Mémoires (Saint-Simon)/Tome 8/10

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CHAPITRE X.


Crayon de Mgr le duc de Bourgogne pour lors. — Succès de ce Discours. — Intrigue du mariage de M. le duc de Berry. — Obstacles contre Mademoiselle. — Causes de ma partialité sur ce mariage. — Fondement de ma détermination de former une cabale pour Mademoiselle. — Duc et duchesse d’Orléans. — Duc et duchesse de Bourgogne. — Duchesse de Villeroy. — Mme de Lévi. — M. et Mme d’O, par ricochet. — Duc du Maine, par ricochet. — Ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. — Jésuites. — Noeud intime de la liaison du P. Tellier avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. — Maréchal de Boufflers.


Une courte anatomie de ce Discours ne sera pas inutile pour la suite. Il faut dire d’abord que Mgr le duc de Bourgogne étoit né avec un naturel à faire trembler. Il étoit fougueux jusqu’à vouloir briser ses pendules lorsqu’elles sonnoient l’heure qui l’appeloit à ce qu’il ne vouloit pas, et jusqu’à s’emporter de la plus étrange manière contre la pluie quand elle s’opposoit à ce qu’il vouloit faire. La résistance le mettoit en fureur : c’est ce dont j’ai été souvent témoin dans sa première jeunesse. D’ailleurs un goût ardent le portoit à tout ce qui est défendu au corps et à l’esprit. Sa raillerie étoit d’autant plus cruelle qu’elle étoit plus spirituelle et plus salée, et qu’il attrapoit tous les ridicules avec justesse. Tout cela étoit aiguisé par une vivacité de corps et d’esprit qui alloit à l’impétuosité, et qui ne lui permit jamais dans ces premiers temps d’apprendre rien qu’en faisant deux choses à la fois. Tout ce qui est plaisir il l’aimoit avec une passion violente, et tout cela avec plus d’orgueil et de hauteur qu’on n’en peut exprimer ; dangereux de plus à discerner et gens et choses, et à apercevoir le foible d’un raisonnement et à raisonner plus fortement et plus profondément que ses maîtres. Mais aussi, dès que l’emportement étoit passé, la raison le saisissoit et surnageoit à tout ; il sentoit ses fautes, il les avouoit, et quelquefois avec tant de dépit, qu’il rappeloit la fureur. Un esprit vif, actif, perçant, se roidissant contre les difficultés, à la lettre transcendant en tout genre. Le prodige est qu’en très-peu de temps la dévotion et la grâce en firent un autre homme, et changèrent tant et de si redoutables défauts en vertus parfaitement contraires. Il faut donc prendre à la lettre toutes les louanges de ce Discours.

Ce prince, qui avoit toujours eu du goût et de la facilité pour toutes les sciences abstraites, les mit à la place des plaisirs dont l’attrait toujours subsistant en lui les lui faisoit fuir avec frayeur, même des plus innocents, ce qui, joint à cet esclavage de charité du prochain, si on ose hasarder ce terme, dans un novice qui tend d’abord en tout à la perfection, et qui ignore les bornes des choses, et à une timidité qui l’embarrassoit partout faute de savoir que dire et que faire à tous instants, entre Dieu qu’il craignoit d’offenser en tout et le monde avec lequel cette gêne perpétuelle le mettoit de travers, le jeta dans ce particulier sans bornes, parce qu’il ne se trouvoit en liberté que seul, et que son esprit et les sciences lui fournissoient de reste de quoi ne s’y pas ennuyer, outre que la prière y occupoit beaucoup de son temps. La violence qu’il s’étoit faite sur tant de défauts et tous véhéments, ce désir de perfection, l’ignorance, la crainte, le peu de discernement qui accompagne toujours une dévotion presque naissante, le faisoit excéder dans le contre-pied de ses défauts, et lui inspiroit une austérité qui outroit en tout, et qui lui donnoit un air contraint, et souvent, sans s’en apercevoir, de censeur, qui éloigna Monseigneur de lui de plus en plus et dépitoit le roi même. J’en dirai un trait entre mille qui, parti d’un excellent principe, mit le roi hors des gonds, et révolta toute la cour deux ou trois ans auparavant. Nous étions à Marly, où il y eut un bal le jour des Rois ; Mgr le duc de Bourgogne n’y voulut seulement pas paroître, et s’en laissa entendre assez tôt pour que le roi, qui le trouva mauvais, eût le temps de lui en parler d’abord en plaisanterie, puis plus amèrement, enfin en sérieux et piqué de se voir condamné par son petit-fils. Mme la duchesse de Bourgogne, ses dames, M. de Beauvilliers même, jamais on n’en put venir à bout. Il se renferma à dire que le roi étoit le maître, qu’il ne prenoit pas la liberté de blâmer rien de ce qu’il faisoit, mais que l’Épiphanie étant une triple fête et celle des chrétiens en particulier par la vocation des gentils et par le baptême de Jésus-Christ, il ne croyoit pas la devoir profaner en se détournant de l’application qu’il devoit à un si saint jour, pour un spectacle tout au plus supportable un jour ordinaire. On eut beau lui représenter qu’ayant donné la matinée et l’après-dînée aux offices de l’Église et d’autres heures encore à la prière dans son cabinet, il en pouvoit et devoit donner la soirée au respect et à la complaisance de sujet et de fils : tout fut inutile, et, hors le temps de souper avec le roi, il fut enfermé tout le soir seul dans son cabinet.

Avec cette austérité il avoit conservé de son éducation une précision et un littéral qui se répandoit sur tout, et qui gênoit lui et tout le monde avec lui, parmi lequel il étoit toujours comme un homme en peine et pressé de le quitter, comme ayant tout autre chose à faire, qui sent qu’il perd son temps et qui le veut mieux employer. D’un autre côté, il ressembloit fort à ces jeunes séminaristes qui, gênés tout le jour par l’enchaînement de leurs exercices, s’en dédommagent à la récréation par tout le bruit et toutes les puérilités qu’ils peuvent, parce que toute autre chose de plaisir est interdite dans leurs maisons. Le jeune prince étoit passionnément amoureux de Mme la duchesse de Bourgogne ; il s’y livroit en homme sévèrement retenu sur toute autre, et toutefois s’amusoit avec les jeunes dames de leurs particuliers, souvent en séminariste en récréation, elles en jeunesse étourdie et audacieuse. On trouvera donc dans cette courte exposition les raisons de bien des traits du Discours qu’on vient de lire, qu’on ne comprendroit pas aisément sans cet éclaircissement, et surtout celle qui m’a fait étendre en raisonnement de piété, pour tourner un peu plus au monde la piété de ce prince qui n’étoit pas susceptible d’écouter, bien moins de se rendre, par d’autres raisons que par celles de la piété même.

Ses deux premières campagnes lui avoient été extrêmement favorables, en ce que, étant éloigné des objets de son extrême timidité et de celui de son amour, il étoit plus à lui-même et se montroit plus à découvert, délivré des entraves de la charité du prochain par les matières de guerre et de tout ce qui y a rapport, qui, dans le cours de ces campagnes, faisoit le sujet continuel des discours et de la conversation ; tellement qu’avec l’esprit, l’ouverture, la pénétration qu’il y fit paroître, il donna de soi les plus hautes espérances. La troisième campagne lui fut funeste, comme je l’ai raconté en son lieu, parce qu’il sentit de bonne heure, et toujours de plus en plus, qu’il avoit affaire, chose également monstrueuse et vraie, à plus fort que lui à la cour et dans le monde, et que l’avantageux Vendôme, secondé des cabales qui ont été expliquées, saisit le foible du prince, et poussa l’audace au dernier période. Ce foible du prince fut cette timidité si déplacée, cette dévotion si mal entendue qui fit si étrangement du marteau l’enclume et de l’enclume, le marteau, dont il ne put revenir ensuite.

C’est en peu de mots ce qui forme toute la matière de mon Discours, par lequel, après les louanges méritées et ailleurs encore entrelacées pour faire passer ce qui les suit, je tâche de faire voir quel est l’usage que Mgr le duc de Bourgogne doit tirer de son cabinet, l’abus qu’il en fait et dont il ne sort rien de ce qu’il y fait peut-être de plus convenable à son état pour son instruction particulière. Après avoir essayé à faire voir ce qu’il y doit faire en beaucoup moins de temps qu’il n’y en donne, je viens à combattre sa timidité, et si cette expression se peut hasarder, ce pied gauche où il est avec le roi et Monseigneur, avec le monde, par tout ce qu’il m’est possible, et encore avec Mme de Maintenon et Mlle Choin, choses toutes si principales ; enfin à combattre son éternel particulier avec Mme la duchesse de Bourgogne seule, que je loue d’ailleurs avec sincérité, et avec ce fatras de femmes qui abusent avec indécence de sa bonté, de ses distractions, de sa dévotion et de ses gaietés peu décentes qui sentent si fort le séminaire. Après avoir parlé des indécences des autres à son égard, je viens aux siennes, et c’est où la plume me tourne dans les doigts, frappé des énormes abus qui se sont faits en Flandre, et de là partout de ces sortes de fautes dont la continuité y ajoute un fâcheux poids. Je m’y arrête néanmoins tout aussi peu qu’il est possible, et je viens à l’objet principal de mon Discours qui est la connoissance des hommes ; je m’y étends avec une liberté égale à la nécessité, et j’entre dans un détail de moyens par le besoin d’y conduire comme par la main le prince, et de lui ôter occasion et prétexte de ne savoir comment s’y prendre. En même temps je sens très-bien que ce que je propose avec tant de force et d’étendue est entièrement contraire à l’usage du roi, auprès duquel les anciens ministres, et les nouveaux après eux, n’ont rien craint davantage ni détruit avec plus de soin, d’application et d’industrie ; ainsi je pallie cela comme je puis, en me jetant dans l’apothéose à travers laquelle on peut sentir que je ne suis pas convaincu par cet exemple. Jusque-là ce Discours est à la portée de tous les gens du monde.

La manière de penser de Mgr le duc de Bourgogne si austère, si littérale, et la dévotion du duc de Beauvilliers et quoique tout autrement formée et raisonnable, m’ont forcé de me jeter ici dans une discussion du goût de peu de gens, mais sans laquelle ce qui précède n’auroit pu entrer dans la tête du prince ni si aisément dans l’esprit de son ancien gouverneur. J’avois besoin de quelque discussion sur la médisance pour apprivoiser le prince au raisonnement avec les hommes, et sur la dévotion, pour le préparer par des comparaisons monacales à m’écouter sur sa conduite en Flandre pendant sa dernière campagne et à son retour encore, et pour en sentir tous les profonds inconvénients. Cette préparation m’étoit absolument nécessaire pour oser toucher ceux de l’opinion qu’il a donné lieu de prendre ; qu’il n’estime et ne mesure rien que par la dévotion, et que tout devient pour lui cas de conscience. On se persuada tellement en effet qu’il avoit fait consulter la guerre d’Espagne, pour, sur l’avis des docteurs, former le sien au conseil, que le roi lui demanda ce qu’il en étoit, et qu’il ne fut pas peu surpris de la réponse nette et précise du prince : qu’il n’y avoit pas seulement pensé. C’est ce qui m’a obligé à traiter en deux mots la messéance de ses longs et fréquents entretiens avec son confesseur, et comme j’avois loué le précepteur pour mieux faire recevoir dès l’entrée tout ce que j’avois à dire, louer aussi ce confesseur pour ne pas choquer le pénitent, et lui mieux faire entrer dans la tête la considération des réflexions et de la comparaison des règnes des derniers rois d’Espagne, et je reviens par tout cela aux grands inconvénients de n’être pas connu des hommes. Les louanges terminent le Discours comme elles l’ont commencé. C’est un adoucissement indispensable devant et après tout ce qu’il y avoit à dire. Mais la grâce, qui avoit commencé par des miracles rapides, acheva bientôt son ouvrage, et en fit un prince accompli. Les petitesses, les scrupules, les défauts disparurent et ne laissèrent plus que la perfection en tout genre. Mais, hélas ! la perfection n’est pas pour ce monde, qui n’en est pas digne. Dieu la montra pour montrer sa bonté et sa puissance, et se hâta de la retirer pour récompenser ses dons et pour châtier nos crimes.

Ce Discours, des vérités duquel j’étois plein, fut bientôt jeté sur le papier. Je n’y corrigeai rien du premier trait de plume, et je le lus au duc de Beauvilliers tel qu’il se voit ici. J’ose dire qu’il lui plut extrêmement. De tout son tissu il ne me contesta que deux choses : l’assiduité rigoureuse aux offices de l’Église les fêtes et les dimanches, qu’à la fin il me céda, et les spectacles, que je ne pus jamais lui faire passer. Il loua toute la discussion sur la médisance et sur la dévotion ; fut entièrement de mon avis sur la communication avec les hommes, telle que je la proposois ; il approuva tout ce que je dis sur M. de Vendôme, que j’avois évité de nommer, et sur la conduite de Mgr le duc de Bourgogne, en sa dernière campagne de Flandre et à son retour. En un mot, tout le Discours se trouva de son goût. Il en voulut une seconde lecture ; à mon tour, je le priai de peser l’endroit des mouches, des crapauds, et de ces sortes de badinages que je trouvois moi-même trop frappé ; il en convint, mais ces choses lui parurent si importantes à vivement représenter, qu’il ne put consentir à le supprimer ni même à l’adoucir. Je lui fis faire attention sur l’article du confesseur, mais il s’écria d’approbation.

Après cet examen il fut question de l’usage, et ce fut là où s’émut la plus longue et la plus vive dispute que j’aie guère eue avec lui. Il vouloit montrer ce Discours au prince et le lui montrer sous mon nom, en lui racontant naturellement comment il me l’avoit demandé. Je me récriai sur le danger ; et après un long combat il ne put obtenir de moi que j’y consentisse, ni moi de lui qu’il en quittât le dessein, tellement qu’il me proposa de nous en rapporter au duc de Chevreuse. Il étoit à Paris, où un grand procès de la duchesse de Luynes contre Matignon le retenoit et nous à Marly le même voyage dont j’ai déjà parlé. J’acceptai ce tiers parti, plutôt dans le dessein de gagner temps et de me consulter, que dans celui d’acquiescer au désir de M. de Beauvilliers, quand même l’avis de M. de Chevreuse y eût été conforme. Mme de Saint-Simon avoit été fort fâchée de l’engagement où je m’étois laissé aller à Vaucresson, dans la crainte que je ne fusse plus maître de mon Discours après que je l’aurois fait. Elle la fut bien davantage quand elle sut la passion du duc de Beauvilliers à le montrer, et elle y résista de toutes ses forces ; j’étois combattu entre sa peine et son grand sens si souvent éprouvé, et mon extrême déférence pour M. de Beauvilliers, en tout véritablement aiguisée en cette occasion d’un peu de sot amour-propre. Nous convînmes, elle et moi, d’en passer par l’avis d’un homme fort de nos amis et tout propre à consulter là-dessus, par sa probité, son esprit, sa connoissance du monde, et surtout de Mgr le duc de Bourgogne ; ce fut Cheverny, que le roi avoit attaché à lui, et dont j’ai quelquefois parlé. Le Discours fut donc lu entre nous trois. Je fus payé de louanges et Mme de Saint-Simon d’approbation. Il trouva comme elle qu’il étoit très-dangereux à montrer à celui pour qui seul il étoit fait, et même de le lui faire voir par parties, et sans me nommer, parce que j’y étois trop reconnoissable par le style, parce qu’il étoit impossible que le duc de Beauvilliers l’eût demandé à un autre que moi, par le zèle pour le prince, par sa connoissance intime, par cette impatience des choses de Flandre et des calomnies, par la connoissance si particulière de la cour qui y étoit répandue. Ainsi nous convînmes que, quoi que pussent dire et vouloir les deux ducs, je ne permettrois point que ce Discours fût livré à Mgr le duc de Bourgogne, qui, tout saint qu’il étoit, souffriroit peut-être impatiemment, sinon à présent au moins dans la suite, d’être si transparent à mes yeux, et plus encore désapprouvé dans des choses qu’il ne changeroit pas, et dont le changement étoit difficilement espérable.

Cette sage résolution prise, je subis l’examen du duc de Chevreuse à qui j’avois envoyé une copie, afin qu’il eût tout le temps d’y penser. Il approuva extrêmement l’ouvrage, mais il fut heureusement d’avis de ne le point donner, par quoi je sortis d’embarras ; mais il me condamna à leur laisser ma copie avec sûreté entière qu’elle ne sortiroit point de leurs mains, et à consentir que, sans faire mention de moi ni du discours même, ils pussent de fois à autre et de loin en loin en lâcher des morceaux détachés au prince, ce qui pouvoit se faire sans danger. M. de Beauvilliers s’y soumit et moi pareillement, après que Cheverny et Mme de Saint-Simon eurent jugé aussi que, de cette façon, il n’y avoit point d’inconvénient. Les deux ducs ignorèrent toujours que Mme de Saint-Simon et moi eussions mis Cheverny dans cette confidence : tel est le malheur des meilleurs princes et les plus attentifs à leur salut, à leur mortification, à leur anéantissement, d’être plus capables de porter les opprobres jusqu’à la dernière indécence et au danger, que les avertissements les plus salutaires et les plus mesurés de leurs plus affidés serviteurs.

Maintenant il est temps d’expliquer une puissante intrigue qui partagea toute la cour. Il faut retourner beaucoup en arrière, parce qu’elle fut commencée longtemps avant tout ceci, et la suivre jusqu’à sa fin pour ne la pas interrompre par des mélanges de ce qui se passa cependant aux armées, dont les divers succès ne veulent pas être suspendus.

J’ai touché légèrement, à l’occasion de la rupture de M. le duc d’Orléans avec Mme d’Argenton, et du règlement du rang des princesses du sang entre elles, quelque chose du désir de M. le duc et de Mme la duchesse d’Orléans de marier Mademoiselle à M. le duc de Berry, du peu qu’il s’étoit passé là-dessus, de la même passion de Mme la Duchesse pour Mlle de Bourbon, et plus en détail de la haine de Mme la Duchesse pour M. et Mme la duchesse d’Orléans, de la liaison de celle-ci avec Mme la duchesse de Bourgogne et de l’extrême et réciproque éloignement de cette princesse et de Mme la Duchesse. Ces deux derniers points sont traités avec étendue à l’occasion des cabales de la campagne de la perte de Lille, et c’est de toutes ces choses qu’il est nécessaire de se souvenir pour bien entendre ce qui va être raconté.

Les obstacles qui s’opposoient à ce mariage de Mademoiselle étoient également nombreux et considérables. En général, un temps de guerre la plus vive et la plus infortunée, la misère extrême du royaume qui ôtait les moyens de fournir aux choses les plus pressantes, la dépense du mariage, l’apanage à fournir, une double maison à entretenir, l’âge et le naturel de M. le duc de Berry doux et craignant le roi à l’excès, qui n’avoit que vingt-quatre ans, et qui parmi plusieurs commencements de galanteries n’avoit encore su ni les embarquer, ni les conduire, ni en mettre aucune à fin, ce qui devoit guérir les scrupules ; l’âge et l’union de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne qui leur avoit donné des enfants, et qui leur en promettoit pour longtemps encore ; enfin la perspective si naturelle d’un mariage étranger, sans comparaison plus décent, et qui pouvoit servir de prétexte à rapprocher l’empereur, ou à détacher le Portugal qui étoit dans la guerre présente une si dangereuse épine à l’Espagne. En particulier, l’état personnel de M. le duc d’Orléans pour qui le roi n’étoit point revenu à fond, à qui Mme de Maintenon ne pardonneroit jamais ce cruel bon mot d’Espagne, la considération du roi d’Espagne, toujours persuadé que, de concert avec les alliés, il avoit voulu usurper sa couronne ; l’idée du public et de la cour en France qui n’étoit point déprise de cette même opinion, et qui déjà froncée de voir tous ses princes légitimes si mêlés avec les bâtards, le seroient bien autrement d’un mélange qui remonteroit si près du trône ; enfin il s’agissoit du fils de Monseigneur et de son fils favori : de Monseigneur qui marquoit sans cesse jusqu’à l’indécence sa haine pour M. le duc d’Orléans depuis l’affaire d’Espagne, qui étoit gouverné par les ennemis personnels de ce prince, et par des ennemis, qui ayant la même prétention, au mariage de M. le duc de Berry, se porteroient à tout pour rompre celui de Mademoiselle par Monseigneur, malgré lequel il faudroit l’emporter. L’union récente, et qui s’entretenoit, que les menées qui avoient perdu Chamillart avoient mises entre Mme de Maintenon, Mlle Choin et Monseigneur, et le crédit nouveau qui avoit paru en ce prince sur le roi son père dans l’éclat de cette disgrâce, tout cela se réunissoit contre Mademoiselle, et ne paraissoit pas possible à être surmonté ; de raison d’État aucune, et de famille moins encore s’il se pouvoit avec cette opposition de Monseigneur et cette offense du roi d’Espagne, nulle considération qui pressât un mariage, et si la paix n’en fournissoit point d’étranger, ce qui étoit impossible à croire, le domestique toujours aisé à retrouver dans une des trois branches du sang légitime. Enfin, après ce dont M. le duc d’Orléans avoit été accusé en Espagne, avec ses talents et son esprit, [il semblait] dangereux à le faire beau-père de M. le duc de Berry pour un temps ou pour un autre.

Tant et de tels obstacles généraux et particuliers, à pas un desquels M. et Mme la duchesse d’Orléans n’avoient quoi que ce fût à répondre, les tenoient dans une inaction glacée et dans un état de désir sans espérance, qui étoit le premier de tous les obstacles à vaincre et qui m’étoient tous bien présents et bien distincts dans l’esprit. Je continuerai ici à parler de moi dans la même vérité que je fais des autres. Un intérêt sensible me faisoit souhaiter le mariage de Mademoiselle avec passion ; je voyois que tout tendoit au mariage de Mlle de Bourbon. Outre qu’elle étoit fille de feu M. le Duc, je ne pouvois pardonner à Mme la Duchesse ses procédés à mon égard sur l’affaire de Mme de Lussan ; et quelques ménagements que j’eusse saisis pour elle à l’occasion de la mort de M. le Duc, il étoit difficile qu’elle me pardonnât les procédés dont j’avois osé payer les siens, et ma liaison intime avec ce qu’elle et sa cabale haïssait le plus, cabale qui avoit pris pour moi la plus grande aversion depuis les choses de Flandre, et d’Antin seul, que la politique en avoit écarté sur ce périlleux article, aussi attentif à me nuire et pour les choses passées et pour mes liaisons toutes opposées à lui. Je redoutois déjà assez la situation présente de Mme la Duchesse avec Monseigneur, combien plus après le mariage de leurs enfants, qui la porteroit à une grandeur et à une autorité auprès de lui sans bornes pour le présent, et pour le futur, arriveroit par un autre biais à ce que la cabale avoit tâché par les attentats de Flandre, et du même coup écraseroit M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans et moi, tant d’avec eux que d’avec Mgr le duc de Bourgogne, que de mon chef personnellement.

En même temps je considérois que si Mademoiselle étoit préférée, le crédit et la faveur de Mme la Duchesse se pouvoient balancer auprès de Monseigneur ; et qu’en prenant dès ce règne de bonnes et sages mesures pour l’avenir, il n’étoit pas impossible de faire avorter ses grandes espérances de gouverner, et par l’union des enfants de Monseigneur embarrasser cette redoutable cabale qui s’étoit déjà montrée avec une audace si criminelle, et la réduire même sous les fils de la maison. Je me trouvois ainsi dans la fourche fatale de voir dès maintenant, et plus encore dans le règne futur, ce qui n’étoit le plus contraire, ou ceux à qui j’étois le plus attaché, sur le pinacle ou dans l’abîme, avec les suites personnelles de deux états si différents, sans compter le désespoir ou le triomphe, et la part que je pouvois avoir à parer l’un et à procurer l’autre. Il n’en falloit pas tant pour exciter puissamment un homme fort sensible et qui savoit si bien aimer et haïr, que je ne l’ai que trop su toute ma vie. Une seule chose me retenoit, le désir extrême d’un mariage étranger qui, convenable à M. le duc de Berry et à l’État, sauvoit ce rejeton si prochain de la couronne de cette souillure de bâtardise qui me faisoit horreur, et qui ne pouvoit qu’appuyer les bâtards dont le rang m’étoit si odieux.

Dans cette balance de mon esprit, je mis toute mon application à bien examiner les choses, et je vis nettement les menées de Mme la Duchesse, qui saisissoit toutes les avenues, et qui n’oublioit rien pour assurer, hâter, brusquer même le mariage de Mlle de Bourbon. Elle-même avoit fait écarter l’idée d’une étrangère dans l’esprit du roi, qui s’étoit laissé aller à en marquer du dégoût, [parce] que la paix étoit trop éloignée pour différer jusque-là à marier un prince sain et vigoureux, dont le goût pour les femmes lui donnoit du scrupule de ce qui en pourroit arriver, et qui enfin, ennemi de toute pensée de la plus légère et la plus courte contrainte, trouvoit plus commode de choisir dans sa famille qu’au dehors. Je compris donc que, tandis que déçu par le désir et l’espérance d’un mariage étranger, je laisserois couler le temps, celui de Mlle de Bourbon s’avanceroit sourdement et nous tomberoit, et à moi en particulier, un matin sur la tête, qui comme une meule m’écraseroit et froisseroit les princes à qui j’étois attaché, de manière à ne s’en relever jamais. Je vis clairement que je ne pouvois éviter la bâtardise, dès là qu’on étoit réduit à la volontaire nécessité d’un mariage domestique, et ce fut ce qui me détermina à agir.

Cette résolution bien mûrement prise, je repassai dans mon esprit tous les obstacles généraux et particuliers pour m’accoutumer à n’en être point effrayé et pour chercher les moyens de les vaincre. J’en examinai les divers genres ; je les balançai, je les pesai à part et ensemble ; je les pénétrai tous pour me former un plan de conduite pour attaquer à découvert ou en biaisant par à côté, selon leurs diverses natures, les uns indispensables à renverser, les autres trop forts passer à côté et n’en effleurer que le purement nécessaire, persuadé qu’il falloit que je commençasse par l’être moi-même de la possibilité du succès avant d’en pouvoir persuader les autres, et ceux-là mêmes qui y avoient tout intérêt. Je conçus aussi que toutes mes combinaisons devoient être dans ma tête et bien débrouillées, et que nous fussions tous persuadés et d’accord avant de remuer aucune machine. Une triste expérience, mais continuelle, sur la plupart des événements principaux, m’avoit depuis longtemps convaincu que le solide, l’essentiel, le grand avoit changé de place avec la bagatelle, le futile, la commodité momentanée ; que les plus importants effets étoient depuis longtemps toujours sortis de cette dernière source, et je compris que je pouvois en tirer un grand parti dans cette occasion.

La plus grande raison contre Mademoiselle étoit celle d’un mariage étranger pour lequel tout parloit. Ce n’étoit point cela qu’il y avoit à combattre par les raisons qui viennent d’en être rapportées. Le roi n’en vouloit point, et il n’y avoit rien à craindre des réflexions qui lui pouvoient être présentées là-dessus par ceux que leur naissance ou leurs places dans le conseil mettoient en droit de le faire. Le silence profond que le roi gardoit toujours avec eux tous sur ces choses intérieures de sa famille, dont lui seul disposoit sans s’ouvrir à personne, rassuroit pleinement là-dessus ; à l’égard des autres obstacles, je conçus qu’il n’y avoit de moyen que d’opposer cabale à cabale et puis de lutter d’adresse et de force. Le fondement de tout étoit M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, qui s’épuisoient inutilement en désirs et qui les noyoient dans une oisiveté profonde. Je leur mis vivement devant les yeux l’état des choses du côté de Mme la Duchesse, je leur fis sentir sans ménagement quelle seroit leur situation, même de ce règne, si elle réussissoit, et combien pire après, je les piquai d’orgueil, de jalousie, de dépit ; croiroiton que j’eusse besoin de tout cela avec eux ? et, à force de les exciter par les plus puissants motifs, je les rendis enfin capables d’entendre à leur plus pressant intérêt. La paresse naturelle mais extrême de Mme la duchesse d’Orléans céda pour cette fois, moins peut-être à ce grand intérêt qu’à la puissante émulation d’une sœur si ennemie, et, ce premier pas fait, elle et moi nous concertâmes pour nous aider de M. le duc d’Orléans.

Ce prince, avec tout son esprit et sa passion pour Mademoiselle, qui n’avoit point faibli du premier moment qu’elle étoit née, étoit comme une poutre immobile qui ne se remuoit que par nos efforts redoublés, et qui fut tel d’un bout à l’autre de toute cette grande affaire. J’ai souvent réfléchi en moi-même sur cette incroyable conduite de M. le duc d’Orléans, dont je ne pouvois allier l’incurie avec le désir, le besoin et tant et de si puissantes raisons qui le poussoient à mettre vivement la main à l’œuvre, sans qu’après lui avoir souvent, longuement et fortement représenté, Mme la duchesse d’Orléans en tiers, toutes les puissantes considérations qui le devoient exciter, il se prêtât ensuite à la moindre démarche, et déconcertoit ainsi tous nos projets. Certainement, quelque peu de suite qu’il eût dans l’esprit, quelque mollesse qui lui fût naturelle, quelque peu capable qu’il fût d’agir effectivement sur un plan, quelque légère et foible que fût sa volonté sur toutes choses, il n’est pas possible de croire que ces défauts causassent en lui une conduite si surprenante, si étrange en elle-même et pour nous si radicalement embarrassante ; et j’ai toujours soupçonné qu’en sachant plus que personne sur son affaire d’Espagne, cette bride non-seulement l’arrêtoit, mais le persuadoit si pleinement qu’elle étoit obstacle insurmontable au mariage dont il s’agissoit, qu’il ne faisoit que se prêter avec nonchalance et par reprises légères à ce dont nous le pressions souvent, certain qu’il se croyoit de l’entière inutilité de toute démarche et de tout soin, sans toutefois nous en vouloir avouer la cause véritable, et que pour nous mieux cacher il agissoit faiblement, pressé à un certain point, plutôt que de nous déclarer une fois pour toutes sa vraie raison de désespérer et de nous arrêter tout à fait pour s’en épargner les regrets plus à découvert. C’est ce qui me fut d’un travail dur et extrême, parce qu’il ne fallut jamais cesser de forcer de bras auprès de lui, ni de se rebuter des contre-temps continuels de sa part, qui pensèrent plusieurs fois faire tout échouer.

Moins je vis de ressource à espérer de celui qui y avoit le plus grand intérêt, plus je m’appliquai à en trouver d’ailleurs et à former et diriger une puissante cabale, et de plusieurs différentes à en faire une seule qui se proposât puissamment le but où je tendois, puissamment, dis-je, pour son intérêt propre, premier mobile ou plutôt unique de tous les mouvements des cours. Mme la duchesse de Bourgogne, unie avec Mme la duchesse d’Orléans, infiniment mal avec Mme la Duchesse, avoit plus d’un intérêt à la préférence de Mademoiselle sur Mlle de Bourbon ; le premier sautoit aux yeux de qui savoit la situation de Mme la duchesse de Bourgogne avec Mme la Duchesse, et celle de Mme la Duchesse auprès de Monseigneur, des volontés duquel elle disposoit absolument, et qui, reliée à lui par le mariage de leurs enfants, usurperoit une puissance sous laquelle tout plieroit sous son règne et dès celui-ci même ; Mme la duchesse de Bourgogne tomberoit peu à peu dans un éloignement de Monseigneur qui, approfondi par la dévotion mal entendue de Mgr le duc de Bourgogne et par le dégoût que Monseigneur avoit pris de lui depuis les choses de Flandre, soigneusement entretenu depuis, les plonge-roit tous deux dans l’abîme que la cabale dont il a été parlé avoit si hardiment commencé à leur creuser. À ce grand intérêt il s’en joignoit un autre aussi fort sensible et qui avoit sa solidité.

Mme la duchesse de Bourgogne connoissoit le roi parfaitement, elle ne pouvoit ignorer la puissance de la nouveauté sur son esprit, dont elle-même avoit fait une expérience si heureuse. Elle avoit donc à redouter une autre elle-même, je veux dire une princesse au même degré du roi qu’elle, qui, plus jeune qu’elle, le pourroit amuser par des badinages nouveaux et enfantins qui lui avoient si bien réussi, mais qui n’étoient plus guère de son âge, quoiqu’elle s’en aidât encore, et qui lui siéroient d’autant moins alors qu’ils seroient plus de saison pour une autre ; que cette autre, égale à elle en rang, en particuliers, en privances, auroit lieu d’en user autant qu’elle, peut-être plus que si le roi y prenoit ; que conduite par sa mère, Mme la Duchesse, elle seroit au fait de tout, ne donneroit prise sur rien par aucuns contretemps, n’auroit point comme elle un époux à soutenir, et que soutenue elle-même par Monseigneur et par cette terrible cabale qui vouloit perdre Mgr le duc de Bourgogne, et qui ne le pouvoit sans la perdre elle-même, irritée sur l’un par le désir de gouverner, sur l’autre par la même cause et par la passion qui s’y étoit jointe contre elle, depuis qu’elle avoit pour le présent fait avorter ses desseins et perdu leur instrument principal, sa belle-soeur deviendroit un espion dangereux dans le plus intérieur de son sein, par qui les choses les plus innocentes seroient tournées en poison : une rivale cuisante et dominante, à qui tout droit par la considération de l’avenir, une égale avec laquelle il faudroit se mesurer et compter en toutes choses ; épouse enfin du fils favori dont la vie libre plaisoit par conformité à père et à grand-père, tous deux en gêne avec Mgr le duc de Bourgogne, ses scrupules, ses précisions, sa vie à part et cachée dans le littéral de sa dévotion.

Ces deux grands intérêts qui portoient également sur l’agréable et sur le considérable, sur le présent et sur l’avenir, et tout ensemble sur tout ce qu’il peut y avoir de plus important dans la vie, et dont Mme la duchesse de Bourgogne étoit plus capable d’être touchée qu’aucune autre personne de son âge et de son rang, avoient néanmoins besoin de lui être fortement inculqués pour n’être pas suffoqués par le futile et l’amusement du courant des journées. Elle sentoit bien d’elle-même ces choses en général, et qu’il lui étoit essentiel de n’avoir pour belle-soeur qu’une princesse qui ne pût et ne voulût lui faire ombrage, et de qui elle fût maîtresse assurée. Mais quelque esprit, quelque sens qu’elle eût, elle n’étoit pas capable de sentir assez vivement d’elle-même toute l’importance de ces choses, à travers les bouillons de sa jeunesse, l’enchaînement et le cercle des devoirs successifs, l’offusquement de sa faveur intime et paisible, la grandeur d’un rang qu’attendoit une couronne, la continuité des amusements qui dissipoient l’esprit et les journées ; douce, légère, facile d’ailleurs, peut-être à l’excès. Je sentis que c’étoit de l’effet de ces considérations sur elle que je tirerois le plus de force et de secours, par l’usage qu’elle en sauroit bien faire avec le roi, et plus encore avec Mme de Maintenon, qui tous deux l’aimoient uniquement ; et je sentis aussi que Mme la duchesse d’Orléans n’auroit ni la grâce ni la force nécessaire pour le lui bien enfoncer, à cause de son trop grand intérêt.

Je me tournai donc vers d’autres instruments plus propres, et qui eussent aussi leurs intérêts personnels en la préférence de Mademoiselle. La duchesse de Villeroy m’y parut infiniment propre par tout ce que j’en ai raconté, et par une fermeté souvent peu éloignée de la rudesse qui, jointe au bon sens, tient quelquefois lieu d’esprit, et frappe plus fortement et plus utilement des coups que plus d’esprit avec plus de mesure. Elle étoit depuis longtemps instruite des désirs de Mme la duchesse d’Orléans ; je lui fis sentir que ses désirs étoient trop languissants, combien il étoit pressé d’agir avec force, et je suppléai à tout avec grand fruit de ce côté-là. Mme de Lévi me parut un autre instrument triplement considérable. Elle joignoit infiniment d’esprit à une fermeté, qui un peu gouvernée par l’humeur étoit égale, et quelquefois supérieure, à celle de la duchesse de Villeroy. Presque aussi mal qu’elle avec Mme la Duchesse, et dès longtemps bien et ménagée par Mme la duchesse d’Orléans, son intérêt la portoit à Mademoiselle. D’ailleurs sensible au dernier point à l’amitié, et très-bien alors avec Mme la duchesse de Bourgogne, l’intérêt de cette princesse, qui la frappa en entier, la porta rapidement à tout ce que je désirois d’elle. Deux autres raisons me la rendirent encore utile. Nonobstant son âge, elle étoit dès lors à portée de tout avec Mme de Maintenon ; et le hasard ou, pour mieux dire, la Providence voulut qu’ayant été personnellement très-mal avec Mme la duchesse de Bourgogne, et à cause de sa famille fort éloignée de Mme de Maintenon, toutes les deux l’avoient rapprochée, puis goûtée, au point qu’elle étoit arrivée jusqu’à l’intimité de la princesse, et à toute celle qui se pouvoit espérer de Mme de Maintenon. L’autre raison, c’est qu’elle étoit tendrement aimée, considérée, estimée et comptée dans sa famille, qui pouvoit beaucoup influer sur le mariage, et admise dans ses conseils. Elle me fut un excellent second auprès des ducs et des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, en sorte qu’elle et moi concertâmes souvent les choses qu’il ne falloit pas leur présenter trop crues, ni toujours par la même main.

De ces deux femmes résulta un troisième instrument, foible à la vérité par un désir constant de tout ménager à la fois, et une politique vaste, mais qui, mis en œuvre selon son talent, nous servit. Ce fut Mme d’O, que de puissantes raisons parmi les dames tenoient dans l’intime confidence de Mme la duchesse de Bourgogne. D’O y servit aussi en sa froide et profonde matière. Il étoit attaché aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Il leur étoit redevable en beaucoup de choses, sur toutes d’avoir évité d’être perdu au retour de la campagne de Lille. Le comte de Toulouse étoit intérieurement plus porté pour Mme la duchesse d’Orléans que pour Mme la Duchesse ; et M. du Maine bien plus encore, qui, depuis la mort de M. le Prince, ne regardoit plus cette sœur que comme une ennemie.

Cette raison fut un grand instrument dans la main de Mme la duchesse d’Orléans et de M. d’O pour exciter la peur de M. du Maine, qui de toutes les passions étoit celle qui de tous les genres avoit le plus d’empire sur lui. Ils lui montrèrent les enfers ouverts sous ses pieds par le mariage de Mlle de Bourbon, toutes ses prétentions à la succession de M. le Prince sans ressources, son rang à l’avenir fort en l’air, ses survivances très-hasardées, et le rang de ses enfants perdu, toutes choses à quoi la haine de Mme la Duchesse n’auroit pas grand’peine à réussir dès à présent pour le procès, avec la part que M. le duc de Berry et Monseigneur même ne se cacheroient plus d’y prendre, et dans l’avenir pour le reste, avec la répugnance que Monseigneur y avoit montrée, et qui n’avoit pu être fléchie par les prières du roi les plus touchantes, et pour lui les plus nouvelles, de sorte que ne s’agissant que d’agir auprès du roi dans les ténèbres des tête-à-tête dont il avoit plusieurs occasions tous les jours, et de même avec Mme de Maintenon sur qui il pouvoit tout, et qu’il voyoit seule tant qu’il vouloit, son propre salut le mit d’autant plus puissamment en œuvre qu’il conçut dès lors le dessein de s’en faire payer comptant par le mariage qu’il ne tarda pas à proposer, et à presser de régler, de signer et de déclarer, d’une sœur de Mademoiselle avec son fils qui deviendroit ainsi beau-frère de M. le duc de Berry, qui fut une chose qui me coûta bien du manége à éviter. Telle fut la cabale des femmes, si principales dans les cours, si continuellement dans la nôtre. Je crus que c’en étoit assez pour bien remplir mes vues de ce côté-là, et que le secret, si fort l’âme et le salut de cette affaire, ne souffroit pas qu’on y en mît davantage. Je n’eus sur cela aucun commerce avec les d’O ni avec M. du Maine ; mais je lui faisois dire tout ce que je voulois par Mme la duchesse d’Orléans, et savois par elle toutes ses démarches, mais sans jamais proférer un mot d’un rang auquel je ne voulois pas monter aucune inclination pour me réserver entier et libre pour des temps plus heureux, et je me contentai du procès de la succession de M. le Prince, et de la haine qu’il avoit fait éclater, dont toutes les justes conséquences sautoient aux yeux sans que j’eusse à en particulariser aucune. Pour les d’O, jamais je ne leur fus nommé, mais je les dirigeois par la duchesse de Villeroy en gros, qui me rendoit exactement tout le détail qui se passoit d’elle à eux et d’eux à elle ; et elle et moi avec la même délicatesse et le même silence sur des rangs qui ne lui étoient pas moins odieux qu’à moi. Le rare est qu’il me fallut presque tout imaginer, mâcher et conduire avec Mme la duchesse d’Orléans même, et souvent encore l’arracher à sa paresse avec effort.

Quelque content que je fusse de ces ressorts, j’estimai qu’il en falloit encore ajouter d’autres, et saisir tous les côtés possibles. Bien que toute la tendresse de Mme de Maintenon fût pour M. du Maine et Mme la duchesse de Bourgogne, et qu’elle n’aimât point Mme la Duchesse qui avoit secoué son joug dès qu’elle l’avoit pu, l’avoit toujours depuis négligée de peur de s’y rempêtrer, et à qui même il étoit échappé des moqueries d’elle, je redoutois sur ce mariage les mesures qui, depuis la grande affaire de la disgrâce de Chamillart, subsistoient entre elle et Monseigneur, ses liaisons prises en même temps avec Mlle Choin, ses réserves quelquefois timides avec le roi. Je craignois encore Mme de Caylus, sa nièce, son goût et son cœur, qui la connoissoit parfaitement, qui avoit tout l’esprit et tout le manège possible, que les plaisirs, la galanterie, et des vues ensuite plus solides avoient attachée de tout temps à Mme la Duchesse, bien par elle avec Monseigneur et avec tout ce qui le gouvernoit, mais bien solidement et en dessous, et qui de tout cela comptoit se faire une ressource après sa tante, et plus encore après le roi.

Ainsi je compris qu’il ne falloit rien omettre, parce que M. le duc de Berry étoit une place que nous n’emporterions que par mine et par assaut ; et je parlai puissamment aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et aux duchesses leurs femmes, qui avoient grand crédit sur eux, surtout Mme de Beauvilliers. À ceux-là je représentai le schisme radical de la cour, l’abîme certain de Mgr le duc de Bourgogne si Mlle de Bourbon prévaloit, conséquemment le danger futur de l’État, la haine inévitable entre les deux frères, jusqu’à présent si unis par leurs soins, et qui seroit l’ouvrage de leurs épouses et de leur situation forcée, le danger extrême d’attendre un mariage étranger dont le roi étoit tout à fait aliéné, avec les menées si avancées de Mme la Duchesse, le scrupule enfin, pour les hâter, de laisser davantage sans épouse un prince de l’âge et de la santé de M. le duc de Berry. Le fort de mon raisonnement porta sur ces considérations. J’y mêlai celle de l’extinction totale de tout ce qu’il pouvoit rester de l’affaire d’Espagne, et dans l’esprit même de M. le duc d’Orléans, de toute idée nouvelle que pourroit exciter dans d’autres temps la grandeur de Mme la Duchesse et sa propre oppression. Je montrai en éloignement, sur le compte de ce prince, ce que pourroit opérer le retour de Mme des Ursins, si le malheur du roi d’Espagne la rappeloit en France, dont il étoit déjà sourdement question, et je m’adressois à des gens qui ne désiroient pas champ libre à cette femme dans notre cour. Dans ce même esprit, je leur parlai de Mme la duchesse et de d’Antin, ouvertement leurs ennemis, et je sentis que je ne parlois pas à des sourds. Bref, je m’assurai d’eux, j’en obtins l’aveu de leurs craintes et de leurs désirs, enfin je les mis en mouvement, moi en possession d’eux là-dessus, eux en toutes mesures avec moi, et en compte presque journalier de leurs démarches. Ce n’étoit pas peu faire avec des gens de système si fort mesuré, à marches si profondes, si compassées, si difficiles, moines, profès d’indifférence et d’impuissance, mais qui se souvenoient parfois qu’ils n’en avoient pas fait les voeux.

Ce côté-là saisi, je mis la main sur un autre qui n’étoit pas moins important : ce fut les jésuites. L’affaire de mon ambassade de Rome, où d’Antin avoit vainement été mon concurrent, m’avoit appris combien ils le haïssaient ; et tout ce qu’ils avoient employé pour l’exclure, jusqu’à son su, me répondoit qu’ils l’en craignoient bien davantage. J’étois bien informé qu’ils n’avoient ni moins d’éloignement ni moins d’appréhension de Mme la Duchesse. Je ne pouvois ignorer qu’ils affectionnoient assez M. le duc d’Orléans, ce que j’avois pris soin de cultiver. Je crus donc facile de profiter de si heureuses dispositions. J’obtins de M. [le duc] et de Mme la duchesse d’Orléans qu’ils fissent confidence de leurs désirs au P. du Trévoux. Ce jésuite avoit été confesseur de Monsieur jusqu’à sa mort. M. le duc d’Orléans, dont la vie ne cadroit pas avec la fonction d’un pareil officier, n’avoit pas laissé de lui en conserver le titre et l’utile, pour faire avec lui la nomination des abbayes et des autres bénéfices de son apanage, dont le roi avoit donné le droit à la mort de Monsieur.

Ce P. du Trévoux, gentilhomme de Bretagne de bon lieu, étoit un petit homme assez ridicule, bon homme, qui se prenoit par l’amitié et la confiance, de fort peu d’esprit, et de sens assez court, et qui avec tout cela ne laissoit pas d’être ami intime et à toute portée du P. Tellier, qui en avoit si peu jusque dans sa compagnie. Mais il n’y avoit que de certaines choses que M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans pussent dire à ce cerveau étroit, et d’autres qui eussent perdu leur grâce et leur force dans leur bouche. Ce fut à quoi je suppléai amplement et utilement par le P. Sanadon, autre ami intime du P. Tellier, mais à leur insu, parce que je ne voulois pas leur montrer tous mes ressorts, quoique ce fût pour eux que je les misse en œuvre, pour ne les pas ralentir et apparesser par compter trop sur mon industrie. Je fis donc entendre à ce père les mêmes choses qu’ils disoient au P. du Trévoux, mais avec plus de force. Je les paraphrasai de tout ce que j’y pus ajouter, surtout de ce qui pouvoit entrer dans l’intérêt des jésuites, leur donner envie pour l’amour d’eux-mêmes du mariage de Mademoiselle, et toute la frayeur que je pus de celui de Mlle de Bourbon. Comme je parlois à un homme qui étoit pour moi de toute confiance, je le fis nettement et sans mesure ; et comme je disois effectivement la vérité, je ne craignis pas de la présenter toute nue et dans toute son âpreté. Cela passa de même façon au P. Tellier ; et quoique je fusse fort à portée de lui, ces choses lui firent une tout autre impression de la bouche d’un jésuite bien endoctriné et bien affectionné à moi que de la mienne. Toutefois nous ne laissâmes pas de nous en parler souvent lui et moi avec ce tour.

Les jésuites, à qui rien n’est indifférent, et moins les choses majeures que les autres, c’est-à-dire le P. Tellier, et ce conseil si étroit, si inconnu même des autres jésuites, par qui tout le grand et l’important se régit parmi eux, s’affectionnèrent à celle-ci comme à la leur propre, et se rendirent d’eux-mêmes capables de tout concerter avec nous, et d’entrer en part des conseils et des exécutions. Ils devinrent donc un très-puissant instrument, avec cela d’heureux qu’il étoit de soi très-concordant avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, par le plus secret et le plus sensible recoin de la cabale. On se souviendra ici que, lors de l’orage du quiétisme, la politique société se divisa. Le gros, avec le P. La Chaise, le P. Bourdaloue, le P. La Rue, en un mot les jésuites de cour et du grand monde, furent contre M. de Cambrai, mais sans agir. Un petit nombre, et ce qui se peut appeler leur sanhédrin secret, fut pour ce prélat, et le servit sous main de toutes ses forces. Ainsi les puissances de Rome et de France ne furent point choquées, et les bons pères ne laissèrent pas d’aller à leur fait. Ceux-là demeurèrent intimement unis à M. de Cambrai, et par ceux-là en effet la société entière. Dans cette intimité de parti le P. Tellier avoit toujours tenu les premiers rangs, et la liaison étoit d’autant plus étroite qu’elle étoit moins connue, et c’est ce qui avoit le plus contribué au choix que les deux ducs en firent pour confesseur du roi. Je ne l’appris qu’après, mais j’en étois parfaitement instruit lors de ces menées pour le mariage, et c’étoit là le nœud secret de l’union du P. Tellier avec les deux ducs, d’où l’identité de leurs vues en faveur de Mademoiselle tiroit une force dont ne s’apercevoient pas ceux-là mêmes qui étoient le plus avant dans l’intrigue du mariage.

Causant un jour avec M. le duc d’Orléans sur son départ alors pour l’Italie, la conversation tomba sur M. de Cambrai. Il échappa au prince que, si, par de ces hasards qu’il est impossible d’imaginer, il se trouvoit le maître des affaires, ce prélat vivant et encore éloigné, le premier courrier qu’il dépêcheroit seroit à lui, pour le faire venir et lui donner part dans toutes. Ce mot ne tomba pas. J’eus grand soin d’en faire part aux deux ducs, dans le cœur et l’esprit desquels il fonda une bienveillance qui germa toujours, et que je parvins à porter jusqu’à un attachement, dans le secret profond mais intime duquel je fus seul entre eux, mais qui n’auroit pas ployé des gens si vertueux au mariage de Mademoiselle s’ils avoient eu la moindre lueur d’espérance d’un mariage étranger, et s’ils n’eussent pas très-distinctement vu les dangereuses suites de celui de Mlle de Bourbon pour Mgr le duc de Bourgogne, pour toute la famille royale immédiate et pour l’État, quoiqu’en particulier M. de Chevreuse eût déjà assez de liaison avec M. le duc d’Orléans par celles que son pauvre fils, le duc de Mont-fort, y avoient eues, par le goût des mêmes sciences, et par des dissertations que le duc de Chevreuse ne fuyoit pas, parce qu’il les ramenoit toutes à la religion, à laquelle il vouloit ramener M. le duc d’Orléans. L’accord si peu connu, si sûr, si profond de tous ces ressorts, par des motifs divers et si cachés, fut un bonheur très-rare. Je me gardai bien d’en découvrir toutes les trames et la force à la paresse de Mme la duchesse d’Orléans, ni à la nonchalance et à l’indiscrétion de M. le duc d’Orléans.

Avec ces secours, je voulus encore m’aider d’un personnage qui, tout abattu qu’il fut auprès du roi, conservoit toute sa juste considération dans le monde et les mêmes accès auprès de Mme de Maintenon, et qui, une fois bien persuadé en faveur de Mademoiselle, étoit capable de porter de grands coups. Ce fut le maréchal de Boufflers. Outre ces fortes raisons, je fus bien aise de l’attirer dans une union de desseins avec le duc de Beauvilliers, et peu à peu les disposer à s’unir solidement pour les suites ; de l’écarter ainsi doucement de la cabale des seigneurs, et d’ôter à ceux-ci tout usage du maréchal, si, éventant la mine par quelque intérêt ou par celui seul de contrecarrer le duc de Beauvilliers, il leur prenoit envie de nuire à Mademoiselle. Je n’eus pas peine à persuader Boufflers, mon ami si particulier, déjà enclin à M. le duc d’Orléans par la confidence qu’il lui avoit faite de sa rupture avec Mme d’Argenton et de ce qui l’avoit accompagnée. Une autre raison le jeta encore vers Mademoiselle : d’Antin étoit ami du maréchal de Villars. On a vu en son lieu combien il tomba dans les cabinets, et parlant au roi, sur la seconde lettre de Boufflers sur la bataille de Malplaquet, que je le sus aussitôt, et que j’en avertis Boufflers à son arrivée de Flandre. Il n’ignoroit pas l’union intime de d’Antin avec Mme la Duchesse, si bien que, ravi de trouver des raisons solides pour le mariage de Mademoiselle, il me donna parole de la servir de tout son pouvoir. Il y avoit cela de commode avec le maréchal de Boufflers que promettre et tenir, et bien exécuter, étoit pour lui même chose, et qu’avec ses amis intimes, comme je l’étois, il disoit franchement ce qu’il pouvoit, jusqu’à quel point et comment, tellement qu’on ne prenoit point avec lui de fausses mesures, quand on étoit à cette portée avec lui et qu’il faisoit tant que d’en vouloir bien prendre.

Telles furent les machines et les combinaisons de ces machines, que mon amitié pour ceux à qui j’étois attaché, ma haine pour Mme la Duchesse, mon attention sur ma situation présente et future, surent découvrir, agencer, faire marcher d’un mouvement juste et compassé, avec un accord exact et une force de levier, que l’espace du carême commença et perfectionna, dont je savois toutes les démarches, les embarras et les progrès par tous ces divers côtés qui me répondoient, et que tous les jours aussi je remontois en cadence réciproque.