Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/22

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CHAPITRE XXII.


Reprise de la campagne de Flandre. — Artificieux colloque des ennemis. — Bataille de Malplaquet. — Fautes et inutilité de la bataille. — Belle retraite du maréchal de Boufflers, fort inférieure à celle d’Altenheim. — Mons assiégé. — Misère de l’armée française. — Lettres pitoyables de Boufflers. — Nangis dépêché au roi. — Villars pair. — Harcourt pair. — Artagnan maréchal de France. — Famille, fortune et caractère d’Artagnan. — Artagnan prend le nom de sa maison. — Féroce éclat de M. le Duc. — Dégoûts et chute du maréchal de Boufflers. — Défaite et ruine du roi de Suède par le czar à Pultava.


Tournai pris, les ennemis repassèrent l’Escaut dans la nuit du 3 au 4 septembre, et la Haine le 5, au-dessus de Mons, gagnant la Trouille avec beaucoup de diligence pour le passer aussi. Notre [armée] avec les deux maréchaux marcha le 4 septembre ; elle arriva le 6 au matin à Quiévrain, d’où Ravignan fut dépêché au roi pour lui rendre compte de l’état et de la disposition des choses. Les divers corps détachés y rejoignirent l’armée ; elle quitta ce camp de Quiévrain la nuit du 8 au 9, précédée d’un gros détachement commandé par le chevalier de Luxembourg. La marche se passa sans inquiétude quoique par un terrain fort coupé, et [l’armée] prit à neuf heures du matin le camp de Malplaquet et de Tesnières, la droite et la gauche appuyées sur deux bois ; des haies et des bois assez étendus devant le centre, qui y laissoient deux plaines par leurs coupures. Villars en occupa les hauteurs, y établit son canon, mit son infanterie aux lisières des bois coupés par ces deux plaines à la demi portée de son canon, et ordonna quelques retranchements pour la couvrir.

Marlborough et le prince Eugène marchoient de leur côté, et dans la crainte que Villars ne les gagnât de la main et ne les embarrassât pour le siège de Mons qu’ils avoient résolu, ils avoient fait un très gros détachement avec lequel le prince héréditaire de Hesse, depuis roi de Suède, devança leur armée pour observer la nôtre. Il arriva à vue du camp de Malplaquet en même temps qu’elle y entroit, dont il fut averti plus tôt qu’il ne l’eût été par trois coups de canon que la fanfaronnade de Villars fit tirer comme pour un appel au prince Eugène et au duc de Marlborough dont il voyoit toute l’armée assez proche, et dont il douta encore moins lorsqu’il aperçut les colonnes du prince de Hesse qui détacha même quelques gens pour escarmouches, pour mieux découvrir notre armée et le terrain qu’elle occupoit ; il fit presque en même temps avancer des colonnes d’infanterie vers notre droite, ce qui fit juger qu’il vouloit engager l’action ; mais il se contenta de faire avancer du canon pour contenir Villars en respect et en attention, et persuader que toute leur armée étoit là. Sa crainte cependant étoit extrême d’être lui-même attaqué, et il paya tellement d’effronterie par la hardiesse de sa contenance, qu’on n’osa le tâter. Le canon tira de part et d’autre avec un médiocre effet depuis deux heures après midi jusqu’à six que les ennemis se retirèrent un peu de portée, mais demeurant en présence : la nuit fut tranquille. Le lendemain 10, les escarmouches recommencèrent ; le canon tira presque tout le jour sans faire grand mal, sinon que Coetquen, allant d’un lieu à un autre, eut une jambe emportée ; ce fut par le courrier qui en vint à sa famille qu’on sut les armées en présence.

Marlborough et le prince Eugène, avertis de l’état périlleux où se trouvoit le prince de Hesse, qui étoit perdu s’il eût été attaqué, comme Villars en fut souvent pressé, qui ne le voulut jamais, forcèrent leur marche pour arriver à lui, et le joignirent dans le milieu de la matinée du même jour 10. Leur premier soin fut de venir examiner la position de notre armée, et celle que la leur pouvoit prendre pour le faire avec plus de loisir et de succès, et attendre leur arrière-garde ; ils se servirent d’une ruse qui leur réussit pleinement.

Ils firent approcher de nos retranchements, que notre infanterie perfectionnoit vers le centre, quelques officiers qui avoient l’air de subalternes, avec ordre de tacher à lier quelque conversation avec nos gardes avancées, et de passer outre sur parole. Il y a lieu de croire qu’ils ne choisirent pas ces officiers au hasard par l’adresse dont ils s’en acquittèrent. Ils s’avancèrent à pied au bord de nos retranchements, excitèrent la curiosité de quelques-uns de nos subalternes, causèrent avec eux, demandèrent à parler à des capitaines et à des commandants de corps, firent sortir le commandant d’un bataillon de la brigade de Charost, lui dirent qu’un gros d’officiers qu’on voyoit un peu dans l’éloignement étoit Cadogan, qui voudroit bien dire un mot à un officier général, s’il y en avoit là quelqu’un qui voulût bien s’avancer un peu, et permettre qu’on se rapprochât de lui sur parole.

Ces colloques duroient déjà depuis assez longtemps, lorsque Albergotti passa par là, visitant les retranchements, qui demanda ce que c’étoit, comme le marquis de Charost, qui venoit d’en être averti, commençoit à faire retirer ces officiers ennemis et à remmener les nôtres. Albergotti ne fut pas si difficile. Il manda à Cadogan qu’il étoit là, lui marqua une certaine distance pour s’y avancer tous deux, et s’y achemina suivi de peu d’officiers. Cadogan vint : c’étoit le confident de Marlborough, et, au désintéressement près, le Puységur de leur armée ; il prolongea les compliments et les verbiages, qui durèrent assez longtemps. Albergotti l’écouta avec sa glace accoutumée, lui dit que si le maréchal de Villars se fût rencontré là, il l’adroit volontiers entretenu sur la paix, et lui auroit témoigné qu’elle n’étoit pas si difficile à faire. Cela servit d’objet à la conversation demandée, et de prétexte à l’allonger. La troupe d’officiers grossit peu à peu autour d’eux. Le propos de paix courut en un moment par les retranchements, et dans peu d’autres par toute notre armée. Villars, à qui Albergotti n’avoit rien mandé, trouva fort mauvais cette espèce de conférence sans sa permission, s’avança vers où elle se tenoit et manda à Albergotti de la finir. Elle se termina de la sorte par des désirs respectifs de la paix, et des compliments qui ne signifioient rien. On se retira lentement. Les officiers ennemis s’opiniâtrèrent si longtemps à demeurer auprès des retranchements, sous prétexte d’embrassades et de compliments à ceux des nôtres dont ils s’étoient accostés sans les connoître, qu’il en fallut venir à diverses reprises aux menaces de tirer sur eux, et même à tirer quelques coups en l’air pour les faire retirer.

Pendant tous ces manèges, un très petit nombre de ce qu’ils avoient d’officiers plus expérimentés, et de leurs meilleurs officiers généraux à cheval, petit pour ne rien montrer et ne donner point de soupçon, et un peu plus grand nombre d’ingénieurs et de dessinateurs à pied, profitoit de ces ridicules colloques pour bien examiner tout, jeter sur le papier de principaux traits du terrain, prendre tout ce qu’ils purent de remarquable, désigner les endroits à placer leur canon, se bien mettre dans la tête le plan de leur disposition, et considérer avec justesse tout ce qui pourroit leur être avantageux ou nuisible, dont ils ne surent que trop bien profiter. On sut après cet artifice par les prisonniers.

Albergotti s’excusa avec l’esprit et cet air de négligence qui ne lui manquoient jamais. Villars le craignoit à la cour, où il avoit de puissants appuis ; Boufflers l’aimoit et ne se portoit point pour général de l’armée ; ils en avoient besoin pour le lendemain, au delà duquel on voyoit bien que la bataille ne se pouvoit différer. Ainsi Villars se contenta de tomber vaguement sur la sottise des subalternes qui avoient donné la première occasion à ce parlementage, et on ne songea plus qu’à se disposer à bien recevoir l’ennemi.

La nuit se passa avec la même tranquillité que la, précédente ; un gros brouillard la continua jusque vers six heures du matin. Les députés des États généraux à l’armée avoient eu grand’peine à consentir à une action. Contents de leurs avantages, ils les vouloient pousser par les sièges, et s’avancer ainsi solidement sans rien mettre au hasard. Ce ne fut que le 10, veille de la bataille et jour de ces artificieux colloques, que le prince Eugène acheva de les persuader. Lui et Marlborough prirent toutes leurs mesures dans cette même journée, en sorte qu’ils se trouvèrent en état d’attaquer le 11 au matin l’armée du roi.

On a vu ci-devant qu’elle avoit sa droite et sa gauche appuyées à deux bois, qu’elle en avoit un au centre qui partageoit une plaine dont il faisoit deux petites, ou deux grandes trouées. Maintenant il faut remarquer que vis-à-vis ce centre et derrière le bois et les deux trottées, il y avoit une petite plaine et un bois au bout que nous ne tenions point, propre à dérober aux ennemis les mouvements de notre centre, mais bien plus à cacher dedans des troupes fort près de notre centre, et à les avoir très brusquement sur les bras sans pouvoir s’en apercevoir. Villars ne mit pas ses lignes droites, mais un peu recourbées en croissant, c’est-à-dire les pointes des deux ailes bien plus avancées que le centre, par conséquent moins difficiles à envelopper et à enfoncer que dans la disposition droite et ordinaire. Le même maréchal, jugeant sa gauche plus jalouse que sa droite, voulut s’y mettre, et le maréchal de Boufflers se chargea de la droite.

Sur les sept heures du matin que le brouillard fut dissipé, on aperçut les colonnes des ennemis marcher et se déployer, et pendant quelque canonnade, les deux ailes de notre armée furent vigoureusement attaquées par l’infanterie des ennemis. Ils avoient eu la précaution de tenir leur cavalerie éloignée et presque en colonnes, pour ne la pas exposer à notre artillerie, tandis que la nôtre, qui barroit les deux trouées pour soutenir notre infanterie, étoit fouettée par leur canon à demi-portée, et y perdit beaucoup sans utilité six heures durant, avec cette inégalité que notre canon ne pouvoit tirer que sur de l’infanterie éloignée et qui fut bientôt aux prises avec la nôtre, ce qui fit cesser notre artillerie sur elle.

L’attaque cependant se poussoit vertement à notre gauche. Les ennemis profitèrent de tous les avantages d’avoir bien reconnu notre terrain, et ne se rebutèrent point des difficultés qu’ils y rencontrèrent à tacher de rompre les pointes de nos ailes et d’en culbuter les courbures. Ils jugèrent bien que l’attaque faite à tous les deux à la fois attireroit toute l’attention du maréchal de Villars, et qu’ayant une plaine vis-à-vis de son centre, c’est-à-dire les deux trouées qui ont été expliquées, et la petite plaine au delà, il dégarniroit le centre au besoin, dans la pensée qu’il auroit toujours loisir d’y voir former l’orage, et d’y pourvoir à temps. C’est ce qui fit le malheur de la journée.

Les ennemis repoussés de notre gauche y portèrent leurs plus grandes forces d’infanterie et la percèrent. Alors Villars, voyant ses troupes ébranlées et du terrain perdu, envoya chercher presque toute l’infanterie du centre, où il ne laissa que les brigades des gardes françaises et suisses, et celle de Charost, sans qu’avec ce renfort il pût rétablir cette gauche sur laquelle les ennemis continuèrent de gagner force terrain.

Attentifs en même temps à ce qu’ils avoient compté qui arriveroit au centre, ils firent sortir de ce bois qui étoit au bout de la petite plaine, qui étoit vis-à-vis des deux trouées et de notre centre, beaucoup d’infanterie dont ils l’avoient farcie sans que nous l’eussions pu apercevoir, laquelle fondit sur ces brigades des gardes françaises et suisses, et sur celle de Charost où le marquis de Charost fut tué d’abord, de la résistance desquelles on ne paria pas bien, et qui furent culbutées presque aussitôt qu’attaquées par un e grande supériorité de nombre.

Malgré le désordre de notre gauche on y combattoit toujours, et elle vendoit son terrain chèrement lorsque le maréchal de Villars y reçut une grande blessure au genou, Albergotti une autre qui les mirent hors de combat, et Chemerault tué, tout cela à cette gauche dont la défaite, déjà bien avancée alors, ne tint presque plus depuis, malgré les efforts et les exemples du roi Jacques d’Angleterre.

À la droite, le combat fut très vif ; le maréchal de Boufflers, après avoir vaillamment repoussé l’infanterie qui l’avoit attaqué, avoit renversé la cavalerie qui étoit venue la soutenir, et gagné un grand terrain ; il traita de même d’autre cavalerie qui s’étoit présentée devant lui, et jusqu’à trois fois de suite avec le même succès, lorsque, tout occupé de pousser sa victoire, il apprit la défaite du centré et le désastre de la gauche, déjà toute ployée par la droite des ennemis, la retraite de la personne de Villars hors du combat par sa blessure, et que le poids de tout portant désormais sur lui seul, c’étoit à lui à tirer [l’armée] des précipices où Villars l’avoit engagée.

Outré alors de se voir la victoire, qu’il tenoit déjà, arrachée de la main, et par des mains françaises, frappé des affres du péril où se trouvoit l’État par celui où il voyoit l’armée, il se mit à inspirer l’audace aux divisions de son aile par de courts propos en passant ; et, s’abandonnant à son courage, il leur donna l’exemple de cette témérité permise aux affaires désespérées, qui leur fait quelquefois changer de face, et il chargea en personne si démesurément à la tête de tant d’escadrons et de bataillons, que cela put passer pour incroyable. Ses troupes, animées par la vue des prodiges depuis si longtemps inconnus d’un général si prodigue de soi, l’imitèrent à l’envi ; mais parmi tant d’efforts, Boufflers, craignant de perdre inutilement ce qui lui restoit en gagnant un terrain qui ne lui serviroit qu’à le séparer de plus loin du reste de l’armée, chercha à le gagner en biaisant pour se rapprocher sur le centre, où il trouva les ennemis pris en flanc par un seul régiment sorti de ceux des autres, les avoit obligés à se rejeter dans le bois ; et que notre cavalerie, profitant de ce moment, avoit passé les retranchements pour les suivre et les pousser de plus en plus ; mais cette cavalerie rencontra un si grand feu d’artillerie de ce bois, qu’elle fut contrainte de se retirer où elle étoit auparavant, sous ce feu croisé qui fit un grand fracas dans ces troupes. Par ce feu les ennemis nous éloignèrent toujours, et entretenant toujours le combat de la droite à notre égard, profitèrent de ces mouvements pour achever d’enfoncer notre centre. Ce fut là qu’on dit encore plus de mal des régiments des gardes et de celui du roi qui s’y étoit porté, et qui en un instant laissèrent emporter les retranchements du centre.

Les ennemis s’en trouvant maîtres s’y arrêtèrent, n’osant exposer leur infanterie à cette cavalerie qui avoit soutenu un si furieux feu avec tant d’intrépidité ; mais ils envoyèrent chercher leur cavalerie qui n’avoit presque pas combattu, avec leur infanterie, contre notre droite, et avec cette cavalerie fraîche arrivée à toutes jambes, firent passer par les intervalles de nos lignes une vingtaine d’escadrons. La nôtre attendit trop à charger cette cavalerie qui grossissoit à tous moments, et la chargea enfin mollement et tourna aussitôt ; c’étoit la gendarmerie : la cavalerie qui la soutenoit ne fit pas mieux, tant la valeur et ses efforts ont leurs bornes. Quelques instants après parurent les mousquetaires et Coettenfao à la tête des troupes rouges de la maison du roi qui arrêtèrent cette cavalerie victorieuse et l’enfoncèrent, mais qui rencontrant plusieurs lignes formées les unes derrière les autres, à la faveur desquelles cette cavalerie poussée se rallia, il fallut s’arrêter ; alors arrivèrent les quatre compagnies des gardes du corps qui enfoncèrent toutes ces lignes de cavalerie ennemie l’une après l’autre.

Le salut de celle-ci fut une chose bien bizarre : elle trouva derrière toutes ses lignes renversées l’une sur l’autre nos retranchements qu’elle avoit passés ; cela la contint par la difficulté de les repasser, et donna le temps au prince de Hesse et au prince d’Auvergne de l’arrêter et de la rallier sous la protection du feu de leur infanterie, restée à nos retranchements qu’elle avoit gagnés. Alors les escadrons de la maison du roi se trouvèrent rompus par tant et de si vives charges, et sans être soutenus d’aucunes troupes, et perdirent du terrain dont la cavalerie ennemie, qui se rétablissoit et grossissoit à chaque instant, se saisit [de telle sorte], que de battue elle devint victorieuse. Cette reprise de combat dura longtemps et fut disputée têtes de chevaux contre têtes de chevaux, tant qu’à la fin il fallut céder au grand nombre et lui abandonner le champ de bataille.

Ce fut le dernier vrai combat de cette fatale journée ; notre gauche étoit déjà retirée sous les ordres d’Artagnan qui en avoit rassemblé les débris et qui les présenta si à propos et si fermement aux ennemis qu’il les empêcha de troubler le commencement de leur retraite.

Dans ce fâcheux état., Boufflers, ne pouvant plus rien exécuter avec une armée dispersée, une infanterie accablée, tout son terrain perdu, ne songea plus qu’à éviter le désordre et à faire une belle et honorable retraite. L’infanterie de la droite et de la gauche avoit eu le temps de s’y disposer pendant ce long combat de la cavalerie. À trois heures après midi, toute notre cavalerie passa les défilés en grand ordre, derrière lesquels elle se mit en bataille sans avoir été pressée ; à quatre heures le maréchal de Boufflers mit toute l’armée sur quatre colonnes, deux d’infanterie de chaque côté le long des bois, deux de cavalerie dans la plaine au milieu des deux autres. Elle se retira ainsi lentement, Boufflers, à l’arrière-garde de tout, sans que les ennemis donnassent la moindre inquiétude pendant toute la marche, qui dura jusqu’à la nuit, et sans perdre cent traîneurs ; tout le canon fut retiré, excepté quelques pièces ; et de bagage, il n’en put être question, parce qu’il avoit été renvoyé lorsqu’on s’étoit mis en marche pour aller chercher les ennemis. L’armée ainsi ensemble arriva au ruisseau de la Rouelle et campa derrière, entre Valenciennes et le Quesnoy, où elle séjourna longtemps. Les blessés se retirèrent en ces deux places et à Maubeuge et à Cambrai.

Les ennemis passèrent la nuit sur le champ de bataille et sur vingt-cinq mille morts, et marchèrent vers Mons le lendemain au soir. Ils avouèrent franchement qu’en hommes tués et blessés, en officiers généraux et particuliers, en drapeaux et en étendards, ils avoient plus perdu que nous. Il leur en coûta en effet sept lieutenants généraux, cinq autres généraux, environ dix-huit cents officiers tués ou blessés, et plus de quinze mille hommes tués ou hors de combat. Ils avouèrent aussi tout haut combien ils avoient été surpris de la valeur de la plupart de nos troupes, surtout de la cavalerie, et leurs chefs principaux rie dissimulèrent pas qu’elle les auroit battus si elle avoit été bien conduite. Ils n’avoient pas douté, à la seule disposition de notre armée, qu’elle la seroit mal, puisque du lieu où commença le combat de cavalerie, nos officiers virent leur camp tendu.

En effet, avec plus d’art et de mesure, on pouvoit soutenir nos retranchements ; mais le terrain coupé qui étoit au delà, et la hauteur que tenoient les ennemis, ne pouvoient laisser espérer de les déposter après les avoir repoussés. Ce fut sans doute ce qui leur persuada l’attaque, dans la pensée d’obtenir la victoire s’ils emportoient le champ de bataille ; et, s’ils étoient repoussés, de n’y pouvoir perdre que des hommes et rien de plus, desquels ils ont bien plus que nous, et des recrues tant qu’ils veulent.

L’idée du maréchal de Villars est demeurée fort difficile à comprendre. Pourquoi de si loin marcher aux ennemis pour s’en laisser attaquer exprès, ayant pu aisément les attaquer lui-même deux jours durant avant d’être attaqué, au moins un grand jour et demi pour parler avec la précision la plus exacte ? Si on oppose qu’il ignoroit que ce qu’il prit pour toute leur armée n’étoit qu’un gros corps avancé, on peut répondre qu’il falloit être mieux informé en chose si capitale, et qu’on l’est quand on veut s’y adonner et bien payer. D’ailleurs, s’avançant sur ce qu’il voyoit, quand l’armée y eût été tout entière, il n’auroit fait que ce pour quoi il avoit marché à elle, gagnoit la hauteur sur elle, et mettoit derrière lui ce bois funeste de vis-à-vis son centre qui acheva la perte de la bataille, et ce bois encore de son centre avec ses deux trouées, qui, en partageant en deux son champ de bataille, coupa son armée, donna lieu de la battre en détail, et rendit inutile la constante victoire de sa droite. Il paroît donc constant qu’il ne pouvoit jamais gagner la bataille dans un terrain si désavantageux.

Si on examine la disposition qu’il en fit, elle ne se trouvera pas plus savante que le choix de ce bizarre terrain. Une forme de croissant qui, comme on l’a dit, présente deux pointes difficiles à défendre, aisées à envelopper ; un centre tout aussitôt dégarni qu’on ne peut sauver, faute énorme, et dont le souvenir d’Hochstedt eût au moins dû préserver ; un grand corps de cavalerie posté sous le feu des batteries ennemies, sans aucun fruit à en pouvoir attendre ; enfin nulle nécessité de combattre après avoir laissé tranquillement prendre Tournai ; et pour Mons, en tenant d’abord les ennemis de plus près, on eût aisément choisi un lieu plus avantageux ; mieux encore [eût valu] laisser former le siège, et se poster à temps, de manière à les attaquer affaiblis, tant par le siège même que par la garde de leurs tranchées et de leurs postes. Enfin il parut que de tous les moments et de tous les terrains à choisir pendant toute cette campagne, le temps et le terrain ne le pouvoient être plus mal pour combattre. Ce jugement fut celui des deux armées ; on verra qu’il ne fut pas celui du roi et de Mme de Maintenon.

Les ennemis eurent en cette bataille cent soixante-deux bataillons, trois cents escadrons, cent vingt pièces de canon, c’est-à-dire quarante-deux bataillons, quarante escadrons, et quarante-deux pièces de canon plus que l’armée du roi, qui y perdit dix mille hommes tués et blessés, Chemerault et Pallavicin, lieutenants généraux, et le marquis de Charost. Il étoit fils aîné du duc de Charost, dans la plus haute piété et qui eût moins réussi à la cour qu’à la guerre. Il n’avoit point d’enfants de la fille de Brûlart, premier président du parlement de Bourgogne, qui longues années depuis est devenue seconde femme du duc de Luynes, aussi sans enfants, et dame d’honneur de la reine, après la maréchale de Boufflers.

Chemerault étoit excellent officier général, fort dans le grand monde, et honnête homme, quoique dans la liaison la plus intime de M. de Vendôme. Il ne laissa point d’enfants de la fille de Mme de Moreuil, qui avoit été longtemps dame d’honneur de Mme la Duchesse, dont le mari étoit un boiteux fort plaisant et fort singulier, bâtard de cette grande maison de Moreuil, éteinte il y a longtemps, et toute sa vie à M. le Prince et à M. le Duc, fort mêlé dans le monde.

Pallavicin, aussi très bon officier général, étoit ce transfuge piémontois de foi très douteuse, d’aventure fort ignorée, dont le maréchal de Villeroy avoit fait son favori, et le seul homme peut-être capable d’estimer et de se fier à celui-là. Il n’étoit point marié.

Il y périt bien d’autres gens, mais moins connus que ceuxlà. Courcillon, fils unique de Dangeau, dont j’ai parlé ailleurs, y eut une jambe emportée. Le prince de Lambesc, fils unique du comte de Brionne, fils aîné de M. le Grand, y fut pris et renvoyé incontinent après sur parole.

Les deux armées furent aussi également persuadées que le sort des armes étoit décidé longtemps avant que le maréchal de Villars fût blessé, quoiqu’il n’ait rien oublié pour que [sa blessure] fût cause de tout le désastre. On soupçonna aussi que l’aile du maréchal de Boufflers, qui fut toujours victorieuse, eût peut-être rétabli l’affaire, s’il eût d’abord poussé sa pointe avec moins de précautions. Mais très certainement on crut qu’il auroit remporté l’honneur de la journée, si le dégarnissement du centre, par la défaite de la gauche, ne l’eût forcé d’aller à leur secours.

Mais si la victoire lui fut arrachée des mains de la façon qui vient d’être racontée, personne ne lui put ôter l’honneur de la plus belle retraite qui ait été faite depuis celle d’Altenheim qui a immortalisé M. le maréchal de Lorges, et qui eut supérieurement à celle-ci le découragement de l’armée par la mort de M. de Turenne, la division des chefs, l’armée ennemie sans cesse sur les bras, et le Rhin à passer devant eux et malgré eux, et les équipages à sauver. Mais ces grandes différences ne sauroient ternir la gloire de celle-ci, qui, dans un genre à la vérité très inférieur pour les difficultés, fut également sage, savante, ferme, et dans le meilleur et le plus grand ordre qu’il est possible.

L’armée conserva sous lui un air d’audace et un désir d’en revenir aux mains qui pensa être suivi de l’effet, mais qui se trouva arrêté court par misère. Les ennemis ouvrirent la tranchée le 23 septembre devant Mons ; Boufflers et son armée petilloient de leur faire lever ce grand siège. Quand ce vint aux dispositions, point de pain et peu de paye ; le prêt avoit manqué souvent et n’étoit pas mieux rétabli ; les subalternes, réduits au pain de munition, s’éclaircissoient tous les jours ; les officiers particuliers mouroient de faim avec leurs équipages ; les officiers supérieurs et les officiers généraux étoient sans paye et sans appointements, dès la campagne précédente ; le pain et la viande avoient manqué souvent des six et sept jours de suite ; le soldat et le cavalier, réduit aux herbes et aux racines, n’en pouvoit plus ; nulle espérance de mieux pour cette lin de campagne, nécessité par conséquent de laisser échapper les occasions de sauver Mons, et de ne penser plus qu’à la subsistance, la moins fâcheuse qu’on pourroit, jusqu’à la séparation des armées.

Aussitôt après la bataille, Boufflers dépêcha un courrier au roi pour lui en rendre compte. Sa lettre fut juste, nette, concise, modeste, mais pleine des louanges de Villars qui étoit au Quesnoy hors d’état de s’appliquer à rien. Le lendemain, Boufflers en écrivit une plus étendue, en laquelle tout ce qu’il avoit vu faire aux troupes et son attachement pour le roi l’égarèrent trop loin. Il songea tant à consoler le roi et à louer la nation, qu’on eût dit qu’il annonçoit une victoire et qu’il présageoit des conquêtes.

Nangis, duquel j’ai parlé plus d’une fois, étoit maréchal de camp dans cette armée ; Villars l’aimoit, et le voulut avoir à la gauche sous sa main ; il le choisit aussi pour aller rendre compte au roi du détail et du succès de la bataille. Le maréchal comptoit sur son amitié ; il avoit fort contribué à l’avancer ; il sentoit l’importance d’envoyer un homme affidé et qui avoit ses appuis à la cour. Nangis, avec moins d’esprit que le plus commun des hommes, mais rompu au monde et à la cour dès sa première jeunesse, eut assez de sens pour craindre de se trouver entre les deux maréchaux, malgré toute leur intelligence. Villars le pressa, il fut à Boufflers pour se faire décharger de la commission, mais il suffisoit à Boufflers que Nangis fût du choix de Villars pour vouloir qu’il se soumît à son désir ; il le chargea d’une lettre par laquelle il marqua toute la répugnance du courrier qui ne partoit que par obéissance.

Le premier courrier avoit porté toute la disgrâce de la nouvelle dont il étoit chargé ; on étoit d’ailleurs si malheureusement accoutumé aux déroutes et à leurs funestes suites, qu’une bataille perdue comme celle-ci la fut sembla une demi-victoire. Les charmes de l’heureux Nangis rassérénèrent l’horizon de la cour, où il ne faut pas croire qu’au nombre, au babil et à l’usurpation du pouvoir des dames, sa présence fût inutile à rendre le malheur plus supportable.

Cette lettre, qui fut rendue publique, parut si outrée qu’elle fit un tort extrême au maréchal de Boufflers. D’Antin, ami intime de Villars, en saisit tout le ridicule pour l’obscurcir auprès du roi. Ses fines railleries prirent avec lui jusqu’aux airs de mépris, et le monde, indigné d’une lettre si démesurée, en oublia presque Lille, et ce sentiment héroïque qui l’avoit porté à l’aide de Villars. Tel fut l’écueil qui froissa ce colosse de vertu à l’aide des envieux et des fripons, et qui donna lieu à une raison plus cachée, qui se verra bientôt, de réduire cette espèce de dictateur à la condition commune des autres citoyens.

Le fortuné Villars, enrichi à la guerre où tous les autres se ruinent, maréchal de France pour une bataille qu’il crut perdue, lors même que d’autres que lui l’eurent gagnée ; chevalier de l’ordre parce que le roi s’avisa de le donner à tous les maréchaux de France ; duc vérifié pour un simple voyage en Languedoc où il se mit de niveau avec un brigand en traitant sans fruit d’égal avec lui, fut fait pair pour la bataille de Malplaquet dont on vient de voir les fautes et le triste succès ; le cri public sur sa naissance et sur la récompense durent le mortifier.

Harcourt en frémit de rage ; il sut des bords du Rhin crier si haut au roi et à Mme de Maintenon, qu’il emporta d’emblée la pairie, mais avec le dépit de l’occasion et de n’être pair qu’après Villars, qui, en naissance et en toutes choses, étoit si loin de lui, et fait duc vérifié si longtemps après lui.

Artagnan reçut en même temps le bâton de maréchal de France ; il avoit pour lui M. du Maine, Mme de Maintenon, surtout les valets intérieurs. Le public ni l’armée ne lui furent pas favorables, que ses airs d’aisance et de s’y être attendu depuis longtemps achevèrent de révolter. Le dépit et le murmure de cette prostitution de la première dignité de l’État, et du premier office militaire, éclata si haut malgré la politique et la crainte, que le roi en fut assez peiné pour s’arrêter tout court, en sorte que ces dernières récompenses au delà desquelles, chacune en leur genre, il n’est rien de plus, furent les seules qui suivirent la perte de la bataille, où tant de gens de tout grade s’étoient si fort signalés.

Artagnan avoit paru dans le monde sous ce nom, d’une terre qui étoit dans sa branche, mais dont il n’étoit pas l’aîné. Son père étoit lieutenant de roi de Bayonne, où il mourut. Il avoit épousé une sœur du maréchal de Gassion plus de dix ans avant qu’il fût maréchal de France, et que sa fortune n’étoit pas commencée. On ne connoissoit point alors l’ordre du tableau [1], et il se formoit de grands hommes qui alloient vite. Artagnan fut mis dans le régiment des gardes qu’avoit le maréchal de Grammont, gouverneur de Bayonne, Navarre, etc. Il passa par tous les grades de ce régiment, presque toujours dans l’état-major. Il en fut longtemps major, et ce fut par les détails de cet emploi qu’il sut plaire au roi. Lui et Artagnan mort capitaine de la première compagnie des mousquetaires et chevalier de l’ordre en 1724, étoient enfants des deux frères. Une sœur de leur père avoit épousé M. de Castelmore, dont le nom étoit Baatz, dont elle eut deux fils. L’aîné mourut, en 1712, à plus de cent ans, gouverneur de Navarreins ; le cadet trouva le nom d’Artagnan plus à son gré et l’a porté toute sa vie. Il se fit estimer à la guerre et à la cour, où il entra si avant dans les bonnes grâces du roi, qu’il y a toute apparence qu’il eût fait une fortune considérable, s’il n’eût pas été tué devant Maestricht en 1673. Ce fut à cause de lui que celui dont il s’agit ici prit le nom d’Artagnan, que ce capitaine des mousquetaires avoit fait connoître, et que le roi aima toujours, jusqu’à avoir voulu qu’Artagnan, mort chevalier de l’ordre, passât de capitaine aux gardes qu’il avoit été longtemps à la sous-lieutenance des mousquetaires gris, dont il fut capitaine après Maupertuis.

Pour revenir au nôtre, il se poussa ténébreusement à la cour par l’intrigue, et rendoit compte de beaucoup de choses au roi par les derrières, par des lettres et par les valets intérieurs, de presque tous lesquels il se fit ami. Il sut gagner par les mêmes voies Mme de Maintenon et M. du Maine, en sorte que, souple sous ses colonels, ils ne laissoient pas de le ménager beaucoup. Il fut inspecteur, puis directeur d’infanterie, des détails de laquelle il sut amuser le roi, armures, habillements, exercices nouveaux, toutes ces choses qui firent sa fortune et ne le firent pas aimer dans le régiment des gardes, dans l’infanterie, ni même à la cour, où il vécut toujours assez obscurément. Toutefois bon officier et entendu, mais avec qui on ne vivoit pas en confiance. Devenu maréchal de France, il prit le nom de maréchal de Montesquiou, qui est le nom de leur maison.

Là-dessus M. le Duc entra en furie, vomit tout ce qu’il est possible de plus violent et de plus injurieux, dit qu’il étoit bien insolent de prendre le nom d’un traître qui avoit assassiné son cinquième aïeul, et publia que partout où il le rencontreroit, il lui feroit un affront et une insulte publique.

Antoine de Montesquiou et qui en portoit le nom, lieutenant des gens d’armes du duc d’Anjou depuis Henri III, tua, de sang-froid et par-derrière, le prince de Condé, chef des huguenots, et frère d’Antoine, roi de Navarre père d’Henri IV, à la bataille de Jarnac, en 1569, comme ce prince venoit d’être pris, la jambe cassée, assis à terre et appuyé contre un arbre. Cette branche, distinguée des autres Montesquiou par le nom de Sainte-Colombe, prétend avoir dans ses archives l’ordre du duc d’Anjou pour tuer le prince de Condé. Le crime n’en est ni moins honteux ni moins noir ; mais ce prince de Condé étoit le cinquième aïeul de M. le duc, et le Montesquiou qui le tua étoit issu de germain du grand-père du maréchal : c’étoit là porter le ressentiment bien loin.

M. le Duc crut se rendre par là redoutable : il n’avoit pas besoin pour cela d’une si étrange férocité ; celle qu’il montroit chaque jour le faisoit fuir assez, sans qu’il prît soin de s’écarter encore plus tout le monde, qui en cria autant qu’il en eut peur. Quelque étrange abus qu’il fît de sa qualité de prince du sang, le maréchal de Montesquiou ne s’en émut pas, se contint en respect, mais garda le nom de Montesquiou, et dit que des insultes et des affronts, il n’en connoissoit que les faits et point les personnes dont ils venoient, et que des propos qu’il ne pouvoit croire vrais ne l’empêcheroient point d’aller et de se présenter partout sous le nom de sa maison. On peut juger dans quel redoublement de furie un propos si ferme et soutenu de rie point changer de nom mit M. le Duc, à qui le maréchal ne fit rien dire. Il vint à Paris et à la cour après la campagne, et il alla en effet librement partout. Il ne rencontra M. le Duc nulle part, qui avoit eu loisir de faire ses réflexions, ou peut-être plus grand que lui les lui avoit fait faire. Le maréchal demeura fort peu à la cour et à Paris, et fut renvoyé en Flandre. Pendant l’hiver M. le Duc mourut, et aucun prince de la maison de Condé n’embrassa cette querelle qui finit avec lui, et dont avec ce cour si immense en rancune, il n’avoit pu éviter qu’on ne prit la liberté de se moquer.

Le siège de Mons se continuoit, et la misère extrême de l’armée du roi, qui manquoit de tout, la réduisoit à le laisser faire avec tranquillité. Boufflers ne pouvoit songer qu’à la subsistance de plus en plus difficile, et sentoit avec une indignation secrète un homme tel que Villars égalé à lui pour avoir perdu une importante bataille lorsqu’il n’avoit tenu qu’à lui de battre les ennemis en détail et de les mettre hors de portée de songer à Mons, ni à aucun autre siège, et que lui avoit sauvé l’État en sauvant l’armée des fautes de Villars.

Celui-ci, moins attentif à sa blessure, qui alloit bien, qu’au comble d’honneur où une faveur inespérable venoit de le porter des bords du précipice, et de voir au secours de sa blessure Maréchal, premier chirurgien du roi, et qui ne découchoit jamais des lieux où étoit le roi, dépêché vers lui avec ordre d’y demeurer jusqu’à ce qu’il pût être ramené en France, et à profiter d’un état si radieux, tomba par ses émissaires sur le maréchal de Boufflers qui, content d’avoir sauvé la France, se reposoit sur sa propre générosité, la vérité, la notoriété publique, et content de l’avoir fait aux dépens de tout, glissoit avec son accoutumée grandeur d’âme sur des bagatelles que Villars entreprit de censurer et de réformer, toujours avec l’air d’un blessé qui ne songe qu’à guérir.

Le grand nombre de ces contradictions fit sentir à Boufflers une conduite si différente de l’ordinaire, qu’il y soupçonna du dessein. Cela l’aigrit, mais non pas jusqu’à rien montrer, ni le porter à changer en rien à l’égard de l’autre qu’il avoit comblé d’éloges et d’égards, et les choses continuèrent quelque temps à se passer ainsi en entreprises d’une part, et à supporter de l’autre avec impatience, mais sans en rien témoigner. Son exactitude, qui lui faisoit mettre dans la balance jusqu’aux minuties, surtout quand il s’agissoit de préférence et de récompenses, lui fit perdre beaucoup de temps à proposer au roi les sujets qui méritoient d’avoir part aux vacances des emplois. Il en avoit promis la liste plus d’une fois qu’il remettoit toujours. Enfin il l’envoya par un courrier quinze jours après l’action ; mais il fut bien étonné que le soir même du départ de ce courrier, il en reçût un de Voysin qui lui apporta la disposition générale et entière de tout ce qui vaquoit, faite et expédiée, sans avoir eu le moindre avis que le roi songeât à la faire avant d’avoir reçu celle qu’il devoit proposer et qui ne faisoit que partir. Ce trait fut le premier salaire du service qu’il venoit de rendre, tel que le roi avoit dit plus d’une fois, même en public, que c’étoit Dieu assurément qui lui avoit inspiré de l’envoyer à l’armée, où tout étoit perdu sans lui. Il eut encore le dégoût que personne dans l’armée n’ignorât ce qui lui arrivoit, et qu’il étoit peut-être le premier général d’armée sur qui un mépris aussi marqué fût tombé.

La vérité qu’il faut observer avec exactitude m’engage à l’aveu dés ténèbres où je suis demeuré, non sur l’occasion de la chute de Boufflers, qui ne s’en releva de sa vie, mais sur l’ordre des occasions. Il y en eut trois qui le perdirent, et, ce qui est étrange, par l’avantage qu’on saisit d’un aussi futile fondement que celui de ces lettres, dont le ridicule montroit à la vérité le peu d’esprit, mais le montroit par le côté le plus respectable de couvrir les fautes de Villars au lieu d’en profiter, de vouloir encourager contre l’abattement dont il avoit vu de si tristes effets, et surtout soutenir et consoler le roi par les motifs si purs d’attachement et de reconnoissance.

Villars et Voysin, d’accord sans se concerter à se délivrer d’un tuteur, l’un à la tête des armées, l’autre sur toutes les affaires de son département de : la guerre, pesèrent sur tout ce qu’ils purent ; l’un fournit, l’autre fit valoir ; les fripons intérieurs ajoutèrent tout ce qu’ils purent contre une vertu qui avoit pénétré les cabinets, et qu’ils craignoient jusque dans leur asile. Plus que tout, la grandeur d’un service au-dessus de toute récompense a presque dans tous les temps et en tout pays porté par terre ceux qui l’ont rendu ; l’envie se réunit contre un homme qui ne peut être égalé, et pour l’autorité sans contrepoids duquel tout crie, tout applaudit, tout en parle comme d’un droit justement acquis, et on a vu peu de monarques dont l’équité l’ait emporté sur l’amour-propre, et pour qui la vue d’un sujet, assez grand pour être arrivé au-dessus des effets de la reconnoissance qu’il a méritée par sa vertu, n’ait été pesante et même odieuse.

On souffre le poids des grandes actions, parce qu’on ose se flatter qu’on n’est pas au-dessous d’en faire de semblables ; ainsi M. le Prince, M. de Turenne et d’autres pareils ont été supportés, ceux-là mêmes sans peine, parce qu’il sembloit que leurs exploits derniers n’étoient qu’une manière d’éponge passée sur ceux par lesquels ils avoient si puissamment travaillé à la ruine de l’État ; que les uns n’étoient qu’une compensation des autres, et qu’il ne leur étoit dû que des lauriers ; mais le poids des services les plus importants dont, l’âme est la seule vertu, dont la grandeur passe toute récompense, quand celui qui les a rendus est si comblé, qu’en les rendant il n’a pu se proposer que l’honneur de les rendre, cette impuissance de retour devient un poids qui tourne, sinon à crime, comme il n’y en a que trop d’exemples, au moins à dégoût, à aversion, parce que rien ne blesse tant la, superbe des rois par tous les endroits les plus sensibles, et c’est ce qui arriva au maréchal de Boufflers, et il n’en falloit pas davantage. Mais il est vrai qu’il y eut une autre cause qui lui fit encore plus de mal. Toutes sont certaines et je ne suis en obscurité que sur la date de cette dernière cause.

Il est certain que le dépit de se voir Villars et même Harcourt lui être égalés par la pairie, d’une si grande distance de la manière d’y être portés à celle dont lui-même y étoit arrivé, et dans la circonstance où cela se trouvoit, tourna la tête au maréchal, et y fit entrer ce qu’il n’avoit jamais imaginé jusqu’alors, et ce qu’il eût rejeté avec indignation si quelqu’un le lui avoit proposé comme un motif d’aller en Flandre. L’épée de connétable lui vint dans l’esprit ; il ne se crut pas au-dessous d’elle après ce qu’il venoit de faire quand il vit Villars et Harcourt, pairs comme lui. La fonction qu’il avoit exercée à Paris jusqu’à son départ pour la Flandre, cette direction de Voysin et des affaires de la guerre qu’il avoit eue jusqu’à ce même départ lui parurent des détachements des fonctions de ce premier office de la couronne et des degrés pour y monter. Il ne vit point de maréchaux de France en situation de le lui disputer, ni même de lui être en moindre obstacle. De prince du sang que cela pût obscurcir, il n’y en avoit aucun ; M. du plaine s’en étoit mis dès longtemps hors de portée ; M. le duc d’Orléans, par la grandeur de sa naissance et par ce qu’il venoit d’éprouver, ne pouvoit oser même se montrer blessé de le voir à la main d’un autre. Comme on se flatte toujours, ce qu’il achevoit de faire lui paraissoit devoir pleinement rassurer sur le danger de faire revivre en sa faveur un si puissant office. L’abus qu’en avoient fait ceux qui en avoient été revêtus, et qui ne pouvoit même être reproché aux quatre derniers, ne pouvoit être craint en lui après les preuves qu’il avoit faites, et ces preuves mêmes jointes à la grande récompense que Villars venoit de recevoir pour avoir perdu l’État, si lui-même ne l’eût sauvé, étoient des motifs assez grands pour l’emporter sur ceux de rendre un sujet trop grand et trop puissant, qui avoient fait, depuis près de cent ans, disparaître les connétables. Cela, c’est ce qui est certain et moi-même je ne puis en douter ; mais ce que j’ignore, c’est le temps qu’il hasarda cette insinuation : savoir si de l’armée et à la chaude il la fit à Mme de Maintenon ou au roi même ; savoir s’il attendit son retour : c’est ce que je n’ai pu approfondir ; mais pour l’avoir faite et appuyée, et je crois à plus d’une reprise, c’est ce qui n’est pas douteux, et c’est ce qui acheva de le couler à fond.

Mons rendu, les ennemis séparèrent leur armée ; Boufflers en fit autant et revint à la cour ; il y fut reçu moins bien qu’un général ordinaire sous qui il ne s’est rien passé. Nul particulier avec le roi, pas même un mot en passant de Flandre ; silence, fuite, éloignement, quelques paroles indifférentes par-ci par-là et rien de plus. Le poids du dernier service, celui des derniers mécontentements, formèrent comme un mur entre le roi et lui, qui demeura impénétrable. Mme de Maintenon, avec qui il fut toujours aussi bien qu’il y avoit toujours été, essaya vainement de le consoler ; Monseigneur même, et Mgr le duc de Bourgogne ne dédaignèrent pas d’y travailler ; mais trop vertueux pour envisager l’âge et la mort du roi comme une ressource, puisqu’il étoit si plaint et si bien traité de ses deux nécessaires successeurs, et trop entêté pour revenir sur soi-même, il eut bien le courage de paroître le même à l’extérieur et de ne rien changer à sa vie ordinaire pour la cour, mais un ver rongeur le mina peu à peu, sans avoir pu se faire à la différence qu’il éprouvoit ni au refus de ce qu’il croyoit mériter. Souvent il s’en est ouvert à moi sans faiblesse et sans sortir des bornes étroites de sa vertu ; mais le poignard dans le cœur, dont le temps ni les réflexions ne purent émousser la pointe. Il ne fit plus que languir depuis sans toutefois être arrêté au lit ou dans sa chambre, et ne passa pas deux ans, Villars arriva triomphant ; le roi voulut qu’il vînt et demeurât à Versailles pour que Maréchal ne perdît pas de vue sa blessure, et il lui prêta le bel appartement de M. le prince de Conti qui étoit dans la galerie basse de l’aile neuve, parce qu’il n’avoit qu’un fort petit logement tout au haut du château, où il eût été difficile de le porter. Quel contraste, quelle différence de services, de mérite, d’état, de vertu, de situation, entre ces deux hommes ! quel fonds inépuisable de réflexions !

Cette année en fournit encore de plus grandes par le changement qui arriva dans le Nord, l’abaissement, pour ne pas dire l’anéantissement de la Suède qui avoit si souvent fait trembler le Nord, et plus d’une fois l’empire et la maison d’Autriche ; et l’élévation formidable depuis d’une autre puissance jusqu’alors inconnue, excepté le nom, et qui n’avoit jamais influé hors de chez elle et de ses plus proches voisins. Ce fut l’effet de l’étrange parti que prit le roi de Suède, qui, enivré de ses exploits et du désir de détrôner le czar comme il avoit fait le roi de Pologne, séduit par les funestes conseils de Piper, son unique ministre, que l’argent des alliés contre la France avoit corrompu, pour se délivrer d’un prince qui s’étoit rendu si formidable, et avec lequel ils avoient tous été forcés plus d’une fois à compter, il s’engagea à poursuivre le czar, qui, en fuyant devant lui avec art, anima son courage et son espérance, l’engagea dans des pays qu’il avoit fait dévaster, ruina son armée par toutes sortes de besoins, de famine, de misères, le força ensuite de désespoir à un combat désavantageux, où toute son armée périt sans aucune retraite, et où lui-même, fort blessé, n’en trouva qu’à Bender, chez les Turcs, où il arriva à grand’peine et à travers mille périls, lui troisième ou quatrième.


  1. L’ordre du tableau, établi par Louvois, réglait l’avancement d’après le temps de service. Saint-Simon revient plusieurs fois sur l’ordre du tableau, et spécialement quand il parle du gouvernement de Louis XIV après la mort de ce prince. « Au moyen de cette règle, dit-il, il fut établi que, quel qu’on pût être, tout ce qui servait demeurait, quant au service et aux grades, dans une égalité entière. De là tous les seigneurs dans la foule des officiers de toute espèce ; de là cette confusion que le roi désirait. »