Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/20

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CHAPITRE XX.


Cardinal de Médicis rend son chapeau ; épouse une Gonzague-Guastalla. — Mort de la duchesse de Créqui. — Mort et caractère de Lamoignon, président à mortier. — Mort de Ricousse et de Villeras. — Mort du fils unique du duc d’Albe. — Listenois chevalier de la Toison d’or. — Changements parmi les intendants. — Mme de Mantoue à Vincennes ; ses prétentions ; ses tentatives ; voit le roi et Monseigneur en particulier ; réduite à l’état de simple particulière. — Désordres de cherté et de pain. — Boufflers apaise deux tumultes et devient dépositaire de l’autorité du roi à Paris. — Sa rare modestie.


Le cardinal de Médicis, dont j’ai parlé à l’occasion du passage de Philippe V à Naples et en Lombardie, pressé par le grand-duc, son frère, remit son chapeau et conclut son mariage avec une Guastalla-Gonzague. Ils prévoyoient ce qui leur est arrivé, le fils aîné du grand-duc étoit mort sans enfants d’une sœur de Mme la dauphine de Bavière. Il ne lui en restoit plus qu’un, brouillé, comme lui, avec sa femme Saxe-Lauenbourg sœur de la veuve du prince Louis de Bade, mère de la duchesse d’Orléans depuis, et grand-mère de M. le duc de Chartres, toutes deux dernières de cette brande et première maison d’Allemagne, où depuis plusieurs années elle s’étoit retirée chez elle, comme avoit fait Mme la grande-duchesse en France. Le grand-duc, son fils, et son frère étoient les seuls Médicis de la branche ducale. Celle d’Ottaïano, leur aînée, mais séparée longtemps, avant l’oppression des Florentins, étoit établie à Naples, toujours mal avec les grands-ducs. Le père et le fils, hors d’espérance d’enfants, voulurent tenter que le cardinal en eût qui n’avoit aucuns ordres, mais qui avoit cinquante ans. Son mariage fut heureux mais stérile.

La duchesse de Créqui ne survécut pas longtemps le duc de La Trémoille son gendre, si connue par sa beauté, par sa vertu, par la fameuse affaire des Corses de la garde du pape qui tirèrent sur elle et sur M. de Créqui, ambassadeur à Rome, et par avoir été danse d’honneur de la reine. On disoit d’elle que son mari la montoit à la cour tous les matins comme une horloge. Elle succéda à la duchesse de Richelieu, que Mme de Maintenon fit passer par confiance à Mme la Dauphine, à son mariage, et Mme de Créqui fut dame d’honneur jusqu’à la mort de la reine. Depuis qu’elle fut veuve, elle alla rarement à la cour, et mena une vie très pieuse et très retirée. C’étoit une femme d’une grande douceur, et qui conserva toujours beaucoup de considération. Elle étoit Saint-Gelais, comme je l’ai expliqué ailleurs.

Lamoignon, président à mortier, après avoir été longtemps avocat général, mourut en même temps. Il étoit fils aîné du premier président Lamoignon, et frère du trop fameux Bâville, intendant de Languedoc. Mais Bâville étoit à lui, où il avoit tant qu’il pouvoit force seigneurs de la cour, quelques jours pendant les vacances, et toujours le célèbre P. Bourdaloue. C’étoit un homme enivré de la cour, de la faveur du grand et brillant monde, qui se vouloit mêler de tous les mariages et de tous les testaments, et a qui, comme à tout Lamoignon, il ne se falloit fier que de bonne sorte. Il avoit cédé sa charge à son fils, que le fils de celui-là possède encore, qui, en tout, ont bien moins valu même que celui dont il s’agit ici.

Ricousse mourut aussi, qui avoit été envoyé en Bavière. C’étoit un homme d’esprit, de valeur, de ressource, estimé, et qui avoit beaucoup d’amis qui lui faisoient grand honneur, et Villeras, sous-introducteur des ambassadeurs, fort honnête homme et modeste, savant, qui leur plaisoit à tous, et dont on se servoit à toutes les commissions délicates à leur égard. Il s’étoit fait fort estimer, et voyoit gens fort au-dessus de son état, par un mérite digne d’être remarqué. Son père étoit secrétaire du président de Mesmes, et mort chez lui, où Villeras logea aussi toute sa vie.

Le duc d’Albe perdit son fils unique, qui avoit sept ou huit ans. Il le faisoit appeler le connétable de Navarre, dignité héréditaire dans sa maison, vaine et réduite au seul nom comme celles de connétable et d’amirante de Castille ; mais ces deux-ci ont la grandesse que l’autre prétendoit, et qu’elle n’a eue que de Philippe V, lorsqu’il envoya le duc d’Albe ambassadeur en France. Tous les vœux et les dévotions singulières que fit la duchesse d’Albe pour obtenir la guérison de son fils surprirent fort ici, jusqu’à lui faire prendre des reliques en poudre par la bouche et en lavement. Enfin il mourut, et son corps fut renvoyé en Espagne, en habit de cordelier, autre dévotion espagnole. Ils furent fort affligés, surtout la duchesse d’Albe, avec des éclats étranges. Le roi leur envoya faire compliment, et les fils de France et toute la cour y fut.

Mme de Mailly, qui n’avoit pas donné grand’chose à Mme de Listenois en mariage, fit en sorte, par Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, de faire donner la Toison à Listenois son gendre, malgré la belle équipée dont j’ai parlé et dont elle avoit été la dupe. Son nom étoit Beaufremont, gens de qualité distingués de Bourgogne, dont plusieurs autrefois avoient eu ce même ordre. Leur père, dont j’ai parlé ailleurs, ne l’avoit point ; et, bien qu’élevé auprès de Charles II, avoit suivi le sort de la Franche-Comté, où il avoit beaucoup de biens, et étoit mort en France, assez jeune, ayant un régiment de dragons. Cette Toison parut assez sauvage, non pour la naissance, mais par toutes autres raisons.

Je marquerai ici un changement qui se fit de quelques intendants, parce que quelques-uns de ceux-là ont fait parler d’eux depuis. Bouville, conseiller d’État, beau-frère de Desmarets, voulut revenir d’Orléans. Il avoit acquis à la porte de Vernon un petit lieu appelé Bisy-en-Bellevue, qu’il avoit bâti et accommodé en bourgeois qu’il étoit, et dont Belle-Île, depuis son échange dont il sera parlé en son lieu, a fait. Une habitation digne en tout d’un fils de France. Ribeyre, conseiller d’État estimé, obtint que La Bourdonnaie, son gendre, vint de Bordeaux à Orléans ; et on envoya à Bordeaux Courson, fils de Bâville, qui, dans le manége des blés dont j’ai parlé, se fit presque assommer à Rouen, et à diverses reprises, où il n’osoit plus se montrer, et où ce qu’il fit depuis à Bordeaux fait soupçonner qu’il ne s’oublia pas. Il avoit la dureté et la hauteur de son père, mais il n’en avoit que cela ; ignorant, paresseux, brutal à l’excès. Il causa tant de désordres, qu’il fallut y envoyer M, de Luxembourg, gouverneur de la province, ami de Voysin, et l’y tenir longtemps, qui fit évader Courson, qui sans lui eût été assommé. Richebourg le releva à Rouen, où il réussit fort mal, et se fit enfin révoquer. Le fils de Mansart le fut aussi de Moulins. C’étoit un débauché qui ne savoit et ne faisoit rien, et qui pour vivre à l’abri de ses créanciers se fit gendarme. On envoya à sa place Turgot, gendre de Pelletier de Sousy, que son crédit avoit mis et soutenu longtemps à Metz, mais si lourde bête qu’il l’en fallut ôter, et pour contenter son beau-père, lui donner de petites intendances, d’où à la fin il fut révoqué. Son, fils ne lui a pas ressemblé. Il est devenu conseiller d’État, après avoir montré onze ans son intégrité et sa capacité dans la place de prévôt des marchands, où il a fait de belles et de bonnes choses, et où il a été fort regretté. On rappela aussi de Caen le fils de Foucault, conseiller d’État, qui lui avoit succédé dans cette intendance, où il fit toutes les folies et toutes les sottises imaginables. Il s’appeloit Magny, et fit bien des sortes de personnages dans la suite, et un enfin qui le bannit du royaume, et dont il sera parlé en son temps. On voit ainsi un échantillon des intendants mis en place d’insulter et de ruiner les provinces, sans esprit, sans aucun sens, sans capacité, et moins encore d’expérience, mis et maintenus par crédit. Labriffe, fils du feu procureur général, alla réparer les désordres de Magny, et est mort longues années depuis conseiller d’État et intendant de Bourgogne, extrêmement considéré pour sa capacité, sa bonté, et son intégrité. Phélypeaux, conseiller d’État et frère du chancelier, attaqué d’apoplexie, quitta l’intendance de Paris, que le chancelier fit donner à Bignon, intendant des finances, fils de sa sœur, avec parole de la première place de conseiller d’État, quoique ses deux frères le fussent déjà, et de vendre alors sa charge d’intendant des finances à Bercy, gendre de Desmarets. C’est ce Bignon dont la femme étoit l’amie la plus intime de Mlle Choin, et lui aussi.

Il faut ajouter ici que l’abbé Languet eut aussi une petite abbaye, premier pas de sa fortune, et bien bas et petit compagnon en ce temps-là, que j’ai vu, aumônier de Mme la duchesse de Bourgogne, attendre souvent et longtemps dans l’antichambre de ses dames, et y faire force courbettes. C’est cet archevêque de Sens qui a tant fait parler de lui depuis par ses violences, ses calomnies, ses fausses citations, ses tronquements de passages, et les gros ouvrages adoptés et donnés sous son nom en faveur de la bulle Unigenitus, qui a fait sa fortune, mais l’a laissé inconsolable que tant et de si étranges personnages qu’il a faits, même sa Marie-Alacoque, ne lui aient pas procuré le chapeau qu’il a brigué toute sa vie, et qu’il a cru tenir plus d’une fois. Ce personnage se retrouvera dans la suite.

Mme de Mantoue, ennuyée de son couvent de Pont-à-Mousson, peu amusée de quelques tours à Lunéville sous la tutelle de sa sœur de Vaudemont et la grandeur de la souveraine du pays, se flatta qu’il étoit temps de la venir faire elle-même sur le théâtre de Paris et de la cour, dont elle tiroit de grosses pensions. Sa mère ne le désiroit pas moins qu’elle. Elle comptoit sur son crédit auprès de Mme de Maintenon, sur l’amitié si marquée de Mme de Maintenon pour Mme de Dangeau, dont le fils avoit épousé la fille unique de Mme de Pompadour, sa sœur, depuis le mariage de sa fille, et qui, outre leur union, seroit intéressée à la relever, et sur la facilité si ordinaire en ce pays-ci pour les prétentions et les chimères. Elle ne comptoit pas moins sur l’appui de M. de Vaudemont et de ses nièces, par conséquent sur Monseigneur. Le retour fut donc résolu.

Sous prétexte du besoin de prendre l’air et du lait, Mme d’Elboeuf obtint que sa fille s’établît à Vincennes, et qu’on y meublât pour elle l’appartement qu’y occupoit autrefois Monsieur, quand la cour y étoit, et des chambres pour le domestique dont ce château, depuis tant d’années entièrement vide, ne manquoit pas. Ce début d’un si grand air nourrit leurs espérances.

Mme de Mantoue arriva à Vincennes avec le dessein de se former un rang pareil à celui des petites-filles de France, c’est-à-dire de ne donner la main ni de fauteuil à qui que ce fût, ni aucun pas de conduite. La maréchale de Bellefonds, depuis longues années retirée dans ce château ; dont son mari et ses enfants avoient été et se trouvoient encore gouverneurs et capitaines, et qui vivoit dans une grande piété et une grande séparation du monde, y fut attrapée. Elle alla voie la duchesse de Mantoue, et fut si étourdie de se voir présenter un ployant, qu’elle se mit dessus, mais, quelques moments après, revenue à soi, elle s’en alla et n’y remit pas le pied davantage. Mme de Pompadour n’osa s’adresser à des femmes titrées, mais y en mena d’autres tant qu’elle put, dont le concours pourtant s’arrêta brusquement, et laissa Mme de Mantoue livrée à son domestique nombreux d’abord, mais qui se raccourcit bientôt faute de vivres.

Pendant tout cela, Mme d’Elboeuf négocioit le traitement de sa fille, et ne réussit à rien. Mme de Maintenon, comme je l’ai quelquefois remarqué, avoit des fantaisies et des hauts et bas pour ses mieux aimées. Mme d’Elboeuf ne se rencontra pas alors dans la bonne veine, et par une merveille, le roi, pour cette fois, ne, se rendit pas facile aux prétentions. M. de Mantoue étoit mort et n’avoit point de successeur. Ses États étoient et demeurèrent occupés par l’empereur. Le souvenir du mariage fait malgré ses défenses étoit encore présent, et celui de toutes les tentatives et de tous les artificieux manéges de M. de Vaudemont pour les siennes. Il ne voulut donner aucun pied à Mme de Mantoue à la cour, pour éviter les importunités de ses prétentions, et il régla qu’elle viendroit vêtue comme pour Marly le voir chez Mme de Maintenon, où se trouveroit aussi Mme la duchesse de Bourgogne, et, la visite faite, s’en retourneroit tout court à Vincennes. Cela se passa de la sorte. Elle arriva à heure précise avec Mme d’Elboeuf à Versailles, entrèrent chez Mme de Maintenon, le roi y étant déjà ; [elle] n’y demeura que fort peu de moments, le roi debout, et qui ne la baisa point, ce qui parut extraordinaire ; se retira par le grand cabinet à la suite de Mme la duchesse de Bourgogne qui l’y embrassa, et où Mgr le duc de Bourgogne et M. le duc de Berry se trouvèrent. On ne s’assit point ; et en moins d’un quart d’heure fut congédiée et s’en alla tout de suite avec sa mère à Vincennes, sans avoir pu voir Mme de Maintenon en particulier.

Quelques jours après, elles allèrent voir Monseigneur à Meudon, et arrivèrent comme il sortoit de dîner. Mgrs ses fils et Mme la duchesse de Bourgogne étoient dans sa petite galerie du château neuf avec lui. Il les y reçut sans les faire asseoir, sans leur rien proposer à manger ni à boire, ni aucun jeu, ni promenade ; une demi-heure au plus termina une visite si sèche, et la mère et la fille, qui rie revit Meudon de sa vie, s’en retournèrent à Vincennes, fort déconcertées de ces deux réceptions.

La princesse de Montauban, qui s’étoit fort mise sous la protection de Mme d’Elboeuf, se laissa persuader ensuite d’aller à Vincennes. Ce fut la seule femme titrée qui y alla, apparemment pour y en exciter d’autres, et pour faciliter à Mme de Mantoue de baisser équivoquement d’un cran. Elle prit, comme par hasard, un ployant qui se trouva derrière elle, sans affecter de place, et en donna un à Mme de Montauban, mais cette gentillesse ne tenta personne.

Mme d’Elboeuf, difficile à rebuter, tenta après le siège à dos pour sa fille chez Mme la duchesse de Bourgogne. Les femmes et les veuves de vrais souverains réels et existants, dont les ministres sont reconnus et reçus dans les cours et les assemblées de l’Europe pour les négociations et les traités, ont eu constamment un siège à dos, une seule fois, au cercle de la reine, après quoi jamais qu’un tabouret, et parmi tous les autres sans distinction et sans différence des duchesses. La duchesse de Meckelbourg, sœur du maréchal de Luxembourg, et d’autres souveraines avoient eu ce traitement du règne du roi, et en dernier lieu Mme de Meckelbourg, qui, après cette unique fois de siège à dos, n’eut plus qu’un tabouret partout, alloit au souper du roi, et, à qui pas une duchesse ni princesse étrangère ne cédoit ; néanmoins Mme de Mantoue n’y put atteindre, et Mme d’Elboeuf en fut refusée jusqu’à quatre différentes fois.

Elle et sa fille, outrées de se voir si loin de leurs projets, crurent pourtant qu’il ne falloit pas bouder, pour ne se fermer pas la porte à des retours favorables. La mère négocia pour sa fille une seconde visite chez Mme de Maintenon, le roi l’accorda. Elles l’y trouvèrent comme la première fois, et Mme la duchesse de Bourgogne. Le singulier fut que le roi et elle s’assirent et laissèrent la mère et la fille debout, sans qu’on leur donnât de ployants, sans que le roi leur proposât de s’asseoir en aucune façon ; il lui dit quelques mots à diverses reprises et puis la congédia.

Elle passa dans le grand cabinet, où Mme la duchesse de Bourgogne la fut trouver aussitôt, et un moment après, l’y laissa et rentra dans la chambre. Mme de Mantoue trouva dans ce cabinet des dames du palais et quelques autres de celles qui avoient la liberté d’y entrer. Elle essaya de se les concilier par les politesses et les amitiés les plus excessives, et repartit de là pour son Vincennes.

Ces dégoûts étoient grands pour des projets si hauts. Mme d’Elboeuf avoit eu la folie de parler de M. le duc de Berry comme d’un parti sortable à peine pour sa fille, et je pense que cela eut quelque part au refus du siège à dos.

Éconduite à la cour, où Mme de Mantoue ne remit plus le pied de sa vie, elle voulut du moins dominer dans Paris, et s’y former un rang à son gré. Elle parut d’abord aux spectacles avec sa mère, toutes deux réduites à s’y faire suivre par Mme de Pompadour, qui que ce soit n’ayant voulu tâter de leur compagnie, où elles firent vider une loge à de petites bourgeoises, dont le petit état couvrit l’affront et empêcha le monde de crier.

La première aventure qui lui arriva, outre celles des fiacres, fut à la seconde porte du Palais-Royal, avec M. et Mme de Montbazon, qui étoient seuls ensemble dans leur carrosse à deux chevaux, que celui de Mme de Mantoue voulut faire reculer avec hauteur. Sur la résistance, Mme d’Elboeuf, qui étoit avec sa fille, envoya un gentilhomme dire à M. de Montbazon que c’étoit Mme de Mantoue qui le prioit de reculer. M. de Montbazon répondit que, s’il étoit seul, il le feroit avec grand plaisir, mais qu’il étoit avec Mme de Montbazon, et qu’il ne savoit pas que Mme de Mantoue eût aucun droit sur elle. Un moment après, le même gentilhomme revint lui dire que Mme de Mantoue ne cédoit qu’à l’électeur de Bavière qui étoit lors à Paris, car je raconte ceci tout de suite pour n’avoir plus à revenir là-dessus, et qu’il vit donc ce qu’il vouloit faire. M. de Montbazon répondit sagement que c’étoit à sa maîtresse à voir si elle vouloit livrer combat, parce qu’il n’étoit pas résolu à reculer, qu’il avoit beaucoup de respect pour Mmes d’Elboeuf et de Mantoue, mais nulle disposition à leur céder aucun rang. Là-dessus, chamaillis entre les cochers et quelques injures ; Mme d’Elboeuf, la tête à la portière, criant qu’on fît reculer, et M. de Montbazon qui alloit mettre pied à terre et donner cent coups à quiconque oseroit approcher. Enfin, à la faveur de la largeur de la route, et aux dépens des petites boutiques le long des murs, les deux carrosses passèrent en se frôlant, et finirent la ridicule aventure.

Au partir de là, M. et Mme de Montbazon allèrent se consulter à l’hôtel de Bouillon, qui, en pareil cas, avoit autrefois appris à vivre à Mme d’Hanovre, comme je l’ai raconté, et de là à Versailles, où M. de Bouillon rendit compte au roi le lendemain matin de ce qui étoit arrivé à son gendre et à sa fille. Plusieurs ducs l’appuyèrent. Tout Versailles et tout Paris se leva contre Mme de Mantoue et Mme d’Elboeuf, qui avoit fort crié qu’elle demanderoit justice au roi.

Comme on étoit dans l’attente de ce qui en arriveroit, Mme de Mantoue entra chez Mme de Lislebonne comme Mme la grande-duchesse en alloit sortir. Les gens de Mme de Mantoue voulurent faire ranger ceux de Mme la grande-duchesse, et parmi ce débat, Mme de Mantoue descendit de carrosse, trouva vis-à-vis d’elle Mme la grande-duchesse prête à monter dans le sien, qui se retiroit de la bagarre, et à qui Mme de Mantoue essaya de gagner le dessus. Cette insolence étoit complète. Jamais duc de Mantoue n’avoit rien disputé au grand-duc, et d’une petite-fille de France à Mme de Mantoue la distance étoit encore tout autre ; aussi fut-elle bien relevée, et contribua-t-elle fort à la réduction de tant de folies à raison. Mme de Mantoue ne fit pas la moindre civilité à Mme la grande-duchesse sur ce qu’il se passoit ; mais vingt-quatre heures après, elle eut ordre d’aller demander pardon à Mme la grande-duchesse, qui, amie de Mme de Lislebonne, passa la chose doucement.

Mme d’Elboeuf fit écrire sa fille sur l’aventure de M. de Montbazon à Torcy, comme ministre des affaires étrangères. Elle n’eut point de réponse. Elle écrivit une seconde fois longuement et fort hautement. Torcy en rendit compte une seconde fois, porta la lettre au conseil ; elle y fut moquée et trouvée très ridicule. Torcy eut ordre de lui conseiller d’abandonner cette affaire, dont elle ne tireroit aucune raison, et de ne se pas commettre à s’en faire de nouvelles. La mortification fut si publique et si sensible, qu’elle corrigea enfin Mme de Mantoue de tout hasarder, et la persuada enfin d’abandonner ses projets pour éviter de nouveaux dépôts. Elle comprit qu’ils ne se pouvoient soutenir destitués des protections dont elle s’étoit flattée, et qu’elle et sa mère étoient trop faibles pour en faire réussir aucun.

Elle se résolut donc à renoncer à la cour, où on ne vouloit point d’elle, et à des prétentions qui la renfermoient chez elle dans la solitude et l’ennui. Elle prit maison à Paris, envoya complimenter toutes les dames un peu considérables, dans l’espérance de les engager à la première visite. Voyant que la tentative ne réussissoit pas, elle fit répandre tant qu’elle put qu’elle ne savoit sur quoi fonder qu’on lui croyoit des prétentions chimériques, qu’elle désiroit qu’on fût persuadé qu’elle ne vouloir pas vivre autrement que si elle étoit encore fille, qu’elle étoit offensée qu’on s’imaginât autre chose, qu’elle comptoit être si attentive à toutes sortes de devoirs et de politesse qu’on ne pourroit s’empêcher de l’aimer, et de vouloir vivre avec elle. Telle fut son amende honorable au public, après tant de tentatives, inutiles de force ou d’adresse.

Les choses ainsi préparées, elle la fit en personne : elle se mit à faire des visites sans plus en attendre de premières, et dans un seul carrosse à deux chevaux comme tout le monde. Elle accabla de civilités et de caresses les dames qu’elle trouva, et redoubla même une seconde visite à quelques-unes avant d’en avoir reçu d’elles. La duchesse de Lauzun fut de ce dernier nombre, qui, bien sûre de son fait, la fut voir ensuite. Elle fut reçue avec des remerciements infinis, eut un fauteuil, la main sans équivoque ; et en sortant fut conduite par Mme de Mantoue à travers trois pièces entières, sans qu’il fût possible de l’en empêcher, et au degré par sa sœur bâtarde qui lui servoit de dame d’honneur, et quelques demoiselles. Elle en usa ainsi avec toutes les femmes titrées ; et pour les autres elle les reçut sans affectation sur rien, avec une grande politesse, leur laissant les fauteuils à l’abandon, et les conduisant honnêtement.

Une conduite si différente de ses premiers essois lui réconcilia bientôt le monde. Elle acheva de se l’attirer par un grand jeu de lansquenet fort à la mode alors, qu’elle tint avec beaucoup d’égards, et assez de dignité pour qu’il ne s’y passât rien de mal à propos. Ainsi fondit tout à coup en un brelan public ce grand rang de souveraine, dont le modèle le plus juste en avoit été choisi sur celui des petites-filles de France, et sans prétendre leur céder, comme on l’a vu, à l’égard de Mme la grande-duchesse ; et à tous les projets de figurer grandement à la cour, succédèrent les soins de se faire une bonne maison dans Paris. La chute fut grande et amère, et de plus, souvent accompagnée d’embarras de subsistances dans un temps où celles des armées absorboient tout, et Desmarets, ne se mettant pas fort en peine de ses besoins depuis qu’elle lui eut dit, un peu imprudemment, qu’ils pouvoient juger qu’ils étoient grands, puisqu’elle venoit elle-même les lui demander.

La duchesse de Lesdiguières, à ce spectacle, se remercia de nouveau, et s’applaudit de plus en plus d’avoir résisté aux persécutions du duc de Mantoue, aux empressements extrêmes de M. le Prince, et [à] tout ce que le roi voulut bien faire de démarches pour la faire consentir à l’épouser, quoiqu’il soit à croire que, mariée de sa main et par obéissance, et n’ayant pas dans la tête les chimères que l’autre étala d’abord, elle eût été tout autrement traitée. Mme de Mantoue ne vit et n’ouït parler d’aucune princesse du sang, ni Madame, ni Mme la duchesse d’Orléans.

La cherté de toutes choses, et du pain sur toutes, avoit causé de fréquentes émotions dans toutes les différentes parties du royaume. Paris s’en étoit souvent senti ; et quoiqu’on eût fait demeurer près d’une moitié plus que l’ordinaire du régiment des gardes, pour la garde des marchés et des lieux suspects, cette précaution n’avoit pas empêché force désordres, en plusieurs desquels Argenson courut risque de la vie.

Monseigneur, venant et retournant de l’Opéra, avoit été plus d’une fois assailli par la populace et par des femmes en grand nombre, criant du pain ! jusque-là qu’il en avoit eu peur au milieu de ses gardes, qui ne les osaient dissiper de peur de pis. Il s’en étoit tiré en faisant jeter de l’argent et promettant merveilles ; mais comme elles ne suivirent pas, il n’osoit plus venir à Paris.

Le roi en entendit lui-même d’assez fortes, de ses fenêtres, du peuple de Versailles qui crioit dans les rues. Les discours étoffent hardis et fréquents, et les plaintes vives et fort peu mesurées contre le gouvernement, et même contre sa personne, par les rues et par les places, jusqu’à s’exhorter les uns les autres à n’être plus si endurants, et qu’il ne leur pouvoit arriver pis que ce qu’ils souffroient, et de mourir de faim.

Pour amuser ce peuple, on employa les fainéants et les pauvres à raser une assez grosse butte de terre qui étoit demeurée sur le boulevard entre les portes Saint-Denis et Saint-Martin ; et on y distribuoit par ordre de mauvais pain aux travailleurs pour tout salaire, et en petite quantité à chacun.

Il arriva que le mardi matin, 20 août, le pain manqua sur un grand nombre. Une femme entre autres cria fort haut, ce qui en excita d’autres. Les archers préposés à cette distribution menacèrent la femme : elle n’en cria que plus fort ; les archers la saisirent et la mirent indiscrètement à un carcan voisin. En un moment tout l’atelier accourut, arracha le carcan, courut les rues, pilla les boulangers et les pâtissiers. De main en main les boutiques se fermèrent. Le désordre grossit et gagna les rues de proche en pioche sans faire mal à personne, mais criant du pain ! et en prenant partout.

Le maréchal de Boufflers, qui ne pensoit à rien moins, étoit allé ce matin-là chez Bérenger son notaire, dans ce voisinage-là. Surpris de l’effroi qu’il y trouva, et en apprenant la cause, il voulut aller lui-même tâcher de l’apaiser, malgré tout ce que le duc de Grammont, qu’il trouva chez le même notaire, pût lui dire pour l’en détourner, et qui, l’y voyant résolu, alla avec lui. À cent pas de chez ce notaire, ils rencontrèrent le maréchal d’Huxelles dans son carrosse, qu’ils arrêtèrent pour lui demander des nouvelles, parce qu’il venoit du côté de l’émotion. Il leur dit que ce n’étoit plus rien, les voulut empêcher de passer outre, et pour lui gagna pays en homme qui n’aimoit pas le bruit et être fourré parmi ce désordre. Le maréchal et son beau-père continuèrent d’aller, trouvant à mesure qu’ils avançoient une grande épouvante, et qu’on leur crioit des fenêtres de retourner, et qu’ils se feroient assommer.

Arrivés au haut de la rue Saint-Denis, la foule et le tumulte firent juger au maréchal de Boufflers qu’il étoit temps de mettre pied à terre. Il s’avança ainsi à pied avec le duc de Grammont parmi ce peuple infini et furieux, à qui le maréchal demanda ce que c’étoit, pourquoi tout ce bruit, promettant du pain, et leur parlant de son mieux avec douceur et fermeté, leur remontrant que ce n’étoit pas là comme il en falloit demander. Il fut écouté, il y eut des cris à plusieurs reprises de vive M. le maréchal de Boufflers, qui s’avançoit toujours parmi la foule et lui parloit de son mieux. Il marcha ainsi avec le duc de Grammont le long de la rue aux Ours, et dans les rues voisines jusqu’au plus fort de cette espèce de sédition. Le peuple le pria de représenter au roi sa misère et de lui obtenir du pain. Il le promit, et sur sa parole, tout s’apaisa et se dissipa, avec des remercîments et de nouvelles acclamations de vive M. le maréchal de Boufflers ! Ce fut un véritable service.

Argenson y marchoit avec des détachements des régiments des gardes françaises et suisses, et sans le maréchal il y auroit eu du sang répandu qui auroit peut-être porté les choses fort loin. On faisoit même déjà monter à cheval les mousquetaires.

À peine le maréchal était-il rentré chez lui à la place Royale avec son beau-père, qu’il fut averti que la sédition étoit encore bien plus grande au faubourg Saint-Antoine. Il y courut aussitôt avec le duc de Grammont, et l’apaisa comme il avoit fait l’autre. Il revint après chez lui manger un morceau, et s’en alla à Versailles. Il ne voulut que sa chaise de poste, un laquais derrière et personne avec lui à cheval jusqu’au cours, affectant de traverser tout Paris de la sorte. À peine fut-il sorti de la place Royale, que le peuple des rues et les gens de boutiques se mirent à crier qu’il eût pitié d’eux, qu’il leur fit donner du pain ; et toujours : Vive M. le maréchal de Boufflers ! Il fut conduit ainsi jusqu’au quai du Louvre.

En arrivant à Versailles, il alla droit chez Mme de Maintenon où il la trouva avec le roi, tous deux bien en peine. Il rendit compte de ce qui l’amenoit et reçut de grands remercîments. Le roi lui offrit le commandement de Paris, troupes, bourgeoisie, police, etc., et le pressa de l’accepter ; mais le généreux maréchal préféra à cet honneur le rétablissement des choses dans leur ordre naturel. Il dit au roi que Paris avoit un gouverneur auquel il ne déroberoit pas les fonctions qui lui appartenoient, qu’il étoit honteux qu’il ne lui en restât pas une et que le lieutenant de police et le prévôt des marchands les eussent toutes emblées et partagées, jusque sur les troupes, et engagea le roi dans ces moments de crainte de les rendre au duc de Tresmes, qui les avoit si bien perdues, ainsi que ses derniers prédécesseurs, qu’il lui fallut expédier une patente nouvelle pour lui rendre son autorité.

Il fut donc enjoint aux troupes et aux bourgeois de ne recevoir d’ordres que du gouverneur, et de lui obéir en tout et partout à d’Argenson, lieutenant de police, et à Bignon, prévôt des marchands, de lui rendre compte de tout et lui être soumis en tout, ainsi que tous les différents corps de la ville.

Le duc de Tresmes fut envoyé à Paris y exercer ce pouvoir, mais avec ordre de ne rien faire sans le maréchal de Boufflers, à l’obéissance duquel Argenson, Bignon, la bourgeoisie et les troupes furent aussi soumis, mais par des ordres verbaux ; et le maréchal fut aussi renvoyé demeurer à Paris. Sa modestie lui donna une nouvelle gloire. Il renvoya tout au duc de Tresmes, au nom et par l’ordre duquel tout se fit, et chez qui il alloit pour les délibérations qu’il ne voulut presque jamais souffrir chez lui. Maître et tuteur en effet du duc de Tresmes, et le vrai commandant, il s’en disoit au plus l’aide de camp, et en usait de même.

Aussitôt après on pourvut bien soigneusement au pain, Paris fut rempli de patrouilles, peut-être un peu trop, mais qui réussirent si bien qu’on n’entendit pas depuis le moindre bruit. Le duc de Tresmes et le maréchal de Boufflers qui lui laissoit jusqu’au scrupule l’honneur et l’apparence de tout, alloient de temps en temps rendre compte au roi eux-mêmes, mais sans découcher de Paris, puis rarement, jusqu’à ce qu’il ne fut plus question de rien.

La considération de Boufflers, rehaussée de la modestie la plus simple, étoit alors à son comble : maître dans Paris, modérateur des affaires de la guerre, influant sur toutes les affaires à la cour. Mais la durée de ce brillant ne fut pas longue et finit par ce qui le devoit rendre et plus solide et plus durable. On verra bientôt Voysin et Tresmes affranchis de sa tutelle, Voysin devenir le maître et l’instrument de tout, Argenson et. Bignon reprendre toutes les usurpations de leurs places, et celle de gouverneur de Paris anéantie comme elle étoit auparavant ces mouvements de Paris.