les ministres, qui commençoit à prendre force et à parler haut. Il me dit que tout cela ne lui importoit guère, qu’il disoit son avis comme il le pensoit, parce qu’il avoit droit de le dire au conseil ; que, du reste, il lui importoit peu en son particulier qu’il fût goûté, ou non, pourvu qu’il fit l’acquit de sa conscience, moins encore de la cabale qu’il voyoit bien toute formée et toute menaçante ; que je l’avois vu, dans la crise des affaires de M. de Cambrai, dans un état bien plus hasardeux, puisqu’il étoit près alors d’être congédié à tous les instants ; que je lui pouvoir être témoin que je ne l’en avois vu ni plus ému ni plus embarrassé, aussi content de se retirer en sa maison que de vivre parmi les affaires, et même davantage ; qu’il regardoit les choses du même œil présentement ; qu’à son âge, dans l’état où se trouvoit sa famille, et pensant comme il faisoit depuis longtemps sur ce monde et sur l’autre, il ne regardoit pas comme un malheur d’achever sa vie chez lui, en solitude, à la campagne, et de s’y préparer avec plus de tranquillité à la mort ; qu’il ne se pouvoit retirer avec bienséance dans la confusion présente des affaires ; mais qu’il étoit bien éloigné de regarder comme un mal la nécessité de le faire qui lui donneroit du repos.

Je lui répondis que personne n’étoit plus persuadé que je l’étois de la sincérité et de la solidité de ses sentiments, et ne les admiroit davantage, et en cela je disois ce que je pensois, et je ne me trompois pas, mais que j’avois un dilemme à lui opposer que je le suppliois d’écouter avec attention, auquel je ne croyois pas de réplique : que si, charmé des biens et de la douceur de la retraite, et de n’avoir plus à songer qu’aux années éternelles, il se persuadoit que son âge (il avoit alors soixante et un ans), l’état de sa famille et ses propres réflexions sur les affaires présentes, le dussent affranchir de tout autre soin que de celui de vaquer uniquement à son salut, je n’avois nulle volonté de lui rien opposer, encore que je me persuadasse que je ne manquerois pas de bonnes raisons de conscience pour le faire ; qu’en ce cas-là il devoit dès aujourd’hui remettre ses emplois, se retirer dans le lieu qu’il jugeroit le plus propre à son dessein, et abdiquer tout soin de ce monde : mais que, s’il pensoit que chacun devoit travailler en sa manière dans sa vocation particulière, et selon la voie à Dieu avoit conduit et établi les divers particuliers de ce monde, chacun dans son état, pour rendre compte à Dieu de ses talents et de ses rouvres, et qu’il ne crût pas sa carrière remplie, il n’étoit pas douteux qu’il ne dût demeurer dans le monde, et dans les fonctions où il avoit plu à la Providence de l’appeler, non pour en jouir à sa manière, niais pour y servir Dieu et l’État, et que de cela il compteroit devant Dieu comme feroit un moine de sa règle ; que cela étant ainsi, il ne lui devoit pas suffire d’aller par routine aux différents conseils où il avoit sa voix, et d’y dire son avis par forme et avec nonchalance, content d’avoir parlé selon ce qu’il croyoit meilleur, et peu en peine de l’effet de son avis comme feroit un moine qui, assidu au chœur, psalmodieroit avec les autres, content d’avoir prononcé les psaumes dans la cadence accoutumée, peu en peine d’y appliquer son esprit et son cœur, ni de réfléchir que sa présence corporelle et l’articulation de ses lèvres étoit insuffisante sans cette double application ; que l’état de ministre, surtout dans des conjonctures aussi critiques que celles où on se trouvoit actuellement, demandoit en ses avis non seulement la probité et la sincérité, mais la force pour les soutenir et les faire valoir leur juste poids, et de s’opposer généreusement, non pour son intérêt particulier, mais pour le bien de l’État trop chancelant, à des cabales dont le but étoit d’arriver à des fins particulières, et qui par sa destruction priveroient l’État de ses avis, qui néanmoins lui paraissoient tels à lui-même que sa conscience l’empêchoit de l’en priver en se retirant maintenant du monde et des affaires ; qu’il n’étoit donc pas seulement de son devoir de dire son avis, mais de le faire valoir, mais de demeurer en place pour avoir droit de le dire, mais de demeurer tellement qu’il n’opinât pas sans fruit, mais de faire toutes les choses nécessaires et convenables pour y demeurer, et y demeurer en autorité, sans quoi il vaudroit autant pour l’État qu’il n’y fût plus, et mieux pour lui et pour son repos et son loisir ; qu’une situation mitoyenne étoit, quant au bien de ce monde et aux devoirs concernant l’autre, la pire de toutes ; que vivre ainsi content de tout étoit une tranquillité et un repos anticipés hors de place, de temps, et de saison, une usurpation de retraite, un synonyme de prévarication.

M. de Beauvilliers sourit de la chaleur que je mêlois à ce discours, et ne laissa pas de l’écouter avec grande attention ; il m’interrompit peu, et je repris les détails où je descendis, qu’il étoit en état de procurer et lui seul sans qu’ils pussent être suppléés par personne par rapport à Mgr le duc de Bourgogne, et même à la façon dont il étoit auprès du roi. Il en convint, ensuite je passai aux autres ministres dont la ruine amenoit la sienne, et je lui dis avec hardiesse ces propres termes dont je m’étois déjà servi une autre fois lorsque je le forçai de parler au roi sur l’entrée résolue du duc d’Harcourt au conseil, qu’il fit avorter. Qu’il n’y avoit point à se mécompter, que ç’avoit été un miracle qu’il n’eût pas succombé sous la main puissante de Mme de Maintenon lors des affaires du quiétisme ; que l’estime solide du roi, la confiance de sa place de gouverneur des enfants de France, ni celle du ministre dont il étoit revêtu ne l’auroient pas tiré d’affaire ; que son salut, il ne le devoit qu’à ses entrées de gouverneur, qui, entées sur celles de premier gentilhomme de la chambre, avoient si bien accoutumé le roi à le voir dans ses heures les plus privées, et à l’y voir en toutes depuis si longtemps, qu’elles avoient fait de lui, à son égard, une espèce de garçon bleu renforcé qui seul avoit soutenu le seigneur, le ministre, l’homme de confiance, lequel, sans cela eût péri ; que c’étoit donc à ce titre qu’il devoit oser se cramponner et s’affermir en toutes manières, attaquer la cabale contraire sans crainte ni mollesse, en mettre en garde le roi, par des vérités fortes et bien assenées, non pas se laisser frapper sans montrer le sentier, et par cette sorte de dévotion si mal entendue, enhardir les frappeurs, y accoutumer le roi, devenir inutile, et se laisser enfin porter par terre lui et les siens.

De toutes les différentes fois que j’aie parlé à M. de Beauvilliers, excepté celle de l’entrée du maréchal d’Harcourt au conseil, je ne le fis jamais tant de suite, je ne dis pas de raisonnements, mais, si cela se peut dire, exhortations, ni avec une si grande impression sur lui.

Il se mit d’abord sur la défensive, non plus pour quitter et se retirer, car il étoit convenu d’abord que ce n’en étoit pas le temps, non plus même sur sa faiblesse par dévotion, car, à mon raisonnement, il sentit bien qu’il n’y avoit rien de solide à répondre ; mais d’abord sur la cabale ; il s’effaroucha de ce mot, je ne le lui contestai pas. Il se persuadoit qu’il n’y en avoit point, ses précisions le lui faisoient croire ainsi, mais l’effet du terme je l’empêchai d’en disputer. Il se mit sur les difficultés de pratiquer ce que je lui voulois persuader de faire, et l’embarras des moyens en ne voulant dire mal de personne.

Je répondis que cela n’empêchoit pas la force dans ses avis, les répliques étendues, ni les insinuations et les raisonnements particuliers ; qu’après cela, la cabale opposée étoit composée de diverses sortes de personnes parmi lesquelles il y en avoit de bons et de mauvais ; que les mauvais étoient ceux qui, couverts du manteau du bien des affaires, ne travailloient que pour eux-mêmes ; que ceux-là étoient les maréchaux d’Harcourt et d’Huxelles, que par cela même il étoit permis de faire connoître pour tels, de les démasquer à propos et d’énerver auprès du roi, de sorte que tout leur esprit et leur sens si vanté par les leurs ne servît qu’à leur nuire en donnant ombrage de leurs sentiments et de leurs avis, ce qui les écarteroit aisément dans la suite ; que la piété bien entendue le de mandoit, loin de s’y opposer, et que c’étoit là ce qu’il falloir faire.

Nous disputâmes assez là-dessus, et je crus n’avoir pas peu gagné de l’avoir fait convenir que tout ce que j’avançois à leur égard n’étoit pas à rejeter, pourvu que cela se fit par nécessité et avec modération. Je battis encore le duc là-dessus, enclin à n’y trouver jamais la nécessité assez décisive, ni la modération assez compassée, sur quoi je lui ôtai la plupart de ses réponses. De cette discussion nous passâmes à celle des bons, parmi lesquels je citai le maréchal de Boufflers pour exemple ; le duc en convint avec empressement, et saisissant le triomphe me demanda d’un air content ce que je vouloir qu’il fit à celui-là qui certainement ne prenoit feu que de bonne foi. « Ce que je veux, répliquai-je, que vous le regagniez absolument, et que deux hommes aussi purs et aussi bien intentionnés que vous l’êtes tous deux ne demeuriez pas plus longtemps opposés, ni la cabale où il est plus longtemps décorée d’un homme si estimable, et qui la fortifie avec tant d’avantages contre vous. »

De là je lui dis, comme il étoit vrai, que j’avois toujours reconnu du goût pour lui fondé sur l’estime dans le maréchal ; que j’étois même surpris que les autres l’eussent entraîné assez avant pour l’aigrir au point qu’ils avoient fait ; que c’étoit un bon homme, doux, aisé à ramener par des avances de considération, d’estime et d’amitié, et pareillement aisé à éloigner par l’indifférence, et un air d’autorité et de supériorité ; que les premières manières étoient tellement les siennes à lui, M. de Beauvilliers, qu’il n’y auroit nulle peine ; que pour les secondes qui lui ressembloient si peu, il y falloit néanmoins prendre garde dans le raisonnement, qui, étant court dans le maréchal, devoit être ménagé en rie lui contestant pas les bagatelles, et réservant l’effort de la persuasion pour les choses importantes, mais avec art et douceur, tâchant de l’amener comme de lui-même ; surtout de ne lui laisser sentir nul poids de ministre ni de supériorité d’esprit ou d’expérience dans les affaires, et s’aider adroitement de flatteries sur sa capacité à la guerre, sur les choses qu’il y a effectivement faites, et sur ses bonnes intentions qu’on ne pouvoit douter être les seuls qui le menassent et sans aucun intérêt ; qu’en s’y prenant de la sorte avec application et suite, j’étois persuadé que Boufflers seroit d’abord touché du cas qu’il sentiroit être fait de lui, et par là deviendroit bientôt capable d’entrer en raison ; qu’il ne seroit pas difficile de lui ôter les impressions que les autres étoient venus à bout de lui donner, et sinon de le détacher tout à fait d’eux, de le rendre du moins un instrument dont ils ne feroient pas dans la suite tout l’usage qu’ils projetoient et qu’ils avoient déjà commencé d’en faire.

Beauvilliers goûta au dernier point mon discours, et s’ouvrant de plus en plus : « Eh qui, me dit-il, n’a pas envie de le raccrocher, et de faire tout ce qu’il faut pour cela ? » Puis convint que ce que je lui proposois étoit le meilleur, et qu’il falloit incessamment travailler sur ce plan-là.

Je me gardai bien de lui en nommer aucuns autres. Je connoissois trop l’antipathie naturelle de l’esprit et de l’humeur du chancelier pour lui proposer rien à son égard pour les rapprocher l’un de l’autre, bien moins encore pour nuire au chancelier, mon ami au point qu’il l’étoit, ni sur l’aversion des ducs de La Rocheguyon et de Villeroy, glissant ainsi pour ne pas commettre nies amis d’une part, et ne les pas laisser dupes de l’autre. Avant finir, je repris encore un peu le propos de nuire à ceux qui ne valoient rien, et je le fis souvenir de la pacifique et silencieuse conduite de Mgr le duc de Bourgogne qui l’avoit abattu sous le duc de Vendôme à tel point, qu’il en demeuroit meurtri après même la chute de ce colosse. Je lui remis que lui-même n’avoit pas approuvé cette douceur cruelle, et comme il s’éleva contre la comparaison, par sa disproportion d’avec ce jeune prince, je m’élevai à mon tour, et le mis hors de défense par la compensation de l’importance de ses places, et le devoir dont il étoit comptable au roi et à l’État.

Nous nous séparâmes enfin, lui très satisfoit de toutes mes réponses, et persuadé qu’il devoit faire plus d’usage de son crédit et de son esprit, et moi en large et content au possible de m’être si utilement déchargé le cœur avec lui, et de lui avoir de plus vivement reproché d’être si peu instruit de mille choses qui se passoient à la cour, qui, petites en apparence auprès des affaires d’État, ne laissoient pas de découvrir mille intrigues nécessaires à savoir et dont l’ignorance conduisoit pourtant assez souvent à celles de choses qui influoient tellement à la justesse du raisonnement en choses considérables, qu’on se trouvoit au besoin court par ce défaut, et hors d’état de prendre de justes mesures et à temps.

C’étoit aussi mon grief contre le duc de Chevreuse auquel je l’avois très souvent reproché, et qui prétendoit s’en disculper en m’opposant qu’il n’étoit chargé de rien avec ses précisions désespérantes, parce qu’il n’entroit pas au conseil, quoiqu’il fût en effet ministre et entrant dans tout avec le roi, et avec les autres ministres, comme je l’avois découvert il y avoit longtemps, et que M. de Beauvilliers et lui-même ensuite me l’eussent avoué des lors, ainsi que je l’ai remarqué (t. VI, p. 183), il étoit de plus l’âme de la cabale des ministres, et considéré comme tel par toutes les autres.

Je lui contai dès le lendemain la conversation que j’avois eue avec M. de Beauvilliers quoiqu’il fût accoutumé à ma franchise et à ma liberté avec son beau-frère et avec lui, il ne laissa pas d’être extrêmement surpris de la hardiesse dont j’avois usé dans les choses et dans les termes, et il m’en remercia, d’où je pris occasion de lui reprocher fortement pourquoi il ne parloit pas de même, puisqu’il trouvoit cette force nécessaire avec son beau-frère, avec lequel il étoit à toute portée, en toute confiance et intimité, et si entièrement au fait de tout, au lieu d’entretenir ses mesures étroites et sa faiblesse par la sienne propre.

Il s’excusa avec plus de gentillesse que de solidité, et convint pourtant de l’excès des mesures du duc de Beauvilliers, et du tort que cela faisoit aux affaires, par ne vouloir pas user de son esprit et de son crédit, demeurer dans des entraves continuelles de réserve, de retenue et d’inaction qui arrêtoient tout de leur part, et donnoient jeu aux autres dont ils savoient bien profiter, jusque-là, qu’il m’avoua que Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers n’en étoient pas plus contentes que lui, et que tous trois y échouoient continuellement.

Nous approfondîmes fort la matière, et même avec un grand détail. Je n’en crus pas le temps perdu, parce qu’en lui inculquant les choses que je croyois nécessaires, c’étoit parler avec le même succès à eux tous et jusqu’à Mgr le duc de Bourgogne ; la suite me le persuada encore davantage ; ils devinrent plus éveillés sur tout ce qu’il se passoit, plus attentifs à m’en demander des nouvelles, à en raisonner avec moi, plus occupés à parer les coups et même à en porter, et M. de Beauvilliers encore plus au large avec moi et sur tous chapitres. Je m’aperçus bien par le maréchal de Boufflers même qu’ils n’étoient pas demeurés oisifs pour le rapprocher, en quoi ils auroient mieux et plus tôt réussi, s’ils l’eussent fait plus ouvertement, à quoi je suppléois autant qu’il m’étoit possible.

Ce que le monde nomme hasard, et qui, comme toutes choses n’est qu’une disposition de la Providence, qui toute ma vie m’avoit lié avec une singularité marquée à presque toutes les personnes opposées, en usait de même à mon égard sur ces deux cabales des seigneurs et des ministres.

Entièrement uni aux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, et à presque toute leur famille, lié intimement à Chamillart jusque dans sa plus profonde disgrâce, fort bien avec les jésuites, et avec Mgr le duc de Bourgogne, comme on l’a vu à propos des choses de Flandre, bien aussi, quoique de loin et par les deux ducs, avec M. de Cambrai sans connoissance immédiate, mon cœur étoit à cette cabale qui pouvoit compter Mgr le duc de Bourgogne à elle envers et contre tous.

D’autre part, dépositaire de la plus entière confiance domestique et publique du chancelier et de toute sa famille, comme on le verra encore bientôt en continuelle liaison avec le duc et la duchesse de Villeroy, et par eux avec le duc de La Rocheguyon, qui n’étoit qu’un avec eux, en confiance aussi avec le premier écuyer, avec du Mont, avec Bignon, lui et sa femme dans toute celle de Mlle Choin, et ces derniers de la cabale de Meudon, qui ne seroient pas même péris avec elle, et qui y surnageoient, je ne pouvois désirer qu’aucune des deux autres succombât, d’autant plus que les ménagements constants d’Harcourt pour moi étoient tels qu’ils m’ôtaient tout lieu de le craindre, et me donnoient tout celui d’entrer plus avant avec lui toutes les fois que je l’aurois voulu.

Je n’oserois dire que l’estime de tous ces principaux personnages, jointe à l’amitié que plusieurs d’eux avoient pour moi, leur donnoit, Harcourt excepté, une liberté, une aisance, une confiance entière à me parler de tout ce qui se passoit de plus secret et de plus important, non quelquefois sans qu’il leur échappât quelque chose sur ceux de mes amis qui leur étoient opposés et sans que les tireurs en fussent en peine. J’en savois beaucoup plus par le chancelier et par le maréchal de Boufflers que par les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, peu vigilants, souvent ignorants.

À ces connoissances sérieuses, j’ajoutois celles d’un intérieur intime de cour par les femmes les plus instruites, et les plus admises en tout avec Mme la duchesse de Bourgogne, qui, vieilles et jeunes en divers genres, voyoient beaucoup de choses par elles-mêmes, et savoient tout de la princesse, de sorte que jour à jour j’étois informé du fond de cette curieuse sphère ; et fort souvent par les mêmes voies, de beaucoup de choses secrètes du sanctuaire de Mme de Maintenon. La bourre même en étoit amusante, et parmi cette bourre rarement n’y avoit pas quelque chose d’important, et toujours d’instructif pour quelqu’un fort au fait de toutes choses.

J’y étois mis encore quelquefois d’un autre intérieur, non moins sanctuaire, par des valets très principaux, et qui, à toute heure dans les cabinets du roi, n’y avoient pas les yeux ni les oreilles fermés.

Je me suis donc trouvé toujours instruit journellement de toutes choses par des canaux purs, directs et certains, et de toutes choses grandes et petites. Ma curiosité, indépendamment d’autres raisons, y trouvoit fort son compte ; et il faut avouer que, personnage ou nul, ce n’est que de cette sorte de nourriture que l’on vit dans les cours, sans laquelle on n’y fait que languir.

Mon attention continuelle étoit à un secret extrême des uns aux autres sur tout ce qui pouvoit les intéresser ; à un discernement scrupuleux des choses qui pouvoient avoir des suites, et pour cela même à les taire, quoique apparemment indifférentes ; et sur celles qui l’étoient en effet, à les conter pour payer et nourrir la confiance, ce qui faisoit l’entière sûreté de mon commerce avec tous et l’agrément de ce commerce, où je rendois souvent autant et plus que j’en recueillois, sans qu’il me soit arrivé d’avoir trouvé jamais refroidissement, défiance, moins d’ouverture même dans pas un ; encore qu’ils sussent très bien tous que j’étois dans le même intrinsèque avec plusieurs de la cabale opposée à la leur, et que les uns et les autres me parlassent de cette intimité très librement, quand l’occasion s’en présentoit, et toujours avec mesure sur ces personnes, par égard pour moi, hors quelques occasions rares de vivacités échappées auxquelles je fermois les yeux.




  1. Voy., à la fin de ce volume, la note sur la situation de l’Espagne à l’époque où Blécourt vint remplacer Amelot.
  2. Voy. aux notes, placées à la fin du volume, les extraits des dépêches d’Amelot.
  3. Jeu de hasard qui avait été introduit en France par le cardinal Mazarin. C’était une espèce de loterie.