Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/24

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CHAPITRE XXIV.


Chamillart et ses filles à la Ferté. — Chamillart achète Courcelles, où je mène la duchesse de Lorges. — Voyage à la Flèche : aventure. — Étrange sermon de la Toussaint. — Résolution et raisons de retraite. — Retour à Paris. — Sage piège dressé à Pontchartrain. — Triste situation de M. le duc d’Orléans. — Passage à Versailles, où le chancelier me force d’accepter une chambre chez lui au château. — Concours et conspirations d’amis. — Bontés et désirs de Mgr le [duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne sur Mme de Saint-Simon pour succéder à la duchesse du Lude. — Parti que je prends seul, et ses motifs, de faire demander par Maréchal une audience au roi. — Maréchale de Villars ; son accortise. — Visite du roi du maréchal, puis à la maréchale de Villars. — Contretemps de Vendôme. — Je me propose de faire rompre M. le duc d’Orléans avec Mme d’Argenton, et au maréchal de Besons de m’y aider. — Caractère de Besons. — Maréchal m’obtient une audience du roi.


Les différentes choses que j’ai racontées avoient retardé mon départ jusque dans les commencements de septembre.

Les filles de Chamillart vinrent à [la Ferté], lui-même aussi au retour de ses courses pour aller voir des terres à acheter, voyage où, pour être hors de Paris, les avis et les propos menaçants de Mme de Maintenon l’avoient forcé, qui le vouloit tenir au loin, dans le dépit de la nombreuse et bonne compagnie qui ne l’abandonnoit point, et plus encore dans l’appréhension que lui donnoit le goût du roi pour lui. J’essayai de l’amuser par tout ce que la campagne me put fournir, et de le recevoir bien mieux que s’il eût été encore en place et en faveur. Après dix ou douze jours il s’en alla à Paris conclure le marché de Courcelles. Ses filles le suivirent bientôt après, excepté la duchesse de Lorges qui demeura avec nous et d’autre compagnie. Son père et sa famille ne tardèrent pas à s’en aller à Courcelles, et bientôt après j’y menai ma belle-soeur. Ce n’est pas qu’on ne fit tout ce que l’on put pour me dissuader Ce voyage, qui en effet étoit peu politique, mais je ne crus pas y devoir asservir l’amitié.

Je demeurai trois semaines ; j’y passois les matinées avec Chamillart, qui m’y parla à cœur ouvert de bien des choses, et qui m’y en montra de bien curieuses du temps de son ministère. Quand j’aurois ignoré jusqu’alors les variations si fréquentes de l’esprit, de l’estime, de l’amitié de Mme de Maintenon, sans autre cause que son naturel changeant, je l’aurois vu là à découvert, ainsi que les événements produits de cette cause qui ont si souvent gâté les meilleures affaires, et perdu tant d’autres par le peu de suite et la succession des différentes fantaisies. Le reste du jour s’y passoit en amusements et en promenades ; Chamillart toujours doux, serein, sans humeur, sans distraction, mais presque jamais seul, comme un homme qui se craint et qui cherche à remplir le vide où il se trouve ; la conversation bonne, mais réservée sur les nouvelles, et changeant alors la conversation adroitement ; le voisinage assidu chez lui et bien reçu, et sa famille cherchant à l’amuser et à se dissiper elle-même.

J’y fus témoin de deux aventures que je ne puis m’empêcher de rapporter. Ce magnifique collège de la Flèche n’est qu’à deux lieues de Courcelles ; nous l’allâmes voir. Les jésuites firent de leur mieux pour faire la meilleure réception qu’ils purent. Chauvelin, intendant de la province, s’y trouva pour y ajouter tout ce qu’il put. C’est celui qui devint après conseiller d’État, cousin de Chauvelin, qui longtemps depuis eut les sceaux et bien mieux encore. Tessé avoit donné pour rien une de ses filles à La Varenne, qui étoit seigneur de la Flèche ; elle étoit veuve et y demeuroit. Chamillart crut de la politesse de l’aller voir et me le proposa ; je crus lui devoir dire qu’elle étoit fille de Tessé, parce que ce maréchal avoit contribué à sa chute, et qu’il n’avoit pas gardé de mesures avec lui dans les derniers temps. Cela n’arrêta pas Chamillart ; je ne lui en dis pas aussi davantage ; nous y allâmes. La maison se trouva si dégarnie de domestiqués et si peu en ordre, que nous demeurâmes tous deux seuls près d’un quart d’heure, dans une antichambre. Il y avoit une grande et vieille cheminée, sur laquelle on lisoit en fort grosses lettres ces deux vers latins :

« Quum fueris felix, multos numerabis amicos [1] ;

Tempora si fuerint nubila, solus eris. »

Je l’aperçus, et me gardai bien d’en faire aucun semblant ; mais le long temps que nous restâmes là donna loisir à Chamillart de tout considérer et de la lire. Je le vis faire, et je m’écartai pour ne lui pas montrer que je m’en apercevois, ni donner lieu de parler sur cette morale.

L’autre aventure fut plus pesante. La paroisse de Courcelles est petite, éloignée, et par un fort mauvais chemin. Contents d’y avoir été à la grand’messe le jour de la Toussaint, nous allâmes à vêpres à une abbaye de filles qui n’est qu’à demi-lieue, qui s’appelle la Fontaine-Saint-Martin. Nous vîmes l’abbesse à la grille, les dames entrèrent dans la maison. Chamillart et moi avions envie d’éviter un mauvais sermon, mais l’abbesse nous dit que l’évêque du Mans, qui avoit su que nous devions aller ce jour-là chez elle, avoit prié les jésuites d’y envoyer leur meilleur prédicateur, qui seroit mortifié, et ces pères, si nous ne l’entendions point. Il fallut donc s’y résoudre.

Dès les premières périodes je frémis. Le sujet fut de la différence de la béatitude des saints d’avec le bonheur le plus complet dont on puisse jouir ici-bas ; de l’éternelle solidité de l’une, de l’instabilité continuelle de l’autre ; des peines inséparables des plus grandes fortunes ; des dangers de la jouissance de la prospérité, des regrets et des douleurs de sa perte. Le jésuite s’étendit sur cette peinture qu’il rendit vive et démonstrative. S’il s’en fût tenu aux termes généraux, cette indiscrétion eût pu passer à la faveur du jour qu’on solennisoit ; mais après avoir bien déployé son sujet, il en vint à une description particulière si propre à Chamillart qu’il n’y eut personne de l’auditoire qui n’en perdit toute contenance. Il ne parla jamais d’autre fortune, ni d’autre bonheur que celui de la faveur et de la confiance d’un grand roi, que du maniement de ses affaires, que du gouvernement de son État ; il entra dans le détail des fautes qui s’y peuvent faire ou qu’on impute aux malheureux succès, il ne ménagea aucun trait parlant. Il vint après à la disgrâce, au dénuement, au vide, au déchaînement. Il débita qu’un prince comptoit au ministre chassé, comme une grâce sans prix, la bonté de ne lui pas faire rendre un compte rigoureux de son administration. Enfin il termina son discours par une exhortation, à ceux qui se trouvoient réduits en cet état, d’en faire un saint usage pour acquérir dans le ciel une plus haute fortune qui ne doit jamais finir. S’il avoit adressé la parole à Chamillart, il n’auroit pas été plus manifeste qu’il avoit entrepris de le prêcher tout seul ; rien de tout son discours n’étoit propre qu’à lui. Il n’y eut personne qui n’en sortît confondu.

Chamillart seul ne parut point embarrassé. Après vêpres nous retournâmes à la grille. Il loua le prédicateur, lui fit accueil après lorsqu’il vint saluer la compagnie, le félicita du sermon ; une collation vint fort à propos pour donner lieu de parler d’autre chose. Nous retournâmes à Courcelles, où nous nous déchargeâmes le cœur les uns aux autres de cette scandaleuse indiscrétion où le jésuite apparemment avoit cru faire merveilles. Peu de jours après je retournai à la Ferté, après un mois d’absence.

La compagnie en étoit partie, et nous eûmes alors le temps, Mme de Saint-Simon et moi, de raisonner sur le parti que je voulois prendre. Je trouvois que l’abandon de la cour étoit le seul qui me convint. On ne me reprochoit quoi que ce soit, je ne me sentois en faute sur rien, je n’avois donc pas matière à aucune justification, ni à aucune excuse, ni à espérer en y réussissant de me remettre à flot : on me trouvoit trop d’esprit et d’instruction, détour que la connoissance de la faiblesse du roi à cet égard avoit fait prendre pour me perdre auprès de lui, lors de l’ambassade de Rome, et dont on s’étoit si longtemps bien trouvé, qu’on le renouveloit plus que jamais. Les amis considérables que j’avois à la cour, en seigneurs principaux, en ministres, en dames considérables, étoit une autre matière qui me tournoit à mal. On craignoit qu’ils ne me portassent, que je susse en faire usage pour arriver ; on ne vouloit pas que j’eusse des ailes, et pour la première fois que pareille chose soit arrivée dans une cour, on me fit un crime auprès du roi de l’estime, de l’amitié, de la confiance des personnes pour lesquelles il en avoit lui-même, et qu’à ce titre il avoit élevées. Comment se disculper d’avoir de l’esprit et des connoissances, puisqu’on en avoit persuadé le roi à mauvais dessein et avec succès ? Comment lui faire entendre une ruse dont l’explication ne pouvoit lui être faite, parce qu’elle ne rouloit que sur sa faiblesse ? Comment s’excuser sur l’usage de tant d’esprit prétendu, puisque jamais je n’avois été ni attaqué là-dessus, ni eu occasion d’en profiter ? Enfin, comment se laver d’avoir des amis qui me faisoient honneur par leur réputation, leur mérite, leurs places, et la part qu’ils avoient dans les affaires, et dans, l’estime et la confiance du roi, et dont l’amitié eût tenu lieu de mérite auprès de lui, à tout autre qu’à moi ?

Le rare est qu’on ne relevoit point celle qui étoit entre M. le duc d’Orléans et moi, quoique si publique et si peu ménagée, et lui si mal auprès du roi. Rien ne montroit davantage le ressort qui faisoit agir. On ne craignoit pas l’usage que je pourrois faire de celle-ci, on redoutoit celui que je pourrois tirer des autres. Mais de tout cela nul moyen d’en revenir auprès du roi, qu’on avoit prévenu là-dessus comme sur des choses très dangereuses, et sur lesquelles il ne se pouvoit rien alléguer.

C’étoit l’effet de la jalousie d’une part, du dépit de l’autre, de ceux que je n’avois pas ménagés pendant la campagne de Lille, et qui s’étoient aperçus que j’avois vu trop clair dans leurs desseins. Ils en craignoient les retours dans un temps ou dans un autre, et ils n’avoient rien épargné pour me mettre hors de combat pour toujours.

Les affaires de rang que j’avois soutenues, l’impatience des usurpations sur lesquelles je ne m’étois pas contraint, les fripons de toute espèce sur lesquels je m’étois quelquefois expliqué un peu librement, peu de commerce toute ma vie avec la jeunesse, dont la dissipation, le futile, la débauche de quelques-uns, ne m’alloient point, tout cela ensemble faisoit un groupe et un cri sous lequel je succombois, et dont ces amis qu’on relevoit si fort étoient trop faibles pour me défendre.

Le pari de Lille fut un autre sujet qui avoit mis à mon égard le doigt sur la lettre, à la cabale de Vendôme, qui en prit occasion de répandre et de persuader au roi que je blâmois le gouvernement, que j’en étois ennemi, et tout ce qui se put broder là-dessus pour l’aigrir. Comment encore s’aller excuser sur cet article, et quoique Vendôme fût en disgrâce, comment aller montrer au roi ce projet contre son petit-fils, où trempoient tant de gens si considérables, et lors encore si considérés et si bien traités, et dont il s’en trouvoit qui, en tout genre, lui tenoient de si près ?

Je trouvois donc le mal sans remède, par cela même qu’il étoit sans consistance sur laquelle les remèdes pussent agir, et je ne me trouvois pas disposé à avaler continuellement des dégoûts, en demeurant à la cour, et à une basse servitude que je n’avois jamais pratiquée, et pour laquelle je ne me sentois point fait, pour arriver à quoi que ce fût de mieux, à plus forte raison, à pure perte.

Mme de Saint-Simon, sans se compter elle-même pour rien, me représentoit doucement les suites dangereuses du parti que je voulois prendre : l’amortissement du dépit, l’ennui d’une vie désoccupée, la stérilité de la promenade et des livres pour un homme de mon état, dont l’esprit avoit besoin de pâture, et étoit de tout temps accoutumé à penser et à faire, les regrets que leur inutilité appesantiroit, le long temps qu’ils pouvoient durer à mon âge, l’embarras et le chagrin qui accompagneroient l’entrée de mes enfants dans le monde et dans le service, les besoins continuels de la cour pour la conservation de son propre patrimoine, et les inconvénients ruineux d’en être maltraité ; enfin la considération des changements qui pouvoient arriver et que devoit amener la disproportion des âges.

Nous en étions là-dessus, toutefois mon parti pris de passer quatre mois d’hiver à Paris et huit à la Ferté, sans voir la cour qu’en passant ou par pure nécessité d’affaires, et de laisser liberté à Mme de Saint-Simon sur moins de séjour, à la campagne, lorsque nous apprîmes la mort de celui qui, depuis plus de trente ans, conduisoit toutes nos affaires avec toute l’affection, la capacité et la réputation qui se pouvoit désirer, laquelle arriva en trois jours à Ruffec, où il étoit allé pour les affaires de cette terre en revenant de celles de Guyenne. Ce malheur pressa notre retour ; Mme de Saint-Simon me proposa d’aller de la Ferté coucher à Pontchartrain. Elle avoit ajusté le voyage pendant un Marly, et aux jours que le chancelier étoit chez lui, qu’elle avoit instruit de ce qui se pas soit entre nous, et qui m’attendoit. Je donnai dans le piège sans m’en douter, et nous arrivâmes à Pontchartrain le 19 décembre.

Dès le lendemain, le chancelier me prit dans le cabinet de sa femme avec elle et la mienne, où, porte bien fermée, il me demanda où j’en étois depuis que nous ne nous étions vus, et si les réflexions n’étoient point venues à mon secours. Je m’expliquai au long avec lui sur ce que je viens de rapporter. Il me laissa tout dire ; ensuite il reprit toutes mes raisons, et avec l’esprit et l’adresse qui lui étoient si naturels, il essaya de retourner toutes mes raisons. Il vint ensuite à la censure, mais avec une grâce et une amitié touchante. Il me montra que les ennemis dont je me plaignois étoient bien payés pour l’être ; et pour m’éloigner de bonne heure d’arriver en état de leur foire du mal, puisque, dans une situation commune à mon âge, je les ménageois si peu et publiquement peu, qu’il étoit vrai que je parlois peu et souvent point du tout, mais que l’énergie de mes expressions, même ordinaires, faisoit peur, et que mon silence encore n’étoit guère moins éloquent en beaucoup de rencontres ; qu’il ne s’agissoit de rien de marqué ni de grossier à faire, mais de montrer à l’avenir, par une circonspection exacte, que je n’étois pas incapable de réfléchir et de me corrigera. Il me soutint que, n’y ayant rien de marqué que ce pari de Lille, qui vieilliroit et s’oublieroit enfin, c’étoit une erreur de me croire sans ressource, et une autre encore qu’un homme de ma sorte pût en manquer avec de la patience et de l’application. Il appuya sur les mêmes raisons que Mme de Saint-Simon n’avoit fait que me présenter. Il s’étendit en exemples vivants sur ce qu’aucun de ceux dont la fortune pouvoit avoir fait et faire encore envie, n’y étoit parvenu sans avoir passé par des situations plus fâcheuses que celle où je me croyois ; qu’il ne s’agissoit point de bassesses, pour s’en relever, mais de conduite et de sagesse. De là il vint aux dégoûts présents par lesquels il falloit passer, qu’il compara à ceux que je me préparois par une retraite. Il me maintint qu’il y avoit moins d’honneur et de courage à réjouir mes ennemis en leur quittant la partie, et me mettant de leur côté pour accomplir sur moi leurs désirs, qu’à leur résister et à faire ce que je devois pour ramener la fortune ; et il finit par la considération de mon âge et de celui de ceux à qui j’avois affaire.

La chancelière se mit de la partie ; je répondis, ils répliquèrent. J’omets ce qu’ils alléguèrent sur ce que je pouvois faire et devenir, que l’amitié et l’estime grossissoient. Enfin ils me dirent que ce que j’aurois de plus journellement incommode à essuyer étoit de loger à la ville, parce que, outre l’incommodité, cela entraînoit mille contretemps, et rompoit le commerce et la société dont on tire imperceptiblement tant d’avantages. Que de cela je ne pouvois m’en prendre qu’à la disgrâce d’autrui, non à la mienne ; que le roi avoit compté que le logement de M. le maréchal de Lorges me demeureroit ; que je l’avoir si bien cru moi-même que, depuis sept ans que je l’occupois, je n’avois demandé aucun de ceux qui avoient vaqué ; que ce n’étoit la faute de personne si mon beau-frère, délogé de chez son beau-père, reprenoit le logement de son père, qui lui avoit été donné à sa mort, qu’il n’avoit point habité par la promptitude de son mariage ; qu’ainsi ce n’étoit point là ce que je devois prendre comme un dégoût ; puis, revenant sur l’incommodité, ils m’offrirent ce qu’ils pouvoient, qui étoit une grande et belle chambre et une garde-robe chez eux au château, qui étoit le logement de leur frère, qui, par ses apoplexies, ne sortoit plus de sa maison de Paris. Ils me dirent que je pourrois me tenir là dans la journée, si je n’y voulois pas coucher, Mme de Saint-Simon avoir où s’habiller, et tous deux y voir nos amis. L’un et l’autre m’en pressèrent jusqu’à m’embarrasser, et toujours Mme de Saint-Simon en silence pendant toute cette conversation, qui dura près de trois heures. Le chancelier la finit par me prier de ne plus rien dire ; mais de faire mes réflexions au moins pour l’amour de lui, et que nous verrions après l’impression qu’elles m’auroient faites.

Ils me parlèrent le lendemain sur Mme de Saint-Simon, sans elle, pour me battre par la considération de la triste vie que ma retraite lui feroit mener, et par celle de tous les usages dont elle me pouvoit être à la cour, où elle étoit indistinctement et unanimement aimée, estimée, considérée, à commencer par le roi. Il étoit vrai encore que Mme la duchesse de Bourgogne s’étoit plainte à Mme de Lauzun, plusieurs fois, de sa longue absence avec beaucoup d’amitié et d’intérêt, et que M. le duc d’Orléans l’avoit entretenue de la mienne souvent, à Marly, avec amertume, et cherchant les moyens de me ramener, jusqu’à me faire presser par elle de prendre le petit logement au château qu’avoit d’Effiat, comme étant son premier écuyer, et dont il pouvoit disposer à ce titre, d’Effiat surtout n’y venant presque jamais. Je n’avois pas la plus légère connoissance avec Effiat, et je me gardai bien d’accepter ainsi son logement d’un air de supériorité.

Tous ces entretiens me flattoient par l’amitié, m’importunoient par le combat, mais ne vainquirent ni mon dégoût ni ma résolution. Ils me jetèrent seulement dans un tiraillement qui, sans qu’il y parût, me mit extrêmement mal à mon aise.

Je fus trois nuits à Pontchartrain ; je m’y informai de la situation de M. le duc d’Orléans. Le chancelier m’apprit qu’elle ne pouvoit être plus triste, dans un éloignement du roi fort marqué, celui de Monseigneur incomparablement davantage, un embarras, un malaise qui se montroit à découvert, une solitude entière, et jusque dans les lieux publics, où personne ne s’approchoit de lui, et où rarement il s’approchoit de personne sans demeurer seul bientôt après un abandon entier à Mme d’Argenton et à la mauvaise compagnie de Paris, où il étoit fort souvent ; qu’elle avoit fait les honneurs d’un repas qu’il avoit donné, depuis peu de jours, à Saint-Cloud, à l’électeur de Bavière, qui avoit fait grand bruit et fort irrité le roi ; en un mot, que jamais prince de ce rang [ne fut] si étrangement anéanti. Je m’étois bien attendu à une partie de ces choses, mais non à un si cruel état. Il augmenta encore mes réflexions.

Il fallut passer et s’arrêter à Versailles. Nous y fûmes tous dîner chez le chancelier, le samedi 21 décembre, jour que le roi revenoit de Marly. La chancelière nous mena voir le logement qu’elle nous destinoit. Les empressements avoient été poussés là-dessus avec adresse, jusqu’à faire sentir qu’ils se tiendroient offensés et méprisés du refus. Ils y avoient ajouté l’offre tout aussi poussée de nous y faire servir un morceau pour nous et pour nos amis. En un mot, tant fut procédé qu’ils me forcèrent comme on force un cerf. Il fallut accepter ; mais je capitulai sur le manger, que je ne voulus pas souffrir. Il est impossible d’exprimer l’amitié et la grâce avec laquelle tout cela se passa de leur part. Leur fils étoit à Marly, que nous ne vîmes que le soir à Versailles.

J’étois peu persuadé, touché néanmoins des raisons et plus encore de l’amitié, mais froncé de nouveau, en me revoyant dans Versailles, relégué au fond de la ville, avec cet asile au château, peu capable de soutenir le dégoût et la messéance d’une situation que je ne voyois aucun moyen sensible de changer.

Sur le soir, au retour de la cour, je me trouvai environné d’amis, qui, comme de concert, accoururent autour de moi, hommes et femmes, Chevreuse, Beauvilliers, Lévi, SaintGéran, Nogaret, Boufflers, Villeroy et d’autres encore, qui me représentèrent toutes les mêmes considérations en diverses façons qui m’avoient été faites, et qui formèrent comme une conjuration contre ce que j’avois résolu, dont quelques-uns étoient informés, et dont les autres s’étoient doutés par la longueur de mon absence. Ils se relayoient [les uns] les autres, comme s’ils s’étoient entendus pour ne me laisser aucun repos.

Mme la duchesse de Bourgogne envoya chercher Mme de Saint-Simon sitôt qu’elle fut arrivée, qui l’accabla de bontés, dont aussi Mgr le duc de Bourgogne me combla. Outre ce qu’elle avoir dit sur la place de dame d’honneur, après la duchesse du Lude, je sus par Cheverny, ce même soir, que Mgr le duc de Bourgogne s’en étoit ouvert à lui.

Surpris d’une réception si vive, et touché d’une amitié si constante de tant de gens considérables dans un état de disgrâce, et de ne pouvoir encore, en revenant à flot, devenir utile à pas un d’eux, les réflexions, tout ensemble me terrassa. Je résolus, ce même soir, à l’insu de qui que ce fût, de tenter chose qui me décidât pour toujours, soit en me raccrochant à la cour avec quelque succès, soit en l’abandonnant, qui me délivrât de la sorte de persécution que je souffrois là-dessus.

Quelque peu susceptibles que les choses vagues et sans fondement fussent d’un éclaircissement avec le roi, dont les plus dangereuses, comme l’esprit, ne se pouvoient traiter, et les plus aisées à détruire étoient d’une périlleuse délicatesse, comme le pari de Lille et ses suites, ce fut néanmoins la dernière ressource que j’embrassai, fondé sur ce que cette voie m’avoit si bien réussi plus d’une fois, et dans la vérité encore sur ce qu’il y avoit à croire que le roi ne voudroit pas m’entendre, ou que m’écoutant, et cela court et sec, deux choses qui favorisoient le parti que je voulois prendre, et qui mettroient fin aux obstacles de raison et d’amitié que j’en rencontrois.

J’allai chez Maréchal, dont on a vu ailleurs l’attachement pour moi, et quel il étoit d’ailleurs. Il étoit un de ceux qui me pressoient le plus de ne point quitter la partie, et il m’en avoit écrit fortement à la Ferté pour hâter mon retour. Je le trouvai. La conversation ne tarda pas à se tourner sur ma situation, et sur l’embarras que, ne portant sur rien de particulier, mais sur un amas de bagatelles vraies et fausses, [elles] étoient grossies et empoisonnées de manière qu’elles me couloient à fond plus sûrement que des fautes réelles et bien marquées. Après quelques raisonnements là-dessus, je lui dis tout d’un coup que tout le malheur étoit d’avoir affaire à un maître inabordable, auquel, si je pouvois lui parler à mon aise, j’étois sûr de faire évanouir toutes les friponneries dont on s’étoit servi pour lui rendre ma conduite désagréable, et tout de suite j’ajoutai qu’il me venoit en pensée de lui faire une proposition, sans toutefois lui rien demander au-dessus de ses forces, parce que j’avois tout lieu de compter sur son amitié ; que la volonté ne lui manqueroit pas, et que dans cette persuasion, je désirois qu’il demeurât en sa liberté de me répondre et de ne rien faire que ce qui lui conviendroit ; que ma proposition étoit qu’il prit son temps de dire au roi qu’il m’avoit vu affligé au dernier point de me sentir mal auprès de lui sans l’avoir en rien mérité ; que cette seule raison m’avoit tenu quatre mois à la campagne, où je serois encore sans la mort d’un homme très principal dans mes affaires, pour lesquelles j’avois été forcé à revenir ; que je ne pouvois avoir de repos qu’en lui parlant avec franchise et loisir, et que je le suppliois de vouloir m’écouter avec bonté et loisir quand il lui plairoit. J’ajoutai que, par le refus de l’audience, je verrois bien que je n’avois plus à songer à rien ; que si je l’obtenois, le succès me découvriroit ce qui me pourroit rester d’espérance.

Maréchal pensa un moment, puis me regardant : « Je le ferai, me dit-il avec feu ; et en effet il n’y a que cela à frire. Vous lui avez déjà parlé plusieurs fois, il en a toujours été content ; il ne craindra point ce que vous aurez à lui dire, par l’expérience qu’il en a déjà eue. Je ne réponds pourtant pas qu’il le veuille s’il est bien déterminé contre vous ; mais laissez-moi faire et bien prendre mon temps. » Nous convînmes qu’il m’écriroit à Pari, par un exprès sitôt qu’il auroit parlé.

En le quittant, je fus dire au chancelier et à Mme de Saint-Simon le dessein que j’avois conçu et entrepris, et leur déclarer en même temps que c’étoit le fruit de leurs persécutions et de celles de tous mes amis, duquel dépendroit le parti que je prendrois ; mais que, poussé à bout pour demeurer à la cour, je voulois tricher de pénétrer, par cette dernière tentative, ce que j’y pouvois raisonnablement espérer, et par le succès de cette épreuve, m’y attacher ou l’abandonner pour toujours. Tous deux goûtèrent fort ce que j’avois imaginé, sans pouvoir s’opposer à ma résolution, en conséquence. Le chancelier craignit que le roi, n’ayant rien de marqué contre moi, ne voulût point m’entendre, dégoûté par un amas de choses sans corps, adroitement empoisonnées et portées jusqu’à lui ; Mme de Saint-Simon [craignit] bien davantage, persuadée qu’elle étoit par l’éloignement profond du roi pour moi, qu’elle avoit appris de Mme la duchesse de Bourgogne, qu’elle m’avoit judicieusement caché. Cependant la conclusion fut d’attendre, d’espérer ; que rien n’étoit mieux que ce que j’avois fait, par l’obscurité dans laquelle cette audience seroit demandée ; que ce seroit bon signe si elle étoit accordée ; qu’en tout événement, on seroit sur ses pieds pour voir et consulter, ne voulant pas consentir à la retraite, quand même l’audience seroit refusée.

Ce soir même, tout tard, je montai chez Mme de Saint-Géran, qui sortoit de la grande opération de la fistule, et qui m’avoit envoyé prier, en arrivant, de ne pas me retirer sans l’aller voir. La maréchale de Villars y vint. Jusqu’à la disgrâce de Chamillart ; nous avions logé, porte à porte.

C’étoit une femme qui, à travers les galanteries, s’étoit mise en considération personnelle par les grâces et l’application avec lesquelles elle tâchoit d’émousser la jalousie de la fortune de son mari. Elle n’avoit rien oublié, ni lui aussi, pour se mettre bien avec Mme de Saint-Simon et avec moi dans le temps le plus radieux de leur vie, et où nous ne pouvions leur être de nul usage. Ils avoient passé légèrement sur ma douleur peu contrainte de leur énorme duché, dont jamais je ne leur avois fait le moindre compliment. Sur la pairie, je m’étois aussi bien gardé de leur en faire faire, encore moins de leur en écrire. L’accueil, au bout de quatre mois d’absence, fut comme si nous ne nous étions pas quittés. Elle me pria à dîner avec Mme de Saint-Simon pour le lendemain, et m’en pressa de manière à ne m’en pouvoir défendre. Ils étoient lors en l’apogée de la plus brillante faveur. Elle savoit que le roi devoit aller voir son mari le lendemain, mais elle n’eut garde de me le dire. Elle me l’avoua depuis, et son intention fut de nous donner occasion de lui faire notre cour.

Je fus voir le lendemain matin la duchesse de Villeroy. Elle [et] son mari me demandèrent où je dînois, et m’avertirent de la visite du roi, de peur que, dans la surprise, il m’échappât quelque chose. Le duc de Villeroy m’avoit écrit la pairie de Villars à la Ferté, sans me mander autre chose dans la même lettre. Ma réponse fut laconique : je lui mandai que je le remerciois de sa nouvelle, que je le priois de s’aller, en propres termes, et de me croire, etc. Ils en rirent beaucoup ; mais cette disposition qu’ils me connoissoient les engagea à me donner l’avis.

Nous dînâmes en compagnie assez courte, et que nous reconnûmes aisément avoir été choisie pour nous. Vers le fruit, on vint poster les gardes, et le roi vint au sortir du sermon. La compagnie s’étoit grossie depuis le dîner. Le roi la salua, puis vint au lit de repos sur lequel étoit le maréchal de Villars, l’embrassa par deux fois avec des propos obligeants, congédia le monde, et demeura deux heures là tête à tête. Comme il sortoit, le maréchal lui dit qu’il se méprenoit de porte. Le roi l’assura qu’il avoit bien remarqué le chemin, et qu’il alloit rendre une visite à la maréchale dans son appartement. Il l’y trouva avec quelques dames. Il y fut peu, mais avec cette galanterie majestueuse qui lui étoit si naturelle. Il s’en alla de lis chez lui. Cette visite excita un renouvellement d’envie et fit grand bruit dans le monde. Le maréchal de Grammont, mort à Bayonne en 1678, est le dernier seigneur qu’il ait visité dans une maladie, ce qui n’étoit pas rare autrefois. En allant chez Villars, il dit, comme par manière d’excuse, que puisque le maréchal de Villars ne pouvoit venir chez lui, il falloit bien qu’il l’allât trouver.

Le maréchal de Boufflers ne fut pas celui à qui cette visite fut la moins sensible. Il se tint fort chez lui pendant qu’elle dura, et tout le jour. Mais le hasard donna une rude mortification à un autre illustre disgracié. Le duc de Vendôme, qui, depuis son exclusion de Marly et de Meudon, faisoit des courses rares d’Anet à Versailles, y arriva justement dans ce temps-là. Il en usa en courtisan : il vint dans la galerie où donnoit l’appartement qu’occupoit Villars attendre que le roi en sortît, et y demeura une bonne heure confondu avec tout le monde. Le roi, qui le vit en sortant, lui demanda à quelle heure il étoit parti d’Anet. C’est tout ce qu’il en eut en tout le temps qu’il demeura à Versailles, qui fut jusqu’au premier jour de l’an. Ce spectacle de Vendôme ne laissa pas d’amuser assez de gens.

Tandis que je mettois les fers au feu pour moi-même, je ne perdois point de vue la triste situation de M. le duc d’Orléans. Il étoit allé de Marly à Paris, ainsi je ne l’avois point vu, et à Paris je ne le voyois jamais. Frappé de la profondeur de sa chute, il ne se présenta à moi qu’un seul moyen de le relever, terrible à la vérité, et même dangereux à lui proposer vainement, très difficile à espérer de lui faire prendre, mais qui, tel qu’il étoit, ne fut pas capable de m’épouvanter : c’étoit de le séparer d’avec sa maîtresse pour ne la revoir jamais. J’en sentis tout le poids et le péril, mais j’en sentis tellement la nécessité et le fruit, que je résolus de l’entreprendre ; mais je n’osai me charger seul d’une entreprise si pleine d’écueils.

Je jetai les yeux sur Besons, le seul homme qui fût en état et qui pût être en volonté de m’y aider, encore qu’il fût à peine de ma connoissance. On a vu en plus d’un endroit ici quel il étoit, et ses raisons de liaison et d’attachement pour M. le duc d’Orléans, qui avoit beaucoup de confiance en lui, et qui avoit fort contribué à son élévation.

Besons étoit un rustre, volontiers brutal, avec peu d’esprit, mais tout tourné à son fait et à cheminer ; avec assez de sens, mais une tête faite pour un Rembrandt et un Van Dyck, avec de gros sourcils et une grosse perruque qui lui en faisoient attribuer bien davantage ; excellent officier général, surtout de cavalerie, médiocre général d’armée, qui, avec une valeur personnelle fine et tranquille, craignoit tous les dangers pour la besogne dont il étoit chargé. Il étoit droit, franc, honnête homme, avoit de la vertu, austère pour autrui, adoucie pour soi, en homme qui sentoit son peu de bien, d’alliance, de naissance, qui avoit beaucoup de famille qu’il aimoit, et qu’il désiroit passionnément avancer et établir, à qui l’amitié de M. le duc d’Orléans avoit été fort utile, à qui, par toutes ces raisons, il ne pouvoit être que fort sensible que ce prince fût en état ou hors d’état d’en tirer protection et parti, et à qui sûrement il eût fort pesé d’avoir la honte de se retirer de chez lui, ou l’embarras d’y demeurer attaché, dans l’état fâcheux où M. le duc d’Orléans s’alloit précipitant sans ressource.

Voilà ce qui me détermina à m’associer de lui, outre qu’il étoit le seul dans la confiance de ce prince dont je pusse faire cet usage ; ainsi, sans consulter ni m’ouvrir de mon dessein à personne, trouvant Besons dans le grand appartement pendant la messe du roi, le lendemain de la visite de Sa Majesté au maréchal de Villars, je l’abordai, et, sans autre façon, je le pris à part, et je lui parlai de l’état terrible auquel M. le duc d’Orléans s’étoit mis. Le maréchal, qui n’ignoroit pas mon intimité avec ce prince, s’ouvrit d’abord avec moi, et me peignit sa situation avec des couleurs plus vives et plus fâcheuses que n’avoit fait le chancelier. Il me dit que sa solitude étoit telle que ses gens lui avoient avoué que, depuis un mois, il étoit le seul homme qui fût entré chez lui, non seulement de gens de marque, mais le seul absolument qui ne fût pas son domestique ; qu’à Marly on le fuyoit dans le salon sans détour ; que, s’il y abordoit une compagnie, chacun désertoit d’autour de lui, en sorte qu’il demeuroit seul un moment après, et avoit encore le dégoût de voir les mêmes gens se rassembler dans un autre coin tout de suite ; qu’à Meudon c’étoit encore pis, qu’à peine Monseigneur y pouvoit souffrir sa présence, et, contre sa manière, ne se contraignoit pas de le marquer ; que chacun craignoit d’être vu avec M. le duc d’Orléans, et se faisoit un mérite et un devoir de lui répondre à peine ; que pour lui, il étoit au désespoir de voir une chose si funeste et si fort inouïe, et plus outré encore d’y voir si peu de remède.

Alors je le regardai entre deux yeux, et lui dis que j’en savois bien un, moi, et prompt et certain, mais unique, difficile, et hasardeux à tenter ; que ce que j’avois appris depuis peu de jours, après une longue absence, m’avoit tellement pénétré de douleur là-dessus que j’avois conçu ce remède et le dessein de le tenter, mais que, ne l’osant seul, j’avois cru pouvoir oser le lui proposer, comme au seul homme capable, de m’y donner conseil et aide ; qu’en un mot, s’il vouloit me seconder, lui et moi parlerions net au prince, et lui ferions ensemble e la proposition de quitter Mme d’Argentan, la source de ses fautes et de ses malheurs dont il pourroit faire celle de son rétablissement auprès du roi, outré de son désordre, et avec le monde, scandalisé à l’excès ; qu’avec elle disparaîtroient tous ses torts aux yeux d’un maître qui savoit, par une longue et funeste expérience, jusqu’où pouvoit conduire l’aveuglement d’une forte passion ; d’un père sensible pour sa fille, d’un oncle qui avoit eu de l’inclination pour son neveu, d’un bienfaiteur qui seroit ravi de trouver qu’il ne s’étoit pas mépris ; que le public suivroit la même impulsion, ainsi que les personnes royales, tous si dépendants des mouvements du roi ; qu’il n’y avoit que cette porté pour sortir et pour rentrer, qu’un plus long délai confirmeroit de plus en plus un éloignement, peut-être une aversion ; qu’en un mot, il examinât bien la chose, et qu’il vît s’il savoit mieux, ou s’il voudroit y concourir avec moi.

Le maréchal fut moins surpris de l’ouverture que saisi que c’étoit l’unique ressource de M. le duc d’Orléans. Il l’approuva sur-le-champ, quoiqu’il en sentit bien les difficultés, me promit d’être mon second ; mais comme il entroit en matière, nous vîmes passer d’Antin près de nous. Nous nous regardâmes pensant tous deux la même chose, et nous convînmes de nous quitter sur-le-champ, et de nous trouver tête à tête chez moi, à Paris, l’après-dînée du jour de Noël, pour conférer de toutes choses, et les mieux digérer ensemble, pour les conduire à une prompte exécution.

Rempli de tant de pensées importantes, je m’en allai l’après-dînée à Paris avec Mme de Saint-Simon, où je lui contai, et à ma mère, le dessein que j’avois conçu sur M. le duc d’Orléans. Il leur fit peur à toutes deux. Elles m’en dissuadèrent ; elles me dirent que jamais ce prince n’auroit la force de renvoyer sa maîtresse, ni celle de lui cacher nos efforts ; qu’elle étoit méchante, insolente, hardie au dernier point, intimement liée à la duchesse de Ventadour, à la princesse de Rohan, à toute cette dangereuse séquelle qui déjà me haïssait à cause des Soubise et des Lislebonne, liée encore aux plus méchantes femmes de Paris, et à un grand nombre de gens qui la regardant, les uns comme leur gagne-pain, les autres comme une amie commode, deviendroient furieux contre moi, me susciteroient de nouvelles affaires par de nouvelles noirceurs, me brouilleroient avec M. le duc d’Orléans ; qu’en un mot, ce n’étoient point là mes affaires, ni de bonnes affaires ; que les miennes n’avoient pas besoin de supplément de tracasseries, de méchancetés, d’ennemis, et que je ferois beaucoup mieux de me tenir en repos, en évitant même avec sagesse un commerce trop étroit avec M. le duc d’Orléans, de même que ce qui pourroit aussi sentir l’abandon, dont ses courses continuelles me donneroient le moyen, si je voulois bien m’en aider. Ce conseil me parut fort sage et me tenta fort de le suivre.

Besons vint au rendez-vous chez moi le jour de Noël. D’entrée de discours, je le trouvai refroidi, et comme je l’étois aussi beaucoup, au lieu de l’échauffer et de le fortifier, je lui présentai les doutes et les difficultés, que je lui avouai m’avoir touché, par les réflexions que j’avois faites depuis que je ne l’avois vu. Il douta pareillement que M. le duc d’Orléans pût être déterminé à quitter Mme d’Argenton ; que, ne la quittant pas, il pût nous garder le secret avec elle ; et me parut aussi persuadé de la fureur de cette fille et de tout ce qui l’environnoit, qui ne seroit pas sans danger. Ainsi, sans nous départir de nos vues, mais sans nous y tenir entièrement attachés, nous convînmes de ne point parler expressément à M. le duc d’Orléans de quitter sa maîtresse ; mais que, s’il le donnoit beau dans la conversation à l’un de nous cieux, celui de nous deux qui trouveroit jour le saisiroit pour pousser l’ouverture mesurément, selon qu’il le jugeroit à propos, et auroit pouvoir de citer l’autre, même de découvrir au prince la résolution formée entre eux deux, pour en tirer ce qu’il seroit possible, mais avec une sage discrétion. Nous raisonnâmes longtemps sur l’état auquel il s’étoit laissé tomber, nous parlâmes des diableries et de l’affaire d’Espagne, dont le maréchal ne savoit pas plus que moi, et nous nous séparâmes de la sorte après être convenus de nos faits.

Le pénultième jour de cette année, soupant seul avec Mme de Saint-Simon, je reçus par un exprès un billet de Maréchal, qui me mandoit qu’il s’étoit acquitté de mes ordres, qu’il n’avoit pas été mal reçu, et que je parlerois quand je voudrois ; néanmoins qu’il étoit à propos que je le visse avant personne. Ce billet nous donna une joie sensible à Mme de Saint-Simon et à moi. Nous jugeâmes que c’étoit un grand pas fait que la sûreté d’une audience ; que la question seroit de voir si elle ne seroit ni forlongée ni étranglée ; le succès qu’on s’en pourroit promettre, que je verrois bien dans l’audience même.

Nous résolûmes d’aller le lendemain à Versailles, pour marquer au roi de l’impatience, et y demeurer sans le presser, en attendant qu’il voulût m’écouter. Je voulus que Mme de Saint-Simon vînt avec moi, pour avoir son conseil dans une conjoncture d’où dépendoit entièrement le genre de vie que nous devions embrasser désormais, chose si critique pour nous et pour notre famille.

Arrivant à Versailles le dernier jour de l’an, j’allai chez Maréchal, qui me dit qu’ayant trouvé la veille le roi plus seul et de meilleure humeur qu’à l’ordinaire, il avoit tourné pour lui parler, afin de faire retirer d’auprès de son lit le peu de petits domestiques qui sont de cette entrée, qui précède celle du grand chambellan et des premiers gentilshommes de la chambre ; que resté seul auprès du roi, il l’avoit voulu sonder, en lui parlant d’abord d’une petite affaire qui le regardoit ; que le roi lui ayant favorablement répondu, il lui avoit dit que ce n’étoit pas tout, et qu’il en avoit une autre à lui dire qui lui tenoit bien autrement au cœur ; que le roi lui avoit demandé d’un air fort ouvert ce que c’étoit, et qu’il lui avoit dit qu’il m’avoit vu profondément peiné de me croire mai avec lui ; sur quoi il avoit pris occasion de me louer, et de lui vanter mon attachement pour lui, et mon assiduité à la cour ; que le roi, sans se refrogner, s’étoit cependant refroidi, et avoit répondu qu’il n’avoit rien contre moi, et qu’il ne savoit pas pourquoi je me persuadois le contraire ; que là-dessus, lui Maréchal redoubla et demanda mon audience comme la chose du monde que je désirois le plus, et qui lui feroit à lui le plaisir le plus sensible ; que le roi, pressé de la sorte, sans répondre sur l’audience, avoit reparti : « Mais que me veut-il dire ? Il n’y a rien. Il est bien vrai qu’il m’est revenu plusieurs bagatelles de lui, mais rien de marqué. Dites-lui de demeurer en repos, et que je n’ai rien contre lui. » Que là-dessus, lui Maréchal avoit insisté de nouveau pour l’audience, le priant de me donner cette satisfaction, sans laquelle je n’en pouvois avoir, mais à son loisir, et point un jour plutôt qu’un autre, pourvu que ce fût seul dans son cabinet ; à quoi le roi avoit enfin répondu avec assez d’indifférence : « Eh bien, je le veux bien ; quand il voudra. » Maréchal m’assura qu’il avoit bien senti de l’éloignement dans le roi, mais nulle colère, et me dit qu’il espéroit que j’aurois une audience particulière et tranquille ; que je lui expliquasse bien tous mes faits une bonne fois, et que je rie craignisse point d’être trop ; long, puisqu’il étoit question d’un éclaircissement sur des bagatelles grossies, dont le dépouillement demandoit du détail ; qu’il me conseilloit de lui parler avec franchise et liberté, et de, mêler une sorte d’amitié dans mes respects ; que du reste je me présentasse devant lui avec assiduité, pour lui donner lieu de choisir son temps de me parler.

La conversation finit par des remercîments proportionnés au service qu’il me rendoit, dont l’importance se devoit mesurer sur ce que nul autre de mes amis, ministres, seigneurs, personnages, gens en place, n’étoit à portée de me rendre, chose bien étonnante, et néanmoins très vraie, et qui marquoit bien la défiance du roi pour tout le monde, dont ses valets seuls étoient exceptés.

Maréchal me demanda un secret inviolable, excepté pour Mme de Saint-Simon et le chancelier, que je lui tins fidèlement. Il ne craignoit pas qu’on sût que j’avois eu une audience, puisque après l’avoir eue, ce seroit une nouvelle qui ne se pourroit cacher, mais bien qu’il me l’eût obtenue. Ainsi finit l’année 1709.


  1. Saint-Simon, citant de mémoire, a altéré le premier vers du distique si connu : Donec eris felix, multos numerabis amicos…