Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/18

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CHAPITRE XVIII.


Affaire d’Espagne de M. le duc d’Orléans. — Flotte arrêté en Espagne et Renaut aussi. — Déchaînement contre M. le duc d’Orléans. — Villaroël et Manriquez, lieutenants généraux, arrêtés en Espagne. — Terrible orage contre M. le duc d’Orléans, à qui on veut faire juridiquement le procès. — Le chancelier m’oblige à lui dire mon avis juridique sur le crime imputé à M. le duc d’Orléans, en est frappé, et tout tombe là-dessus, desseins et bruits incontinent après. — Triste état du duc d’Orléans après l’avortement de l’orage.


Il faut maintenant retourner un peu en arrière, pour voir tout de suite cette affaire de M. le duc d’Orléans sur l’Espagne, qui éclata en ce temps-ci, et qui a été la source de tout ce qui a depuis accompagné sa vie d’amertumes et de détresses, qui se sont de là répandues même sur les temps les plus affranchis et les plus libres de sa vie, et dans lesquels il a été revêtu seul de tout le pouvoir souverain.

Sans s’entendre ici sur le caractère avant le temps, il suffira de remarquer que son oisiveté, continuellement trompée par des voyages de Paris, amusée par des curiosités de chimie fort déplacées, et des recherches de l’avenir qui l’étoient bien davantage, livrée à Mme d’Argenton, sa maîtresse, à la débauche et à la mauvaise compagnie avec un air de licence, de peu de compte de la cour, et de beaucoup moins de Mme sa femme, lui avoit fait grand tort dans l’esprit du monde et surtout dans celui du roi, lorsque la nécessité des affaires le força de l’envoyer relever le duc de Vendôme en Italie, et après le malheur de Turin, arrivé de tous points malgré sa prévoyance, et tout ce qu’il fit pour faire entendre raison à Marsin, et, depuis sa blessure, pour rentrer avec l’armée en Italie, porta le roi à l’en consoler par le commandement des armées en Espagne.

Le roi lui avoit témoigné qu’il désiroit qu’il vécût bien avec Mme des Ursins, qu’il ne se mêlât que des choses qui concernoient la guerre, et qu’il n’entrât en rien de toutes les autres affaires. M. le duc d’Orléans avoit exactement suivi cet ordre. Mme des Ursins n’avoit cherché qu’à lui plaire. Elle avoit affecté de m’en écrire de ces sortes de louanges que l’on compte bien qui reviendront. Je savois les ordres du roi sur elle, j’étois ami des deux au dernier point, je désirois leur union qui faisoit leur bien réciproque et plus encore celui de M. le duc d’Orléans, qui y étoit plus attaché, et j’avois eu soin de lui faire passer tout ce qui pouvoit y contribuer. J’avois cimenté ces dispositions pendant le court séjour de M. le duc d’Orléans ici entre ses deux voyages d’Espagne, et je n’avois rien oublié pour lui en faire sentir toute l’importance pour lui, par l’unité de Mme des Ursins et de la reine d’Espagne, et de la même ici avec Mme de Maintenon.

Tout alla bien entre eux jusqu’à son retour en Espagne, que, mal content du peu de dispositions faites pour la campagne, malgré les soins qu’il en avoit pris avant son retour et les promesses qui lui avoient été faites, et outré de ce que les mêmes manquements lui avoient fait perdre d’occasions glorieuses l’autre campagne, qu’il prévoyoit lui devoir être aussi nuisibles pour celle qu’il alloit commencer, ce mot, d’autant plus cruel qu’il étoit incomparable, lui échappa en plein souper, comme je l’ai remarqué (t. VI, p. 301), qui lui rendit Mme des Ursins et Mme de Maintenon sourdement irréconciliables. L’intelligence sembla continuer entre lui et Mme des Ursins, nonobstant les altercations fréquentes auxquelles les vivres et les autres fournitures pour l’armée donnèrent lieu. Il ne laissa pas de sentir, à plusieurs petites choses, qu’on lui cherchoit noise, et qu’il étoit bon d’y prendre garde de près ; et je l’en avertis fortement sur ce bruit répandu ici de son amour prétendu pour la reine d’Espagne avec des circonstances ajustées, sur lequel il me rassura, comme je l’ai dit ailleurs, dont il ne fut pas la moindre mention en Espagne, et qui, en effet, n’avoit pas eu le moindre fondement.

Dès la fin de sa première campagne en ce pays-là, et plus encore dans son séjour après à Madrid, il sentit les fautes que l’ambition et l’avarice faisoient commettre à la princesse des Ursins. Il n’eut pas peine à démêler qu’elle étoit extrêmement crainte et haïe. Peut-être la simple curiosité le porta-t-elle à écouter quelques mécontents principaux ; les princes sur tous les hommes veulent être aimés. Tout retentit en Espagne, et d’Espagne ici, de ses louanges en toutes façons, travail, détails, capacité, valeur, courage d’esprit, industrie, ressources, affabilité, douceur ; et je ne sais s’il ne prit point les hommages des désirs rendus au rang et au pouvoir pour les hommages des cœurs, ni jusqu’à quel point il en fut flatté et séduit. Après s’être aperçu par des effets, quoique assez peu perceptibles, mais qu’il ne put méconnoître, de l’imprudence de ce bon mot fatal, il n’en fut que plus curieux, pendant sa seconde campagne et son séjour après Madrid, sur les déportements de la princesse des Ursins ; il n’en fut aussi que d’un accès plus ouvert aux plaintes des mécontents, sans toutefois en faire d’usage.

Stanhope, cousin de celui qui, de mon temps, fut ambassadeur en Espagne, et depuis secrétaire d’État en Angleterre, commandoit les Anglois, et étoit la seconde personne de l’armée du comte de Staremberg, opposée à celle que M. le duc d’Orléans commandoit. Ce général anglois avoit été fort débauché. Il avoit passé du temps à Paris. Alors assez jeune, il y avoit connu l’abbé Dubois, comme on dit, entre la poire et le fromage, et de là M. le duc d’Orléans, qui avoit fait avec lui tout un hiver et un été force parties, toutes des plus libres. Le prince et le général, devenus personnages en Espagne, vis-à-vis l’un de l’autre, se souvinrent du bon temps, se le témoignèrent autant qu’ils le purent réciproquement, et saisirent également, pour s’écrire par des trompettes, des occasions de passeports, d’échanges de prisonniers et, autres semblables.

Les mécontents du gouvernement et de Mme des Ursins se rassemblèrent autour de lui. Il en fit si peu de mystère que, de retour de l’armée à Madrid, il parla pour plusieurs, en remit quelques-uns en grâce, obtint pour d’autres ce qu’ils désiroient, et répondit aux plaintes que lui en fit Mme des Ursins, en présence du roi et de la reine, qu’il avoit cru les servir en se conduisant de la sorte, pour jeter à ces gens-là un milieu entre Madrid et Barcelone où ils se seroient précipités, s’il n’avoient eu recours à lui, et s’il ne les eût retenus par ses paroles et son secours. Pas un des trois n’eut le mot à répondre, et sur ce qu’il offrit de n’en plus écouter, ils le prièrent de continuer à le faire. Ils le pressèrent de hâter son retour en Espagne, et se séparèrent à ce qu’il parut, fort contents.

Il laissa, dans ce dessein d’une fort courte absence, tous ses équipages avec un nommé Renaut, que le duc de Noailles lui avoit donné, et qui lui servoit souvent de secrétaire, pour presser de sa part, en son absence, les préparatifs convenus pour la campagne suivante, lui en rendre compte et des choses dont il désireroit d’être instruit. Le comte de Châtillon, premier gentilhomme de sa chambre, seigneur fort pauvreteux, et père du duc de Châtillon, qui, sans y penser, a rapidement fait la plus grande fortune, demeura aussi en Espagne, sous prétexte de s’épargner six cents lieues en si peu de temps, en effet pour courtiser Mme des Ursins et tâcher d’attraper une grandesse. [Renaut] demeura aussi. Ce Renaut, que je n’ai jamais vu, étoit, par ouï dire, un drôle d’esprit et d’entreprise, actif, hardi, intelligent. On verra bientôt que le jugement n’étoit pas de la partie.

Vers la fin de l’hiver, le roi demanda à son neveu ce que c’étoit que Renaut, pourquoi il ne l’avoit pas ramené ; et ajouta qu’il feroit bien de le rappeler, parce que c’étoit un intrigant, qui se fourroit indiscrètement parmi les ennemis de Mme des Ursins, à qui cela faisoit de la peine. M. le duc d’Orléans répondit aux questions, et dit qu’il alloit mander à Renaut de revenir, et il le lui ordonna en effet. Renaut répondit qu’il s’alloit préparer au retour, et M. le duc d’Orléans n’y songea pas davantage.

Quelque temps après, le roi lui demanda s’il avoit bien envie de retourner en Espagne. Il répondit d’une manière qui, témoignant son désir de servir, ne marquoit aucun empressement ; et ne fit nulle attention qu’il pût y avoir rien d’important caché sous cette question.

Il me le conta. Je blâmai la mollesse de sa réponse. Je lui représentai combien il lui importoit que la paix seule mît fin à ses campagnes ; que, cessant de servir pendant la guerre, il se trouveroit au niveau des autres généraux d’armée remerciés, et tout ce qu’il avoit fait oublié, sans qu’il lui restât d’autre considération que celle de sa naissance, au lieu qu’achevant cette guerre et continuant d’y bien faire, il étoit difficile qu’il ne demeurât pas de quelque chose à la paix. D’ailleurs (car on comptoit encore alors que Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne serviroient) nul autre pays ne lui convenoit comme l’Espagne, où, éloigné de concurrence d’envie et de courriers du cabinet, il étoit en liberté. De servir en Flandre sous Monseigneur, ou en Allemagne sous Mgr le duc de Bourgogne, ce n’étoit plus commander une armée ; en Flandre, c’étoit figurer péniblement dans une cour qui auroit ses épines, risquer sa réputation si la politique l’emportoit, sinon s’exposer à des contradictions fâcheuses dont le poids de l’envie et des mauvais offices retomberoit sur lui, selon que les événements seroient bons ou mauvais, lorsqu’ils auroient paru les suites de son opinion ; en Allemagne, c’étoit un voyage et non une campagne où le duc d’Harcourt et le duc d’Hanovre ne chercheroient qu’à subsister. Ne servir plus, outre ce qui a été d’abord remarqué, ce seroit, en cas de malheurs et de discussions, s’exposer à être saisi comme une ressource pour aller réparer des fautes peut-être peu réparables, et peut-être également dangereuses à réparer pour la politique, et à ne pas réparer pour I’État et sa propre réputation, se perdre aisément en acceptant, et plus sûrement encore en refusant. Ces raisons parurent déterminer M. le duc d’Orléans à un désir plus effectif de retourner en Espagne.

À peu de jours de là, le roi lui demanda comment il se croyoit être avec la princesse des Ursins ; et parce qu’il lui répondit qu’il avoit lieu de se persuader d’être bien avec elle, parce qu’il n’avoit rien fait pour y être mal, le roi lui dit qu’elle craignoit pourtant fort son retour en Espagne, qu’elle demandoit instamment qu’on ne l’y renvoyât pas ; qu’elle se plaignoit qu’encore qu’elle eût tout fait pour lui plaire, il s’étoit lié à tous ses ennemis ; que ce secrétaire Renaut entretenoit avec eux un commerce étroit et secret qui l’avoit obligée à demander son rappel, dans la crainte qu’il ne lui fit de la peine par le nom de son maître.

M. d’Orléans répondit qu’il étoit infiniment surpris de ces plaintes de Mme des Ursins ; qu’il avoit toujours eu grand soin, comme Sa Majesté le lui avoit recommandé, de ne se mêler d’aucune affaire que de celles de la guerre ; qu’il n’avoit rien oublié pour ôter à Mme des Ursins tout ombrage qu’il voulût entrer en rien, et pour lui témoigner qu’il vouloit vivre, en union et en amitié avec elle, comme il y avoit en effet vécu. Il conta au roi l’éclaircissement qu’il avoit eu avec elle, et que j’ai rapporté ci-dessus, dont elle étoit demeurée très satisfaite, ainsi que Leurs Majestés Catholiques qui y étoient présentes, et qui tous trois l’avoient prié de continuer à écouter et ramener les mécontents, et â presser son retour en Espagne dont il étoit lors près de partir.

Il ajouta qu’il étoit vrai qu’il savoit beaucoup de malversations et de dangereux manéges de la princesse des Ursins, qui ne pouvoient tourner qu’à la ruine de Leurs Majestés Catholiques et de leur couronne ; que Mme des Ursins, qui s’en doutoit peut-être, craignoit en lui ces connoissances, et pour cela ne vouloit pas qu’il retournât ; mais qu’il avoit si bien retenu ce que Sa Majesté lui avoit prescrit, qu’il osoit la prendre elle-même à témoin que c’étoit là la première fois qu’il prenoit la liberté de lui en parler ; que, quelque nécessité qu’il vit à lui en rendre compte, il l’eût toujours laissé dans le silence, s’il ne l’eût lui-même obligé à le rompre là-dessus en lui parlant de l’éloignement de Mme des Ursins pour lui, également ignoré et non mérité par lui.

Le roi pensa un moment, puis lui dit que, les choses en cet état, il croyoit plus à propos qu’il s’abstînt de le renvoyer en Espagne ; que les affaires se trouvoient en une crise où on doutoit à qui elle demeureroit ; que, si son petit-fils en sortoit, ce n’étoit pas la peine d’entrer en rien sur l’administration de Mme des Ursins ; que, s’il conservoit cette couronne, il seroit à propos alors de parler à fond de cette administration, et qu’il seroit en ce temps-là bien aise d’en consulter son neveu.

M. le duc d’Orléans s’en tint là, et me le conta, médiocrement fâché à ce qu’il me parut, et moi plus que lui par les raisons qui ont été rapportées. Il me dit que cette intrigue s’étoit toute conduite de Le des Ursins à Mme de Maintenon immédiatement, et c’étoit du roi qu’il l’avoit appris, c’est-à-dire que Mme des Ursins s’étoit adressée à Mme de Maintenon là-dessus sans aucun autre canal intermédiaire, aussi n’en avoit-elle pas besoin, surtout sur une vengeance commune.

Peu après il devint public que M. le duc d’Orléans ne retourneroit point en Espagne, parce que, ne s’y agissant guère que d’en ramener les troupes françaises, cet emploi ne lui convenoit pas. Alors le roi dit à M. d’Orléans d’en faire revenir ses équipages, et lui ajouta à l’oreille d’y envoyer les chercher par quelqu’un de sens, qui, dans la conjoncture présente, pût être le porteur de ses protestations à tout événement, si par un traité Philippe V quittoit le trône d’Espagne, et son neveu conserver ses droits en faisant doucement recevoir ses protestations. Au moins fut-ce ce que m’en dit alors M. le duc d’Orléans, et ce que peu de gens voulurent croire dans la suite, car il faut parler avec exactitude.

Ce prince choisit pour cet emploi un nommé Flotte, que je n’ai jamais vu, non plus que Renaut, parce que je n’ai jamais eu d’habitude dans sa maison, et n’y ai connu personne. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, d’adresse, de hardiesse, à ce que j’ai ouï dire à M. de Lauzun qui en faisoit cas, qui avoit été à lui au temps de ses plus importantes affaires avec Mademoiselle, qui s’en étoit beaucoup mêlé, à laquelle il étoit passé ensuite, mais comme l’instrument principal de tout entre eux, dans les temps les plus fâcheux, et dans ceux de la prison de M. de Lauzun, jusqu’à son retour et ses brouilleries depuis avec Mademoiselle, à la mort de laquelle il étoit entré chez Monsieur, et à la mort de Monsieur il étoit demeuré à M. le duc d’Orléans, qui s’en étoit servi à la guerre d’aide de camp de confiance en Italie et en Espagne.

Cet homme, nourri comme on voit dans l’intrigue, s’en alla droit à Madrid. En chemin il reçut des nouvelles de Renaut, qui y étoit toujours demeuré, qui lui donnoit avis du jour de son départ et du lieu où il le rencontreroit. Flotte ne le trouva point au rendez-vous. Il crut qu’il avoit différé son départ et qu’il le rencontreroit plus loin. Avançant toujours sans le voir, il ne douta pas qu’il ne le trouvât encore à Madrid, et qu’il l’y attendoit. Il y arriva, y séjourna quelque temps, y chercha Renaut inutilement. Il y vit quelques personnes, et même quelques grands en commerce avec Renaut qui ne purent lui en donner de nouvelles. Je n’ai point su ce que Flotte en pensa ; mais il séjourna assez à Madrid, puis s’en alla à l’armée, qui étoit encore répandue dans ses quartiers d’hiver.

Il y salua le maréchal de Besons, pour lequel il n’avoit point de lettres, et demeura trois semaines à rôder de quartier en quartier, sans rien répondre de précis ni de juste à Besons qui ne voyoit point de fondement à ce long séjour dont il étoit surpris, et qui le pressoit de retourner en France. Enfin Flotte fut prendre congé du maréchal, et lui demander une escorte pour s’en aller de compagnie avec un commissaire des vivres qui vouloit aussi repasser les Pyrénées. Lui et ce commissaire partirent un matin de chez Besons, tous deux dans une chaise à deux, avec vingt dragons d’escorte.

Comme ils s’éloignoient du quartier du maréchal, le commissaire vit de loin deux gros escadrons qui s’approchoient d’eux peu à peu, qu’il reconnut être de la cavalerie du roi d’Espagne. Le soupçon qu’il en prit lui fit bientôt passer la tête par la portière, d’où il vit que ces escadrons les suivoient ; il le dit à Flotte qui d’abord n’en prit point d’ombrage, mais qui à demi lieue de là commença aussi à s’en inquiéter. Ils raisonnèrent ensemble dans la chaise et firent encore deux lieues, au bout desquelles ils remercièrent leur escorte comme n’en ayant plus besoin, pour voir alors ce que deviendroient ces deux escadrons. Les dragons, qui étoient François, insistèrent un peu à les suivre par civilité, puis voulurent les quitter ; mais aussitôt que les escadrons s’en aperçurent, ils vinrent au trot et empêchèrent les dragons de se retirer. Ce bruit si proche obligea le commissaire à regarder ce que ce pouvoit être, et voyant alors qu’il y a voit dessein sur eux, il le dit à Flotte, et lui demanda s’il n’avoit point de papier sur lui. Flotte fit bonne contenance ; mais un moment après, remarquant quelques cavaliers détachés qui les côtoyoient, il pria le commissaire de se charger d’un porte-lettres qu’il lui fit doucement couler. Il n’en étoit plus temps, un des cavaliers le remarqua. Il arrêta la chaise que les escadrons enveloppèrent en même temps. Les dragons là-dessus firent mine de la vouloir défendre ; mais celui qui commandoit les escadrons s’approcha du lieutenant de dragons, lui dit civilement qu’il avoit ses ordres, que l’inégalité du nombre le devoit retenir puisqu’il s’opposeroit vainement à ce qu’il devoit faire, et qu’enfin il seroit fâché d’être obligé de les faire désarmer. À cela il n’y avoit et n’y eut point de réplique. Les dragons se retirèrent. Un exempt des gardes du corps du roi d’Espagne, jusque-là mêlé parmi les cavaliers s’avança à la chaise, se fit connoître par un ordre par écrit qu’il montra, fit mettre pied à terre à Flotte et au commissaire, fouilla entièrement la chaise puis Flotte partout, et, averti qu’il fut, il commanda au commissaire de lui remettre ce que Flotte lui avoit fait couler, et l’avertit de ne s’exposer pas au mauvais traitement qui l’attendoit s’il lui donnoit la peine de le fouiller. Le commissaire ne se le fit pas dire deux fois et donna le porte-lettres, après quoi l’exempt lui dit qu’il étoit libre, et lui permit de remonter en chaise et de continuer son voyage. En même temps Flotte fut mis sur un cheval, environné d’officiers, qui s’assurèrent bien de sa personne, et conduit chez le marquis d’Aguilar au même quartier d’où il venoit de partir [1].

Le marquis d’Aguilar, grand d’Espagne, fils du vieux marquis de Frigilliane, est le même qui vint à Paris persuader le malheureux siège de Barcelone sur lequel je me suis étendu (t. V, p. 73). Il commandoit alors en chef les troupes d’Espagne sous le maréchal de Besons. Il étoit lors vendu à Mme des Ursins, et il se retrouvera encore dans la suite. Dès qu’il fut averti de la capture, il alla trouver Besons, à qui il dit tout ce qu’il put de plus soumis pour excuser ce qu’il venoit de faire exécuter sans sa permission ni sa participation, dans son armée, fondé sur un ordre par écrit, de la main propre du roi d’Espagne, qu’il lui fit lire. Besons, tout irrité qu’il étoit, l’écouta sans l’interrompre, et lut l’ordre du roi d’Espagne positif pour cette exécution, et pour ne lui en rien communiquer. En le rendant au marquis d’Aguilar, il lui dit qu’il falloit que Flotte, qu’il avoit connu et cru un garçon fort sage, fût bien coupable, puisque, appartenant à M. le duc d’Orléans, le roi d’Espagne se portoit à cette extrémité.

Il congédia Aguilar étonné au dernier point ; mais sans perdre le jugement, il manda l’aventure à M. le duc d’Orléans, l’avertit qu’il n’en rendroit compte au roi que par l’ordinaire, qui ne pourroit arriver que six jours après un courrier qu’il venoit [de] dépêcher, le fit rattraper avec ce billet, avec ordre de le rendre à M. le duc d’Orléans à l’insu de qui que ce fût, de manière que ce prince en fut averti six jours entiers avant le roi et avant personne. Il tint le cas si secret qu’il m’en fit un à moi-même, et cependant je ne sais quel usage il fit de l’avis reçu si fort à temps. Il vint au roi par l’ordinaire qui arriva le 12 juillet de l’armée et de Madrid. Le roi le dit à son neveu, qui fit le surpris et qui avoit eu le loisir de se préparer. Il répondit au roi qu’il étoit étrange qu’on arrêtât ainsi un de ses gens ; qu’ayant l’honneur de lui appartenir de si près, c’étoit à Sa Majesté à en demander raison, et à lui à l’attendre de sa justice et de sa protection. Le roi repartit que l’injure le regardoit plus en effet lui-même, que son neveu, et qu’il alloit donner ordre à Torcy d’écrire là-dessus comme il falloit en Espagne.

Il n’est pas difficile de comprendre qu’un tel éclat fit grand bruit en Espagne et en France ; mais quel qu’il fût d’abord, ce ne fut rien en comparaison des suites. J’en parlai alors à M. le duc d’Orléans qui me dit ce qui a été raconté de ses protestations, et qui me parut tout attendre de l’effet des lettres du roi. Je lui demandai, à cette occasion, des nouvelles de Renaut ; et j’ai appris qu’il n’en avoit eu aucune depuis la réponse qu’il lui avoit faite à l’ordre de revenir ; que Flotte ne l’avoir trouvé ni sur la route ni à Madrid, et qu’on ne savoit ce qu’il étoit devenu. Tout cela me fit entrer en soupçon qu’il y avoit du plus en cette affaire, que Renaut avoit été arrêté, et que ces choses ne s’étoient point exécutées sans la participation du roi. Je dis à M. [le duc] d’Orléans que cela seul de n’avoir point eu de nouvelles de Renaut depuis le départ de Flotte lui auroit dû donner de l’inquiétude de l’un et des précautions pour l’autre. Il en convint, puis me dit que, Flotte n’étant allé que sur ce que le roi lui avoit dit de ses protestations, il n’avoit pu prendre de défiance ; qu’à la façon dont le roi lui avoir parlé il ne pouvoit croire qu’il y fût entré, mais un coup de hardiesse et de curiosité de Mme des Ursins, qui donnoit en cela un second tome des dépêches de l’abbé d’Estrées, pour découvrir à quels ennemis elle avoit affaire, et cacher la sienne sous le prétexte l’une affaire d’État, dont les moindres soupçons excusent tous les éclats. Ce raisonnement, que la connoissance des artifices et de la hardiesse de la princesse des Ursins m’avoit déjà fourni en moi-même, me persuada encore plus de la bouche de M. le duc d’Orléans, et je crus qu’il falloit suspendre tout raisonnement jusqu’à l’arrivée de la réponse d’Espagne.

Cependant, on ne l’attendit pas pour exciter le déchaînement contre M. le duc d’Orléans. La cabale de Meudon avoit manqué à demi son coup sur Mgr le duc de Bourgogne, mais elle l’avoit détruit auprès de Monseigneur. L’occasion étoit trop belle contre le seul du sang royal qui pût figurer pour n’en pas profiter dans toute son étendue, et se faire place nette. Cette politique se trouvoit aiguisée de la haine personnelle de Mme la Duchesse, fondée sur les distinctions de rang auquel les princes du sang ne pouvoient s’accoutumer, plus vivement encore sur de ces choses de galanterie qui pour avoir vieilli ne se pardonnent point, enfin sur la jalousie du commandement des armées, quoiqu’elle fût fort éloignée d’aimer M. le Duc, lequel ne se contraignit point de dire et de faire du pis qu’il put. Il se publia que M. le duc d’Orléans avoit essayé de se faire un parti qui le portât sur le trône d’Espagne en chassant Philippe V, sous prétexte de son incapacité, de la domination de Mme des Ursins, de l’abandon de la France retirant ses troupes ; qu’il avoit traité avec Stanhope pour être protégé par l’archiduc, dans l’idée qu’il importoit peu à l’Angleterre et à la Hollande qui régnât en Espagne, pourvu que l’archiduc demeurât maître de tout ce qui étoit hors de son continent, et que celui qui auroit la seule Espagne fût à eux, placé de leur main, dans leur dépendance, et de quelque naissance qu’il fût, ennemi, ou du moins séparé de la France. Voilà ce qui eut le plus de cours.

Il y en avoit qui alloient plus loin. Ceux-là ne parloient de rien moins que de la condition de faire casser à Rome le mariage de Mme la duchesse d’Orléans comme indigne et fait par force, et conséquemment déclarer ses enfants bâtards, à la sollicitation de l’empereur ; d’épouser la reine, sœur de l’impératrice et veuve de Charles II, qui avoit encore alors des trésors, monter avec elle sur le trône, et, sûr qu’elle n’auroit point d’enfants, épouser après elle la d’Argentan ; enfin, pour abréger les formes longues et difficiles, empoisonner Mme la duchesse d’Orléans. Grâce aux alambics, au laboratoire, aux amusements de physique et de chimie, et à la gueule ferrée et soutenue des imposteurs, M. le duc d’Orléans ne laissa pas d’être heureux que Mme sa femme, qui étoit grosse et qui eut en ce même temps une très violente colique qui redoubla ces horreurs, s’en tirât heureusement, et bientôt après accouchât de même, dont le rétablissement ne servit pas peu à les faire tomber.

Cependant la réponse d’Espagne n’arrivoit point. La plus saine partie de la cour commençoit à se hérisser, M. le duc d’Orléans l’attendoit toujours. Le roi, et plus encore Monseigneur, le traitoient avec un froid qui le mettoit fort mal à l’aise ; à cet exemple, la plupart de la cour se retiroit ouvertement de lui.

J’étois alors, comme je l’ai remarqué, en espèce de disgrâce : je n’allois plus à Marly, et cette situation désagréable étoit visible. Ma liaison si étroite avec M. le duc d’Orléans inquiéta mes amis qui me pressèrent de m’en écarter un peu. L’expérience que j’avois de ce que savoient faire ceux qui me haïssaient ou me craignoient, surtout la cabale de Meudon qui étoit celle de Vendôme, en particulier M. le Duc et Mme la Duchesse, me fit bien faire réflexion à moi-même que, dans l’état où je me trouvois avec le roi, cette liaison si grande leur donnoit beau jeu. Mais, tout considéré, je crus qu’à la cour comme à la guerre il falloit de l’honneur et du courage, et savoir avec discernement affronter les périls ; je ne [crus] donc pas en devoir témoigner la moindre crainte, ni marquer la moindre différence dans ma liaison ancienne et si intime avec M. le duc d’Orléans au temps de son besoin, par l’étrange abandon qu’il éprouvoit.

Enfin les réponses d’Espagne venues depuis assez longtemps sans qu’on en eût parlé, ce prince m’avoua que plusieurs gens considérables, grands d’Espagne et autres, lui avoient persuadé qu’il n’étoit pas possible que le roi d’Espagne s’y pût soutenir, et de là lui avoient proposé de hâter sa chute et de se mettre en sa place ; qu’il avoit rejeté cette proposition avec l’indignation qu’elle méritoit, mais qu’il étoit vrai qu’il s’étoit laissé aller à celle de s’y laisser porter si Philippe V tomboit de lui-même sans aucune espérance de retour, parce qu’en ce cas il ne lui causeroit aucun tort, et feroit un bien au roi et à la France de conserver l’Espagne dans sa maison, qui ne lui seroit pas moins avantageux qu’à lui-même ; que cela se faisant sans la participation du roi, il ne se trouveroit point embarrassé de renoncer par la paix, ni les ennemis en peine d’un prince porté sur le trône par le pays même, séparément de la France, avec qui l’apparence d’union et de liaison ne pourroit pas être telle qu’avec Philippe V.

Cet aveu ne me donna pas opinion du projet, ni désir de presser pour en savoir davantage, supposé qu’il y eût dit plus. Je me rabattis dans cette crainte à remontrer à ce prince l’absurdité d’un projet si vide de sens que ce seroit perdre le temps que de s’amuser à raconter ici tout ce que je lui en dis, et démontrai bien aisément. Je lui conseillai ensuite de faire l’impossible pour pénétrer jusqu’où le roi en savoit, pour éviter de lui donner soupçon de plus en matières si jalouses, et de suites, au mieux qu’elles se tournassent, si fâcheuses en éloignement et en défiances irrémédiables, lui avouer ce qu’il lui apprendroit, ou, si le roi étoit informé, lui raconter ce qu’il venoit de me dire, surtout lui en faisant bien remarquer les bornes et l’intention ; lui demander pardon de ne lui en avoir pas fait la confidence et reçu ses ordres ; s’en excuser sur ce qu’il n’y avoit rien de mauvais dans le projet contre son service, ni contre le roi d’Espagne, et sur ce que, l’ayant su, la conscience de Sa Majesté auroit pu être embarrassée sur les renonciations à faire à la paix, si alors elles lui étoffent demandées. J’ajoutai qu’avec tout cela je ne voyois point une plus mauvaise affaire, plus triste, ni en même temps plus folle, ni plus impossible, ni un plus grand malheur pour lui que de s’y être laissé entraîner, dont toutefois, â force d’esprit, de conduite, de naissance, il falloit qu’il tâchât de sortir au moins mal qu’il se pourroit, et qu’il ne s’abandonnât pas soi-même dans le triste état d’abandon général et de clameurs les plus cruelles où déjà il se trouvoit réduit. Il goûta fort mon conseil, convint à demi de la faute et de la folie, m’avoua qu’il avoit laissé Renaut en Espagne pour la suivre, que Flotte devoit aussi s’y concerter avec lui.

Mme des Ursins avoit trop d’espions de tous les genres, elle étoit trop occupée de sa haine contre M. le duc d’Orléans, elle avoit conçu trop de défiance de la protection qu’il avoit donnée aux mécontents ; elle avoit trop de soupçons de la conduite de Renaut, laissé en Espagne depuis qu’elle avoit procuré qu’il en fût rappelé ; enfin elle y fut trop confirmée par l’arrivée de Flotte, sous un prétexte aussi frivole que celui de venir chercher des équipages qui ne manquoient pas de gens pour les ramener ; [elle avoit] un trop vif intérêt à pénétrer et à faire des affaires à M. le duc d’Orléans pour n’être pas instruite.

Renaut se conduisit, à ce que j’ai ouï dire depuis, avec la dernière imprudence. Il ne ménagea ni ses allées et venues, ni ses commerces très justement suspects à Mme des Ursins, parce qu’il n’étoit lié qu’avec ses ennemis. La tête de cet homme se tourna ; il ne put porter le poids d’une confiance si importante, de l’entremise de choses si hautes ; il se crut l’arbitre des récompenses de tout ce qui entreroit dans le parti, et jusqu’à ses discours le trahirent, et le firent arrêter secrètement un peu avant l’arrivée de Flotte, qui moins indiscret, niais marchant à tâtons sans Renaut, donna dans des piéges qui le perdirent. L’intervalle de ce rappel en tout, puis en partie des troupes françaises, leur parut une conjoncture d’ébranlement à en profiter. Ceux qui, en Espagne, avoient séduit M. le duc d’Orléans de l’extravagance de ce projet impossible saisirent la même conjoncture pour grossir le parti, et tous avec si peu de précautions, que leur conduite, aussi insensée que leur projet même, le fit aisément découvrir, et causa tout cet affreux scandale.

Tandis que j’arraisonnois M. le duc d’Orléans comme je viens de l’expliquer, et qu’il se préparoit à en faire usage (et que parmi ces conversations je n’ai jamais bien démêlé jusqu’où l’affaire en étoit, moins encore jusqu’où le roi en savoit ni depuis), le roi consultoit là-dessus et sa famille et son conseil. Il savoit le projet dès lors qu’il ordonna à son neveu de faire revenir Renaut d’Espagne. Par les papiers qui lui furent trouvés en l’arrêtant, et depuis par ceux de Flotte, il en apprit beaucoup plus, et peut-être davantage encore, lorsque quinze jours après, le marquis de Villaroël, lieutenant général dans les troupes d’Espagne, fut arrêté à Saragosse, et en même temps don Boniface Manriquez, aussi lieutenant général, le fut à Madrid, et dans une église, qui est un asile en Espagne qu’on ne viole qu’avec de grandes mesures pour en tirer les plus grands criminels.

Ce fut un éclat si grand pour le pays, qu’il ne s’y pouvoit rien ajouter. C’étoit aussi ce que vouloit la princesse des Ursins, pour exciter les clameurs de toute l’Espagne nécessaire à révolter toute la France, sous les secrets auspices de Mme de Maintenon. L’une et l’autre sentoient bien le vide du fond du complot, et qu’il avoit besoin d’autant plus de vacarmes qu’il s’agissoit de brusquer et d’entraîner aux plus forts partis contre un petit-fils de France, neveu du roi, oncle de la reine d’Espagne et de Mme la duchesse de Bourgogne, qu’il étoit trop dangereux d’attaquer vainement. Le succès passa leur espérance.

Jamais clameurs si universelles, jamais d’un si grand fracas, jamais abandon semblable à celui où M. le duc d’Orléans se trouva, et pour une folie ; car s’il y eût eu du crime, à la fin on l’auroit su ; il ne fut pas ménagé à le tenir caché, et dès là, qui que ce soit n’en sut que ce que j’ai raconté. J’en infère que le roi, que Mme de Maintenon, que Mme des Ursins elle-même, n’en surent pas davantage, elles qui poussèrent sans cesse au plus violent, et qui par conséquent se trouvoient si intéressées aux preuves qu’il étoit mérité, sans que d’aucune part il en ait été allégué ni [en ait] transpiré plus que ce que je viens de raconter, ni lors ni en aucun temps depuis.

Monseigneur se signala entre tous pour sévir au plus fort ; on a vu qu’il a toujours aimé le roi d’Espagne ; tout ce qui l’environnoit, à deux ou trois près, étoit contraire à M. le duc d’Orléans, duquel ils avoient éloigné Monseigneur de longue main. La cabale de Meudon, dont j’ai montré les raisons, menoit, ou se faisoit redouter de tout ce qui approchoit d’un prince qu’elle gouvernoit, dont l’intelligence étoit nulle, à qui on persuadoit les choses les plus éloignées de toute apparence, et dont l’année suivante fournira un exemple qui peut être dit prodigieux. Mlle Choin n’avoit garde de ne pas suivre Mme la Duchesse et ses deux amies si intimes, Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy, en chose qui leur importoit si fort, à la première de haine, aux deux autres et à elle-même de politique, et de ne seconder pas encore une fois Mme de Maintenon, avec laquelle elle étoit restée unie depuis l’affaire de la disgrâce de Chamillart, qui, sans oser rallier comme à l’égard de ce ministre, eut soin de se montrer assez aux gens dont elle compta faire usage pour faire presque le même effet sur eux, que plus à découvert elle avoir obtenu contre le ministre. Elle n’oublia pas les ressorts intérieurs des cabinets du roi qu’elle avoir si utilement su remuer contre Chamillart. M. du Maine y avoit le même intérêt qui l’avoit si vivement, mais si cauteleusement mis en mouvement en faveur du duc de Vendôme contre Mgr le duc de Bourgogne, et, en cette occasion-ci, au lieu d’avoir à se cacher de Mme de Maintenon, il en avoit l’aveu et le désir. Toute leur peine fut de ne pouvoir associer ce prince à leurs cris. Il demeura ferme à vouloir des preuves et de l’évidence, à soutenir que, quand bien même il s’en trouveroit de telles, il falloit cacher, non pas manifester à leur honte commune le crime du sang royal. Il est pourtant très certain que la partie étoit faite pour le répandre, à tout le moins de le déshonorer par une condamnation et par la prétendue clémence d’une commutation de peine qui anéantit le duc d’Orléans pour jamais. Force gens y trouvoient leur compte pour les futurs contingents, quelques-uns pour leur haine, les deux dominatrices surtout deçà et delà des Pyrénées pour leur vengeance.

L’affaire fut donc donnée en Espagne et en France comme le complot d’un prince si prochain des deux couronnes, et propre oncle maternel de la reine d’Espagne, qui, abusant du diplôme qui le rappeloit à son rang de succession à la monarchie d’Espagne, nonobstant le silence du testament de Charles II à son égard, abusant du pouvoir du commandement des armées, de la confiance dans les affaires, du traitement d’infant, se servoit de toutes ces choses pour imiter l’usurpation du prince d’Orange sur son beau-père, chasser d’Espagne la famille régnante et en occuper la place sur le trône.

Monseigneur, toujours si enseveli dans l’apathie la plus profonde, et qui, à force d’art et de machines, en avoit été tiré pour la première fois de sa vie contre Chamillart, poussé par les mêmes, montra jusqu’à de la furie, et n’insista à rien moins qu’à une instruction juridique et criminelle. Voysin et Desmarets, trop attachés à Mme de Maintenon, l’un de reconnoissance, l’autre de crainte, n’osaient pas être d’un autre avis, que le premier appuyoit avec chaleur. Torcy étoit flottant et dans l’embarras. Pour le duc de Beauvilliers, il s’y trouvoit bien davantage. Le cri public l’étourdissoit ; les mœurs et la conduite de M. [le duc] d’Orléans lui rendoient tout croyable, il ne pouvoit oublier sa tendresse de gouverneur pour le roi d’Espagne. Toutefois, il ne voyoit rien de clair ; la considération de M. de Chevreuse, qui aimoit M. le duc d’Orléans par des rapports de science et des conversations par lesquelles il espéroit le convertir à Dieu, l’arrêtoient. Ce prince n’avoit jamais biaisé sur l’archevêque de Cambrai ; il avoit toujours conservé des liaisons avec lui, et ce prélat étoit le cœur et l’âme des deux ducs. Beauvilliers enfin déféroit à la délicatesse de Mgr le duc de Bourgogne. Le chancelier, effrayé d’un scandale si monstrueux dans la famille royale, n’étoit pas moins éloigné de M. le duc d’Orléans par sa, conduite et par ses mœurs. Il étoit extrêmement bien avec Monseigneur, sans qu’il y parût par les raisons que j’ai marquées ; il ne vouloit pas perdre un si précieux avantage, lié d’ailleurs avec Harcourt, qui l’avoit, comme on a vu, réuni avec filme des Ursins ; mais l’acharnement de son fils, qu’il connoissoit à fond, et dont il détestoit tout, hors le soutien et la fortune, le ramenoit vers l’avis de Mgr le duc de Bourgogne. Tout cela se préparoit et se cuisoit sous la cendre, dès le temps que le roi parla à son neveu de ne plus retourner en Espagne, et d’en faire revenir Renaut, qui tôt après fut arrêté. La capture si éclatante de Villaroël, et surtout de Manriquez, donna un tel coup de fouet à cette terrible affaire, qu’elle mit toute autre en silence, et agita violemment jusqu’aux visages de tout le monde.

Dans ce tourbillon, M. le duc d’Orléans parla au roi longtemps, qui ne l’écouta qu’en juge, quoiqu’il lui avouât alors le fait tel qu’il me l’avoit dit et que je l’ai raconté ici. Ce fait, tel qu’il le lui exposa, étoit bien une idée extravagante, mais qui ne pouvoit jamais passer pour criminelle, et toutefois ce n’étoit pas ce qui revenoit d’Espagne, ni ce qui étoit soufflé d’ici. On y employa tout le manége et toute l’application possible, pour soutenir le roi dans la persuasion que l’aveu que lui avoit fait M. le duc d’Orléans n’étoit qu’un tour d’esprit d’un criminel qui se voit près d’être convaincu, et qui pour échapper donne le change, mais un change dont la grossière ineptie faisoit seule la preuve de ce qui se trouveroit, si, en l’arrêtant et le livrant aux formes, on faisoit disparaître tout ce qui le rendoit trop respectable et trop à craindre pour que, sans une démarche si nécessaire, on pût espérer de faire dire la vérité, retenue par la frayeur de sa naissance et de sa personne, mais dont toute considération tomberoit quand on le verroit abandonné et livré à l’état des criminels, puisque, à travers l’éclat et la terreur qui le protégeoient encore, cette humble vérité se rendoit déjà si palpable et se faisoit si bien sentir telle, par M. d’Orléans même, qu’avec tout son esprit, il n’avoit dû imaginer qu’une folie pour l’obscurcir, et une folie destituée de toute sorte d’apparence.

Contre tant de machines, d’artifices, de hardiesse, de haine et d’ambition, M. le duc d’Orléans se trouvoit seul à se défendre, sans autre appui que les larmes méprisées d’une mère et les languissantes bienséances d’une femme, la volonté impuissante du comte de Toulouse qui, avec son froid naturel, auroit voulu le servir, et les discours dangereux de l’autre beau-frère, qui protestoit de ses désirs et y mêloit de légers et d’inutiles conseils, qu’il falloit écouter sans montrer de défiance.

Le roi, à tous moments en proie à tous les accès de ses cabinets, sans repos chez Mme de Maintenon, persécuté sans cesse d’Espagne, accablé de Monseigneur qui lui demandoit continuellement justice pour son fils, peu retenu par le sage avis de Mgr le duc de Bourgogne, dont le poids étoit resté en Flandre, ni par Mme la duchesse de Bourgogne, qui désiroit de tout son cœur délivrer son oncle, mais qui, timide de son naturel, tremblante sous Monseigneur, et plus encore sous Mme de Maintenon dont elle apercevoit la volonté, n’osoit lâcher que des demi paroles, le roi, dis-je, ne sachant à quoi se résoudre, parloit au conseil d’État qu’il trouvoit encore partagé. À la fin, il se rendit à tant de clameurs si intimes et si bien organisées, et ordonna au chancelier d’examiner les formes requises pour procéder à un pareil jugement. Le chancelier travailla trois ou quatre fois seul avec le roi, après que les autres ministres étoient sortis du conseil. Comme il n’avoit aucun département, il ne travailloit jamais avec le roi, avec tout ce qui étoit répandu sur cette affaire, qui seule faisoit alors tout l’entretien, cette nouveauté mit bientôt le doigt sur la lettre à la cour et à la ville.

J’allois presque tous les soirs causer avec le chancelier, dans son cabinet, et cette affaire y avoit été quelquefois traitée superficiellement à cause de quelques tiers. Un soir que j’y allai de meilleure heure, je le trouvai seul, qui, la tête baissée et ses deux bras dans les fentes de sa robe, s’y promenoit, et c’étoit sa façon lorsqu’il étoit fort occupé de quelque chose. Il me parla des bruits qui se renforçoient, puis, voulant venir doucement au fait, ajouta qu’on alloit jusqu’à parler d’un procès criminel, et me questionna, comme de pure curiosité et comme par le hasard de la conversation, sur les formes dont il me savoit assez instruit, parce que c’est celle de pairie. Je lui répondis ce que j’en savois, et lui en citai des exemples. Il se concentra encore davantage, fit quelques tours de cabinet, et moi avec lui, sans proférer tous deux une seule parole, lui regardant toujours à terre, et moi l’examinant de tous mes yeux ; puis tout à coup le chancelier s’arrêta, et se tournant à moi comme se réveillant en sursaut : « Mais vous, me dit-il, si cela arrivoit, vous êtes pair de France, ils seroient tous nécessairement ajournés et juges puisqu’il les faudroit convoquer tous, vous le seriez aussi, vous êtes ami de M. le duc d’Orléans, je le suppose coupable, comment feriez-vous pour vous tirer de là ? — Monsieur, lui dis-je avec un air d’assurance, ne vous y jouez pas, vous vous y casseriez le nez. — Mais, reprit-il encore une fois, je vous dis que je le suppose coupable et en jugement ; encore un coup, comment feriez-vous ? — Comment je ferois ? lui dis-je, je n’en serois pas embarrassé. J’y irais, car le serment des pairs y est exprès, et la convocation y nécessite. J’écouterois tranquillement en place tout ce qui seroit rapporté et opiné avant moi ; mon tour venu de parler, je dirois qu’avant d’entrer dans aucun examen des preuves, il est nécessaire d’établir et de traiter l’état de la question ; qu’il s’agit ici d’une conspiration véritable ou supposée de détrôner le roi d’Espagne, et d’usurper sa couronne ; que ce fait est un cas le plus grief de crime de lèse-majesté, mais qu’il regarde uniquement le roi et la couronne d’Espagne, en rien celle de France ; par conséquent, avant d’aller plus loin, je ne crois pas la cour suffisamment garnie de pairs, dans laquelle je parle, compétente de connoître d’un crime de lèse-majesté totalement étrangère, ni de la dignité de la couronne de livrer un prince que sa naissance en rend capable, et si proche, à aucun tribunal d’Espagne, qui seul pourroit être compétent de connoître d’un crime de lèse-majesté qui regardé uniquement le roi et la couronne d’Espagne. Cela dit, je crois que la compagnie se trouveroit surprise et embarrassée, et, s’il y avoit débat, je ne serois pas en peine de soutenir mon avis. » Le chancelier fut étonné au dernier point, et après quelques moments de silence en me regardant : « Vous êtes un compère ; me dit-il en frappant du pied et souriant en homme soulagé, je n’avois pas pensé à celui-là, et en effet cela a du solide. » Il raisonna encore très peu de moments avec moi, et me renvoya, ce qu’il n’avoit jamais accoutumé à ces heures-là, parce que sa journée étoit faite et n’étoit plus alors que pour ses amis familiers. Comme je sortois, le premier écuyer y entra.

Je trouvai l’impression que j’avois faite au chancelier si grande, que je l’allai sur-le-champ conter à M. le duc d’Orléans, qui m’embrassa de bon cœur. Je n’ai jamais su ce que le chancelier en fit, mais le lendemain il travailla encore seul avec le foi à l’issue du conseil. Ce fut la dernière fois, et moins de vingt-quatre heures après, les bruits changèrent tout d’un coup : il se dit tout bas, puis tout haut, qu’il n’y auroit point de procès, et aussitôt [ces bruits] tombèrent.

Le roi se laissa entendre en des demi particuliers pour être répandu qu’il avoit vu clair en cette affaire, qu’il étoit surpris qu’on en eût fait tant de bruit, et qu’il trouvoit fort étrange qu’on en tint de si mauvais propos [2].

Cela fit taire en public, non en particulier, où on s’en entretint encore longtemps. Chacun en crut ce qu’il voulut, suivant ses affections et ses idées. Le roi en demeura éloigné de son neveu ; et Monseigneur, qui n’en revint jamais, le lui fit sentir non seulement en toute occasion, mais jusque dans la vie ordinaire, d’une façon très mortifiante. La cour en étoit témoin à tous moments et voyoit le roi sec avec son neveu, et l’air contraint avec lui. Cela ne rapprocha pas le monde de ce prince, dont le malaise et la contrainte, après quelque temps d’une conduite un peu plus mesurée, l’entraîna plus que jamais à Paris par la liberté qu’il ne trouvoit point ailleurs, et [pour] s’étourdir par la débauche.

Si Mme des Ursins fut mortifiée de n’avoir fait que toucher au but qu’elle s’étoit proposé, Mme de Maintenon et ses consorts, Mlle Choin et les siens n’en furent pas plus contents, et prirent grand soin de nourrir et de tourner en haine et aux plus fâcheux soupçons l’éloignement du roi et de Monseigneur, et de tenir le monde dans l’opinion que c’étoit mal faire sa cour que de voir M. le duc d’Orléans aussi son abandon demeura-t-il le même. Il le sentoit, mais, abattu de sa situation avec le roi et Monseigneur, il ne fit pas grand’chose pour se rapprocher le monde, qui néanmoins ne le fuyoit plus comme dans le fort de cette affaire et l’incertitude de ce qu’elle deviendroit.




  1. Voy., sur cette affaire, les notes placées à la fin du volume.
  2. On peut comparer ce que dit à ce sujet le marquis d’Argenson (Mémoires, édit. 1825, p. 190 et 191), et les détails qu’il donne sur les services que son père, alors lieutenant de police, rendit au duc d’Orléans.