Mémoires (Saint-Simon)/Tome 8/12

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CHAPITRE XII.


Attaques de Mme la duchesse d’Orléans à moi pour faire Mme de Saint-Simon dame d’honneur de sa fille, devenant duchesse de Berry. — Mesures pour éviter la place de dame d’honneur. — Audience de Mme la duchesse de Bourgogne à Mme de Saint-Simon sur la place de dame d’honneur. — Situation personnelle de Mme la duchesse d’Orléans avec Monseigneur, guère meilleure que celle de M. le duc d’Orléans. — Projet d’approcher M. et Mme la duchesse d’Orléans de Mlle Choin. — Curieux tête-à-tête là-dessus, et sur la cour intérieure de Monseigneur, entre Bignon, ami intime de la Choin, et moi.


Dès les premiers temps du mouvement effectif de ce mariage, Mme la duchesse d’Orléans me demanda, d’un ton trop significatif pour n’être pas entendu, qui on pourroit mettre dame d’honneur de sa fille si elle devenoit duchesse de Berry. Je saisis donc incontinent sa pensée, et lui répondis exprès, d’un ton ferme et élevé, de faire seulement le mariage, et qu’elle aviseroit après de reste à une dame d’honneur, dont elle ne manqueroit pas. Elle se tut tout court, M. le duc d’Orléans ne dit pas un mot, et je changeai sur-le-champ de discours. De ce moment, jusqu’à la grande force de l’affaire, elle ne me parla plus de dame d’honneur ; mais, deux jours avant que je fisse la lettre dont il vient d’être parlé, elle dans son lit et moi tête à tête avec elle, au milieu d’une conversation très-importante sur le mariage : « Pour cela, interrompit-elle tout à coup en me regardant attentivement, si cette affaire réussit, nous serions trop heureux si nous avions Mme de Saint-Simon pour dame d’honneur. Madame, lui répondis-je, votre bonté pour elle vous fait parler ainsi. Elle est trop jeune et point du tout capable de cet emploi. Mais pourquoi ? » interrompit-elle, et se mit sur ses louanges en tout genre.

Après l’avoir écoutée quelques moments je l’interrompis à mon tour, en l’assurant qu’elle ne convenoit point à cette place ; et je me mis à lui en nommer d’autres, les plus dans son intimité ou dans sa liaison. À chacune elle trouvoit un cas à redire, que je combattois à mesure vainement. Sur une entre autres tout à fait son intime et aussi extrêmement de mes amies, elle me fit entendre qu’il y avoit eu un court espace de sa vie qui ne cadroit pas avec la garde d’une jeune princesse. Je souris et je dis que par cela même elle y étoit plus propre ; que rien n’étoit plus rare qu’une femme aimable sans galanterie, mais qu’il étoit si extraordinaire de n’en avoir eu qu’une seule en sa vie, conduite modestement et finie sans retour ni rechute, que cela devoit tenir lieu d’un mérite fort singulier. Mme la duchesse d’Orléans sourit à son tour ; elle me répondit que rien n’étoit plus avantageusement tourné pour cette dame que ce que je disois, mais qu’il falloit que je lui avouasse aussi qu’une femme aimable qui n’avoit jamais eu ni galanterie ni soupçon étoit fort au-dessus de celle qui n’en avoit eu qu’une ; que c’étoit une chose encore bien plus rare, et que Mme de Saint-Simon étoit celle-là. Je convins de cette vérité, mais je me rabattis tout court sur l’âge, le peu de capacité à cet égard, et je continuai tout de suite à lui en nommer un grand nombre, et elle de ne s’accommoder d’aucune. J’en pris occasion de la trouver aussi trop difficile, et de lui dire que, pour soulager sa mémoire et la mienne, je lui apporterois une liste de toutes les dames titrées, parce que je comprenois bien qu’avec l’étrange exemple et si nouveau des deux dames d’honneur de Madame on n’en voudroit point d’autres pour une duchesse de Berry ; que dans ce nombre il étoit impossible qu’il ne s’en trouvât plusieurs très-convenables, et qu’elle-même en demeureroit convaincue. Cela dit, je changeai tout de suite de propos.

Le lendemain j’allai chez elle, ma liste en poche, résolu de lui bien faire entendre que mes réponses n’étoient pas modestie, mais refus absolu civilement tourné. Je trouvai chez elle un très-petit nombre de compagnie très-familière ; mais il falloit le tête-à-tête pour reprendre les propos de la veille. Je tournai doucement la conversation sur le grand-nombre de tabourets, je parvins naturellement à les faire nommer, et, sous prétexte de soulager la mémoire, de tirer la liste de ma poche disant, en regardant bien Mme la duchesse d’Orléans, que je l’y avois oubliée depuis quelques jours que j’en avois eu besoin. Je la lus et la remis dans ma poche après lui avoir ainsi témoigné que je lui tenois promptement parole, autant que cela se pouvoit sans être seuls, résolu, après ce que je venois de faire, de ne remettre pas ce propos le premier avec elle, qui devoit bien entendre ce que je pensois là-dessus, et qui ne l’entendit que de reste, mais qui avoit résolu de ne le pas entendre. Ce redoublement d’attaque si vive, et si à découvert, me donna beaucoup d’inquiétude, et à Mme de Saint-Simon encore plus. Elle et moi abhorrions également une place si au-dessous de nous en naissance et en dignité ; et, bien que nous comprissions que l’orgueil royal n’y mettroit qu’une femme assise, nous ne voulions pas au moins que ce ravalement portât sur nous. Nous crûmes donc qu’il étoit à propos de prendre nos mesures de bonne heure, moi de parler net au duc de Beauvilliers, et Mme de Saint-Simon à Mme la duchesse de Bourgogne, puisque d’en dire davantage à Mme la duchesse d’Orléans, après ce qui s’étoit passé avec elle, n’arrêteroit ni ses désirs ni ses pas, et ne serviroit au contraire qu’à la faire agir à son insu et plus fortement.

Cette résolution prise, je fis souvenir le duc de Beauvilliers de ce que je lui avois dit, il y avoit deux ans, lorsqu’on crut, et non sans quelque fondement, que M. le duc de Berry alloit épouser la princesse d’Angleterre. Je lui exposai ce qui s’étoit passé entre Mme la duchesse d’Orléans et moi ; je lui réitérai mon éloignement et celui de Mme de Saint-Simon pour une telle place. Je l’assurai que, si on venoit jusqu’à nous la donner, nous la refuserions ; et je le conjurai d’en détourner la pensée si ceux qui ont ou qui prennent droit de choisir venoient à l’avoir et qu’elle lui fût communiquée, et il nous approuva et me le promit. De retour à Versailles, nous contâmes notre fait au chancelier sous le sceau de la confession. Il fut bien étonné que le mariage en fût là. Il étoit aliéné de M. le duc d’Orléans par le tissu de sa vie, et plus encore par son affaire d’Espagne. Il pensoit d’ailleurs sainement sur un mariage étranger, tellement qu’il me reprocha beaucoup d’avoir si utilement travaillé, et il ne s’apaisa qu’à peine, lorsque je lui eus fais sentir combien, sans ce mariage, celui de Mlle de Bourbon étoit certain et imminent, fille comme Mademoiselle d’une bâtarde, ce que, avec raison, il ne pouvoit supporter. Il trouva que nous pensions dignement de ne vouloir point de la place de dame d’honneur et sagement de prendre là-dessus des mesures de bonne heure.

Mme la duchesse de Bourgogne continuoit sans interruption depuis bien des années de témoigner une amitié solide à Mme de Saint-Simon, dont elle lui avoit toujours donné des marques. Le chancelier approuva fort que, les choses en cet état, elle s’adressât à elle. Mme de Saint-Simon lui fît donc demander une audience, de façon que cela fût ignoré, s’il étoit possible, et, pour en mieux tenir le secret, elle se servit de Mme Cantin, première femme de chambre, plutôt que des dames du palais si fort de nos amies, dont nous voulûmes éviter la curiosité. L’audience fut aussitôt accordée que demandée. Mme de Saint-Simon se rendit chez Mme la duchesse de Bourgogne à onze heures du matin, comme elle sortoit de son lit, qui à l’instant la fit entrer dans son cabinet, et asseoir sur un petit lit de repos auprès d’elle. Après le premier compliment, Mme de Saint-Simon lui dit qu’étant toute sa ressource, et toujours sa ressource éprouvée, elle venoit à elle lui demander une grâce avec confiance, mais avec instance de ne pas être refusée ; qu’elle avoit balancé longtemps, mais que la chose pressant et ne pouvant craindre de manquer à la fidélité du secret, puisqu’il s’agissoit d’un mariage qu’elle-même désiroit et fai-soit.. À ces mots Mme la duchesse de Bourgogne l’interrompit en l’embrassant avec empressement : « Le mariage de M. le duc de Berry, dit-elle, et vous voulez être dame d’honneur ? J’y ai déjà pensé. Il faut que vous la soyez. C’est justement de ne la pas être que je viens vous demander. »

À cette repartie, on ne peut rendre quel fut l’étonnement de Mme la duchesse de Bourgogne. Après un moment de silence, elle demanda la raison d’un éloignement qui la surprenoit tant, et lui dit à quel point elle en étoit étonnée. Mme de Saint-Simon répondit que peut-être lui paroîtroit-il étrange qu’elle prît ainsi des devants auprès d’elle sur une chose dont l’occasion n’existoit pas encore, et sur une place qu’elle seroit plus éloignée que personne de croire qu’on la lui voulût donner ; que, pour l’occasion, elle étoit instruite par moi, si avant dans l’affaire, de l’état si prochain auquel elle se trouvoit ; que, sur la place, elle ne pouvoit pas douter que Mme la duchesse d’Orléans ne l’y désirât, par tout ce qu’elle m’avoit dit, dont elle lui conta le détail ; que, ne craignant donc point de parler à faux sur l’un ni sur l’autre, ni de s’adresser mal sur tous les deux, elle venoit à elle lui demander à temps, et avec toute l’instance dont elle étoit capable, de lui éviter une place dont je ne voulois point, et elle beaucoup moins encore ; que tout son désir étoit borné à une place de dame du palais auprès d’elle ; qu’elle avoit tout son cœur et tout son respect ; qu’elle ne pouvoit regarder une autre qu’elle, ni souffrir d’être mise ailleurs ; et que, si elle ne devenoit point dame du palais, elle seroit contente et heureuse de demeurer à lui faire sa cour, pourvu qu’elle n’eût point d’attachement ailleurs. Mme la duchesse de Bourgogne lui fit là-dessus toutes les amitiés imaginables. Elle lui dit ensuite que c’étoit par amitié pour elle et par intérêt pour soi, comptant sur son attachement avec goût et confiance, qu’elle avoit aussitôt pensé à elle pour dame d’honneur dès qu’elle avoit vu le mariage en apparence de se faire ; que cette belle-soeur, fille de M. et de Mme d’Orléans, étant de sa main et de son choix, elle comptoit vivre beaucoup avec elle, par conséquent vivre beaucoup avec celle qui sera sa dame d’honneur ; avoir avec elle un particulier de confiance nécessaire sur mille choses ; qu’une dame d’honneur avec qui elle ne seroit pas fort libre la contraindroit donc beaucoup ; et qu’une sur l’attachement véritable de qui elle ne pourroit pas compter l’embarrasseroit continuellement ; que dans cette vue elle avoit jeté les yeux sur elle, comme la seule convenable à cette place, qui eût ces qualités à son égard ; que, pour ce qui étoit de dame du palais, il étoit vrai que cela ne lui conviendroit plus après avoir été dame d’honneur de la duchesse de Berry ; mais que la duchesse de Lude, déjà si infirme, n’étoit point éternelle ; qu’elle la pourroit très-bien et très-dignement remplacer ; qu’elle le souhaitoit passionnément, et que dans cette vue encore elle avoit songé à la faire dame d’honneur de la duchesse de Berry, pour ôter par là l’obstacle de sa jeunesse, et l’approcher cependant du roi, s’il lui falloit bientôt à elle une autre dame d’honneur.

Après les remercîments Mme de Saint-Simon répondit, sur le fait de sa dame d’honneur, que l’autre place l’en élaigneroit plutôt que de l’en approcher ; et sur ce que Mme la duchesse de Bourgogne lui répliqua avec vivacité qu’elle vouloit bien qu’on sût, et la duchesse de Berry la première, quand il y en auroit une, qu’une duchesse de Berry étoit faite pour lui céder ses dames quand il lui plairoit de les vouloir prendre, Mme de Saint-Simon lui représenta que, si elle ne s’acquittoit pas de l’emploi suivant ce qu’on attendroit d’elle, ce seroit une exclusion pour la première place ; que, si au contraire elle y réussissoit, ce seroit une raison de l’y laisser ; qu’ainsi à tous égards elle ne pouvoit entrer dans la pensée que cette place lui pût servir à en avoir une à laquelle elle n’avoit jamais osé songer, s’étant toujours bornée à lui être plus particulièrement attachée par une place de dame du palais. Elle se rabattit ensuite sur son incapacité, que Mme la duchesse de Bourgogne releva par toutes sortes de marques d’estime, sur quoi Mme de Saint-Simon lui représenta fortement la différence extrême de se bien acquitter des fonctions de dame d’honneur auprès d’elle, à qui à présent il n’étoit plus question de rien dire, mais seulement de la bien faire servir ou de la suivre, ou auprès d’une princesse de moins de quinze ans, dont il faudroit devenir la gouvernante, et répondre de sa conduite à tant de différentes personnes et au public ; qu’elle ne se sentoit ni force ni capacité pour bien remplir tous ces différents devoirs, et moins encore d’humilité pour en essuyer le blâme ; que, si elle avoit le bonheur de se conduire elle-même au gré du monde, et d’une manière qu’on la jugeât capable d’en bien conduire une autre, elle redoutoit si fort le poids de cette attente, que, trop contente de cette opinion qu’on vouloit bien avoir d’elle, elle s’en vouloit tenir là sans hasard ; que d’ailleurs, outre son invincible répugnance à gouverner et à contredire, comme il ne se pouvoit éviter qu’il n’y eût bien des choses à dire et à faire faire à un enfant contre son goût, elle ne pouvoit se résoudre à passer pour sotte si elle ne faisoit faire ce qu’il faudroit, ni en le faisant à devenir la bête de la princesse auprès de qui elle seroit mise ; et qu’elle ne s’y résoudroit jamais. Mme la duchesse de Bourgogne n’oublia rien, avec tout l’art et l’esprit possible, pour combattre ces raisons ; et finalement lui dit que Mademoiselle ayant père et mère et grand’mère à la cour, et elle par-dessus eux tous, ils se chargeroient de sa conduite et de celle de sa dame d’honneur.

Après quantité de raisonnements, Mme de Saint-Simon tint ferme. Elle lui avoua qu’elle craignoit encore que, si en exécutant ses ordres sur la conduite de la princesse et sur la sienne elle se brouilloit avec la future duchesse de Berry, elle n’en fût que peu approuvée ; et que la princesse ensuite en faisant mieux, ou tournant les choses d’une autre façon auprès d’elle, elle-même enfin par douceur, par complaisance, par amitié pour Mme sa belle-soeur, ne vint à la blâmer elle-même, et à se refroidir d’estime et de bonté pour elle. À cette nouvelle difficulté Mme la duchesse de Bourgogne opposa les protestations d’un côté, les reproches de l’autre, de la croire capable de cette faiblesse et de cette légèreté. Après avoir fort insisté là-dessus, elle mit le doigt plus particulièrement sur la lettre, et lit entendre qu’elle comprenoit bien qu’elle et moi trouvions cette place au-dessous de nous, sur quoi Mme de Saint-Simon s’étant modestement et brèvement étendue [1], Mme la duchesse de Bourgogne lui dit qu’il falloit vivre selon les temps ; que d’ailleurs, quant à présent, elle et sa belle-soeur seroient égales en rang et en toutes choses. Après avoir quelque temps battu là-dessus, et avoué pourtant ce que Mme de Saint-Simon en avoit dit, elle lui représenta notre situation à la cour, les ennemis que j’y avois, les espèces de disgrâces que j’avois essuyées, avec combien de temps et de peine j’en étois sorti ; que cette place y seroit un puissant bouclier, un chemin facile de me mieux faire connoître, d’être plus approché du roi, assuré des agréments de toutes les sortes. Elle s’étendit fort sur ces avantages qu’un homme de mon esprit pouvoit solidement pousser. Elle ajouta qu’il étoit flatteur que j’eusse été choisi pour l’ambassade de Rome, à l’âge où j’étois lors de ce choix ; et elle, au sien, regardée comme si convenable à la place dont il étoit à présent question, la première de la cour à remplir, puisque celle d’auprès d’elle n’étoit point vacante ; qu’on savoit si fort que nous ne voulions point aller à Rome ; que cela, joint avec notre dégoût pour la place de dame d’honneur dont il s’agissoit, irriteroit le roi, et lui feroit demander avec justice ce que nous voulions donc, puisque les deux premiers et plus considérables emplois pour homme et pour femme, enviés et désirés de toute la cour en tout âge, ne nous sembloient pas convenables à nous, et dans la situation d’âge et de fortune où nous nous trouvions ; que l’envie et la jalousie du monde en crieroit encore bien plus haut contre nous ; qu’enfin, nous nous avisassions bien, et que nous comprissions qu’un refus ne se pardonneroit point et nous romproit le cou pour jamais. Après les remercîments proportionnés à la bonté avec laquelle elle entroit dans toute la discussion de cette affaire, Mme de Saint-Simon convint qu’un refus nous noieroit en effet sans retour ; que c’étoit aussi pour l’éviter qu’elle s’adressoit à elle, puisque enfin nous étions fermement résolus au refus si les choses en venoient là. Après quelques autres propos plus généraux, Mme la duchesse de Bourgogne lui dit qu’elle ne voyoit point d’autre dame d’honneur à faire qui convînt, non-seulement à elle, mais à la place ; et le tout, après beaucoup d’amitiés, se termina à promettre enfin à Mme de Saint-Simon qu’elle tâcheroit d’empêcher que la place lui fût offerte, puisque elle et moi étions si obstinés au refus, qu’elle ne comprenoit pas ; que, néanmoins, il pourroit bien arriver que la chose se feroit sans elle, ou que, se faisant avec elle, elle ne seroit pas maîtresse de rien empêcher, mais qu’elle promettoit de bonne foi d’y faire tout son possible, encore que ce fût contre son goût et contre son sentiment.

Après une audience si favorable et si longue, car elle dura jusques après midi et demi, Mme de Saint-Simon sortit du cabinet, et trouva la toilette dans la chambre, et des dames qui attendoient à y faire leur cour, dont elle fut bien fâchée, surtout des dames du palais de nos amies intimes qui s’y trouvèrent ; mais nous tînmes bon au secret, qui par sa nature n’étoit pas le nôtre. Mme de Saint-Simon me fit le récit de son audience, de laquelle nous fûmes bien contents, persuadés tous deux que Mme la duchesse de Bourgogne arrêteroit Mme la duchesse d’Orléans ; que le choix ne se feroit pas sans la première ; que sûre comme elle étoit, et ayant donné sa parole, elle la voudroit et la pourroit tenir ; tellement que dans une pleine et juste espérance d’avoir de toutes parts écarté le danger, et les princes n’ayant pas accoutumé de prendre les gens par force pour des places après lesquelles tant d’autres ne sont pas honteux de soupirer, même en public, nous comptâmes en être en repos. Nous n’avions en effet oublié aucune des voies possibles de détourner cette place de nous, aucun des meilleurs, des plus forts, des plus directs moyens à pouvoir employer d’avance, mais à temps ; ainsi rendu au calme et à la liberté d’esprit, je me rendis aussi aux soins de ne pas laisser refroidir ce qui avoit été si bien reçu sur le mariage, ni les mouvements, tous si justes et si bien ensemble de notre part, pour le brusquer, tandis que Mme la Duchesse et les siens, si sûrs de Monseigneur et si peu avertis de nos menées, vivoient dans une parfaite sécurité.

Dès la fin du voyage de Marly l’embarras du roi sur Monseigneur, grand et de bonne foi, nous avoit fort embarrassés nous-mêmes. Il s’agissoit d’un mariage pour le fils de Monseigneur, d’un mariage domestique et particulier, où le bien de la paix, ni l’honneur ou l’avantage de l’État n’avoient aucune part, conséquemment où un père de cinquante ans devoit en avoir davantage. On a vu combien personnellement il étoit éloigné de vouloir du bien à M. le duc d’Orléans, et à quel point il étoit livré à ceux dont le double intérêt étoit d’entretenir et d’augmenter cette aversion, et quel étoit ce double intérêt. Maintenant il faut dire que Mme la duchesse d’Orléans n’étoit guère mieux avec lui de son propre chef, avec cette différence de M. son mari que c’étoit par sa pure faute, et par ces sortes de fautes qui se font le plus sentir : c’est ce qu’il faut expliquer. Monseigneur, très-refroidi avec Mme la princesse de Conti, dont l’ennui et l’aigreur le mettoit en continuel malaise, ne savoit que devenir, parce que ces princes-là, et lui plus que pas un, n’ont pire lieu à se tenir que chez eux. D’Antin, je parle de loin, qui avoit peut-être meilleure opinion de Mme la duchesse d’Orléans que de Mme la Duchesse, voulut le tourner vers la première ; et, dans l’espérance de recueillir de sa connoissance les fruits d’une liaison si avantageuse pour elle, il n’oublia rien pour la former.

Monseigneur ne pouvoit guère se délivrer, du réduit continuel qu’il s’étoit fait chez Mme la princesse de Conti depuis tant d’années, dont l’affaire de Mlle Choin venoit de bannir toute la confiance et la douceur, qu’en se faisant un autre réduit chez une des deux autres bâtardes, et il ne lui importoit pour lors chez laquelle des deux, moins conduit en tout par son choix que par le hasard ou par l’impulsion d’autrui. Mme la duchesse d’Orléans, qui auroit dû être charmée d’une si heureuse conjoncture, ivre de sa grandeur et de sa paresse de corps et d’esprit, ne vit que de l’ennui, des complaisances, des amusements à donner, des mouvements de corps à essuyer pour des parties de chasse, d’Opéra et de petits voyages. Elle devenoit non plus la divinité qu’on alloit adorer, mais la prêtresse d’une divinité supérieure dont sa maison deviendroit le temple. Son orgueil ne put s’y ployer, peut-être moins que sa paresse. Son dédain ferma son esprit à toute politique, et à toute vue d’un futur que l’âge et la santé du roi montroient fort éloigné ; point d’enfants à établir ; au-dessous d’elle dépenser aux besoins de l’avenir. Elle fut sourde aux cris de d’Antin et si froide aux avances réitérées de Monseigneur, [elle mit] tant de langueur et de négligence à le recevoir chez elle, qu’il s’en aperçut bientôt avec un dépit qu’il n’oublia jamais, et se livra à Mme la Duchesse, qui le reçut avec les grâces, les jeux et les ris, et qui ne songea qu’à profiter d’une si bonne fortune par se lier Monseigneur de façon qu’elle se rendît en tout maîtresse de son temps et de son esprit, et y réussit de la manière la plus complète. Ainsi Mme la duchesse d’Orléans fit à sa sœur, avec qui alors elle n’étoit point encore mal, un présent volontaire de l’intimité parfaite qui se lia entre Monseigneur et elle, ouvrit la porte à son triomphe et à tout ce qui en sortit après contre elle, en se la fermant à elle-même, et croupit longues années sur son canapé, non-seulement sans regret d’une faute si démesurée, mais avec un orgueilleux et dédaigneux gré de l’avoir commise. Il ne tint encore après qu’à elle de se rapprocher de Monseigneur, chez Mme la Duchesse, où, à son refus, d’Antin l’avoit tout à fait jeté ; mais les mêmes misérables raisons qui l’avoient empêchée de le vouloir chez elle, quelque dépit aussi de voir sa sœur en profiter, l’en détournèrent encore. L’éloignement, puis l’inimitié des deux sœurs vint ensuite, et se combla enfin par les occasions qui naquirent et dont j’ai touché quelques-unes, et où Monseigneur, tout à sa façon pesante et indolente, ne fut pas tout à fait neutre. Ainsi, Mme la duchesse d’Orléans se vit réduite à continuer, par raison et par nécessité, ce qu’[un sentiment qu’]on ne peut s’empêcher de nommer folie lui avoit fait commencer. Dans cette situation de M. [le duc] et de Mme la duchesse d’Orléans, chacune à part et ensemble, si fâcheuse avec Monseigneur, je ne cessai de pourpenser, à part moi, quels pourroient être les moyens d’émousser dans ce prince tant de pointes hérissées, et de le rendre capable de se ployer volontairement au mariage de la fille de deux personnes dont il étoit si fortement aliéné. Je sentis l’extrême danger de démarches, qui d’elles-mêmes avertiroient la cabale contraire de penser à soi et à Mlle de Bourbon. D’autre part, l’affaire commençoit imperceptiblement à pointer par tous les mouvements qui ne s’étoient pu cacher à Marly ; et je fus bien étonné que, rencontrant le premier écuyer, avec qui j’étois fort libre, dans la porte de l’antichambre du roi, dans la galerie, une après-dînée qu’il n’y avoit personne, il m’arrêta, me dit qu’il y avoit des compliments à me faire, et qu’on savoit bien que je faisois le mariage de Mademoiselle avec M. le duc de Berry. J’en sortis par hausser les épaules, couper court et admirer les beaux bruits. De bruits, il n’y en avoit pas le moindre ; c’étoit transpiration à un homme toujours fort informé, que j’eus grand’peur qui ne perçât plus loin, qui nous fut un nouveau motif de serrer la mesure. Je ne pus me persuader que le roi bâclât l’affaire, de lui à Monseigneur, avec tant d’autorité et si court que Mme la Duchesse et les siens n’eussent le temps de se tourner ; et je ne trouvois pas, sans de pernicieux écueils, la manière de marier le fils de Monseigneur malgré un tel père, si ce père, aigri de lui-même et violemment poussé par tous ceux qui pouvoient tout sur lui, augmentoit tacitement son ressentiment par un consentement forcé, et je n’étois pas à dire mon avis avec colère à Mme la duchesse d’Orléans, sur sa conduite à l’égard de Monseigneur, et sa manière conséquente d’être avec lui, qu’elle-même m’avoit racontée.

Venant, à part moi, à l’examen des personnages de la cabale opposée, pour voir à en détacher quelqu’un qui pût nous servir puissamment auprès de Monseigneur, je considérai que d’Antin, si intimement uni à Mme la Duchesse par tant de liens anciens et nouveaux, et par une si grande conformité de vie, de mœurs et d’esprit, n’étoit pas l’instrument qu’il nous falloit ; Mme de Lislebonne et sa sœur encore moins, avec tout ce qu’on a vu ici plus d’une fois de leurs vues, de leurs hautes menées et de leurs vastes projets. Enfin je ne vis de ressource, s’il y en pouvoit avoir, qu’en Mlle Choin, qui eût assez de pouvoir sur Monseigneur, et assez d’indépendance de la cabale et de Mme la Duchesse même, pour oser entreprendre, si elle le vouloit, de le rendre plus accessible au mariage de Mademoiselle ; et je crus qu’il ne seroit peut-être pas impossible de le lui faire vouloir, en lui faisant sentir qu’il y alloit de son intérêt ; je conçus donc le dessein de traiter cette matière en la tâtant d’abord, puis en l’approfondissant plus ou moins, selon que j’y verrois jour, mais sans m’ouvrir du tout sur le mariage, avec Bignon, intendant des finances, le plus intime ami et confident qu’eût la Choin, et fort le mien, duquel je m’étois déjà servi utilement en contre-poison auprès d’elle, et par elle auprès de Monseigneur, lorsque l’affaire de Mme de Lussan me brouilla avec Mme la Duchesse.

Je proposai ce dessein à Mme la duchesse d’Orléans, qui le goûta fort, à M. le duc d’Orléans ensuite, qui l’approuva aussi. Tous deux le discutèrent, puis moi avec eux. Ils jugèrent qu’à tout le moins, la tentative n’étoit qu’honnête et respectueuse de leur part ; qu’il n’y avoit rien à risquer en s’y conduisant sagement ; que le temps pressoit. Ils me donnèrent donc toute commission de parler en leur nom. Ainsi je vis Bignon dans cette chambre que le chancelier son oncle m’avoit forcé de prendre chez lui au château, et là, tête à tête, je l’entretins des brigues et des cabales qui partageoient la cour. Je le mis sur celles de la cour intime de Monseigneur. Comme de moi à lui, je lui parlai sur le peu de retour que M. le duc d’Orléans sentoit avec tant de peine de Monseigneur à lui ; je lui vantai en même temps celui du roi et celui de Mme de Maintenon vers lui qui devenoit tous les jours plus intime. Je lui dis que M. et Mme la duchesse d’Orléans avoient une estime infinie pour Mlle Choin ; qu’il étoit vrai que leur respect pour Monseigneur y entroit bien pour quelque chose, mais qu’il étoit vrai aussi que tout ce qui paraissoit et revenoit de la conduite si sage, si mesurée si unie de cette-personne, la manière si soumise et si intime avec laquelle elle entretenoit Monseigneur avec le roi, donnoit d’elle une haute opinion, et allumoit M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans un désir sincère de la voir et de devenir de ses amis ; que je savois combien soigneusement elle évitoit l’éclat et le monde, mais que, ayant bien voulu lier dans les derniers temps avec feu M. le prince de Conti, quoiqu’il en fût à l’extérieur si mal avec le roi, et de plus si bien avec Mme sa belle-soeur, il seroit encore plus convenable que Mlle Choin voulût bien lier avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, maintenant si unis et si bien avec le roi et avec Mme de Maintenon, avec laquelle elle étoit si bien elle-même. Bignon me répondit, en tâtant, par les mesures infinies d’obscurité et de dégagement, que Mlle Choin gardoit. Je n’étois pas à savoir en combien de choses elle entroit, avec quelle liberté elle tenoit chez elle, en sa petite maison de la rue Saint-Antoine, cour plénière de ce qu’il y avoit de plus important, où n’étoit pas admis qui vouloit, mais par goût et par choix des personnes, et non par crainte d’en trop voir ; mais ce n’étoit pas le cas de disputer et de contredire. J’entrai donc avec docilité dans ce qu’il voulut, pour ne pas choquer un esprit plein et médiocre au plus, duquel seul je pouvois me faire un instrument. Par cette méthode, je le conduisis peu à peu à l’aveu de diverses choses, et singulièrement à la part entière que cette fille avoit eue en tout ce que Monseigneur avoit fait auprès du roi contre Chamillart, sans quoi, me dit-il, ce ministre n’eût jamais été chassé de sa place. De ce que Bignon me dit qu’elle s’étoit conduite de la sorte de concert avec Mme de Maintenon, j’en pris thèse pour lui représenter que Mme de Maintenon aimoit tendrement Mme la duchesse d’Orléans, et protégeant sincèrement M. le duc d’Orléans à cette heure, rien ne seroit plus convenable à Mlle Choin que de se prêter aux désirs d’amitié dont Mme de Maintenon lui donnoit l’exemple après le roi même si parfaitement revenu sur son neveu ; que j’irais plus loin avec lui, qui étoit mon ami, en faveur de son amie ; que je pouvois l’assurer qu’en cela elle feroit chose agréable au roi, et qui le seroit infiniment à Mme de Maintenon, et que, pour n’avoir nulle réserve avec lui, je ne balancerois pas à épuiser la matière. Je lui dis donc que l’union présente de Mlle Choin avec Mme la Duchesse, et celle de toutes deux avec Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy et tout ce côté-là, n’étoit qu’apparente et ne pouvoit subsister au delà du règne sous lequel nous étions. Que tous ensemble aspiroient à gouverner un prince qui, n’étant que Dauphin, les faisoit tous compatir, dans la vue de se soutenir et de ne se commettre point à une lutte prématurée, mais qui éclateroit à l’instant que ce prince devenu roi, chacun alors voudroit saisir le timon. Je m’étendis ensuite à mon gré sur les deux Lorraines, tant pour le pomper que pour lui en donner, et par lui à son amie, les plus sinistres pensées, qui néanmoins étoient vraies et solides, et radicalement telles. Je n’eus pas été bien loin là-dessus qu’il sourit et me dit que, pour celles-là, Mlle Choin les con-noissoit bien à peu près telles que je les lui dépeignois ; qu’elle vivoit avec elles avec tous les dehors d’amitié et de cette liaison ancienne qu’il n’étoit pas à propos de rompre, mais que, bien convaincue des retours qu’elle en devoit attendre en leur temps, il y en avoit déjà beaucoup qu’il n’y avoit plus de confiance réelle, et que son amie se précautionnoit ; qu’ainsi il étoit inutile de lui en dire là-dessus davantage, puisqu’il les connoissoit bien, et son amie encore mieux, et dans le sens dont je lui en parlois.

Dilaté à l’extrême en moi-même sur un si précieux chapitre, et sûr d’un sentiment si important, quoique j’en eusse déjà soupçonné quelque chose par l’évêque de Laon, frère de Clermont, perdu pour la Choin lorsqu’elle fut chassée par Mme la princesse de Conti. Je tournai court où j’en voulois ; je me mis sur Mme la Duchesse, mais avec mesure, pour ne pas décréditer par une apparence de haine ce que je voulois persuader. Je pris le même tour que j’avois pris sur les deux Lorraines et avec la même vérité ; je dis que Monseigneur, devenu roi, allumeroit dans le courage de Mme la Duchesse une telle volonté de gouverner seule, et si violente que depuis longtemps elle se mettoit en tout devoir de pouvoir satisfaire et qui commençoit bien déjà à transpirer que vainement Mlle Choin prétendroit-elle pouvoir modérer autrement qu’en lui en ôtant les moyens ; que par une familiarité et un empire que de jour en jour elle acquéroit plus grands sur Monseigneur, joints aux avantages de son rang, elle se rendroit très-dangereuse à Mlle Choin, quelle que pût être cette fille à l’égard de Monseigneur ; qu’il pouvoit se souvenir de ce que je lui avois dit, il y avoit déjà longtemps, de l’attaque contre elle faite à Monseigneur avec tant d’audace, quoique avec peu de succès, qui manifestoit bien ses plus secrètes pensées ; et que Mlle Choin avoit et auroit en elle la plus redoutable ennemie qu’elle trouveroit jamais ; que le grand intérêt de gouverner seule lui rendroit telle, quelques mesures qu’elle prît et qu’elle crût prendre avec elle. Bignon se souvint très-bien du fait que je lui avois raconté autrefois, et qu’il me dit alors avoir rendu à son amie, sur laquelle il avoit fait impression dans ce temps-là. Mais il me dit cependant que Mlle Choin comptoit absolument sur l’amitié de Mme la Duchesse, dont elle croyoit pouvoir ne pas douter ; qu’il ne croyoit pas lui-même qu’elle s’y trompât, ni qu’elle en pût être séparée, convenant cependant avec moi de la solidité de ce que je lui représentois de tant de volonté et tant d’avantages dans cette volonté de gouverner absolument, et par conséquent seule, dans Mme la Duchesse, aussitôt que la couronne tomberoit sur la tête de Monseigneur ; et dans cet aveu je crus entrevoir que le cœur de Mlle Choin avoit moins de part à cette liaison intime avec Mme la Duchesse que l’esprit, qui sentant l’attachement incroyable de Monseigneur pour cette sœur, que Bignon me releva beaucoup, ne croyoit pas qu’il fût sûr pour elle de lui laisser naître aucun soupçon sur leur intimité, Mme la Duchesse toujours présente, elle presque toujours absente, et Mme la princesse de Conti encore palpitante par des restes de bienséance et de considération. Que ce fût cœur ou esprit qui produisît dans la Choin cette union intrinsèque avec Mme la Duchesse, ce n’étoit pas chose aisée à nettement pénétrer ; et bien que cette alternative ne me pût être indifférente pour des temps éloignés, c’étoit pour l’objet présent la même chose ; et dans le fond, désirs à part, quelques raisons qu’eût Mlle Choin de craindre Mme la Duchesse, tout sens, toute sagesse, toute raison étoit pour qu’elle la ménageât si parfaitement, dans la position où elles se trouvoient l’une et l’autre, qu’elle lui ôtât tout son soupçon de défiance et de jalousie, ce qu’elle ne pouvoit avec une personne d’autant d’esprit et d’application que l’étoit celle-là, avec l’air futile de ne songer qu’à s’amuser et à se divertir elle et les autres, que par un entier abandon à elle pour le temps présent, qui étoit justement ce que je voulois tâcher d’ébranler. Dans ce dessein je continuai à m’étendre sur tout le danger de la puissance de Mme la Duchesse, sur son peu de cœur, de foi, de principes en tout genre, et en louanges sur la conduite de Mlle Choin avec elle ; mais je remontrai à Bignon qu’au milieu de tout cela un abandon effectif à elle seroit le comble de l’imprudence ; qu’il me paraissoit que, sans offenser Mme la Duchesse, elle pouvoit entendre à quelque liaison avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, d’autant plus sûrement que ni à présent, pour l’amitié de Monseigneur, ni dans d’autres temps pour le timon de toutes choses, elle n’auroit point à lutter avec eux ; qu’il pouvoit arriver des conjonctures où cette liaison lui deviendroit utile à elle-même ; qu’elle étoit bien avec Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, ce qui lui seroit toujours important à ménager, quelle qu’elle fût, et à bien ménager de plus en plus ; qu’elle savoit à quel point Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la Duchesse étoient mal ensemble, et y devoient être, et au contraire l’union étroite qui liait Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la duchesse d’Orléans ; que, quoi qu’il arrivât, c’étoit là ce qui environnoit le trône le plus près ; que M. le duc d’Orléans étoit le seul homme du sang royal en âge et en expérience de figurer, qui, écarté de Monseigneur par les artifices de Mme la Duchesse, trouveroit tôt ou tard dans sa naissance, dans son état d’homme connu pour en être un, dans sa liaison avec Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, des ressources pour se rapprocher de Monseigneur ; que les choses étant donc en effet telles que je les lui représentois, il ne pouvoit nier qu’il ne fût au moins sûr et honnête pour Mlle Choin, et même bon, de se laisser approcher par M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, qui, pour le dire encore une fois, étoit lui, si bien avec le roi, si intimement avec Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, si recueilli de Mme de Maintenon, avec qui Mlle Choin étoit si bien elle-même, d’entrer au moins en connoissance avec des personnes de cet état, qui ne pouvoient en aucun temps lui faire d’ombrage, quitte après pour lier plus ou moins avec eux, selon qu’elle s’en accommoderoit et le jugeroit à propos.

Bignon trouva si fort que je lui parlois raison, qu’il entra en discussion avec moi du personnel de M. [le duc] et de Mme la duchesse d’Orléans. Imbu par les sarbacanes ennemies, il ne me cacha pas que Mlle Choin craignoit M. le duc d’Orléans, et en pensoit d’ailleurs peu favorablement. Je lui répondis là-dessus avec une sorte d’ouverture qui lui plut, et qui, sans blesser ce prince, donna plus de confiance au reste de mes propos. Ensuite je lui dis que je comprenois que Mlle Choin pouvoit être peinée de la liaison qui avoit paru si longtemps entre M. le duc d’Orléans et Mme la princesse de Conti, mais que je lui disois avec vérité que depuis longtemps aussi un reste d’honnêteté et de bienséance avoit succédé à une amitié plus étroite ; qu’il devoit comprendre que, outre l’aliénation produite par la querelle du rang de Mademoiselle, le pauvreteux personnage que Mme la princesse de Conti faisoit auprès de Mme la Duchesse avoit extrêmement refroidi M. le duc d’Orléans ; que, même au dernier voyage de Marly d’où nous arrivions, M. le duc d’Orléans, étant entré chez Mme la princesse de Conti, l’avoit extrêmement déconcertée pour l’avoir trouvée tête à tête avec Mme de Bouzols, si intime de Mme la Duchesse, et fort proche l’une de l’autre, écrivant sur une table et comme en conférence importante ; qu’après le premier trouble, Mme la princesse de Conti l’avoit excusé en disant qu’elle faisoit une réponse au prince de Monaco qui lui avoit écrit sur la mort de M. le Duc, et à qui elle n’avoit pas encore fait réponse, sans que M. le duc d’Orléans lui eût fait aucune question, et sans aucune apparence, depuis deux mois de la mort de M. le Duc, ni que Mme de Bouzols eût aucune liaison avec M. de Monaco. Bignon fit assez d’attention à cette bagatelle, que le hasard m’avoit à propos fournie, pour me faire espérer que cette amitié apparente blessoit son amie plus que toute autre chose ; mais après m’avoir toujours rebattu sa crainte du caractère de M. le duc d’Orléans, nous parlâmes fort à fond de celui de Mme la duchesse d’Orléans, pour laquelle il me dit que Mlle Choin n’avoit que de l’estime, et puis nous traitâmes de la manière de se voir qui pour cette princesse ne laissoit pas d’être une difficulté. Je la levai bientôt en l’assurant qu’elle irait à Paris dès que Mlle Choin voudroit, et que toutes deux en même ville conviendroient bientôt d’un lieu pour se voir. Enfin Bignon me dit que, quelque éloignement qu’il eût de se mêler d’aucune affaire avec son amie, qui même n’en avoit pas moins aussi et le lui avoit souvent témoigné, tout ce que je lui disois lui paraissoit si bon, si peu engageant pour elle, si utile à la concorde et [à] l’union de toutes les personnes principales, et si raisonnable en soi, qu’il se chargeroit volontiers d’en rendre compte à son amie, à deux conditions : la première, qu’il me nommeroit à elle, pour donner, me dit-il, plus de poids à son discours, et ne lui point faire de mauvaise finesse ; la deuxième que M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, qu’il sentit bien qui me faisoit agir, lorsqu’il les verroit en leur faisant sa cour ou ailleurs, ignoreroient jusque avec lui-même qu’il entrât en rien de tout cela. Je lui permis l’un et lui promis l’autre, après quoi il m’assura qu’il feroit incessamment tout son possible pour persuader son amie de voir au moins Mme la duchesse d’Orléans, mais que, Monseigneur allant ce jour-là à Meudon, où il devoit demeurer huit ou dix jours, il ne pourroit sitôt voir son amie. Il convint avec moi qu’aussitôt qu’il l’auroit vue, il m’enverroit prier à dîner pour éviter jusqu’aux apparences de rendez-vous, et que je n’y manquerois pas, pour savoir la réponse.

Après un entretien si long, si confident, si fort approfondi, je conçus quelques espérances, et M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans encore plus. Ce ne fut pas sans admirer ensemble en quelle réduction on vivoit, et la singularité non jamais assez admirée de ce besoin général de tout le monde, et des plus proches du trône, de passer par Mme de Maintenon pour aller au roi, et par Mlle Choin pour aller jusqu’à Monseigneur, et cela en même temps avec l’humilité des avances d’une part, l’orgueil des réserves de l’autre, et la nécessité avec l’incertitude d’une secrète et difficile négociation pour, à toute condition, obtenir audience, et que deux créatures de si vil aloi voulussent bien prêter chez elles quelques précieux moments aux désirs empressés et réitérés de ce qu’il y avoit de plus important, de plus grand et de plus proche de la couronne. Je ne voulus pas effaroucher M. le duc d’Orléans de l’éloignement que cette Choin avoit pris de lui, mais je le confiai à Mme la duchesse d’Orléans.


  1. Nous avons reproduit fidèlement le texte du manuscrit, quoique le mot étendue paraisse inexact ; les précédents éditeurs l’ont remplacé par défendue.